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SORCELLERIE

Sorcières et sorcelleries : une question ouverte

Witch

Le mot allemand désignant les sorcières, Hexen, correspond au v. ht. all. hagazussa (contracté en hazissa), au moyen-ht. all. hexde, à l'alémanique hagseh. Selon Jacob Grimm (Deutsche Mythologie, 1835), ces termes s'apparentent au norrois hagr, qui a le sens du latin sagus (sage, avisé).

Parler aujourd'hui des sorcières peut paraître curieux, sinon inutile. Mais un examen plus attentif du problème — car il s'agit véritablement d'un problème — nous révèle que la question de l'essence et de la signification de la sorcellerie est toujours une question entièrement ouverte. Une nouvelle prise en considération peut nous aider à mieux comprendre certains mécanismes et certaines situations d'aujourd'hui.

Si l'on nous dit que la sorcellerie implique un rapport de l'homme au sacré, alors nous assistons aujourd'hui à une recherche du sacré, mais une recherche désespérée voire distordue du sacré chez l'homme : en effet, sectes et cénacles prolifèrent, se disant parfois carrément satanistes. Prospèrent également prophètes, prédicateurs et voyants qui accumulent les rites et compilent les traditions, qu'ils revoient et corrigent de façons variées.

En somme, puisque le sacré est une exigence inconturnable chez l'homme — nous oserions même dire qu'elle est une “fonction” de l'homme — si la raison le chasse par la porte, il reviendra par la fenêtre de l'inconscient. Mais ce retour, il le fera en mauvais état, à la dérobée, si bien qu'il sera méconnaissable : c'est alors qu'interviennent sans retard tous ceux qui veulent l'exploiter, le tordre et le retordre à leur bon usage (1).

Points de vue
Mais revenons aux sorcières : les approches modernes du problème sont multiples, mais toujours réductrices et jamais exhaustives. Parmi les principales approches, nous pouvons distinguer :
  • a) une approche idéologico-économique (Jules Michelet),
  • b) une approche psychologique (Aldous Huxley),
  • c) une approche historique (Robert Mandrou),
  • d) une approche anthropologique (Margaret Murray, Hugh Trevor-Roper),
  • e) une approche sociologique (Piero Camporesi),
  • f) une approche politologique (Giorgio Galli).

Passons-les brièvement en revue.

***

◘ A. L'approche idéologico-économique :
L'historien français Jules Michelet (1798-1874) nous offre une interprétation véritablement humaniste du phénomène, en adéquation avec ses idées libérales et anti-cléricales qui ne l'ont pourtant jamais empêché de développer une vision de la vie et de l'histoire compénétrée d'une religiosité quasi mystique. Dans son très célèbre La sorcière (1862), Michelet reste fidèle à son rejet de tout déterminisme et à son principe « de la force vive de l'humanité qui se crée » : il examine la sorcellerie à la lumière des profondes mutations sociales qui travaillent l'Europe à l'époque du féodalisme et, plus tard, après la Réforme, il repère la sorcière potentielle chez la femme paysanne d'abord, puis chez la femme du peuple, qui s'oppose d'une certaine façon aux castes sociales plus élevées. Au XVIe siècle, quand s'écroulent les autorités spirituelles (le Grand Schisme) et temporelles (la Révolution anglaise), l'union entre les humbles et les déshérités se mue en un pacte de révolte, articulé sur 2 plans : sur le plan terrestre, c'est la jacquerie contre les seigneurs ; sur le plan céleste, c'est le sabbat contre Dieu (2). Il nous faut souligner un autre mérite de Michelet : celui d'avoir repéré dans le mouvement sorcier (3) l'importance de la médecine alternative, cherchant à contester le savoir officiel. Cette médecine alternative est une composante importante de la culture sorcière.

◘ B. L'approche psychologique :

L'écrivain anglais Aldous Huxley (1894-1963) affronte un épisode particulier de l'histoire de la sorcellerie, celui des possédés de Loudun (dont s'était également préoccupé Michelet). Dans son essai Les diables de Loudun (dont le régisseur Ken Russell a tiré le film qui fit scandale — Les Diables — et fut interprété par Vanessa Redgrave et Oliver Reed), Huxley évoque l'un des événéments les plus célèbres dans l'histoire des “possessions démoniaques” : le cas des sœurs ursulines de Loudun, dans la première moitié du XVIIIe siècle. L'affaire s'est terminée tragiquement — ce qui était prévisible — en 1634 quand le “prêtre-sorcier” Urbain Grandier a été torturé puis condamné au bûcher. L'interprétation de Huxley s'oriente dans le sens de la psychologie sexuelle tout en restant dans l'orbite du matérialisme des Lumières, idéologie certes suggestive mais limitée. En effet, Huxley dit que « la sexualité élémentaire, au niveau où on en jouit pour elle-même et où on la détache de l'amour, fut un jour une déesse, que l'on n'adorait pas seulement comme le principe de la fécondité, mais comme une manifestation de la diversité radicale, immanente en tout être humain. En théorie, la sexualité élémentaire a cessé d'être une déesse depuis longtemps. Mais en pratique, elle peut encore se vanter d'avoir une armée innombrable de sectataires » (4).

◘ C. L'approche historique :

robert11.jpgUn autre grand historien français, Robert Mandrou, dont la formation est marquée profondément par l'idéologie des Lumières, s'est borné à reconstruire avec précision le phénomène, sur la seule base de documents officiels en sa possession. Évidemment, cela ne l'a pas aidé à connaître le mouvement sorcier de l'intérieur, ni surtout à dépasser les barrières qu'avait érigées la culture officielle autour de la véritable signification de ce phénomène religieux en Europe. (À propos des Lumières, nous aurons l'occasion de revenir sur les rapports particuliers entre ce courant de pensée et la sorcellerie).

◘ D. L'approche anthropologique :

Les anthropologues américains Margaret Murray et Hugh Trevor-Roper nous offrent 2 interprétations du problème très différentes : selon M. Murray, les manifestations de la sorcellerie ne sont pas autre chose que des survivances, certes mutilées et vidées de leur signification, de l'antique culte de Diane (et d'autres divinités analogues ou superposées sur son culte). Comme le dit Galli, « l'argument central de l'œuvre de M. Murray est de dire que la société chrétienne des élites coexistait avec la survivance, au niveau populaire, de traditions et de cultes préchrétiens, dont certains étaient d'origine très ancienne (...). M. Murray a défini comme 'culte de Diane' ce qu'elle nous présentait comme la religion des sorcières (qui adoraient le 'dieu cornu'). Elle a ensuite défini comme 'cavalcade de Diane' le galop des sorcières dans les airs, auquel se réfère le premier document important qui dénonce la sorcellerie, c'est-à-dire le Canon episcopi » (5).

Selon Trevor-Roper, au contraire, les sorcières ont hérité en pratique du rôle fondamental du “bouc émissaire”, auquel aucune communauté d'appartenance ne peut renoncer. Le bouc émissaire a un rôle d'ordre fonctionnel pour assurer le maintien de l'ordre constitué (comme nous allons le voir plus loin). Cette thèse avait déjà été énoncée par Voltaire, elle s'est généralisée après 1945, « à la suite sans doute d'une comparaison possible avec une autre grande persécution récente, celle des Juifs par le nazisme » (6). Il faut retenir le conclusion à laquelle arrive Trevor-Roper, pour qui la nouvelle culture dominante, rationaliste et scientifique, a eu un tel impact qu'elle a modifié radicalement l'attitude de l'homme face à la nature ainsi que ses rapports avec elle. Trevor-Roper observe également que « les grandes chasses aux sorcières en Europe ont eu leurs principaux foyers dans les Alpes et dans les zones de collines avoisinantes, dans le Jura et dans les Vosges, dans les Pyrénées et dans les territoires à cheval sur l'Espagne et la France. Ensuite : la Suisse, la Franche-Comté, la Savoie, l'Alsace, la Lorraine, la Valteline, le Tyrol, la Bavière, les évêchés de l'Italie du Nord, le Béarn, la Navarre et la Catalogne » (7). Pratiquement toutes les aires géographiques citées par Trevor-Roper furent le berceau ou le refuge d'hérésies et de révoltes paysannes : nous venons aussi de le signaler dans notre paragraphe consacré à l'approche de la sorcellerie chez Michelet (cf. plus haut). Michelet soulignait les rapports étroits unissant ces phénomènes.

◘ E. L'approche sociologique :

L'Italien Piero Camporesi, sociologue spécialisé dans les problèmes de l'alimentation, a avancé l'hypothèse suivante, réductrice mais intéressante : il nous explique que la sorcellerie, le paranormal et les visions fantastiques pourraient bien être le résultats d'une alimentation insuffisante et déséquilibrée, pauvres en éléments nutritifs mais très riche en excitants et en hallucinogènes tels les champignons, par ex., que l'on a toujours considéré comme étant la “viande du pauvre”. On sait aussi que l'ingestion de champignons, même parfaitement comestibles et inoffensifs, même en des quantités peu importantes, provoque immanquablement des sommeils agités et des rêves bizarres. La thèse d'une intoxication de ce type — qui n'est pas originale ni exclusive dans le chef de Camporesi — serait corroborée par les dépositions faites au cours des procès de sorcellerie, qui mentionnent des onguents et des potions à base de belladonne et de jusquiame, toutes 2 des stupéfiants naturels. À cet argument, Carlo Ginzburg, spécialiste italien renommé d'anthropologie et de folklore, oppose une certaine réserve : « les démonisées de Salem, comme on l'a déjà dit en avançant des arguments faibles, auraient été en réalité victimes d'une intoxication par du seigle ergoté » (8).

◘ F. L'approche politologique :

L'Italien Giorgio Galli, célèbre politologue et spécialiste des opinions politiques, dans Occidente misterioso - Baccanti, gnostici, streghe : i vinti della storia e la lora eredità (9), suggère que la sorcellerie a été persécutée parce qu'elle constituait une source de menaces pour l'ordre établi, car elle chariait des éléments érotico-libertaires capables de porter de graves préjudices à la société européenne, civilisée et christianisée. Galli va plus loin : la tragédie de l'extermination des sorcières « est à l'origine de la démocratie représentative. Comme il n'y a pas eu de rébellion des sorcières dans l'empire russe (...), il nous est possible d'avancer une hypothèse. Celle-ci : il n'y a pas eu de rapport défi-réponse en Russie (rébellion des sorcières => saut qualitatif de la culture rationaliste ; explosion des tensions => contrôle des tensions par le biais de la représentation), c'est pourquoi il n'y a pas eu de développement d'une culture politique en Russie conduisant à l'éclosion d'institutions démocratiques-représentatives » (10).

Brian P. Levack mérite une mention spéciale, parce que, dans son excellent ouvrage The Witchhunt in Early Modern Europe (1987), « il cherche à expliquer pourquoi la grande chasse aux sorcières a eu lieu en Europe. Ensuite il nous explique pourquoi elle a atteint son apogée vers la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, pourquoi elle fut cruelle dans certains pays plutôt que dans d'autres et, enfin, pourquoi le phénomène s'est épuisé (...) La chasse aux sorcières en Europe n'a pas été un phénomène historique unique mais la résultante de milliers de procès singuliers qui ont été organisés pendant plus de 300 ans, de l'Écosse à la Transylvanie et de l'Espagne à la Finlande (...) et qui trouvent leur origine dans diverses circonstances historiques, lesquelles reflètent également des croyances sorcières, particulières aux différentes régions du continent (...). La chasse aux sorcières fut une entreprise extrêmement complexe (...) qui implique autant les classes cultivées que les gens du commun. Pendant un temps, elle fut le reflet et des idées populaires et des idées des élites en matière de sorcellerie. Elle a des dimensions tant religieuses que sociales et a été conditionnée par une variété de facteurs politiques et juridiques. On ne sera pas surpris, de ce fait, que les explications univoques du phénomène ont été singulièrement non convainquantes, sinon entièrement fausses » (préf. à l'éd. italienne de l'ouvrage cité, pp. VII-VIII).

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Une vision globale

Toutes ces interprétations se valent, ont une valeur équivalente, ont été étayées par des observations et des études attentives et qualifiées. Mais, bien qu'elles soient différentes les unes des autres, elles ont toutes une chose en commun : elles pèchent par réductionnisme et tentent de réduire l'ampleur d'une réalité pourtant si vaste et si complexe : car telle fut la sorcellerie dans l'Europe du moyen-âge et de l'ère moderne. À nos yeux, pourtant, cette sorcellerie n'est qu'une des facettes possibles d'une prisme qui reste entièrement à définir.

Nous allons d'abord chercher à voir comment chacune des hypothèses, avancées ci-dessus, pourrait être lue dans un cadre plus général : celui des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, entre Cité des hommes et Cité de Dieu (11).

Comme nous pouvons le noter, jusqu'au XIVe siècle, c'est-à-dire jusqu'à la naissance des États nationaux et au déclin de cette instance européenne qu'était le Saint-Empire romain de la Nation Germanique, il n'y avait apparemment pas de fractures insolubles entre l'État et l'Église : mis à part l'épisode de la querelle des investitures (12), qui a certes été très grave, le tissu social de l'époque est encore suffisamment élastique pour absorber les inévitables contre-coups provoqués par l'affrontement entre les 2 grands pouvoirs complémentaires que se partageaient le sort des peuples.

Ensuite, en plein XIVe siècle, une série de blocages s'instaurent. Déjà en 1301, le curialiste Egidio Romano, philosophe et théologien, publie son Traité sur le pouvoir de l'Église, et y soutient la suprématie du Pape sur les Princes. En 1302, le Pape Boniface VIII proclame la suprématie de la papauté sur les pouvoirs temporels, en proclamant la Bulle Unam Sanctam. En 1303, le Roi de France Philippe le Bel répond par l'outrage d'Anagni, à la suite duquel meurt Boniface VIII. Benoît XI lui succède pendant une brève période, mais meurt opportunément en 1304. Immédiatement après son décès, la papauté revient à l'archevêque de Bordeaux, persona grata auprès de la monarchie française. Il reste en France, même après avoir accédé à la dignité pontificale. Après lui, c'est au tour de Clément V, pur Français, qui, homme pratique, ne déménage pas à Rome et installe à Avignon le siège de la Papauté. Commence alors la dite “captivité avignonaise” qui durera jusqu'en 1377 (à l'exception d'une brève parenthèse entre 1362 et 1370, sous Urbain V). Désormais, l'autorité impériale est remise en question et, en 1314, deux empereurs sont élus simultanément : Louis le Bavarois et Frédéric d'Augsbourg, qui s'affrontent pendant 8 années. Avec forces excommunications et dépositions réciproques, le Pape et l'Empereur continuent à s'affronter, jusqu'en 1378, où un anti-Pape français (Clément VII) est élu et s'oppose au pontife légitime Urbain VI. Le Grand Schisme d'Occident a commencé.

L'ennemi objectif

Le Grand Schisme d'Occident est une période calamiteuse pour la papauté : l'autorité du vicaire du Christ sur la Terre est lourdement remise en question ; plus personne ne prend réellement au sérieux ses menaces d'excommunication ou ses excommunications effectives. Les tensions sociales s'exacerbent au point que les populations se préoccupent davantage de la misère matérielle en ce monde que de la spiritualité de l'autre monde. Les rois et les empereurs préfèrent s'affronter pour des questions de pouvoir plutôt que pour des règles de foi. L'édifice catholique est en péril : il faudra attendre 1417 pour que s'amorcent les premières tentatives de régler le Grand Schisme. Cette année-là s'achève le Concile de Constance, qui obtient 2 résultats : l'élection de Martin V et la proclamation de la lutte contre les hérésies. Ce n'est pas un hasard.

Retournons au XIIIe siècle : les premières années de cette époque sont riches en préoccupations pour Innocent III (13), obligé de combattre de nombreux ennemis, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Église romaine. Le Saint-Sépulcre est encore aux mains des “Infidèles” et, en 1202, le Pape appelle à une nouvelle croisade (la quatrième) pour en finir avec ces incertitudes en terre de Palestine. Pendant ce temps, en Germanie, le Gibelin Philippe de Souabe et le Guelfe Othon de Brunswick se disputent le trône. Mais en 1208, le Souabe est assassiné et le Guelfe devient Empereur. Le premier geste posé par le nouveau souverain, en 1209, est un désastre : par le Pacte de Spire (Speyer), Othon IV ose revendiquer des droits sur tous les territoires de la Papauté et sur la Sicile. Au même moment, en Ombrie, un prêtre encore inconnu, un certain François, natif d'Assise, donne à un groupe de ses disciples les premières règles de son Ordre ; en France, les Albigeois osent défier le pouvoir de Rome. Mais Innocent III ne se laisse pas démonter : il s'informe sur ce François, qui semble être sur la voie de l'hérésie, et, pour ne laisser aucune équivoque, ordonne le lancement d'une croisade contre les hérétiques de France. En 1210, il excommunie Othon et lui oppose son pupille Frédéric de Souabe (le futur Empereur Frédéric II), déjà Roi de Sicile. Le Pape reçoit ensuite François d'Assise et accepte verbalement les règles franciscaines. En 1215, il convoque le Concile du Latran IV, où il condamne officiellement les Cathares et les Vaudois (14). Il meurt en 1216.

