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  • Troxler

    troxle10.jpgIgnaz Paul Vital Troxler (1780-1866)

    Né le 17 août 1780 à Beromünster dans le Canton de Lucerne, Ignaz Paul Vital Troxler, orphelin de père à six ans, fréquentera d'abord "l'école de Latin" de Beromünster, puis les collèges de Soleure et de Lucerne. En 1798-99, il est secrétaire du Statthalter de Lucerne, au service de la "République Helvétique". En 1799, il entame ses études de médecine, de sciences naturelles et de philosophie à Iéna. À cette époque, il est le disciple et l'ami de Schelling.

    En 1803, il est promu médecin et rédige ses premiers travaux de médecine et d'anthropologie, notamment sous la direction de son professeur Karl Himly. En 1805, il ouvre un cabinet à Beromünster, sa ville natale. L'année suivante, il entre en conflit avec les autorités médicales du Canton de Lucerne et quitte précipitamment le pays pour se réfugier à Vienne : il y restera 4 ans et y sera l'ami de Beethoven. En 1808, parait à Leipzig l'essai Elemente der Biosophie, où Troxler élabore une « sagesse de la vie, de l'homme et du monde dans leur rapport avec Dieu ». En 1810, il retourne à Beromünster. En 1812, paraît un ouvrage anthropologique : Blicke in das Wesen des Menschen.

    En 1814, il est arrêté pour avoir rédigé des pamphlets contre un coup d'État perpétré à Lucerne, à la suite de la chute de Napoléon, "Médiateur" entre les différentes composantes de la Confédération Helvétique. Il émigre avec sa famille à Vienne et assiste, en tant que personne privée, aux discussions du Congrès qui décide du sort de l'Europe et, plus particulièrement, de la Suisse et de sa future constitution. En 1815, il se fixe à Aarau et reprend ses activités de médecin. En 1816, il devient le co-fondateur de la revue Schweizerisches Museum où il rédigera plusieurs articles et essais sur la représentation populaire et la liberté de la presse. En 1816-17, il co-édite également la revue Archiv der Medizin, Chirurgie und Pharmazie,  où il publie plusieurs articles relatifs aux sciences médicales. De 1819 à 1821, il enseigne la philosophie au Lycée de Lucerne. Dans l'exercice de cette fonction, il acquiert une très grande notoriété. En 1821, il est démis pour avoir rédigé un pamphlet jugé subversif, Fürst und Volk.

    De 1823 à 1830, il est nommé professeur dans une école d'Aarau et reprend ses activités de médecin au chevet du célèbre Pestalozzi. C'est au cours de cette décennie qu'il publie ses principales thèses philosophiques, dont Naturlehre des menschlichen Erkennens oder Metaphysik  (1828). En 1830, il est professeur de philosophie, puis recteur, à l'Université de Bâle. À cause de ses sympathies pour le mouvement démocratique, il est chassé de la ville en 1831. En 1832, il est élu au Grand Conseil du Canton d'Argovie. De 1834 à 1853, il est professeur à la nouvelle université de Berne. En 1848, il intervient dans la constitution du nouvel État fédéral helvétique en rédigeant Die Verfassung der Vereinigten Staaten von Nordamerika als Musterbild der schweizerischen Bundesreform. Troxler meurt le 6 mars 1866 à Aarau.

    Son œuvre philosophique s'inscrit dans une lignée partant de Platon et de Plotin, en passant par le platonicien Herbert de Cherbury, par les mystiques médiévaux, Paracelse, Böhme et Campanella. Comme dans toute cette tradition philosophique, Troxler raisonne en termes de "procession des hypostases", démarche qui vise à récupérer au profit du divin la totalité des réalités naturelles. Elle se veut en outre une polémique, courtoise mais répétée, contre Locke, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel. Sa volonté de pénétrer dans les systèmes de ces philosophes était portée par un désir ardent d'en démontrer "l'étroitesse" ou de corriger et de mettre en exergue leurs facettes qu'il jugeait trop simplistes et unidimensionnelles.

    Naturlehre des menschlichen Erkennens, oder Metaphysik
    (Doctrine naturelle de la connaissance humaine ou métaphysique, 1828)

