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  • Mort volontaire au Japon

    Mishima◘ La Mort volontaire au Japon


    podcast

    • Recension : Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984.

    Dans les milieux qui se veulent intellectuels, on a peu ou pas parlé de l’ouvrage de Maurice Pinguet sur la mort volontaire au Japon. Bernard Pivot n’a pas cru bon de l’inviter à une de ces soirées télévisées inimitables et intitulées “Apostrophes”. Bref, l’intelligentsia n’a pas fait fête à cette étude. Raison de plus pour la lire mais raison insuffisante. Un tel livre nous amène à découvrir non pas la chronologie d’une tradition mais plus profondément la pérennité d’une des valeurs les plus essentielles des peuples : le droit à mourir selon son choix. Choix aristocratique s’il en est et, qui plus est, maintes fois condamné par les autorités ecclésiastiques.

    Le titre du premier chapitre (“Le harakiri de Caton”) nous donne le ton de tout le livre. Pour Pinguet, la question de la “mort volontaire” relève d’une double problématique : celle de l’homme face à son destin et celle des conceptions du monde déterminant le jugement sur l’acte suprême de liberté. Il s’agit donc d’un problème éminemment culturel. Le chapitre traitant du suicide de Caton, prétexte à une analyse de la conception traditionnelle païenne face au suicide, relie sans aucun doute le code d’honneur des samouraï japonais et celui de l’aristocratie indo-européenne antique.

    Il n’y a pas, au fond, de différence de nature entre le code traditionnel des guerriers japonais depuis l’époque Kamakura (XIIe siècle) et l’idéologie indo-européenne de la classe des seigneurs et des guerriers. Déjà, l’Antiquité connaît cette césure entre l’école traditionnelle (en l’occurrence les Cyniques et les Stoïciens) favorable aux libertés aristocratiques, dont le mode de suicide, et les écoles qui, selon Pinguet, inspireront la condamnation augustinienne (Pythagoriciens, Platoniciens, Péripatéticiens). Cette différence de jugement sur la “mort volontaire” n’est pas pour Pinguet Pinguet divergence, de nature accessoire. Il écrit : « L’essentiel est que le Japon ne s’est jamais privé par principe de la liberté de mourir ». Ajoutant dans la phrase suivante : « Sur ce point, l’idéologie occidentale s’est montrée constamment réticente ».

    En quelques mots, l’auteur nous permet de bien mesurer l’importance de l’enjeu. Face à “l’idéologie occidentale” (de l’école pythagoricienne à la prohibition radicale du suicide par le christianisme), il existe un courant traditionnel pour qui la mort volontaire est un acte positif et noble. En mourant, écrit Pinguet, Caton a voulu aussi provoquer la renaissance des principes qui mouraient avec lui (pensons à Mishima…). Cette mort marque une rupture dans l’histoire de l’Antiquité : l’art de mourir, jusqu’alors tenu comme la plus belle preuve d’un courage raisonnable (tempestiva mors) devient un acte de lâcheté, condamnable à plusieurs titres. Le christianisme, au Concile d’Arles (452), parlera de diabolico persecutus furore. Plus largement d’ailleurs, cette liberté de mourir individuelle, qu’exaltera Sénèque, s’appuie sur une conception aristocratique des libertés publiques. Par là même, Pinguet resitue avec justesse la question dans un contexte plus large, celui de la culture d’un peuple. Le despotisme d’un seul Dieu, maître de l’univers et de la vie, se conjuguera avec une Cité de Dieu intolérante et totalitaire. L’art de bien mourir y est suspect, dans la mesure où il est une contestation brutale et ouverte de l’ordre du “Souverain Bien” (chez Platon), de Dieu lui-même (chez Augustin). Comment accepter le suicide qui amoindrit le capital divin ? Question que ne soulève pas le shintoïsme, religion immanentiste. Pour Pinguet, le Japon s’oppose à l’Occident, comme, pour nous, l’Europe peut s’opposer à ce même Occident. Il écrit : « À la tendance universaliste de l’Occident platonicien ou chrétien, s’oppose le pluralisme japonais (ou “païen”, pourrions-nous ajouter…), à nos doctrines de la transcendance répond un phénoménisme instinctif et primordial qui ne reconnaît d’autre absolu que le monde sensible » (p. 20). Pour le Japonais, élevé dans la religion de ses pères, « le temps est d’emblée l’être et tout être est temps ». Ce mot du philosophe japonais Dogen se rapproche, pense Pinguet, de ceux prononcés par Pindare, Héraclite et Nietzsche ! Intuition profonde et remarquable que nous faisons nôtre.

    Il serait trop long de présenter toutes les richesses de ce livre, qui doit être lu non pas tant pour la puissance de ses visions inter-culturelles (la découverte par Pinguet de la parenté entre philosophie présocratique et religion nationale japonaise et, partant, de l’opposition naturelle de l’une et de l’autre à l’Occident) que pour la richesse des références de l’auteur qui puise indifféremment dans les deux traditions : indo-européenne (qui plus est, Nietzsche est très souvent cité !) et extrême-orientale. Un grand livre, qui confirme notre attachement à nos racines. Celles de notre tradition, celles d’une vraie noblesse de l’esprit. Plus proches de Yukio Mishima que de BHL, nous le sommes sans doute aussi.

    ► Ange Sampieru, Vouloir n°10, 1984.