Le bras de fer entre l'Église de Rome et les “hérétiques” continue jusqu'en 1229, quand le Roi de France Louis IX (Saint-Louis), par le Traité de Meaux/Paris, au cours d'une cérémonie solenelle le jeudi saint 12 avril, oblige le Comte Raymond de Toulouse à faire pénitence publiquement, sanctionnant de la sorte la reddition inconditionnelle des “hérétiques” et la victoire de Rome et de la France, sa “fille privilégiée”. Les Cathares résistent encore dans les campagnes pendant quelques années. En 1231, le Pape Grégoire IX institue l'Inquisition  [après une lente maturation, cette institution épiscopale est officiellement dotée d'une fonction répressive pour dans un premier temps contrebalancer la violence arbitraire des princes qui considèrent l'hérésie, en recrudescence depuis le milieu du XIIe siècle, comme crime de lèse-majesté : cf. L'Inquisition, JP Dedieu, Cerf, 1987]  et la confie aux Ordres mendiants, en particulier aux Dominicains. En 1232, l'Inquisition dispose de tribunaux spéciaux [1233 en France].

L'année suivante, en 1233, Grégoire IX édicte la première bulle de l'histoire contre les sorcières, la Vox in Roma. En 1254, les tribunaux spéciaux de l'Inquisition reçoivent l'autorisation de faire usage de la torture au cours des interrogatoires. En 1307, l'Inquisition ordonne la capture, la torture et l'envoi au bûcher de l'hérétique Fra Dolcino ; avec lui, meurent tous ses disciples et sa compagne, Margherita de Trente. À la même époque, l'Église commence à s'intéresser un peu trop aux Templiers : en 1311, depuis Avignon, le Pape Clément V convoque le Concile de Vienne qui se penche explicitement sur le problème de l'Ordre guerrier et se conclut par sa dissolution. Il est accusé d'hérésie. L'immense patrimoine des Templiers finit dans les caisses vides de la Couronne française. Quelques années plus tard, en 1326, toujours depuis Avignon, Jean XXII lance une bulle contre la sorcellerie, la bulle dite Super illius specula. « C'est justement lui qui a lancé cette bulle, alors qu'il s'intéressait lui-même aux pratiques magiques, après avoir choisi le nom du premier pape mort assassiné (Jean VIII, 882) et du premier pape élu à l'âge de 18 ans et dont la vie était si dissolue qu'elle s'est terminée pendant qu'il faisait l'amour (Jean XII, 964) » (15). Cette bulle de Jean XXII prouve que l'Église se préoccupait et s'inquiétait de la vitalité d'une culture alternative, différente, de celle, officielle, de l'Église.

Si nous comparons les événements et les dates, il apparait évident qu'entre le XIIIe et le XIVe siècles, l'Église de Rome, apparemment monolithique, dressée comme une tour si solide qu'elle semble ne jamais devoir crouler, est en réalité travaillée par les prodromes de la grande crise qui explosera avec le Concile de Trente : la puissance temporelle de l'Église croît mais n'est pas étayée par ailleurs par une croissance équivalente d'adhésions spirituelles. Les féroces répressions qu'organise l'Église ne sont pas des preuves de sa force, loin s'en faut, mais, au contraire, des preuves de sa faiblesse profonde : elle additionne les réprouvés (Templiers, sorcières, hérétiques) et les jette tous dans le même chaudron, tant les masses sont crédules et naïves. Celles-ci sont appelées à exécrer publiquement ces réprouvés, à alimenter le feu des bûchers et a accepter les nouveaux instruments du pouvoir.

En termes moins poétiques mais plus sociologiques, c'est l'époque où l'institution catholique se sert des déviances minoritaires pour obtenir 2 résultats très importants pour elle, permettant sa propre survie et sa propre expansion : renforcer sa cohésion interne en agitant le mirage d'un unique grand ennemi extérieur — Satan et ses adeptes — et démonter sa propre et terrible puissance, pour intimider tous ceux qui seraient éventuellement mal intentionnés à son égard.

Questions et réponses (possibles)

Cette stratégie a porté ses fruits. Il nous reste à poser quelques questions, 4 en particuler, qui à notre avis sont pertinentes et sont fortement liées entre elles, contrairement à ce qu'une lecture trop superficielle pourrait le faire accroire :

  1. Pourquoi la sorcellerie a-t-elle été un phénomène féminin pour une très large part ?
  2. Pourquoi les sorcières ont-elles toujours été mises en relation avec le monde de la nature et avec les animaux ?
  3. Pourquoi, pratiquement partout où elle s'est manifestée, la sorcellerie s'est-elle superposée aux hérésies pour finir par coïncider avec elles ?
  4. Quel fut le rôle de la pensée des Lumières dans la chasse aux sorcières ?

Naturellement, nous n'avons pas la prétention, ici, de donner des réponses complètes et exhaustives : nous voulons jeter le ferment du doute dans les esprits afin qu'ils se mettent à réviser le phénomène tout entier de la sorcellerie.

1 & 2 : Sorcellerie, féminité, nature et animaux.

Dans cet exposé, nous joignons les 2 premières questions en une seule parce qu'elles sont connexes. Ce que nous allons démontrer. Comme nous l'avions déjà noté, les mouvements féministes se sont déjà prononcés avec une dureté extrême et des accents déconcertants sur la “féminité” de la sorcellerie (16). Ces mouvements féministes ont vu dans la chasse aux sorcières une n-ième manifestation de la prévarication masculine millénaire.

image410.gifL'interprétation féministe du phénomène est juste sur un fait : les statistiques récentes, englobant tous les pays européens, indiquent « que sur le total des personnes jugées (environ 100.000), les femmes sont près de 83 % ». La dénonciation machiste des sorcières la plus célèbre est le Malleus maleficarum (Le Marteau des sorcières, rédigé par 2 dominicains allemands, Heinrich Institor et Jacob Sprenger en 1486, ndlr) qui fut imprimé 14 fois de suite jusqu'en 1521, puis 15 fois de 1521 à 1576, en utilisant bien dans son titre la forme féminine de maleficarum et non la forme masculine de maleficorum (17). Il nous reste à comprendre pourquoi les rapports entre les sexes, à un certain point de l'histoire de l'humanité, étaient devenus si conflictuels, aussi radicaux et évidents.

Première chose à noter : dans les cultures non chrétiennes, il n'y a pas de dichotomie comme bien/homme — mal/femme, du moins sous une forme aussi nette et irréductible. Nous pensons, en termes actuels, aux diverses cultures que nous ont révélées les ethnologues, où apparaît et se profile très nettement la figure exclusivement masculine du trickster, c'est-à-dire du filou et du traître (en un certain sens, c'est aussi le rôle que joue Loki dans la mythologie germanique). Enfin, pour ne citer que des exemples classiques, songeons aux innombrables divinités féminines qui animent les religions préchrétiennes d'un bout à l'autre de l'Eurasie. En somme, cette vision manichéienne des sexes, de leur non-complémentarité et de leur opposition irréductible semble dériver en droite ligne de la Weltanschauung judéo-chrétienne. Nous savions que le christianisme des origines (18), à la suite du message personnel de Jésus (la bonne Samaritaine, Marie-Madeleine qui s'amende, la femme adultère sauvée de la lapidation, etc.), réserve aux femmes une position tout à fait respectable, du moins jusqu'à la révision opérée par Saül de Tarse (Saint-Paul) (19). Cette révision s'est révélée par la suite plus fondamentale dans les développements futurs que le prédication solitaire et courageuse de Jésus en terre de Palestine.

Avec Saül de Tarse, au contraire, la femme cesse d'exister en tant que telle : dans les écrits de cet apôtre, apparaissent certes des épouses, des filles, des veuves, mais toutes sont définies par rapport à l'homme. Ce n'est que dans la Première Epitre à Timothée qu'apparaît un paragraphe dédié au « comportement des femmes » (2, 9-15) : elles doivent « être vêtues avec dignité, parées avec modestie et pudeur », et elles doivent écouter « l'instruction [religieuse] en silence, pleinement soumises » ; ensuite, les femmes ne sont pas autorisées « à enseigner et à donner des lois à l'homme », mais rester en paix. Dans la tradition judéo-chrétienne, c'est « Adam qui a été façonné le premier par Dieu et puis seulement Ève ; ce ne fut pas Adam qui fut séduit, mais ce fut la femme qui, séduite, se rendit coupable de la transgression. Toutefois la femme sera sauvée par l'épreuve de la maternité, ensuite elle persévèrera par la foi, la charité et la sainteté, dans la discrétion ». On voit très nettement se profiler l'unique et seul péché originel de la femme : avoir souillé, pour avoir succombé à la tentation de Satan, l'âme immortelle de l'homme. Ce péché est pratiquement impossible à expier (sinon par le truchement d'une maternité si possible difficile et douloureuse). Il est detiné à devenir une ineffaçable marque d'infâmie, pour les siècles des siècles et pour toutes les générations à venir. Les Pères de l'Église (et nous rappellerons surtout les écrits d'Augustin d'Hippone) n'ont eu de cesse de stigmatiser la femme et ses fautes avec une férocité qui trouvera une application concrète lors des interrogatoires zélés des inquisiteurs (20).

La maternité comme voie de salut est donc la seule issue qui restait à la femme. Ce n'est donc pas un hasard si l'Occident christianisé n'a reconnu que 2 voies de réalisation pour la femme : être mère ou être nonne. Mais attention : être mère, oui, mais seulement dans les liens bénis du mariage ; si tel n'était pas le cas, la femme était montrée du doigt, anathémisée pour son “dévergondage”. De plus, il fallait être mère dans la douleur, avec humiliation, en niant complètement sa propre féminité : nous avons affaire là à un processus d'exclusion qui marque encore profondément de larges segments de la mentalité féminine.

Ce n'est pas un hasard non plus si l'iconographie traditionnelle représentant des sorcières leur donne une typologie bien distincte : ce sont de vieilles femmes ou des furies, toujours stériles et non plus mères, d'une part (21), d'autre part, la jeune fille en fleurs, belle parce que jeune et riche de potentialités inquiétantes parce qu'elle n'est pas encore mère (22). Naturellement la Sainte-Inquisition n'a pas fait dans le subtil et s'est penchée sur les cas de femmes de tous âges : à Salem, une enfant de 4 ans est jetée en prison (23) et, en 1585, deux villages des environs de Trèves finissent par ne plus compter chacun qu'un seul habitant de sexe féminin : toutes les autres femmes ont été emprisonnées ou jugées pour sorcellerie (24).

Revenons au christianisme des origines, plus exactement au paulinisme. Pourquoi un tel acharnement à l'encontre du sexe faible ? L'Ancien Testament ne fourmille-t-il pas de figures héroïques féminines et de femmes présentées sous un jour très positif ? Très probablement, l'énorme importance attribuée par les religions préchrétiennes aux cultes féminins peut nous fournir une clef de lecture : la survivance intacte et massive de ces cultes dans les zones rurales — c'est-à-dire païennes dans le sens où païen a d'abord signifié paysan [paganus en latin : campagnard] — et l'équation évidente “femme = fécondité”, expliquent pourquoi l'Église s'est préoccupée profondément de cette force du sexe féminin : justement, du fait que que cette religiosité païenne, tellurique et féminisante conservait intacts des liens avec le passé, la nouvelle religion d'inspiration paulinienne devait l'éliminer à tout prix (25).

Passons aux liens qui unissent la femme et la nature. Ce n'est un mystère pour personne que la femme est constitutionnellement plus proche de la nature que l'homme : la femme est elle-même nature, dans le bien comme dans le mal. Depuis toujours, la femme s'occupent des malades et des faibles, elle participe aux mystères de la vie et de la mort, elle connait les plantes et les animaux :

« L'antique identité de la nature comme mère nourricière lie l'histoire des femmes à l'histoire de l'environnement et des changements écologiques. Le terre féminine est centrale dans la cosmologie organique, battue en brèche par la révolution scientifique et par l'avènement d'une culture orientée sur le marché, qui sont à l'origine de l'Europe moderne » (26).

Le rôle de la femme est inaliénable et ne peut se substituer à l'histoire de l'homme, de l'humanité au quotidien :

« La magie des humbles fonctions féminines est l'art féminin d'apprendre par analogie les choses qui ne peuvent se comprendre et de les rendres aptes à la vie. Ces magies se révèlent par les transformations physiologiques qui, dues aux menstruations qui forment, et en partie transforment : elles sont perçues commet de secrètes initiations féminines. Ensuite, elles se manifestent sous forme de fonctions ou d'obligations maternelles, comme faire le ménage, faire sa toilette, nourrir la famille, toutes activités que l'on symbolise par des rythmes et des représentations végétales (le cycle agraire annuel est à la base du mythe de la vierge et de l'enfant divin qui nait, meurt et ressuscite au cours de l'année). En fin de compte, il existe un rythme européen tout à la fois agricole et festif qui constitue la trame profonde de cette culture, qui est à l'origine exclusivement paysanne (...). Tout comme leurs collègues du passé, les érudits modernes ont oublié les femmes. Heureusement, les déesses, les fées, les mères locales, placées sur un trône ou classées sous les rubriques “religion” ou “superstition”, ne cessent d'être citées. Elles m'ont permis de retrouve une forme féminine archétypale : la vierge mère, déesse de la végétation et de la fécondité » (27).

Et, paradoxalement, c'est justement ce précieux courant de magie du savoir et du faire qui est devenu fardeau au cours des siècles au lieu de rester un bagage. Et cela s'observe tant sur le plan culturel que sur le plan social ; les catégories mentales judéo-chrétiennes laissent un signe indélébile :

« La nature comme désolation, comme élément important dans la tradition hébraïque-chrétienne, était un élément central dans les interprétations vétéro-testamentaires où le désert est le paysage archétypal (...) L'expulsion hors du paradis terrestre vers un paysage incultivable et désolé fait l'équation entre le désert et le mal, introduit dans le monde quand Ève a cédé à la tentation du serpent (...). Par contraste avec la tradition grecque, qui tend à souligner la bienveillance de la nature, la tradition hébraïque voit celle-ci comme un espace qui doit être vaincu et soumis » (28).

Avec la pénétration de plus en plus profonde de la mentalité chrétienne dans le tissu social européen, au début de l'ère moderne, on a vu émerger et s'affirmer l'image d'une nature comme « espace désordonné et chaotique qu'il faut soumettre et contrôler (...) ; la nature sauvage est incontrôlable et a été associée à la femme. Tant l'image de la nature que celle de la femme possèdent 2 faces distinctes. Le nymphe vierge offre la paix et la sérénité, la terre-mère offre la nourriture et la fertilité, mais la nature apporte aussi des épidémies, des putréfactions et des tempêtes. De la même façon, la femme sera soit vierge soit sorcière (...). La sorcière, symbole de la violence de la nature, suscite des tempêtes, cause des maladies, détruit les récoltes, empêche la procréation et tue les enfants en bas âge. Ensuite, la femme est désordonnée, comme la nature est chaotique, donc elle doit être soumise et contrôlée. Parallèlement, le vieil ordre organique dela nature dans le cosmos, dans la société et dans l'intériorité du moi a cédé symboliquement le pas à un désordre provoqué par les découvertes de la “nouvelle science”, par les bouleversements sociaux de la Réforme et par le déchaînement des passions animales et sexuelles des gens. Dans chacun de ces trois domaines, le symbolisme et les activités féminines sont significatifs » (29).