    La modernité a accentué la césure entre l'homme et le monde, explique Troxler, a creusé un fossé terrible entre l'homme et la nature. Celle-ci n'est plus considérée que comme un "déchet" (Abfall) provenant de l'homme. Pour restituer l'unité de l'homme et du monde, Troxler préconise un abandon des méthodes de connaissances philosophiques conventionnelles, qu'il juge trop axées sur la réflexion, trop engoncées dans des dualismes stérilisants. À cette "sécheresse", il faut opposer une pensée puisée dans la fantaisie corporelle-cognitive (leiblich-kognitiv)  et émanation du Gemüt (1), instance où communient infrasensible et suprasensible, unité du cœur et de l'esprit, mais aussi sens du divin (Gottessinn), présence de Dieu dans l'homme. Une telle pensée, Troxler la baptise "anthropologie transcendantale" ou "anthroposophie". Pour lui, la philosophie a justement cessé d'être une anthroposophie [connaissance de la nature humaine], en voulant découvrir la nature de Dieu et du monde en dehors de l'âme humaine. Cette anthroposophie doit compléter une biosophie (sagesse de la vie) et une théosophie. Biosophie et anthroposophie, chez Troxler, signifient que l'homme et la nature ne s'appartiennent pas à eux-mêmes, ne forment pas, repliés sur eux-mêmes, une unité de sens. 

    Contrairement aux philosophies de la raison, contemporaines de ses réflexions, Troxler cherche les racines de la connaissance dans l'Urbewußtsein, une "conscience originelle" qui est innée en l'homme, qui irradie sa puissance dans l'homme et dans le monde, qui se polarise en de multiples contradictions et retourne à l'origine elle-même en surmontant césures, dispersions, fixations. Ce travail de surmonter les contradictions est certes le propre des philosophies contemporaines de Troxler, mais, chez lui, il se complète d'une représentation quadruplement structurée de la personne humaine (Tetraktys ou Vierheit), avec le corps/Körper et l'esprit/Geist, le corps/Leib et l'âme/Seele (2). Le corps/Körper et l'esprit/Geist entretiennent un "rapport originel" l'un à l'autre (Urverhältnis), selon lequel l'esprit/Geist produit, corporéfie (beleibt) et anime (beseelt) le corps/Körper. Le corps/Leib et l'âme/Seele "voyagent" ainsi entre le corps/Körper  et l'esprit/Geist et les relient, les unissent.

      [Cette quaternité se caractérise par une double polarité, soma-âme, et corps-esprit qui en est dérivée. Ces 4 principes sont reliés au Gemüt qui en est le centre vivant. Cette structure quaternaire, dans le cadre de la biologie romantique, ne tend point seulement à compléter la réconciliation trinitaire corps-esprit-âme mais à la rendre manifeste ; elle remet en cause le dualisme soma/psychè légué par la métaphysique occidentale postcartésienne et se donne pour tâche de contrer la perte d'âme en faisant de l'esprit un organe d'intelligence, et non pas de pur intellect, permettant d'être sensible aux réalités spirituelles les plus hautes. On pourrait trouver des similarités entre la doctrine du développement de l'esprit chez Troxler et le concept d'individuation chez Jung, ausssi bien qu'entre le Gemüt et le Soi (Selbst). La thème commun de la quaternité répond à la même exigence d'ouverture à la nature et par là à la surnature. Il pourrait être rapproché de ce que Abellio entend en un sens métahistorique par assomption.]

    L'Urbewußtsein est comme une "lumière naturelle", sans laquelle aucun être vivant ne vient au monde ; elle précède les sens et fonde les connaissances innées que nous détenons avant toute conscience ; elle illumine la "très mystérieuse heure de minuit dans le Gemüt humain" [« ganze geheimnisvolle Mitternacht im menschlichen Gemüte », Naturlehre des menschlichen Erkennens, oder Metaphysik, p. 125].

    La Naturlehre des menschlichen Erkennens, oder Metaphysik  est subdivisée en 13 chapitres, où nous trouvons, notamment, une "Doctrine de l'âme avec ses deux psychè", un procès de la spéculation considérée comme vanité, une définition de la sensualité comme être dans le paraître, une réflexion sur les Urphänomene (l'espace et l'éternité, le lieu et le temps), une métaphysique du sommeil et de l'éveil, une présentation de "l'ordre originel" (Urordnung) et des lois fondamentales de la connaissance, une définition de la religion comme l'homme en Dieu, une définition du mystère comme Dieu en l'homme.

    La "Métaphysique du sommeil et de l'éveil" explique que le sommeil n'est pas une malédiction divine, comme avait voulu le faire accroire la théologie conventionnelle. La lumière de la connaissance ne jaillit pas exclusivement pendant l'éveil, comme avait voulu le faire accroire la philosophie qui, ainsi, déployait une connaissance unidimensionnelle. L'arbre de la vie plonge ses racines dans le sol humide et sombre (pôle comparable au sommeil) et déploye ses branches et ses feuilles sous la voûte céleste et les expose aux rayons du soleil (pôle comparable à l'éveil) ; dans l'âme humaine, la connaissance suit une voie aussi elliptique que la trajectoire d'un astre, tantôt très éloigné, tantôt très rapproché de son soleil. Elle n'en demeure pas moins elle-même, bien qu'elle traverse des phases conjoncturelles différentes. [« Des signes assez nombreux nous avertissent que la psyché du sommeil reparaît par intermittences dans la veille, et qu'inversement la psyché diurne participe à la vie endormie », Troxler cité par A. Béguin]

    Les définitions de la religion comme immersion de l'homme en Dieu et de la mystique comme immersion de Dieu en l'homme signalent une adhésion de Troxler aux traditions johannistes du mysticisme germanique.

