Le Miel de Slobodan Despot
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« Il est des pays où les autobus ont la vie plus longue que les frontières » et aussi « Chacun de nos gestes compte ». Première et dernière phrases du premier roman de Slobodan Despot publié chez Gallimard dans la prestigieuse collection blanche. Embarquement immédiat pour un grand livre.
Dès les premiers mots nous rentrons en écriture comme on rentre dans une forêt ou comme on aborde un paysage de montagne. Une écriture souple, douce comme celle du chat qui avance à pas comptés ; une écriture dense aussi, et le chat se fait félin de grande taille, non pas agressif mais interrogateur et d’abord sur lui-même. Par le bercement des mots (mais pas de pathos, toujours au plus près de l’histoire) l’auteur nous fait cheminer à ses côtés comme des amis devenus proches. Cheminer en territoire dangereux car la Krajina serbe occupée par les croates après les guerres yougoslaves n’est pas un endroit recommandé pour un apiculteur serbe et son fils. Un apiculteur oublié par sa famille dont le cadet devra le retrouver.
Nous croiserons des russes, des hongrois, des croates, des serbes. Presque tous sont à l’aune de ce moment de l’histoire, compliqués, vénaux, pillards, parfois amicaux voire franchement comiques « des forces de la nature et des êtres tourmentés » comme la famille de l’apiculteur oublié. Sortant de la guerre « dans l’odeur de boucherie et de désinfectant », les adultes ont été contaminés, « le malheur de cette terre était contagieux ».
Mais pas tous. L’apiculteur est une nature contemplative (comme l’auteur lui-même auteur d’un Valais Mystique dont le titre indique la tonalité). Il « passait tout son temps à ausculter les essaims et à contempler leur danse chargée de sens ». Les insectes ont plus de bon sens que les humains dans leurs guerres fratricides. Sans dévoiler l’intrigue, le lecteur rencontrera la magnifique Véra, la guérisseuse, l’herboriste traditionnelle, figure de la Grande Mère et de la magicienne. C’est elle qui sauvera le vieil apiculteur. Elle aussi, la consolatrice qui saura soigner le témoin (l’auteur) auquel elle raconte l’histoire. Le miel est aussi ce qui guérit, cicatrise, soigne. Dans ce premier roman Slobodan Despot soigne peut-être aussi ses propres blessures, parvient à une sorte de rédemption personnelle et littéraire. Oui, chacun de nos gestes compte, chacun des mots de ce roman compte. Un premier roman qui oblige Slobodan Despot à son devoir d’écrivain. Montez dans l’autobus, le voyage commence.
Le Miel, de Slobodan Despot, décembre 2013, Gallimard, 13,90€.
ENTRETIEN REALISE PAR CLAUDE LENORMAND POUR METAMAG
Le miel a t-il une signification mythique ou mythologique pour vous?
Pour qui n'en aurait-il pas? Depuis la "terre du lait et du miel" de la Bible, il est symbole d'abondance, de santé, voire d'éternité. Cela dit, dans le corps de mon récit, le miel exerce une fonction tout à fait concrète, entre baume, monnaie d'échange et pierre d'achoppement.
Quelle est la part de souvenirs personnels dans le livre?
Comme dans tout roman, on investit beaucoup de soi-même dans un récit. Par-delà les faits et les personnages évoqués, l'interprétation, la tonalité, l'atmosphère sont souvent profondément influencées par le vécu personnel. Cela dit, la trame de cette parabole qu'est le «Miel» est essentiellement fondée sur une histoire vraie que j'ai recueillie auprès d'une personne qui m'a soigné.
Comment concilier son métier d'éditeur et celui d'écrivain?
Comment? Je suis en train de le découvrir. Nombre d'écrivains sont aussi éditeurs — au sens où ils lisent, sélectionnent et accompagnent les textes des autres. Qu'on songe, en particulier, aux grands éditeurs de la NRF. Ma position est toutefois différente. Dans ma petite structure, je suis à la fois l'«editor» et le «publisher», l'entrepreneur. Les obligations pratiques et les soucis d'un patron de PME ont tendance à envahir tout son temps et à peupler en permanence sa conscience. Il faudra bien cloisonner tout cela...
Quelles sont vos références littéraires? Vos grands auteurs?
Vaste question! Je me rends compte sur le tard que le cours de ma vie a été influencé de manière prépondérante par mes lectures littéraires, et non par les idées ou les situations sociales. Et que j'ai été stupide de croire que d'autres choses pouvaient avoir plus d'importance.J'ai toujours préféré les grandes gestes à la littérature nombriliste, les sentiments généreux à l'encre de fiel et les histoires bien narrées aux exercices de style et à l'écriture pour l'écriture. Les auteurs de ma jeunesse m'ont accompagné jusqu'à ce jour, de Melville à Hugo et de Tolstoï à Hardy. La tradition littéraire serbe, très riche et fondée sur des valeurs épiques, a toujours occupé dans ma bibliothèque une place éminente. En particulier Milos Tsernanski (Miloš Crnjanski), l’аuteur de «Migrations», à la prose incroyablement musicale, évocatrice et poétique, que j'ai eu le bonheur de traduire, ou Andrić à l'austère et sage élégance.
A cela j'ajouterai, comme un trait un peu excentrique, une passion pour les créateurs d'atmosphères, quel que soit le genre où ils s'ébattent. Je pense par exemple à Modiano, Proust ou Simenon. Et pour les démonologues comme Huysmans, les sœurs Brontë ou Léonid Andréiev. Et pour les visionnaires qui ont cartographié le suicide de l'humanité, comme Philip K. Dick ou le C. S. Lewis de la «Trilogie cosmique». Et pour les fantastiques, explicites comme Lovecraft et Jean Ray ou sous-entendus comme Henry James. D'une manière générale, le haut du panier, dans ma bibliothèque idéale, est tenu par les ouvrages parcourus de part en part par une passion ardente et totale. Si je pouvais déployer, même dans une nouvelle, l'énergie titanesque qu'Emily a insufflée aux cinq cents pages des «Hauts de Hurlevent», je considérerais mon destin comme accompli. Le sien l'a du reste été, pour l'éternité, grâce à ce seul livre.
Vos projets littéraires maintenant?
Trois romans, une biographie, une pièce burlesco-philosophique et un essai curieux et éclectique sur la Serbie. L'entrée en littérature m'a enjoint, pour la première fois, de ménager ma santé.