Le cadre est pratiquement complet : pour ce qui concerne la familiarité des sorcières avec le diable et les animaux, rappelons que le terme strega (sorcière en italien) dérive du grec stix (génitif : strigós ;  accusatif, striga ; latin, stix), qui, à son tour, dérive d'une racine-onomatopée indo-européenne *streig,  que l'on retrouve par ex. dans le verbe latin stridere : ce terme indique, tant en grec qu'en latin, le cri des oiseaux nocturnes et des rapaces en général. Ajoutons que l'animal sacré de Pallas Athéna est la chouette, assimilée à tous les rapaces nocturnes et porteuse de valeurs négatives, dès le déclin du paganisme antique. Il faut se rappeler que toutes les religions pré-chrétiennes connaissaient des animaux totémiques. Le panthéon de l'Europe germanique n'échappe pas à la règle. Il a été le plus durement frappé par la christianisation forcée au cours du VIIIe siècle. Dans ce panthéon, la déesse Freya se déplace dans un char tiré par des chats. Or le chat, considéré comme l'animal par excellence des sorcières, fut pour cette raison victime pendant des siècles de persécutions odieuses et féroces.

En ultime instance, rappelons en quelques mots que la position officielle de l'Église face au Diable est la suivante : Satan table sur l'aspect animal de l'homme (pour cette raison, il se manifeste à l'homme sous la forme d'animaux) (30). Le cercle est bouclé.

sevent10.jpg◘ 3) Nous avons vu que les faits et les condamnations relatifs aux diverses hérésies et à la sorcellerie se répètent régulièrement dans les mêmes moments et les mêmes lieux. Pour être précis, ce n'est pas, objectivement parlant, les hérésies et la sorcellerie qui se superposent et se confondent : ce sont au contraire les accusations qui s'entremêlent et surtout les rapports qu'en donne l'Église. Ainsi, l'Église assimile volontiers hérésie et sorcellerie, de façon telle qu'il n'a plus été possible de les distinguer : pour conditionner la population à vouloir anéantir les sorcières, on accuse celles-ci d'être des hérétiques et, pour obtenir l'élimination des hérésies, on accuse les hérétiques de commerce avec Satan et de pratiques magiques, au point que « l'on se trouve confronté à une succession de campagnes visant une extermination de masse et terrorisant des populations entières. On doit en déduire que ces campagnes voulaient en fait détruire les personnes qui étaient les opératrices bienfaisantes de la magie blanche, et qu'on tentait de soustraire aux massacres indistincts que voulaient perpétrer les persécuteurs » (31).

Tentons de clarifier la question en présentant quelques exemples épars : à propos des Cathares, certains observateurs ont soutenu que leur nom avait un rapport étymologique avec le mot catus, et qu'ils étaient donc des hérétiques « adorateurs de cet animal diabolique qu'était le chat au Moyen Âge (du reste, on accusait cet animal de commettre les pires nuisances et de pratiquer la sorcellerie) » (32). Alain de L'Isle (ou : de Lille), philosophe et docteur, qui a vécu au XIIe siècle, rédige De fide catholica contra haereticos (De la foi catholique contre les hérétiques). Dans ce texte, il donne comme étymologie fantaisiste de Cathare [du grec catharos : pur] le terme catus, « parce qu'on dit qu'ils baisent le derche d'un chat, forme animale sous laquelle leur apparaît Lucifer » (33). La pratique du “baiser infâme” sur les parties postérieures d'un chat, d'un bouc ou de Satan lui-même a été également attribuée plus tard aux Templiers, précisément à l'époque où ils tombent en disgrâce. On attribue également des pratiques sexuelles contre nature aux sorcières, aux hérétiques et aux Templiers. Il ne s'agissait pas tant de dénoncer la frénésie sexuelle des réprouvés, où la promiscuité (qu'on leur attribuait néanmoins). Frénésie et promiscuité ne sont pas considérées comme des traits caractéristiques de ces minorités “déviantes”, mais, dans une société sexophobique comme la société chrétienne du Moyen Âge, la morale sexuelle était devenue pratiquement la seule morale possible (34). De ce fait, l'accusation la plus infâmante et la plus réellement criminalisante reposait sur la transgression sexuelle. Dans le Moyen Âge chrétien, on n'oublie pas l'antique ressentiment à l'endroit des coutumes païennes, depuis toujours taxées d'immoralité.

Mais il faut ajouter que les hérésies chrétiennes ont poursuivi généralement les mêmes objectifs que l'orthodoxie chrétienne :

« les deux filons voulaient tourner le dos au monde pervers, avancer vers l'immatériel en fuyant le mal, le charnel : cette perspective n'était pas différente de celle du mouvement monastique, sauf qu'elle refusait de s'inscrire dans le cadre de l'Église (...). Le mal reposait dans la sexualité, tant pour les uns que pour les autres, et le mariage, que les hérétiques condamnaient de manière encore plus radicale, leur inspirait le même dégoût (...). Les hérétiques étaient persuadés que l'état matrimonial empêchait de s'envoler vers la lumière. Ils se préparaient au retour du Christ et imaginaient pouvoir abolir toute forme de sexualité. Dans un tel esprit, certains hommes ont accueilli auprès d'eux des femmes en les traitant en égales et en prétendant vivre avec elles, unis seulement par la caritas, qui, au paradis, unit les êtres célestes dans une pureté absolue, comme s'ils étaient frères et sœurs. Cette perspective fut sans doute celle qui causa le plus grand scandale, car elle heurtait de front la pierre angulaire de la société (...). Surtout, les détracteurs de l'hérésie taxaient d'hypocrisie le refus de l'union sexuelle au milieu d'une telle promiscuité (...). Ils pensaient qu'il s'agit d'une imposture et que ces 'purs' s'abandonnaient en réalité au stupre. Loin des regards indiscrets, dans l'obscurité des bois, site où peut se déployer la féérie, apanage des femmes, là se pratique la communauté sexuelle » (35).

Notons le retour de la forêt, lieu numineux et magique par excellence, central dans les religions préchrétiennes. Pour cette raison, la forêt est crainte et haïe par le christianisme, qui s'est principalement préoccupé de déboiser et de cultiver, pour chasser des arbres et des cours d'eau les dangereux démons du paganisme : la culture devait rédimer la nature.

◘ 4) Viennent ensuite les rapports entre philosophie des Lumières et sorcellerie, autre point nodal à affronter, non encore résolu. Nous nous limiterons à le traiter en ses points principaux, vu l'ampleur et la complexité de cette thématique.

Sur le plan purement théorique, on pourrait penser que la philosophie des Lumières balayerait les superstitions obscures et les bigoteries passéistes, a arrêté la lutte contre les sorcières et a mis un terme une fois pour toutes aux malentendus et aux déformations. Il n'en est rien. En pratique, c'est au siècle des Lumières que la controverse sur la sorcellerie a atteint des sommets assez élevés : le 6 avril 1724, dans une Sicile momentanément sous domination autrichienne (après les Traités d'Utrecht de 1713 et de Rastatt de 1714), Frère Romualdo et Sœur Gertrude meurent sur un bûcher, épigones malheureux de l'hérésie quiétiste-moliniste (36). La dernière sorcière, Sœur Maria Renata est brûlée en Allemagne le 21 juin 1749, date chargée de sous-entendus païens ; Emmanuel Kant a 25 ans et Gotthold Ephraïm Lessing, 20 ans. La même année, l'Italien Girolamo Tartarotti (1706-1761) écrit Del congresso notturno delle Lammie, ouvrage dans lequel il fulmine contre les procès de sorcellerie. Scipione Maffei lui répond dans Arte magica dileguata, ce qui donne lieu à une âpre polémique sur la réalité des phénomènes magiques et de la sorcellerie. Moins de dix années après, en 1758, l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert est traduite en Italie et imprimée à Lucca. En 1764, le Milanais Cesare Beccaria (1738-1794) écrit Dei delitti e delle pene, courageux pamphlet qui, selon la tradition, a annoncé le déclin, mais non la disparition, de la peine de mort. Mais les chiffres démentent tout optimisme : avant 1764, les exécutions dans la seule ville de Milan ne dépassaient pas le chiffre de 12 par an ; après 1764, et pour être précis, en 1765, on compte à Milan 23 personnes pendues, décapitées, strangulées, etc.

Mais le plus paradoxal de tous a été Jean Bodin, “grand penseur politique de l'État moderne”, mais, en même temps, rédacteur d'un manuel destiné à la justice et visant la torture et l'extermination des sorcières : Démonomanie des sorciers.

En réalité, il n'est guère difficile de comprendre les raisons avancées par l'idéologie des Lumières contre la magie et la sorcellerie : beaucoup de chercheurs reconnaissent aujourd'hui, bien qu'avec peine encore, que le système mental collectif de cette époque a développé de manière anormale ses propres défenses contre tout fait ou toute personnalité qui échappe aux règles de la raison. Un siècle avait passé depuis que Pascal avait écrit que « le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas » : paradoxalement, le rationalisme “métaphysicise” [ou absolutise] la “raison”, il la rend idéale (au sens platonique) et omnipotente, il identifie ses adversaires à la sauvagerie, la barbarie et la folie (39). Il propose certes d'ouvrir une ère nouvelle de lumière et de clarté, en opposition aux “siècles sombres” qui ont oppressé et abruti l'humanité [le thème de l'obscurantisme — maintenir un peuple dans l'ignorance crasse pour mieux le dominer — attribué à tort au Moyen Âge date de cette période] .

L'idéologie des Lumières — indépendemment des causes et des réalités objectives propres à des phénomènes semblables — stigmatise la magie et la sorcellerie en décrétant qu'elles sont le produit typique d'une certaine mentalité obscure et irrationnelle. Il juge donc logique de chercher à évacuer, même, s'il le faut, d'une façon radicale, les équivoques et les superstitions, néfastes pour ses propres victimes. Du reste, les personnes accusées de sorcellerie ou de pratiques magiques sont soit des “fomentatrices” de superstitions stupides soit des malades irrécupérables : dans les 2 cas, il faut les éliminer. La mentalité des Lumières va de pair avec la révolution scientifique et avec la naissance des technologies. Comme on peut le remarquer, tous les événements qui sanctionnent la fracture inguérissable entre la nature et la culture ou l'orientation anthropocentrique du monde (dont les origines se situent dans l'ancien Testament), la conviction profonde que la nature n'est qu'un jeu de mécanismes que l'homme peut démonter et remonter selon son bon plaisir (40). Nous portons encore les traces de cette mentalité.

En outre, nous savons que “le désir de raison”, qui s'est déchaîné au siècle des Lumières et a culminé dans les massacres de 1793 (ndt : application de la tactique meurtrière de la “dépopulation”, soit de l'élimination des personnes qui refusaient de se laisser encadrer dans des schémas politiques abstraits) a connu quelques excès spectaculaires : nous songeons au culte de la Déesse Raison, qui a tenté de remplacer en tout et pour tout les cultes catholiques traditionnels. On comprendra dès lors pourquoi l'idéologie des Lumières a perçu dans les pratiques magiques des manifestations de pure irrationalité, s'opposant fondamentalement au désir rationaliste et scientiste de faire place nette et d'éliminer tout se qui échappait à l'emprise de l'intellect “lucide”.

Si nous voulions tout à la fois nous montrer malins et simplistes, nous pourrions dire que la bonté et la vérité de l'idéologie des Lumières sont devenues les dogmes fondateurs de la civilisation occidentale : il est désormais impossible et inouï d'oser soutenir que l'idéologie des Lumières a été une idéologie comme tant d'autres, dans le bien comme dans le mal, ou bien d'avancer l'hypothèse que l'idéologie des Lumières persécute et oppresse également les minorités, voire de prétendre retrouver le bois dont on fait les potences dans les pages de l'Encyclopédie...

Naturellement, nous n'avons pas voulu proposer une étude exhaustive de la thématique de la sorcellerie, mais, répétons-le, nous espérons avoir contribué à faire changer les perspectives de nos contemporains et auditeurs sur une question encore insuffisamment inconnue, féconde de recherches futures. (37). Nous avons donc d'un côté, un penseur ouvert et tolérant en matières religieuses, un précurseur de l'économie politique, un analyste précis de la société de son temps, et, de l'autre, le persécuteur déchaîné et cruel d'hommes et de femmes naïfs mais certainement innocents. L'historiographie a eu beaucoup de difficultés pour concilier les 2 facettes si différentes de la même personne, recourant aux interprétations les plus disparates et les plus fantaisistes, constuites sur des manipulations des dates biographiques (38).


► Alessandra Colla, revue Vouloir n°142/145, 1998.

(Conférence prononcée lors de la Ière université d'été de la FACE, Provence, 1993)

◘ Notes :