    ► Robert Steuckers, 1992. [notice destinée au Dictionnaire des philosophes, PUF, 1993]

    ◘ notes en sus :

    1) Gemüt : [par réf. à l'intériorité et à l'activité de l'organe en tant que facteur central de la vie hum. individuelle] Le cœur, entendu non pas comme ensemble de la vie affective,  mais comme foyer ou réceptacle de la vie intérieure profonde, de la personnalité morale d'un individu. « L'esprit seul est vie, et le corps se résorbe en lui. En l'homme, il est un lieu qui est celui de l'unité, un centre de la créature, que Troxler appelle le gemüt, − disons le cœur. Le cœur est l'unité du corps et de l'esprit, comme de l'âme et du sôma. Le cœur est l'être même de l'homme..., sa vraie individualité, le centre vivant de son existence, le monde de tous les mondes en lui, l'homme en soi » (A. Béguin, L'Âme romantique et le rêve, 1939, pp. 92-93). — « Généralement, on traduit ce mot, très évocateur, par âme ou cœur, ce qui ne reflète pas du tout la richesse et la fécondité de son sens. L’adjectif gemütlich est dit d’un lieu où l’on se sent à l’aise avec soi, en accord avec les êtres et les choses, un lieu que l’on habite bien, un lieu de proximité. Gemüt signifie donc plus précisément cet espace intérieur de l’âme où l’on saisit sa présence au monde comme étant accordée à son environnement et au cosmos tout entier. Georges Gusdorf définit le Gemüt comme une faculté d’orientation ontologique qui, dans une géographie commune de responsabilité partagée, préserve le séjour humain de la destruction et lui prépare la paix » (Habiter son propre corps).

    2)  Leib (corps vécu, corps propre, chair associée au principe de vie, donc à la fois âme et corps), Körper (corps biologique).

    ◘ Bibliographie :

    ◘ Études :

    • Alexandre Daguet : Troxler, le philosophe et le publiciste national : esquisse biographique, 1866
    • Jakob Gamper : I.P.V. Troxlers Leben und Philosophie, Dissertation, Berne, 1907
    • Alfred Goetz : "Troxler als Politiker" in Schweizer Studien zur Geschichtswissenschaft, Zürich, 1915
    • Hans Erhard Lauer, I.P.V. Troxler : Ein schweizerischer Philosoph, Dissertation, Vienne, 1922
    • Willi Aeppli : I.P.V. Troxler. Aufsätze über den Philosophen und Pädagogen, Bâle, 1929
    • Iduna Belke : I.P.V. Troxler : Sein Leben und sein Denken, Beromünster, 1948
    • Herrmann Ehret : « I.P.V. Troxler und I.H. Fichte » in : Die Drei - Zeitschrift für Wissenschaft, Kunst und soziales Leben n°5, Stuttgart, 1966, pp. 332 et suivantes
    • Emil Spieß : I.P.V. Troxler : Der Philosoph und Vorkämpfer des schweizerischen Bundesstaates (dargestellt nach seinen Schriften und den Zeugnissen der Zeitgenossen), Berne et Munich, 1967 [cet ouvrage de 1102 pages contient une documentation bibliographique très complète]
    • Armin Wildermuth : « Die Philosophie I.P.V. Troxlers : Geschrieben zuhanden des Kuratoriums Troxler », 1967, in : E. Spieß, Bibliographie Troxler, vol. 37 (Bibl. de l'Univ. de Bâle)
    • Albert Güntensperger : Die Sicht des Menschen bei I.P.V. Troxler, Berne et Munich, 1973
    • Hans Erhard Lauer & Max Widmer : I.P.V. Troxler, Zoug, 1980
    • Peter Heusser : Der Schweizer Artzt und Philosoph I.P.V. Troxler, seine Philosophie, Anthropologie und Medizintheorie, Dissertation, Bâle, 1983
    • Daniel Furrer : Gründervater der modernen Schweiz : I. P. V. Troxler (1780-1866), Thesis, 2009
    • Daniel Furrer : I. P. V. Troxler (1780–1866) : Der Mann mit Eigenschaften, Neue Zürcher Zeitung NZZ Libro, 2010
    • En français : références dans G. Gusdorf, Le savoir romantique de la nature, Payot, 1985, pp. 153 et 207 et suivantes