  • (1) Notons au passage que la majeure partie de ces cultes, qui sont tous discutables, proviennent de l'Occident le plus technologisé et notamment des États-Unis. C'est surtout de Californie, d'où nous viennent tant d'autres modes, qu'arrivent dans le Vieux Monde des mots d'ordre éphémères mais vaguement inquiétants. Analyser le phénomène du New Age mériterait plus d'une étude, car en lui se rejoignent l'astrologie et l'écologisme, le pacifisme mièvre et l'écouménisme à bon marché, le millénarisme et le messianisme, l'Orient et l'Occident, en une sorte de syncrétisme planétaire qui ne serait plus seulement spirituel mais idéologique, une sorte de “mondialisme de l'esprit”.
  • (2) Cf. A. Besançon, « Le premier livre de La Sorcière », in Annales n°4 & 5/1969. Cité dans G. Galli, Occidente misterioso. baccanti, gnostici, streghe : i vinti della storia e la loro eredità, Rizzoli, Milano, 1987, p. 208.
  • (3) G. Galli, dans sa thèse, pose la sorcellerie comme une authentique « culture rebelle » à l'établissement intellectuel et politique, mais destinée à succomber face à l'avance irrésistible de la pensée rationaliste et scientifique : en ce sens, et en adoptant des catégories sociologiques, la sorcellerie constitue un “mouvement” face aux institutions.
  • (4) A. Huxley, Les diables de Loudun. Cité par G. Galli, op. cit., p. 224.
  • (5) G. Galli, op. cit., pp. 156-158.
  • (6) Ibidem, p. 187.
  • (7) H. Trevor-Roper, Protestantismo e trasformazione sociale, 1969, p. 171. Cité par G. Galli, op. cit., p. 199-200.
  • (8) P. Boyer & S. Nissenbaum, La città indemoniata. Salem e le origini sociali di une caccia alle streghe, Einaudi, Torino, 1986. Intro. de C. Ginzburg, pp. IX-X.
  • (9) Cf. note n°2.
  • (10) G. Galli, op. cit., p. 211. Nous ne connaissons pas dans les détails la démarche qu'a suivie Galli pour aboutir à une telle formulation de la problématique. Relevons toutefois qu'à notre avis la différence fondamentale entre l'Europe (occidentale) et la Russie est que cette dernière n'a rien connu de semblable à notre civilisation et à l'Église catholique de Rome, facteurs qui, semble-t-il, ont leur importance pour justifier une différence d'ordre épocal.
  • (11) Prenons Augustin d'Hippone (Ve s.), élévé à la sainteté par l'Église et Père de celle-ci, dont l'œuvre a généré cette dichotomie entre l'être chrétien et l'être citoyen, qui a conditionné une bonne partie de la civilisation occidentale. Penson à Martin Luther, au protestantisme et à ce qu'en dit Max Weber dans son ouvrage devenu un classique de la politologie, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1922).
  • (12) Rapportons-nous aux événements de ce demi-siècle, marqué par la querelle des investitures, qui s'est déclenchée quand le Pape Grégoire VII, dans le cadre d'une réforme générale des mœurs ecclésiastiques, déclare dans son Dictatus papae que les nominations d'évêques effectuées par des laïcs sont illicites, donc également celles qui ont été effectuées par l'Empereur, à l'époque, Henri IV, issu de la maison de Franconie. Cette querelle a atteint son apogée par l'humiliation de Canossa, où l'Empereur a été excommunié. La querelle des investitures est alors devenue une véritable guerre qui se terminera en 1122, avec le Traité de Worms, où le Pape et l'Empereur signent un compromis. En réalité, la rivalité entre ces 2 grands pouvoirs de la civilisation médiévale a continué, de manière plus ou moins larvée.
  • (13) Giovanni Lotario, de la lignée des comtes de Segni, devient Pape en 1198. Il a été le tuteur du jeune Frédéric II, tout en étant un partisan décidé de la suprématie papale sur toute autorité laïque. À sa mort en 1216, Honoré III prend sa succession et conduit à terme toutes les démarches de son prédécesseur. Il exterminera les Albigeois, couronnera l'Empereur Frédéric II et approuvera les règles des Franciscains et des Dominicains.
  • (14) Avant lui, Alexandre III avait déjà pensé en 1179 à condamner l'hérésie cathare lors du Concile du Latran III.
  • (15) G. Galli, op. cit., p. 167.
  • (16) « dans le second après-guerre (...), l'historiographie sur les sorcières a acquis davantage de relief, sans doute à titre de comparaison avec une autre grande persécution contemporaine, celle des juifs par le nazisme (...) Le mouvement féministe (...) a parlé de l'extermination de six millions de sorcières, chiffre identique à celui des victimes de l'holocauste, selon les données de départ (depuis cette question du nombre des victimes, tant dans le cas des sorcières que dans celui des juifs, a donné lieu à d'âpres polémiques, qui sont loin d'être terminées) » (G. Galli, op. cit., p. 187).
  • (17) C. Merchant, La morte della natura. Donne, ecologia e rivoluzione scientifica. Dalla natura come organismo alla Natura come macchina, Garzanti, Milano, 1988, pp. 187-188. Excellent texte, mises à part quelques imprécisions.
  • (18) Pour dire vrai, et en dépit de croyances communes, l'Église des origines « n'est rien d'autre, au départ, qu'une secte juive parmi tant d'autres sectes juives », M. Simon et A. Benoît, Giudaismo e cristianesimo, Laterza, Bari, 1985, p. 57.
  • (19) « Paul, appelé aussi Saül, est né à Tarse en Cilicie (...) de parents hébraïques, de la tribu de Benjamin, il était pharisien et citoyen romain (...) Ardent pharisien, il se distinguait par sa haine et son animosité à l'encontre du christianisme naissant ; il avait gardé les vêtements de ceux qui avaient lapidé Étienne et il persécutait les Chrétiens également en dehors de Palestine (...) Mais Jésus l'a attendu sur la route de Damas et a transformé l'ardent persécuteur en un apôtre zélé », Sainte Bible des éditions Paoline (Rome).
  • (20) Cf. E. Chiaramonte, G. Frezza et S. Tozzi, Donne senza Rinascimento, Eléuthera, Milano, 1991.
  • (21) Ibidem, p.192 : « Les veuves, les vieilles femmes, les faibles et les malades sont désormais (...) dévalorisées : l'absence d'auto-suffisance économique, la pauvreté, est un mauvais signe tout comme l'âge avancé quand “l'impureté” n'est plus éliminée à chaque cycle lunaire, rendant “empoisonnée” la personne et son regard. Il s'agit de personnes désarmées et humbles, au statut incertain, mais d'autant plus dangereuses qu'elles peuvent être victimes du démon parce qu'elles sont facilement manipulables et disposées à sceller un pacte. On commence par les regarder avec suspicion... ».
  • salemw10.jpg(22) Le cas de Salem est à ce titre exemplaire. Parmi les divers facteurs qui ont contribué au déchaînement des événements, il faut rappeler la psychopathologie de l'adolescence : « des fillettes ou des adolescentes ont de fait, par leurs histoires, déchaîner involontairement les persécutions » (Boyer et Nissenbaum, op. cit., p. IX).
  • (23) « Le 23 mars Dorcas Good, fillette de 4 ans, fille de Sarah Good, déjà incriminée pour sorcellerie, a été amenée à la prison de Boston, où elle est restée enchaînée pendant 9 mois (18 ans après, le père déclara : “Elle était alors responsable de rien, montrant peu de discernement dans le contrôle de soi”) », Ibid., p. 6.
  • (24) C. Merchant, op. cit., p. 187.
  • (25) Rappelons ici le cas de Béziers, ville restée célèbre pour le massacre sanguinaire de ses habitants, perpétré en 1209 sous les ordres de l'Église de Rome. Béziers se situe au-dessus d'une colline au sommet de laquelle se dresse la cathédrale, rasée au sol en 1209, en même temps que l'on massacrait tous les habitants qui s'y étaient réfugiés pour fuir la violence des croisés. Elle a été reconstruite vers les milieu du siècle. L'édifice a été érigé sur les restes d'un temple païen comme souvent durant la chrétienté. Un dépliant explicatif pour les touristes, disponible aujourd'hui dans cet édifice religieux, prétend que le site sacré recèle les restes d'un Saint-Aphrodisio, qui n'a probablement jamais existé... En réalité, le site sacré était dédié à une divinité féminine de la fécondité, assimilée à Aphrodite. À ce titre, elle a attiré doublement l'attention des évangélistes.
  • (26) C. Merchant, op. cit., p. 32.
  • (27) J. Bonnet, La terra delle donne e le sue magie. Creare, trasformare, custodire. Le radici millenarie dei gesti quotidiani del mondo tradizionale femminile, Red ed., Como, 1991, p. 11. En français : La terre des femmes et ses magies, R. Laffont, 1988.
  • (28) C. Merchant, op. cit., p. 179.
  • (29) Ibid., p. 175.
  • (30) Notons que l'aspect du Diable dans l'iconographie chrétienne reprend celui du Dieu Pan : « (...) le grand Dieu Pan meurt quand le Christ devient le souverain absolu. Les légendes théologiennes les décrivent comme les opposés irréconciliables, et le conflit dure encore aujourd'hui, car la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vu à travers l'imagination chrétienne. La mort de l'un signifie la vie de l'autre, en un contraste que nous percevons de manière vivante dans les iconographies respectives (...) : l'une des figures est dans la grotte, l'autre sur le mont ; l'une joue de la musique, l'autre détient la Parole ; Pan a des pattes velues, des pieds caprins et exhibe un phallus ; Jésus a les jambes cassées, les pieds percés et ne montre aucun organe génital », James Hillman, Saggio su Pan (Essai sur Pan), Adelphi, Milan, 1977, p. 18.
  • (31) G. Galli, op. cit., p. 199.
  • (32) Anne Brenon, Le vrai visage du catharisme, éd. Loubatières, Portet-sur-Garonne, 1988, p. 153.
  • (33) É. Gilson, La filosofia nel Medievo. Dalle origini patristiche alla fine del XIV secolo, La Nuova Italia, 1978, pp. 372-373.
  • (34) « Peu à peu s'est enracinée l'idée obsessionnelle de dire que le sexe équivalait au mal, comme le reflètent tant d'interdits (...) les époux étaient continuellement exhortés à l'abstinence et menacés, en cas de transgression, de mettre au monde des monstres ou, au moins, des enfants tarés. Il fallait qu'ils restent séparés l'un de l'autre, non seulement pendant la journée, comme c'est naturel, mais aussi durant les nuits qui précédaient les dimanches et les jours de fête (...), le mercredi et le vendredi par pénitence et pendant tout le carême, soit pendant les 40 journées qui précèdent Pâques, la nuit de la Sainte-Croix en septembre et le Nuit de Noël. Le mari ne pouvait pas approcher sa femme pendant le cycle menstruel ni pendant les 3 mois précédant l'accouchement ni pendant les 40 jours après la naissance du bébé. Les jeunes époux devaient rester chastes pendant les 3 premières nuits qui suivaient leurs noces, pour apprendre à se contrôler. Enfin, les époux qui, par décision commune, se vouaient à la chasteté absolue constituaient naturellement le couple idéal », G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France médiévale, Hachette, 1981.
  • (35) Ibid., pp. 96-97.
  • (36) Le quiétisme, considéré tour à tour comme une hérésie ou comme une doctrine mystique, est également connu sous le nom de molinisme, du nom de son fondateur, l'Espagnol Miguel de Molinos. Né à Muniesa en 1628, il s'établit à Rome et, en 1675, il publie le Guide Spirituel, considéré comme la première œuvre quiétiste, suggèrant de rechercher la paix intérieure par le truchement de la passivité totale et l'abandon de l'âme à la volonté divine, sans besoin de pratique religieuse. La doctrine de Molinos a été condamnée comme hérétiques en 1687. Molinos a ensuite été arrêté et jeté en prison, où il meurt en 1696. Le quiétisme/molinisme a ensuite été diffusé en France par Madame Guyon (1648-1717) et par Madame de Maintenon, qui a fait de son école de Saint-Cyr, une “maison quiétiste”. Fénelon (1651-1715) appréciait le quiétisme au point de s'en faire le défenseur, ce qui le conduisit à rompre avec Bossuet et à terminer sa vie en disgrâce.
  • (37) G. Galli, op. cit., p. 206.
  • (38) Ibid. : « (...) l'origine judaïque, l'influence de l'occultisme et de la Cabbale, l'opportunisme qui l'a fait passer par ambition du calvinisme à la Ligue Catholique et finalement au parti des 'politiques' (...), “l'obnubilation” contemporaine ».
  • (39) Michel Foucault a démontré avec assez de clarté que la dénomination de maladie mentale, c'est-à-dire sa classification et son catégorisation dans des catégories à la fois précise et didactique sinon thérapeutiques, a représenté de fait le meilleur moyen pour la conjurer, pour l'éloigner de l'ordre des choses “normales” et pour la marginaliser. Au fond, il s'agit tout bonnement d'un exorcisme, mais laïcisé.
  • (40) L'essai de C. Merchant va également dans cette direction. Il suggère de revoir dans cette optique les contributions de personnages aussi fondamentaux de l'histoire des sciences, comme Bacon, Harvey, Newton et Leibniz. Nous est rappellé une déclaration intéressante de Bacon, pour qui « les méthodes grâce auxquelles on peut découvrir les secrets de la nature sont les mêmes que ceux que l'on utilise pour investiguer les secrets de la sorcellerie dans le cadre de l'Inquisition » (op. cit., p. 221) [« Merchant (1980), évoquant l’époque de Francis Bacon, a parlé d’une “mort de la nature”. Elle voulait dire que la révolution scientifique avait détruit une idée de la Nature propre à la Renaissance. Dans le monde de Bacon, l’homme s’était distancié de la nature, elle était devenue quelque chose qu’il fallait dominer. Peut-être faudrait-il parler plutôt de la naissance de la Nature, voire d’une nouvelle conception de la Nature impersonnelle, la nôtre », Ian Hacking].

 

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pièces-jointes :

Les délires de la chasse aux sorcières

 

C'est un mystère troublant que l'épidémie de bûchers où l'on fera périr des milliers de supposées sorcières du XVe au XVIIe siècles. Tentative d'explication.

[Une sorcière sur un bûcher au XVIe siècle. Tableau de l'époque romantique, vers 1860]

bucher12.jpgUne importante exposition du très actif musée historique du Palatinat à Spire a récemment fait le point sur ce que fut la chasse aux sorcières, une ques­tion dont l'étude a beaucoup progressé depuis 2 décennies. On estime qu'en Europe, 40.000 à 60.000 personnes ont été mises à mort par le feu à l'époque moderne sur accusation de sorcellerie. La moitié des victimes étaient de langue allemande et près de 80 % étaient des femmes.

Loin d'être une spéci­ficité du Moyen Âge qui s'en est occupé assez peu, les persécutions contre de supposées sor­cières ne débutent vraiment qu'au XVe siècle. En 1486, paraît à Strasbourg le Malleus male­ficarum, un ouvrage de démonologie conçu par des inquisiteurs, dont l'influence sera déterminante. La chasse aux sorcières s'inten­sifie au cours de la Renaissance et de la Réforme, atteignant son apogée vers 1620 pour diminuer par la suite. Les persécutions disparaissent en Prusse en 1714 et le dernier supplice par le feu en France a lieu en 1718. Les 2 derniers bûchers d'Europe flambent en Pologne en 1793.

L'exposition de Spire apporte d'autres révé­lations. On apprend ainsi que l'Inquisition romaine, espagnole et portugaise s'est relative­ment peu intéressée aux prétendues sorcières. Le Parlement de Paris non plus. Là où l'État est fort, les juges locaux suivent leur hiérarchie. C'est également le cas dans les territoires que les papes contrôlent en Italie. Luther et Calvin sont en revanche d'actifs acteurs de la dénon­ciation des présumées sorcières. Seul le monde orthodoxe paraît relativement immunisé.

L'arc flamboyant des bûchers court de l'Écosse à la Suisse par les Pays-Bas et le Rhin. C'est là une longue ligne de fractures con­fessionnelles où les conflits sont intenses et la guerre quasi permanente sous prétexte de religion. La chasse aux sorcières, résultat d'angoisses nombreuses, y prolifère. Les archives font état de 3 millions de personnes menées devant les tribunaux séculiers sous la pression populaire. Les hommes de loi qui méprisent les “superstitions” de rustres, tel Jean Bodin, auteur d'une Démonomanie des sorciers (1587), y jouent un rôle souvent plus néfaste que les gens d'Église.

Les conflits religieux du temps affolent les contemporains que hantent les menaces de subversion. Beaucoup croient identifier les complices du Malin qui sait, c'est alors l'évidence, nuire aux hommes, aux bêtes et aux fruits de la terre. Le début du “petit âge glaciaire” avec ses mauvaises récoltes, ses hivers extrêmes et ses étés pourris semble alors attester mille maléfices.

Les intenses inquiétudes qui travaillent les esprits se manifestent tout particulièrement dans le Saint-Empire, divisé en près de 300 États traumatisés par les conflits religieux. Les bûchers y feront près de 25.000 victimes. Alors que certains pays protestants échappent totalement à la chasse aux sorcières comme le Wurtemberg, d'autres au contraire, comme la Thuringe, s'y distinguent tristement. Du côté catholique, même absence de cohérence. Si les principautés épiscopales de Bamberg, de Cologne et de Wurtzbourg traquent le démon avec un zèle effroyable, la Bavière ou les États allemands des Habsbourg restent relativement modérés. L'Écosse et les pays nordiques sont les plus acharnés du côté protestant, ainsi que la Lorraine ducale et certains cantons suisses du côté catholique. La persécution existe donc dans les 2 religions. La sorcière incarne toutes les dépravations morales et, dans un souci de purification de la société, les adversaires s'acharnent à éradiquer ce qu'ils perçoivent comme un fléau.

Les liens entre l'essor de la modernité et la sorcellerie ont été bien mis en valeur par l'exposition de Spire. Celle-ci a posé la question-clé du rôle du nouveau médium qu'est l'imprimerie. En effet, le monde rural entame son acculturation à l'écrit dès le XVe siècle. Des Flandres aux Alpes se manifeste une avance en faveur de la lecture. L'invention de Gutenberg accélère l'offensive par l'écrit mais aussi par l'image. Almanachs, placards, libelles et autres feuilles volantes se multiplient précisé­ment après 1500. Un siècle plus tard, estampes et gravures circulent en Europe par millions. Elles décrivent avec force détails tous les méfaits des présumées sorcières et alimentent ainsi les psychoses collectives.

Loin des campagnes, beaucoup d'usages étranges et superstitieux se maintiennent et se développent au-delà du XVe siècle. On pour­suit en effet de prétendues sorcières jusque sur les trônes (Ann Boleyn en Angleterre) ou à côté (Léonora Galigaï en France). Dans les cabinets des princes et des savants, on voit d'étranges objets : défenses de licorne, veaux bicéphales, coraux, œufs d'autruche, monstres de toutes sortes. Ils cohabitent avec les astro­labes et les nouveaux globes terrestres. Où s'ar­rête la “superstition”, c'est-à-dire l'ensemble des coutumes rustiques rejetées par les clercs ? L'exposition de Spire a présenté ainsi une très étrange collection de bézoards, concrétions trouvées dans l'estomac de certains rumi­nants. Acquis dans les deux Indes au prix de dix fois leur poids en or et montés en amu­lettes, ils sont portés par de grands person­nages. On voit ainsi celui du duc d'Albe, gouverneur général des Pays-Bas, ou celui du cardinal de Richelieu... Comme la plupart des objets présentés, ils témoignent d'inextricables contradictions entre foi religieuse et soif de savoir, science et crédulité, curiosité et peurs irrationnelles, progrès des connaissances et attente de la fin des temps.

Il ne fait pas de doute que les réformes protestante et catholique, engagées sur le périlleux chemin d'une rationalisation de la foi, ont soudain dévoilé la persistance d'un paganisme populaire assimilé à des supersti­tions. Ont-elles cherché à déraciner une « sagesse païenne transmise par des femmes » ? Au XIXe siècle, l'historiographie romantique et nationale l'interprétera souvent ainsi. Les frères Grimm et nombre d'historiens allemands verront dans l'Église romaine l'actrice principale des persécutions. De nombreuses études seront ensuite réalisées en Allemagne sous le IIIe Reich. Mais les nazis eux-mêmes étaient divisés sur l'interprétation de l'histoire de la sorcellerie. Pour les uns, les sorcières avaient été des femmes porteuses d'une religiosité germa­nique. Pour les autres, elles ne représentaient que des parasites sociaux que l'on avait bien fait d'éliminer. En marge de ces polémiques l'Ahnenerbe (organe de recherches de la SS) rassembla 30.000 dossiers qui consti­tuent aujourd'hui l'une des principales sources de documentation pour tout travail sur la chasse aux sorcières en Europe.

 

• Historisches Museum der Pfalz, Speyer. Catalogue en allemand (Minerva Verlag). Textes pour la visite en français. Jusqu'au 13 juin 2010. www.museum.speyer.de

► Éric Mousson-Lestang, La Nouvelle Revue d'Histoire n°48, mai-juin 2010.

◘ Histoire de la sorcellerie

balai-10.jpgAprès les travaux de Robert Mandrou, Jean Delumeau ou Robert Muchembled, on peut désormais se reporter à l'ou­vrage de synthèse de Colette Arnould. Publiant la version augmentée et actuali­sée d'un premier travail, ce professeur de philosophie entraîne le lecteur loin des lieux communs et offre un large tableau de l'étrange histoire de la magie et de la sorcellerie en Europe depuis l'Antiquité jusqu'au XXe siècle. Elle remonte les siècles jusqu'aux adeptes contemporains du satanisme. Car la magie, sinon la sor­cellerie, est de tous les âges. Cependant, du paganisme au christianisme, une modification importante s'est produite, où magie, religion et superstition ont vu leurs rapports se modifier, tandis que la sorcellerie prenait le visage féminin de la sorcière. Mais quels liens y a-t-il entre la sorcellerie et le diable, dont la figure s'im­pose à la fin du Moyen Âge ? Ainsi que le remarque C. Arnould, « le diable n'est pas tout le christianisme, comme l'a dit Voltaire, mais il en est partie inté­grante, puisque deux dogmes fondamen­taux lui sont liés : dogme du péché originel et, par voie de conséquence, dogme de la rédemption ». Malgré son message de consolation, poursuit C. Arnould, le Christ est sans pitié pour le pécheur impénitent voué à « la fournaise ardente, aux pleurs et aux grince­ments de dents » (parabole du filet, Matthieu, XIII, 47-50). De son côté, l'Apocalypse décrit l'heure terrible du Jugement dernier et les souffrances éternelles réservées aux adeptes de Satan. C'est au cours du Moyen Âge que les clercs prêtent au diable un visage, tandis que la peur du Jugement dernier s'amplifie pour aboutir aux scènes hallucinantes peintes par Jérôme Bosch. Ces terreurs sont relayées par la dénonciation des hérésies contre lesquelles intervien­dront les inquisiteurs. Fourmillant d'exemples vivants, le livre de C. Arnould fournit des clés pour pénétrer dans le monde toujours renouvelé des peurs collectives.

• Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie, Tallandier , 2009, collection Texto, 495 p., index.


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SORCELLERIE ET CULTURE POPULAIRE

 

italia10.jpgSabbat, démons grimaçants, maléfices, envoûtements, vols nocturnes sur des balais, danses avec des boucs... Autant d'images qui, dans notre imaginaire, s'appliquent spontanément à la sorcellerie européenne, et que nous avons tendance à situer dans les périodes obscures du Moyen Âge, avant l'émergence de la Renais­sance et de la raison. Un examen attentif du rythme des procès de sorcellerie, de l'évolution des thèmes démo­niaques, infirme cependant cette vision d'une Europe chrétienne engoncée dans les terreurs de l'enfer et de Satan, avant que n'apparaisse l'optimisme d'un XVIe siècle plus “raisonnable”, renouant avec la science et l'Anti­quité. Plusieurs ouvrages récents consacrés au sujet permettent d'ailleurs d'en renouveler l'interprétation en fonction des recherches de ce qu'il est convenu d'appeler l'ethno-histoire : la “sorcellerie” rejoint ici l'histoire plus vaste des mentalités, et concerne directement notre patrimoine culturel.

Essentiellement guérisseuse, à l'origine, la sorcière médiévale procure des recettes protégeant contre les mala­dies, à base de plantes prophylactiques (cueillies généralement la nuit de la Saint-Jean), d'eau bénite, de formu­les obscures destinées à évincer le mal. (Dormir enveloppé d'une toile aspergée d'eau bénite protège, par ex., d'un sortilège ou d'une maladie). Elle peut aussi procurer la richesse : « Cellui qui souvent bésnist le soleil, la lune et les estoilles, ses biens lui multiplieront au double », lit-on dans l'Évangile des quenouilles, recueil d'écrits anonymes édités à Bruges en 1475. La sorcière repère les signes fastes et néfastes pour les récoltes, les bêtes, la vie des gens : « Quand quelqu'un se met en chemin et un lièvre lui vient au devant, c'est très mauvais signe ». L'on a recours à ses services pour ramener les maris volages ou supprimer les maris gênants. Sa fonction est d'ailleurs ambivalente au sein de la communauté : thaumaturge, elle est crainte pour les contacts qu'elle entre­tient avec les forces obscures, avec le sacré que l'on s'efforce de contenir à la périphérie du village ; elle peut être maléfique à l'occasion, la nuit surtout. Des rites permettent de se protéger des sorcières nocturnes en met­tant, par ex., aux 4 coins du lit 4 croix de paille cueillie la nuit de la Saint-Jean.

Mais cette crainte n'est que l'envers du respect dont on entoure la sorcière, dans un monde qui n'est pas encore dominé par une vision manichéenne opposant le Bien au Mal. On ne note d'ailleurs à l'époque aucune mention de Satan. Tout au plus une évocation de diables familiers s'intégrant dans l'univers quotidien des paysans. Dans le comté de Foix, au XIIIe siècle, Le Roy Ladurie (Montaillou, village occitan, Gallimard, 1975) relève l'abondance des démons aux cols, aux carrefours ; ils sont en relation avec les âmes des revenants, au même titre que le “messager des âmes”, ce spécialiste dans le village des rapports avec l'au-delà. « Les diables circulent tout autour des gens, sans faire de manières », note Le Roy Ladurie. Il faut mettre l'accent sur la multiplicité de ces diables populaires, affublés de noms savoureux, en Lorraine et dans le Jura, comme Robin, Greppin, Pricasset. Dans le Jura, les diables revêtent d'ailleurs les couleurs vertes, bleues, jaunes des divinités locales ; bienfaisants à l'occasion, on peut leur présenter des offrandes. En plein XVIe siècle, 80 noms différents persistent pour désigner dans le district d'Ajoie, de l'évêché de Bâle, un diable resté fidèle à son ambivalence médié­vale (J. Delumeau, La peur en Occident, Poche-Pluriel, 1978).

L'attitude de l'Église pendant les premiers siècles du Moyen Âge « face à des masses demeurées largement païennes » (J. Delumeau, op. cit.) est dominée par une réserve pragmatique à l'égard du problème de la sorcellerie. Ne sont évoquées pour être condamnées que les chevauchées et assemblées nocturnes. Tout en assimilant ces dernières à des relents de paganisme, Burchard, évêque de Worms, leur dénie d'ailleurs, au XIe siècle, toute réalité. Ce sont des conseils de modération qu'envoient aux autorités européennes les pontifes : en 936, une lettre de Léon VII à un archevêque allemand stipule de laisser en vie les « magiciens » afin qu'ils puissent faire pénitence ; Grégoire VII conseille au roi du Danemark de ne pas persécuter les femmes accusées, à tort, de provoquer tempêtes et épidémies.

Avec le développement des hérésies cathare et albigeoise et la volonté des ordres mendiants de mener à bien la christianisation de l'Europe, apparaissent les premiers signes réels de durcissement. Des bulles pontificales d'abord : celle de Grégoire IX, en 1231, qui nomme un inquisiteur en Allemagne, auteur des premiers bûchers dans la vallée du Rhin ; celle de Jean XXII, Super illius specula, qui assimile pour la première fois sorcellerie et hérésie, activant ainsi les poursuites — on commence alors à parler d'une secte adorant Lucifer, avec débor­dements sexuels et profanation de l'hostie —, celle enfin d'Innocent VIII, Summis desiderantes affectibus, qui villipende, en 1484, les méfaits des sorcières en Haute-Allemagne. Dans le même temps naissent les procès de sorcellerie, où l'on voit s'élaborer l'image d'une « anti-Église nocturne qui adore Satan, renie le Christ » (J. Delumeau, op. cit.).

Le terme de “sabbat”, pour désigner les assemblées sacrilèges des membres de cette Église du diable, fait son apparition dans les procès intentés en 1330-1340 à des sorcières toulousaines. D'autres pro­cès voient le jour à Carcassonne et Toulouse en 1412, dans les Alpes françaises et suisses, dans le Jura en 1430, à Arras en 1459, en Haute-Allemagne à la fin du XVe siècle. Au Pays basque, les procès de la province de Guizpuzcoa en 1466, d'Amboto en Biscaye en 1500, de Navarre en 1527, font sensation (JC Baroja, Les sorcières et leur monde, Gal., 1972). Entre temps, le Malleus maleficorum, édité à Strasbourg en 1486, est devenu l'outil de travail indispensable à la répression, l'ouvrage de référence apprécié des juges. Œuvre de 2 dominicains allemands, Henri Institoris et Jacob Sprenger, ce « marteau des sorcières » affirme avec force la réalité du sabbat et des actes maléfiques, et insiste tout particulièrement sur le rôle des femmes en ce domaine.

Ce que Pierre Chaunu nomme le « satanisme flamboyant » (Sur la fin des sorciers au XVIIe siècle, in Anna­les – Économie, société, civilisation, juil.-août 1969) culmine dans les années 1560-1630. L'Europe des sorciers comprend l'Allemagne (celle du Sud-Ouest surtout), la Suisse actuelle, les Pays-Bas espagnols, l'Angleterre (l'Essex tout particulièrement), la France enfin (Pyrénées et Lorraine, puis Bourgogne, Champagne, Franche-Comté et Languedoc, enfin Normandie, Béarn et Guyenne). En revanche, les procès seront rares dans l'Europe médi­terranéenne, en Espagne notamment (sauf au Pays basque) et en Italie. Les franges nordiques de l'Europe seront également relativement épargnées, malgré une poussée de l'épidémie vers le Danemark, l'Écosse, puis la Suède vers 1660.

À cette flambée de procès correspond l'apogée des parutions de traités de démonologie, œuvres d'érudits con­nus et qui, grâce à l'imprimerie, connaissent un impact débordant largement le cercle restreint des ecclésiasti­ques et des légistes. Par des “feuilles volantes” proposées par les colporteurs, les thèmes sataniques atteignent les masses rurales elles-mêmes. Le diable est à la mode, pourrait-on dire, et particulièrement en Allemagne. Succès constant pour le Malleus qui dépasse, chiffre énorme pour l'époque, les 30.000 exemplaires en 1660. On le trouve dans toutes les principales villes rhénanes, mais aussi à Venise et à Paris. En tout, on ne connaît pas moins de 345 titres consacrés au sujet durant la période critique des procès. Quelques traités de démonolo­gie émergent plus particulièrement de cet océan de littérature consacrée à Satan.

En 1580, Jean Bodin, juriste et politologue célèbre, fait paraître un ouvrage intitulé De la démonomanie des sorciers, en grande partie pour répondre à Jean Wier, médecin d'origine rhénane, qui avait nié l'existence du sabbat et proposé un traitement médical des sorcières victimes du démon. L'ouvrage de Jean Bodin connut un succès remarquable. Or, il lance un appel impitoyable à la répression, après avoir tracé un tableau détaillé des « quinze crime des sorcières » (JC Baroja, op. cit.), dont il fait le Mal absolu à évincer de la terre. Henri Boguet, grand juge au comté de Bourgo­gne, produit en 1602 un Discours exécrable des sorciers, où l'éviction du crime de sorcellerie apparaît comme le premier devoir d'un État. Nicolas Rémy fait périr un millier de personnes en Lorraine de 1576 à 1591, après quoi il écrit à son tour un traité de démonologie, fruit de son expérience de juge impitoyable. Ces ouvrages sont l'œuvre de juristes laïcs. Du côté ecclésiastique, celui du jésuite flamand Del Rio connaît, lui aussi, un succès immédiat. Son Disquisitionum magicarum libri sex, paru en 1611, est en effet traduit en français, puis en allemand quelques années plus tard. Or, tous ces auteurs appartiennent à l'élite intellectuelle de leur temps : Del Rio parle 9 langues et s'est fait remarquer par une édition de Senèque ; Boguet a produit une étude latine des coutumes de Bourgogne ; on connaît l'érudition et le talent politique d'un Jean Bodin. C'est donc bien la culture savante de cette époque qui s'exprime dans ces traités de démonologie et c'est bien elle, nous le verrons, qui a forgé l'image de Satan.

Dans les années 1670, on assiste au reflux des procès de sorcellerie. La sorcellerie réprimée n'apparaît plus que dans les affaires d'empoisonnement, d'escroquerie, de ruine de familles. Les “fausses sorcières-devineresses”, qui abusent de la crédulité de leurs clients, font leur apparition. Le crime de sorcellerie devient alors un délit ordinaire puni d'une simple peine d'enfermement. L'ère des bûchers est terminée. Mais il reste à expliquer la formidable vague des procès de sorcelleries aux XVIe et XVIIe siècles, et l'engagement d'éminents savants, juristes et lettrés, dans le vaste processus d'élimination du mal satanique.

L'Europe est en crise, et cette crise est d'abord religieuse. On serait tenté d'établir une corrélation entre les guerres de religion qui sévissent en Europe et l'apogée des procès de sorcellerie. Quelques études locales interdi­sent toutefois une généralisation trop hâtive. Ainsi le canton de Neufchâtel échappe-t-il aux guerres de religion, mais non à l'épidémie de sorcellerie entre 1610 et 1670. En revanche, les écrits de Luther et de Calvin ont large­ment contribué à la vulgarisation des thèmes sataniques : « Satan regarde le fer comme de la paille et il ne redoute aucune force terrestre », déclare Luther.

L'Europe traverse également une crise économique et sociale, dans le monde rural en particulier. Hausse des prix, disettes, transformation profonde des structures communautaires traditionnelles développent au sein même du village des tensions insoutenables. Dans son étude consacrée à l'Angleterre, Alan Macfarlane (Witchcraft in Tudor and Stuart England, 1970) note l'émergence en Essex, au moment où fleurit la sorcellerie, d'un groupe de paysans « plus pauvres dont les liens avec leurs voisins un peu plus riches devenaient plus ténus ». Le mouve­ment des enclosures [clôturage], la fin de l'économie traditionnelle du “manoir” ne font que précipiter cette paupérisation d'une partie de la masse rurale, et, avec le début du capitalisme agraire, éclatent les liens de solidarité villageoise lors même que les structures démographiques déstabilisées font de l'Europe un monde “trop plein” où la terre devient plus rare. Appauvrissement conjoncturel des masses paysannes, mais aussi effritement de la conscience de l'intérêt collectif.

Robert Muchembled (Les derniers bûchers. Un village de Flandre et ses sorciers sous Louis XIV, Ramsay, 1981) constate le même phénomène dans certains villages du Nord de la France, non dans ceux où, comme en Île-de-France, la domination d'une minorité de gros fermiers “coqs de village” est déjà nettement assurée sur la masse paysanne, mais, bien au contraire, dans ceux où la disparité des communaux, condition nécessaire d'accès à la modernité économique, accentue l'accaparement de la richesse par les plus puissants des “laboureurs”. La sorcière devient peut-être alors le bouc-émissaire de tensions exacerbées, dans le cadre d'une lutte pour le pouvoir au sein même du village. Dans les procès, les témoins-accusateurs sont en général des hommes appartenant à la hiérarchie villageoise, plus aisés que les accusés. Ce sont souvent des “laboureurs” (possédant au moins un train de charrue et des chevaux) qui accusent les “sorcières” (elles sont souvent vachères communales), leur reprochant précisément d'attenter à leurs biens (vaches, chevaux morts, récoltes mauvaises, etc.). Comme si, par, le sacrifice de la sorcière, le village se ressoudait, tout en se rachetant de n'avoir pas respecté les coutumes d'entraide traditionnelles (la sorcière est censée s'être vengée d'un don refusé).

Si ce schéma s'applique difficilement dans des régions économiquement en retard comme les montagnes, il a le mérite de souligner le profond malaise immergeant la société rurale : une crise de confiance dans l'efficacité de ses moyens traditionnels d'action sur le monde — la sorcellerie au sens populaire — face aux malheurs du temps, des tensions parfois exacerbées, amènent à davantage de pessimisme, à une réceptivité accrue au modèle d'explication démoniaque divulgué par les sermons et l'imprimerie. Le malaise et la recherche de son remède — le procès — pourraient expliquer que certains villages soient allés au devant du désir des juges dans l'exter­mination des sorcières, bien qu'une partie ou la totalité des frais de procédure fussent à la charge de la commu­nauté villageoise. Un exemple : le 7 novembre 1611, le mayeur, 4 échevins et 2 hommes de fief du village de Dechy, près de Douai, écrivent à l'abbé de Saint-Amand parce qu'ils désirent faire poursuivre les sorcières du lieu, proposant de payer 40 florins carolus par bannissement ou exécution (R. Muchembled, Cul­ture populaire et culture des élites, Flam., 1978, p. 316). L'accusation peut donc venir “du bas”, sans intervention préalable des autorités civiles ou religieuses.

la mise en place du « théâtre de Satan »

[ci-dessous : 3 sorcières brûlées vives, estampe issue d'un pamphlet germanique, 1555. Les XVIe et le XVIIe siècles, et non le Moyen-Âge taxé d'obscurantiste au Temps des Lumières, correspondent à la grande époque de la “chasse aux sorcières”. « Satan sort du sein brûlant de la sorcière. Quelque peur que l’on ait de lui, il faut avouer que, sans lui, on fût mort de monotonie », Jules Michelet, La Sorcière (1862)]

persec10.jpgCrise politique enfin. L'émergence de l'État moderne s'accompagne au XVIe siècle d'une volonté accrue de contrôle des régions éloignées des centres de décision. En France notamment, R. Muchembled montre la concordance des zones maximales de procès avec les régions les plus excentrées politiquement. Si l'on excepte la Bretagne, qui échappe à l'épidémie diabolique, ce sont les « provinces les plus tardivement conquises, les plus particularistes, les plus réticentes à l'égard de la centralisation absolutiste qui sont les plus touchées » — celles précisément qui furent parfois, comme le Béarn et la Guyenne, les terres d'élection du protestantisme. En ce cas, « le sorcier accumule sur sa tête les crimes d'hérésie et de résistance passive ou violente aux décisions des hiérarchies » (R. Muchembled, op. cit.).

Autre exemple, celui du Nord, où le même auteur remarque que les 2 périodes aiguës de répression correspondent à une volonté de reprise en main politique, sous l'action de l'Espagne en 1580-1630, sous celle de Louis XIV en 1650-1680. En Navarre, l'épidémie de sorcellerie coïn­cide, en 1527, avec l'annexion de la région au royaume de Charles Ier ; ici, ce sont les partisans des anciens rois de Navarre, les Agramontais, qu'on a voulu évincer (JC Baroja, op. cit.). Le cas du Pays basque, enfin, est révélateur. En 1609, Pierre de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux, est détaché par Henri IV dans le Labourd pour en extirper la sorcellerie. Ce fin lettré, qui a écrit 2 ouvrages remarqués de démonologie, réagit de manière significative contre le particularisme basque. La langue incompréhensible et inclassable devient suspecte et « langue du diable ». Les coutumes locales sont taxées de perversion : des femmes exerçant en l'ab­sence de leurs maris, marins-pêcheurs, les plus hautes responsabilités sociales, ne peuvent qu'être des victimes toutes désignées pour les démons. Le clergé local n'échappe pas à la vindicte du magistrat bordelais : les curés sont poursuivis pour leur amour irraisonné de la pelote basque. « Les Labourdans n'aiment ni leur patrie ni leurs femmes, ni leurs enfants, ils ne sont ni Français ni Espagnols, et leurs coutumes ne peuvent donc pas être précisées », conclut Pierre de Lancre (Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, 1, 2, in JC Baroja, op. cit.). C'est dans la spécificité basque en dernière analyse qu'il enracine le sabbat, en refusant la différence au sein du monde qui se veut davantage maître des corps et des esprits. Nous touchons ici l'essen­tiel du sujet : une lutte entre 2 conceptions du monde opposant l'État moderne et l'Église plus musclée de la Contre-Réforme aux coutumes et croyances traditionnelles, la culture écrite à la culture orale, la culture savante à la culture populaire. En définitive, il s'agit bien d'une « guerre culturelle ».

En parlant d'une « mentalité obsidionale », Jean Delumeau (op. cit.) résume la « peur » qui saisit, au moment où éclatent partout les procès de sorcellerie, les élites intellectuelles, laïques ou ecclésiastiques, de l'Europe de la Renaissance. Une culture qui se sent menacée, face au maître du monde, Satan — Satan dont on attend l'as­saut suprême, car la Parousie, pense-t-on, est proche. « L'ennemi sait dans sa rage qu'il n'a plus que peu de temps », peut-on lire dans le Malleus. Et les auteurs d'ajouter : il « fait donc pousser dans le champ du Seigneur une perversion hérétique surprenante » — la sorcellerie. Voici les sorcières assimilées aux suppôts de l'Anté­christ, dont l'humaniste Sébastien Brant annonce également la venue prochaine. Satan, le diable théologique, ne peut être que maléfique et bien qu'en théorie il soit soumis à Dieu, ses pouvoirs sont en pratique illimités en ce monde. « Prince du monde », il mène la danse. « Nous sommes corps et biens assujettis au diable », déclare Luther. Les démons, que les traités de démonologie tentent de recenser, sont par ailleurs innombrables : Jean Wier en distingue 7.406.127, assujettis à 79 princes soumis eux-mêmes à Lucifer (De praestigiis daemonum, 1564).

Faisons à ce propos une remarque : c'est pour mieux recenser le nombre des démons que le mathémati­cien écossais Napier conçut le logarithme (E. Todd, Une histoire de la peur en Occident, in Le Monde, 25 octobre 1978) ! De quoi battre en brèche l'image simpliste d'une Renaissance uniformément engagée dans la voie opti­miste d'un progrès des connaissances... La “peur” qui secoue l'Europe de cette époque se traduit aussi par l'abondance de la représentation des “transis” (1) sur les tombes, par la multiplication des danses macabres : 80 aux XVe et XVIe siècles, une centaine seulement pour les 3 siècles postérieurs (cité par Jean Delumeau, Le pessimisme de la Renaissance, in Le Monde, 1er février 1981). C'est précisément en Italie et en Espagne, pays les moins affectés par l'épidémie de sorcellerie que ces représentations sont les plus rares. La peur de la mort, la peur de la Parousie convergent donc vers Satan et les sorcières. Or, il y a urgence : « les sorciers marchent par milliers, multipliant en terre, tout ainsi que les chenilles en nos jardins », affirme Jean Bodin. Il faut donc agir vite, et avec force.

Après avoir désigné l'ennemi et son allié — la sorcière —, on peut mettre en place la procédure d'extermina­tion ; le « théâtre de Satan », selon l'heureuse expression de Muchembled (Les derniers bûchers, op. cit.), peut fonctionner. État absolutiste et Église post-tridentine y trouvent leur compte : il s'agit bien là d'un acte politi­que masquant une « stratégie de domination ». La mise en scène de la sorcellerie savante des juges est en fait bâtie sur un modèle unique, dont la monotone répétition devient significative. À la base, une “rumeur”, pas vraiment spontanée puisque le stéréotype savant de la sorcière a été largement véhiculé par les sermons ou la lecture publique de l'acte d'accusation lors de l'exécution de l'accusée. Puis c'est la recherche de la preuve, du pacte passé avec Satan. Dans ce domaine, les paysans sont partisans d'une méthode rappelant l'ordalie médié­vale, l'épreuve de l'eau. Si la sorcière flotte après avoir été immergée, c'est qu'elle est protégée par le diable. Mais la procédure savante déterminera plutôt sur le corps de l'accusée la “marque” du démon, c'est-à-dire un endroit insensible aux piqûres, que le “piqueur” se doit de localiser. L'audition des témoins est suivie de l'inter­rogatoire de l'accusée, avec ou sans utilisation de la torture. Le résultat est en général garanti : l'accusée finit par avouer tous les crimes qu'on lui reproche.

C'est là qu'intervient l'élément essentiel du procès : la persuasion des juges. Alors que témoins et accusée par­lent de tout autre chose (bêtes mortes, vaches stériles, maladies, récoltes gâchées), les juges déplacent le dis­cours vers Satan et le sabbat. On persuade l'accusée de son appartenance à une antireligion, l'Église du diable, par une mise en scène impressionnante, et surtout grâce à la subtilité de questions-types tirées des manuels de démonologie, qui suggèrent en fait la réponse. Les juges, détenteurs de cette arme culturelle qu'est l'écrit ; ont en face d'eux, la plupart du temps, des illettrés, ne parlant pas toujours la même langue qu'eux, puisque beau­coup s'expriment dans ce qu'il est convenu d'appeler le patois. Les juges rencontrent parfois chez l'accusée une certaine méfiance, comme celle qu'exprime Madeleine Desnas, 78 ans, qui reproche au papier d'être « si doux » qu'on peut y écrire ce que l'on veut (2). Mais c'est la soumission à la persuasion dominatrice des juges qui est la règle.

Un exemple : en 1599, Reyne Percheval, veuve d'Estienne Billot, est accusée de sorcellerie à Bazuel (près de Cambrai). On lui reproche la mort d'une vache, la naissance d'un veau monstrueux, la mort de sa petite fille, l'envoûtement d'un ménage de notables. Mais aucune trace de sabbat, ni même du diable. Mise à la torture, pressée de questions, elle avoue avoir agi avec une « poudre » maléfique, don du diable qu'elle a connu charnellement, et avoir également participé aux danses du sabbat (R. Muchembled, Culture popu­laire et culture des élites, op. cit., p. 302). La démonologie savante des juges s'est donc imposée, centrée autour des réunions sabbatiques. Del Rio en fournit une description minutieuse dans son traité : « Les sorcières, après s'être enduites d'onguents, ont coutume d'aller au sabbat en chevauchant un balai, boucs ou chiens. Elles arri­vent au jeu... où le démon préside la réunion, sous la forme d'un bouc ou d'un chien. Elles s'approchent de lui pour l'adorer... Et pour que le crime soit plus grand, elles imitent le sacrifice de la messe. Quand elles com­munient, elles gardent l'hostie et l'offrent au démon, tous les assistants la foulant ensuite aux pieds ». Banquets (sans sel), danses, accouplements sexuels (parfois avec des démons), complètent le tableau ; les sorcières se séparent après avoir obtenu une graisse ou une poudre destinées à leurs maléfices.

[Ci-dessous : bûcher. En réprimant avec férocité la sorcellerie, l‘Église de la Contre-Réforme vise à « normaliser » les comportements et à faire disparaître les survivances équivoques du «paganisme chrétien». Forte de l'appui des élites et de l’État, elle façonne la culture populaire en « Église du diable » pour mieux assu­rer la conquête mentale du monde rural. Tous les moyens sont bons pour mener à bien cette entreprise]

bucher10.jpgLes “aveux” de l'accusée sont suivis de l'exécution publique (3). Cérémonie sociale, elle se veut exemplaire, purificatrice pour la communauté tout entière. Nous atteignons ici l'acmé du “psychodrame collectif” que constitue le procès de sorcellerie. Il est clos par un sacrifice rituel, finalement admis par la sorcière elle-même et qui « célè­bre le triomphe d'un christianisme régénéré et conquérant » (R. Muchembled, Les derniers bûchers, op. cit.), vainqueur de Satan et de sa secte maléfique. Écoutons la sentence de Madeleine Allard, demeurant à Four­mies, accusée en 1679 d'avoir fréquenté les sabbats et enduit de graisse diabolique les pommes d'une voisine. Elle fut « condamné à estre délivré entre les mains de l'exécuteur de haulte justice, pour estre par luy conduite au devant de l'église et là, à genoux, en chemise, la corde au col, tenant une torche ardente du poids de 2 livres, dire et déclarer que témérairement et meschamment (suit la liste des crimes), qu'elle demandait pardon à Dieu, au Roy et à la justice, et de ce fait d'estre étranglée à un potteau et à mesure de tous son corps brûlé et ses cendres jettées au vent » (R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites, op. cit., p. 299). Les tex­tes eux-mêmes du procès étaient parfois jetés dans le feu, de manière à purger la terre de toute trace d'impureté diabolique.

[Ci-dessous : la “chaudière du diable” vue par l'imagination populaire. « La sorcellerie populaire, que craignent les ruraux, n'a rien à voir avec le satanisme que recherchent les magistrats » (Robert Muchembled)]

chaudr10.jpgFace au terrorisme intellectuel des juges se trouvent les accusés et, dans une large mesure, les témoins. Nous avons dit qu'ils parlent spontanément un langage différent, celui de la “sorcellerie populaire”, avant la manipu­lation des réponses par le « questionnement oblique des accusateurs, à travers le miroir déformant de la culture savante ». Cette sorcellerie-là ne diffère guère de celle qui est évoquée dans l'Évangile des quenouilles, étude ethnographique involontaire des coutumes picardes au XVe siècle que nous avons déjà citée. Rappelons qu'il s'agit de rites destinés à chasser le mal (ou à le provoquer), à jeter des passerelles entre le visible et le sacré : « celui qui aura les fièvres tierces, et il porte son col en un sac de soie de billets magiques, sans doute il guérira » ; « pour êstre quite de poirions (verrues) il faut prendre du fil que femme a filé tandis qu'elle couche d'enfant et en lier les poirions ; incontinent ils cherront (tomberont) ». Nos sorcières pratiquent une « économie du surna­turel », où le corps apparaît comme un microcosme relié au macrocosme qu'est l'univers. Une pensée magique, donc, dirigée la plupart du temps vers des activités protectrices et thaumaturges. Mais celui qui guérit un mal peut dans le même temps l'envoyer, ambivalence (que l'on retrouve chez de nombreux saints guérisseurs popu­laires) qui n'est pas sans rappeler celle de certains dieux antiques (4). C'est en fait l'ensemble de ces pratiques, bénéfiques ou non, qui sont condamnées, parce qu'émanant d'une même vision non chrétienne du monde. « Ceux qui retournent aux devins pour retrouver leurs biens temporelz ou pour estre guéri de quelques maladies » sont assimilés par un prédicateur de Béthune au XVIe siècle à de mauvais chrétiens, car « les devins sont ennemis de Dieu et serviteurs du diable ».

[Ci-dessous : les amours diaboliques (Ulrich Molitor et Olaüs Magnus, Historia de gentibus septentrionalibus, 1555)]

ulrich10.jpgL'accusation d'idolâtrie est proche. Au nom du monothéisme exclusif, le recours aux saints guérisseurs eux­mêmes est interdit : « Tout cela est deffendu en cest article qui est au premier commandement : non habebis deus alienos coram me ». À travers les procès de sorcellerie, c'est un pan fondamental de la culture populaire que l'Église entend extirper des mentalités, à un moment où la conquête spirituelle des campagnes est à l'ordre du jour. L'Église de la Contre-Réforme n'entend plus se contenter à bon compte de conformismes de surface. L'orthopraxie doit céder la place à une religion intérieure, à une foi vécue par chaque individu. Armée du caté­chisme imprimé, l'Église post-tridentine entend normaliser les comportements. Les édits contre les chansons, les kermesses villageoises, les danses (notons que la danse est un élément central du sabbat), la fréquentation des tavernes pendant les offices religieux, se multiplient. L'attitude même devant la mort a changé. Ainsi, en 1599, une sorcière, Reine Percheval, est accusée d'avoir ri lors d'un enterrement. Étudiant l'évolution de la fête populaire en Languedoc (R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites, op. cit. ; cf. aussi : Histoire de la France rurale, Seuil, II, p. 308), D. Fabure conclut que « la Contre-Réforme abat sur le moindre village sa chape de plomb ». « Sous la houlette des prélats (..) l'Église d'une façon très méthodique.. lutte pied à pied contre les formes d'expression populaire ». Affrontements donc entre 2 cultures opposées. Lutte iné­gale, où l'Église, forte de l'appui des élites et de l'État, construit l'Église du Diable pour mieux assurer la con­quête mentale du monde rural.

Robert Muchembled met précisément en évidence la concordance entre les grands moments de la volonté de christianisation des campagnes et la flambée des bûchers de sorcières. La première poussée correspond à la décou­verte d'un « océan de superstition », la violence du heurt entre les idéaux chrétiens régénérés et la vieille culture populaire rurale expliquant la multiplication des procès de sorcellerie de 1580 à 1610 (5). Puis, au début du XVIIe siècle, des prêtres (6) mieux formés et plus nombreux, exaspérés par la résistance passive du monde rural (saint Vincent de Paul notera avec amertume la retombée des masses dans l'erreur après le départ des missionnaires), accentuent la répression.

Dans cette lutte entre l'oral et l'écrit, entre la culture populaire et un christianisme devenu plus agressif, la “sor­cière” assure en définitive malgré elle la transition des campagnes vers la “modernité”. Elle se trouve d'ailleurs rejetée par une partie de sa culture d'origine, car la multiplication des écoles paroissiales (l'alphabétisation est un moyen de lutte contre les “superstitions”) détache dans le village une fraction de paysans, des hommes aisés en général, plus ouverts à la culture écrite négatrice du mental traditionnel. Sacrifiée à la fois par sa civilisation d'origine et par celle des élites, écrite et catholique, la sorcière devient le symbole vivant des “superstitions popu­laires” contre lesquelles luttent les agents du pouvoir royal et les missionnaires. Pour réaliser la soumission des âmes et des corps, pour acculturer les campagnes, il importe de refouler les croyances et les pratiques magiques. La Contre-Réforme sera avant tout une « progressive imposition à toute une société de la manière dont les clercs pensaient le licite et l'illicite (..) le chrétien et le diabolique ». Vaste travail de censure et d'acculturation impo­sée.

La fin de la répression, vers 1680, s'éclaire mieux à la lumière de cette guerre culturelle, et met en évidence les carences de la thèse de Robert Mandrou. Celui-ci explique l'arrêt des bûchers par une évolution mentale des élites de la haute magistrature, se haussant à une « conception plus raisonnée de l'existence », annonciatrice des Lumières. Contre les « délires de l'imaginaire », qui engendrent erreurs et peurs à la fois, ces milieux éclairés auraient accédé à une sérénité nouvelle. En fait, outre qu'elle rejette la culture populaire du côté des “délires” et de l'ombre, cette interprétation a le défaut de ne pas mettre en évidence l'inutilité de Satan (7) et des procès à la fin du XVIIe siècle. La répression des sorcières cesse parce que les reclassements sociaux et mentaux sont faits. L'acculturation réussie ne réclame plus de bouc-émissaire.

[Ci-dessous : Stigma diaboli, peinture anticléricale de Clovis Trouille. La sorcière, comme incarnation du féminin, mobilise toute une fantasmatique répressive. Mais elle représente aussi toute une culture. « Dépositaire de la médecine, écrit Roland Barthes, la sorcière possède tous les caractères d'un principe mâle : elle est une essence et elle est un acte d'ouverture. Son nom féminin ne doit pas égarer : plus que femme, elle est matrone, c'est-à-dire sexe superlatif et complet, réunissant le pouvoir mâle et le pouvoir femelle » (Michelet par lui-même)]

12663010.jpgLes remarques précédentes permettent de mieux saisir la sociologie de la sorcière. C'est d'abord une femme (82 % des accusés en France du Nord selon Muchembled), souvent vieille (moyenne d'âge de 60 ans). Pourquoi cette primauté écrasante de l'élément féminin dans les procès de sorcellerie ? Notons d'abord l'héri­tage théologique d'une christianisation diabolisant la femme, suppôt de Satan (J. Delumeau, op. cit., p. 398). « Tu es la porte du diable, c'est toi qui a touché l'arbre de Satan et qui la première a violé la loi divine » : cette condamnation sans appel de Tertullien assimile la femme, Ève éternelle, au péché, à la chute originelle. Thomas d'Aquin insiste, quant à lui, sur « l'imbécillité » de la nature féminine, être débile et faible (« le mâle est plus parfait par sa raison et plus fort en vertu ») ; la femme est donc plus encline à céder aux séductions du démon. Popularisée par les clercs (« femme perfide, femme fétide, femme infecte, elle est le trône de Satan, la pudeur lui est à charge », écrivait au XIIe siècle un moine de Cluny, Bernard de Morlas), cette diabolisation de la femme envahit aussi le monde laïc à travers les sermons des franciscains et des dominicains.

C'est au XVIe siècle toutefois que le discours sur la femme se précise. Œuvre de théologiens, de médecins et de légistes, l'image d'une femme pervertie et sans force se divulgue par l'imprimerie. « Imbecille » selon Del Rio, tentée par Satan, la femme apparaît comme un mâle imparfait pour les sommités médicales que sont Jean Wier ou Ambroise Paré ; son infériorité physiologique l'expose à toutes les faiblesses (entendons à toutes les séductions de Satan). Les légistes s'entendent pour lui reconnaître moins de raison, à cause notamment de sa nature « humide et vis­queuse » (« l'humide s'esmeut aisément » affirme Pierre de Lancre) (8). Pour Jean Bodin, qui distingue les 7 défauts fondamentaux de la femme, celle-ci est l'expression de la « force de la cupidité bestiale, la porte de l'en­fer, la flèche de Satan ». Autant d'affirmations qui ne devaient pas porter les juges à une clémence excessive envers les sorcières.

D'autres raisons expliquent la prédominance des femmes dans les rangs des accusés. Illettrées pour la plupart, celles-ci participent en priorité à la conservation et à la transmission de la culture orale traditionnelle. Dans un chapitre intitulé « Paroles de femmes », Muchembled (Les derniers bûchers, op. cit.) montre, dans un village de Flandre, la spécificité de l'espace féminin, centré autour du foyer, mais aussi autour des principaux rites de passage — naissance, mariage, mort — où interviennent souvent les rites magiques. Les connaissances tradi­tionnelles qui s'y rattachent sont transmises de mère à fille dans le cercle restreint des femmes et sont souvent cachées aux hommes. Exclus d'une partie de l'héritage oral, ces derniers sont par ailleurs, dans ce village, 2 fois plus alphabétisés que les femmes — en voie de rupture donc avec leur civilisation d'origine.

La même remarque est faite par Le Roy Ladurie en terre occitane : l'écart culturel entre hommes et femmes est introduit au XVIe siècle par l'école paroissiale ; les filles deviennent ainsi « les conservatrices-nées d'une culture non scolaire et sauvage, de plus en plus suspectes aux mâles, dorénavant dégrossis et alphabétisés » (Montaillou, village occi­tan, op. cit.). L'âge élevé de la plupart des sorcières ne fait que confirmer leur relation au monde oral tradition­nel ; appartenant à une génération moins touchée par la Contre-Réforme, elles sont soupçonnées de perpétuer les thèmes du mental paysan dans les veillées ou les conseils aux jeunes (9). Reliques anachroniques d'un monde condamné, car suspecté de paganisme, concurrentes objectives des prêtres, elles se devaient de disparaître pour mieux assurer les nouvelles normes culturelles.

toute une topographie religieuse et politique

Femme, la sorcière est aussi paysanne. Si l'on excepte les cas marginaux de sorcières urbaines, comme les streghe italiennes ou la Célestine de Fernando de Rojas (plus proches des entremetteuses vénales que des sorcières), la sorcellerie est un phénomène rural, l'émanation d'un monde moins contrôlé et moins christianisé que celui des villes (JC Baroja, op. cit.). Elle n'est pas cependant qu'un phénomène des franges agricoles, des régions forestières ou montagneuses reculées comme le Pays basque, le Frioul ou le Rouergue : la population dispersée en hameaux n'y fréquente guère l'église ; c'est une « sorcellerie des angles morts » (Le Roy Ladurie, Paysans du Languedoc, Flam., 1969). Les plaines, l'Europe développée sont également touchées. Car elles sont aussi le conservatoire des traditions combattues par la nouvelle culture.

bucher11.jpgLa thèse de Michelet (La sorcière, 1862) est restée célèbre. Fille de la misère et du désespoir, isolée par « l'hor­reur commune », la sorcière serait la marginale par excellence, confinée à la périphérie du terroir, « aux lieux impossibles, dans les forêts de ronces, sur la lande où l'épine, le chardon emmêlés ne permettent pas le pas­sage ». Prêtresse et fiancée du diable, la sorcière trouverait dans les réunions nocturnes réelles du sabbat, néga­trices de l'ordre social qu'elle abhorre, une compensation à ses frustrations quotidiennes. Cette thèse d'une sorcière “déviante”, marginale et révoltée, est infirmée par les recherches historiques récentes. Certes, les accu­sées appartiennent à un niveau social moins élevé que leurs accusateurs. Mais pauvreté ne signifie pas misère. Les pauvres du village, les vagabonds, les vrais marginaux de l'errance peuvent aisément être bannis de la com­munauté à laquelle ils n'appartiennent pas vraiment ; ce sont précisément les seuls à ne pas figurer aux procès. La sorcière, en revanche, est “sociologiquement normale” ; elle est intégrée, même à un niveau inférieur, au village et à son réseau de relations. Un exemple : à Bouvignies, parmi les 4 femmes brûlées en 1679 pour sorcellerie, figure Péronne Goguillon, mariée à un paysan pauvre, mais pourvu du titre « d'homme de fief » (R. Muchembled, Les derniers bûchers, op. cit.). Néanmoins, la sorcière est généralement plus vulnérable socialement. Vieille, souvent veuve, elle est privée à ce titre d'une protection indispensable ; moins « contrôlée par le jeu des clientèles », elle se trouve plus fragile dans une société largement dominée par les alliances et les conflits entre familles.

Peut-on voir dans la sorcière une « déviante sexuelle » ? L'accusation figure dans certains procès (une certaine Nisette est accusée en 1573 d'en être à son quatrième mari !). Surtout, les aveux extorqués insistent sur la copu­lation avec Satan, dans le cadre des orgies nocturnes. Plus qu'une réalité, ces évocations sont l'expression de la répression engagée par la Contre-Réforme dans des campagnes où une relative liberté des mœurs persistait avant 1550. En diabolisant la sexualité, on la rendait coupable ; c'est l'une des facettes de cette “chape de plomb” qui s'abat sur les villageois et leur culture.

Pas de révolte consciente, donc. Tout au plus une volonté d'inversion, une reprise du thème du “monde à l'en­vers”, si fréquent dans la culture populaire, comme en témoigne ce récit d'un adolescent-sorcier au Labourd, évoquant, en 1609, une messe noire à laquelle il aurait assisté : « Le curé faisait l'élévation montrant une hostie noire estant élevé en l'air les pieds contremont et la tête renversée an bas devant le diable ». D'autres affirment que les prêtres du Labourd célèbrent la messe noire “à rebours” (10). Ce thème du monde à l'envers se retrouve dans les fêtes des fous, les “messes-farces” du Midi méditerranéen, qui inversent réellement, mais pour un jour seulement, les réalités hiérarchiques. Inversion mythique d'un monde qu'on ne récuse pas vraiment : les Satur­nales supposent le retour à l'ordre social.

« Quand se décidera-t-on à promener systématiquement sur l'Europe entière un regard ethnographique ? La civilisation traditionnelle qui achève de mourir sous nos yeux mérite autant d'attention que la culture des Dogons », rappelle fort justement Pierre Chaunu. Les recherches historiques récentes vont largement dans le sens de ce plaidoyer de Chaunu pour une ethnographie européenne. Ce qu'il est convenu d'appeler “l'histoire des menta­lités” fait largement appel aux apports de l'ethno-histoire. La “sorcellerie populaire”, à laquelle il faut rendre « son caractère plein et dru de sève idéologique authentiquement campagnarde » (Le Roy Ladurie, Paysans du Languedoc, op. cit.), possède une logique interne totalement différente de celle de la culture savante : elle pro­pose une autre vision cohérente du monde, héritée dans une large mesure de croyances préchrétiennes.

97822010.gifLes liens avec des rites de fertilité émanant du paganisme ont été largement mis en évidence. Entendons-nous : il ne s'agit pas de prouver l'existence d'un culte organisé, autour d'une divinité précise de la végétation, qu'un animal ou un homme incarnerait lors de réunions réelles d'une secte quelconque. Michelet, tenant de la réalité du sabbat, croyait en l'existence d'une secte avec un Satan qui représenterait l'antique Bacchus et Priape. Mar­garet Murray (The Witch-Cult in Western Europa, Oxford, 1921) a tenté de prouver la réalité d'un culte de “Janus” ou Dianus, divinité connue de la végétation. Plus récemment, J. Russel (Witchcraft in the Middle Age, 1972) soutenait encore la réalité des danses orgiaques au sein de réunions clandestines autour d'un être symboli­sant Satan. En réalité, il apparaît clairement aujourd'hui que le “sabbat” est une invention de la démonologie des juges. En revanche, l'on peut reconnaître un paganisme diffus, plus vécu que pensé, dans la mentalité popu­laire. Des textes, des témoignages, voire des éléments actuels du folklore européen le prouvent amplement.

Au XIe siècle, le Canon episcopi affirme que « certaines femmes criminelles, suppôts de Satan et séduites par ses miracles et ses visions, croient et professent qu'elles chevauchent certains animaux et traversent l'espace en compagnie de Diane ou Hérodiade ». Au Pays basque, en Biscaye, Mari, la présidente des sorcières d'Am­boto est censée vivre au sommet des montagnes : on l'appelle la “Dame d'Amboto” (11). Au XVIIe siècle, on possède une affirmation de l'Allemand Godelmann, selon qui les sorcières sortent la nuit de Walpurgis, formant ce qu'il nomme das wûtende Heer (JC Baroja, op. cit.). On reconnaît ici l'un des thèmes majeurs de la mythologie germanique, celui de la “Chasse sauvage”. Des témoignages plus nets encore infirment la vision d'une Europe précocement christianisée. En plein XVIIe siècle, des jésuites envoyés en mission en Italie du Sud découvrent avec horreur que les paysans professent l'existence de cent, voire de mille dieux. Dans l'Angle­terre de la même époque, le puritain Baxter s'aperçoit que plusieurs de ses ouailles croient que le Christ est le soleil, le Saint Esprit, la lune. En plein XVIIIe siècle, le pape Benoit XIV se voit obligé d'interdire en terre pontificale des Lupercales et des Bacchanales jugées indécentes. Des rites bacchiques ont aussi été mis en évidence dans le Mezzogiorno actuel par des historiens italiens.

[La nature même de la « sorcellerie » con­tinue à diviser les spécialistes. Si l'exis­tence réelle du « sabbat » ne peut plus être sérieusement soutenue aujourd'hui, la survivance, chez les sorcières, de certains éléments de cultes païens ne peut pas non plus être mise en doute. Dans Les batailles nocturnes, Carlo Ginzburg critique la thèse de Norman Colin, selon qui la sorcellerie n'aurait été qu'« une projection des angoisses des juges ». En pays germanique notamment, la « Chasse sauvage » est l'héritière du mythe d'Odhinn-Wotan. Ci-dessous : les « femmes sages » de la religion gauloise (Musée de Metz) : à la fois jeteuses de sort et thaumaturges.]

gaulwi10.jpgCe sont toutefois les 2 études de Carlo Ginzburg (Les batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul, Verdier, 1980, et Le fromage et les vers – L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Flam., 1980), consacrées au Frioul des années 1575-1650, qui montrent le mieux, à partir des procès de l'Inquisition d'Udine, des traits originaux de la culture populaire, les uns liés à des rites de fertilité qui seront diabolisés par les juges, les autres offrant une véritable vision du monde irréductible à la cosmogonie officielle. L'auteur insiste sur la marginalité du Frioul, pays montagneux et austère, où de nombreux villages restent isolés l'hiver par la neige ou la pluie. On y accuse la jeunesse de ne pas fréquenter souvent le culte dominical. Toutefois, la proximité de Venise en fait aussi un monde ouvert sur l'écrit. C'est un carrefour, enfin, où traditions slaves et germani­ques se mêlent, particulièrement dans les croyances des benandanti (“ceux qui partent pour le bien”). Nés “coiffés” (la tête recouverte de la membrane amniotique), dirigés par un capitaine, les benandanti déclarent aller en esprit la nuit livrer bataille avec des branches de fenouil contre sorciers et sorcières armés de tiges de sorgho.

De ce combat qui se tient aux “Quatre temps” (jours de jeûne imposés par l'Église à chaque saison) dépendent les récoltes à venir. « Si nous sommes vainqueurs, c'est une année d'abondance ; si nous sommes vaincus, c'est une année de disette. Tantôt nous combattons pour le froment et les autres grains, tantôt pour les menues récol­tes, tantôt pour les vins ; ainsi en 4 fois, nous combattons pour tous les fruits de la terre ; de ceux qui sont gagnés par les benandanti, la récolte cette année-là est abondante », déclare Moduco, benandante interrogé par l'inquisiteur (C. Ginzburg, Les batailles nocturnes, op. cit.). Quant aux femmes, elles sortent également en esprit aux “Quatre temps” pour voir les morts en leurs processions nocturnes. Cette dernière croyance est rattachée par Ginzburg aux chevauchées nocturnes germaniques, où Frau Holle, Perchta, Diane ou Holda, mènent la troupe des morts prématurés à travers les rues du village. C'est encore une fois le thème de la Wilde Jagd — et l'auteur rappelle la condamnation de ces croyances par le prédicateur Geiler von Kaysersberg, qui, dans l'ouvrage Die Emeis, stigmatise les sorcières et les femmes qui se rendent aux “Quatre temps” auprès de Fraw Fenus et participent la nuit de Noël à la Chasse sauvage. Au retour de leurs jeux nocturnes, nos benandanti féminines se restaurent d'eau claire dans les maisons, sinon elles font tourner le vin dans les caves : offrandes propriatoires liées aux morts et à ceux qui sont habilités à entrer en contact avec eux (12).

Le combat agraire des benandanti masculins semble avoir hérité de certains traits de la mythologie indo­-européenne, notamment ceux relatifs aux anciennes “confréries masculines”. Il résulterait de la réinterpréta­tion d'un rite de fertilité plus ancien, avec affrontement de 2 bandes de jeunes gens personnifiant les démons bénéfiques et maléfiques, la période des “Quatre temps” provenant elle-même d'un ancien calendrier agraire tardivement annexé au calendrier chrétien (13). Ce thème du combat bénéfique pour les récoltes se retrouve en Lithuanie, dans un procès intenté en 1692 à un loup-garou (Ginzburg, Batailles nocturnes, op. cit.). Celui-ci, qui s'intitule “chien de Dieu”, combat aussi pour le bien puisque, trois fois l'an, il lutte en enfer, avec d'autres lycanthropes, contre le diable et les sorciers, et ramène sur terre le bétail et le blé volés par les forces du mal. De l'action de ces loup-garous dépend l'abondance des récoltes à venir.

C'est à partir de 1620 que les benandanti se voient “diabolisés” par les juges. Les thèmes habituels du sabbat, de l'inversion des cérémonies ecclésiastiques, de la profanation de l'hostie apparaissent peu à peu à travers l'in­terrogatoire suggestif des juges : surprenantes, scandaleuses, parce que n'entrant pas dans la grille de l'ortho­doxie catholique, les croyances des benandanti n'ont pas « droit de cité parmi les schémas théologiques, doctri­naux, démonologiques de la culture dominante » (C. Ginzburg, Batailles nocturnes, op. cit.). La “sorcellerie diabolique” — rassurante en un sens — va en prendre le relais. Nos benandanti frioulans se muent trop tard en “sorciers” pour finir sur les bûchers, mais, à cette date, le mythe populaire s'est déjà désagrégé (14).

Au Frioul toujours, le procès du meunier Domenico Scandella, dit Menocchio, réserve bien des surprises. Nous sortons ici du cadre strict de la sorcellerie, mais notre meunier, reconnu coupable d'hérésie, s'inscrit dans le même schéma d'une lutte entre culture orthodoxe savante et culture populaire. Alphabétisé, et même ayant lu des ouvrages savants, Menocchio n'en possède pas moins une “grille de lecture” qui se rattache étroitement à la culture et aux traditions orales (15). Il affirme obstinément une cosmogonie bien singulière. Selon lui, le monde fut créé à partir du chaos originel ; puis « ce volume peu à peu fit une masse, comme le fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent, et ce furent des anges (...) Au nombre de ces anges, il y avait aussi Dieu, créé lui aussi de cette masse... » Et Menocchio d'ajouter : « L'air est Dieu (...) la terre est notre mère (..) Tout ce qui se voit est Dieu, et nous sommes des dieux » (C. Ginzburg, Le fromage et les vers, op. cit.).

Pour expliquer une cosmogonie aussi singulière en son temps, Ginzburg renvoie à des mythes anciens, à une tradition millénaire, transmise par voie orale, de génération en génération (16). Ailleurs, faisant du feu l'élément primor­dial (« le feu est partout comme Dieu »), notre meunier retrouve le cosmos des anciens philosophes grecs, en véritable « Héraclite paysan ». À travers les discours de Menocchio affleurent donc à la surface « une couche encore insondée de croyances populaires et d'obscures mythologies paysannes » (ibid., p. 98), une religion ou le sacré baigne le monde, rétive aux dogmes, profondément préchrétienne. C'est cette vision différente du monde que nous avons vue pourchassée par l'élite ecclésiastique de la Contre-Réforme, décidée à extirper, par l'inven­tion tardive de la peur de Satan et la désignation de ses alliés, ces croyances non conformes. Menocchio, comme les sorcières, finit sur un bûcher.

Par delà les bûchers, une nouvelle topographie religieuse et politique s'est en définitive mise en place. Les liens horizontaux et organiques des solidarités paysannes, la vision ambivalente et non dualiste du monde, ont fait place à une conception chrétienne manichéenne, à une relation verticale de chaque individu avec un Dieu trans­cendant (le sacré étant évacué en fait de l'univers quotidien) et avec un État plus exigeant : l'évêque et l'inten­dant royal contre les “oubliés de l'histoire”. Mettre en évidence les manipulations de la culture savante, faire émerger de l'ombre des pans de la culture populaire, n'est-ce pas en dernière analyse « prendre acte d'une muti­lation historique dont, en un certain sens, nous sommes nous-mêmes les victimes » (ibid.) ? Reprenant à son compte une citation de Walter Benjamin, Carlo Ginzburg conclut : « Seule l'humanité rachetée, c'est-à-dire libérée, a droit à la totalité de son passé ».


► Michèle Gourlaouen, Nouvelle École n°39, 1982.

Agrégée d'histoire, docteur en ethnologie européenne, Michèle Gourlaouen prépare une thèse d'histoire des mentalités sur « La notion de “pays” dans la France d'Ancien régime ».

◘ Bibliographie :

  • Les sorcières et leur monde, JC Baroja (Gal., 1972) ;
  • La peur en Occident, Jean Delu­meau (Poche-Pluriel, 1978) ;
  • de Carlo Ginzburg : Les batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul (Verdier, 1980) et Le fromage et les vers – L'univers d'un meunier du XVIe siècle (Flam., 1980) ;
  • de Emmanuel Le Roy-Ladurie : Montaillou, village occitan (Gal., 1975) et Pay­sans du Languedoc (Flam., 1969) ;
  • Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Robert Mandrou, Seuil, 1980 ;
  • de Robert Muchembled : Culture populaire et culture des élites (Flam., 1978), La sorcière au village, XVe-XVIIIe siècles (Gal., 1979), Les derniers bûchers : Un village de Flandre et ses sorcières sous Louis XIV (Ramsay, 1981) ;
  • The Witch-Cult in Western Europa, Margaret Murray (Oxford, 1921) ;
  • Witchcraft in the Middle Age, J. Russel, 1972.

◘ Notes :

  • (1) Le transi est une sculpture représentant un cadavre nu, quelques instants après la mort.
  • (2) R. Muchembled in La sorcière au village : « Act dict que l'on dict tout ce que l'on veult... disant que le papier est douce et qu'on y met ce que l'on veult ».
  • (3) Si elle n'a pas avoué, la sorcière est généralement bannie (ce qui équivaut à une mort différée dans une société où tout repose encore sur l'appartenance au groupe social).
  • (4) Apollon envoie la peste par les flèches qu'il décoche, mais en guérit aussi les mortels dans ses sanctuaires.
  • (5) « Les cimetières deviennent de plus en plus des lieux policés et silencieux... Les jeux, les repas et les rites qui s'y pratiquaient vers la fin du Moyen Âge ont disparu ; la coupure entre sacré et profane est imposée » (R. Muchembled, Culture populaire..., op. cit.).
  • (6) Avant le concile de Trente (1564), l'absentéisme était la règle, d'où un encadrement réduit des masses rurales (une enquête révèle par ailleurs qu'en Bavière, 4 % seulement des prêtres ne vivaient pas en concubinage à l'époque du concile). Dorénavant, les curés sont tenus de résider dans la paroisse.
  • (7) Rappelons cependant que, le 15 novembre 1972, Paul VI a réaffirmé avec force l'existence de Satan : « Il est l'ennemi numéro un, le tentateur par excellence. Celui qui refuse de reconnaî­tre l'existence du démon sort du cadre de l'enseignement biblique et ecclésiastique » (cité par R. Muchembled, La sorcière au village, op. cit.). Commentaire de Muchembled : « Il est vrai que l'absence du diable annonce peut être aussi celle de Dieu... De ce fait, la mise en garde pontifi­cale prend le sens d'un effort apologétique et d'un apostolat dont les accents ne sont pas sans rappeler ceux des hommes de la Contre-Réforme ».
  • (8) Selon Aristote, le chaud vaut plus que le froid, et le sec plus que l'humide. Or, dit Ambroise Paré : « La femme a toujours moins de chaleur que l'homme... Les parties spermatiques d'icelle sont plus froides et plus molles et moins sèches que celles de l'homme ». Ses action ne sont donc pas « tant parfaictes en elle qu'en l'homme » (cité par J. Delumeau, La peur en Occident, op. cit., pp. 398-449).
  • (9) Dans une réponse à un questionnaire archiépiscopal de 1687, un curé nomme ainsi les veil­lées : « les bureaux du diable ». Parce que s'y rencontrent jeunes gens et jeunes filles et « mêsme des joueurs de violons », mais aussi parce que s'y perpétuent les « superstitions suspectes ». Le “sabbat” est en partie une version diabolisée de la veillée (R. Muchembled, Culture popu­laire..., op. cit., p. 265).
  • (10) Cité par Le Roy Ladurie (Paysans du Languedoc, op. cit.). L'auteur donne l'exemple de la fête des fous aux Cordeliers d'Antibes : livres saints renversés et lus à rebours, ornements sacer­dotaux mis à l'envers... En 1580, le tragique carnaval de Romans (où le jeu d'inversion tourna à la révolte réelle) se termine par la pendaison à l'envers du meneur.
  • (11) Cf. Baroja, op. cit., p. 77 et chap. IV : « La déesse des sorcières ». En plein XVe siècle, le Pays basque passait pour être le “pays des Gentils”.
  • (12) L'auteur souligne que le 2 novembre, les morts sont censés, en Italie, traverser le village et entrer dans leurs anciennes maisons ; boissons et nourritures y sont disposées à leur intention.
  • (13) Ginzburg rapproche les combats des benandanti de ceux de l'hiver et de l'été, courants dans les rites d'Europe septentrionale et centrale.
  • (14) On assiste même à un détournement des anciens rites, comme en témoigne cette déclaration d'un benandante, Michel Soppe, en 1649 : « J'appelais Satan le plus souvent en tenant une bran­che de fenouil » (Batailles nocturnes, op. cit., p. 162).
  • (15) Cf. C. Ginzburg, Le fromage et les vers, op. cit. Le statut du meunier est ambigu : plus riche que les paysans, il est aussi le point de rencontre des échanges d'idées (le moulin est un lieu essentiel de la sociabilité rurale).
  • (16) Dans les védas, l'origine du cosmos est expliquée par la coagulation — semblable à du lait — des eaux de la mer originelle, battue par les dieux créateurs. Chez les Kalmouks, on trouve qu'« au commencement, ce monde n'était rien... et l'eau de la mer fut battue comme l'écume et se coa­gula comme un fromage, duquel ensuite naquirent une multitude de vers, et ces vers devinrent des hommes, parmi lesquels Dieu était le plus puissant ».
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◘ Les Herbes Magiques


La connaissance des effets thérapeuthiques et des pouvoirs étranges des plantes remonte trés probablement aux origines de l'humanité (si la Bible fait vivre Adam et Eve dans le jardin d'Éden, ce n'est pas le fruit du pur hasard...). Au Moyen Âge, l'univers végétal, loin de fournir seulement des éléments indispensables à l'alimentation des hommes et des animaux, est au centre d'un système relationnel complexe entre environnement et société. Omniprésente dans la vie quotidienne, divinatoires, consolatrices, protectrices, guérisseuses, maléfiques..., des centaines d'espèces alimentant un savoir empirique millénaire ou des superstitions tenaces, entrent dans la composition d'onguents, de potions, de philtres... Pharmacopée et magie s'entremêlent inextricablement. La preuve par huit.

• Le Datura : Gare à cette solanacée aux fleurs en forme de trompette ! Elle entre dans la composition d'onguents destinés à provoquer des transes, des hallucinations et des sensations de lévitation (la scopolamine contenue dans cette plante toxique, comme on le sait aujourd'hui, fait perdre la volonté et la mémoire des faits postérieurs à la prise) ! Également considéré comme aphrodisaique, la datura pourrait être à l'origine des visions fantastiques grouillant de boucs et de démons lubriques dont les procès de sorcellerie font grand cas.

• Le Millepertuis : Mentionné dans les écrits de Dioscoride (un médecin grec des armées de Néron), Galien, Pline l'Ancien, Hippocrate et Parcelse, le millepertuis, alias “l'herbe de Saint-Jean” (la légende voulant que cette simple soit née du sang de Saint-Jean-Baptiste) est surtout utilisé au Moyen Âge pour soulager les embarras digestifs, traiter les brûlures, les problèmes urinaires, les douleurs menstruelles, l'anémie... Cueilli au matin de la Saint-Jean, au plus fort des influences solaires, il passe également pour repousser l'esprit des ténèbres et guérir les possédés.

• La Sauge : Salvia (je sauve). Son nom latin en dit long sur le crédit dont elle jouit depuis les temps les plus reculés. Dans la pharmacopée médiévale, la sauge est la plante reine des convalescents. Elle combat les sueurs, le manque d'appétit, la dépression physique et morale... Trés en vogue à l'École de Salerne (l'école de médecine la plus importante du Moyen Âge) on dit de cette labiacée que “si son usage ne rend pas l'homme immortel, c'est qu'il n'y a point de remède contre la mort”.

• La Mandragore : L'une des “armes” les plus redoutées de l'arsenal magique, à manier avec d'infinies précautions, comme la belladone. Réputée croître au pied des gibets où le sperme des pendus innocents la féconde, cette espèce de solanacée (dont la racine bifide, qui peut atteindre 60 cm de long évoque par sa forme les jambes d'un corps humain) pousse un cri terrifiant quand on veut l'arracher et ceux qui cherchent à s'en emparer son foudroyés ! Malgré son exécrable image de marque, la mandragore met parfois ses pouvoirs au service du Bien et assure prospérité et fertilité. À la Renaissance, ses alcaloïdes seront utilisés comme anesthésiques par Ambroise Paré.

• La Jusquiame : Une multitude de légendes et de croyances s'attachent à cette cousine velue, visqueuse, narcotique et calmante de la mystèrieuse mandragore. “Ceux qui en mangent sortent hors du sens, pensent qu'on les fouette par tout le corps, bégayant de la voix, bramant comme des ânes et hennissant ainsi que des chevaux”, commente au XIe siècle le médecin et philosophe perse Avicenne. Maléfique, la jusquiame fait partie des plantes entrant dans la préparation des breuvages et pommades qui emmènent les sorcières au sabbat. Bien que dangereuse, les “chirurgiens” utilisent toutefois ses graines pour calmer les rages de dents.

• L'Angélique : Baptisée la “racine des anges” par le médecin suisse Paracelse (1493-1541), cette ombélifère est parée de toutes les vertus : un cataplasme de ses fleurs fraîches bouillies ou macérées dans de l'huile, dit-on, neutralise les venins, sa poudre ingérée dans une boisson apaise les troubles de l'estomac, les diarrhées, les toux, les grippes et les rhumes.

• L'Hellébore : “Ma commère, il faut vous purger avec quatre grains d'héllébores”, dit le lièvre à l'insensée tortue qui prétend se mesurer à lui dans la Fable de La Fontaine. Qualifué de fétide en raison de l'odeur repoussante qu'elle dégage quand on la touche, l'hellébore, alias “herbe aux fous”, passe pour soigner les dérangements cérébraux. Cet usage perdurera jusqu'au XIXe siècle.

• L'Armoise : Connue depuis l'Antiquité pour ses propriétés emménagogues (facilitant les régles), l'armoise, au Moyen Âge, a la réputation d'éloigner les dangers qui menacent le pauvre monde. “Celui qui porte toujours sur lui de cette herbe ne craint point le mauvais esprit, ni le poison, ni le feu et rien ne peut lui nuire”, écrit au XIIIe siècle la savant et théologien Albert le Grand. Cette plante herbacée entre aussi dans la composition des philtres destinés à “dénouer l'aiguillette”, un maléfice qui frappe d'impuissance les jeunes époux.


Les Cahiers de Science & Vie n°105, 2008.

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