IRAN
Août 1941 : violation de la neutralité iranienne
Tous ceux qui réfléchissent aujourd’hui aux positions politiques que prend l’Iran et s’en étonnent, devraient étudier l’histoire récente de ce grand pays du Moyen Orient qui, depuis près de 2 siècles, n’a jamais cessé d’être le jouet de ses voisins et des grandes puissances mondiales. La haute considération dont bénéficie l’Allemagne en Iran — en dépit de la politique désastreuse actuellement suivie par la Chancelière Merkel — ne dérive pas d’un “antisémitisme foncier” que les médiats attribuent plutôt à tort à la population iranienne mais provient surtout du fait que l’Allemagne n’a jamais tenté de se soumettre l’Iran.
Les puissances qui se sont attaquées à la souveraineté iranienne sont la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis, qui, tous, ont été des adversaires de l’Allemagne au cours des 2 guerres mondiales.
Le 25 août 1941, à 4 h 30 du matin, les Soviétiques et les Britanniques amorcent les hostilités avec l’Iran. Quelques minutes auparavant, les ambassadeurs Simonov et Bullard avaient transmis une note qui annonçait la décision de leurs gouvernements respectifs. Cette note évoquait l’amitié que Soviétiques et Britanniques éprouvaient à l’endroit du peuple iranien, qu’ils entendaient désormais libérer de l’influence des “agents allemands”.
Quelques jours auparavant, le gouvernement iranien, qui percevait la menace, avait, dans son désarroi, demandé l’aide des États-Unis. Franklin Delano Roosevelt répond à l’appel des Iraniens le 22 août 1941 en adoptant un ton incroyablement cynique : il prétend que les bruits circulant à propos d’une invasion de l’Iran, qui aurait été dûment planifiée par les Soviétiques et les Britanniques, sont dépouvus de véracité et qu’il n’a rien appris de semblables projets. En fait, Roosevelt s’exprimait exactement de la même manière que Walter Ulbricht, lorsqu’on lui posait des questions sur l’imminence de la construction du Mur de Berlin en 1961.
Comme Churchill avait contribué à décimer l’armée de terre britannique au cours des campagnes menées dans le Nord de la France, en Grèce et en Libye, les Britanniques ne pouvaient plus aligner que des troupes coloniales de seconde voire de tierce catégorie, recrutées surtout en Inde. Les Soviétiques n’éprouvaient pas les mêmes difficultés. La manière dont l’attaque contre l’Iran fut perpétrée démontre que les agresseurs ne faisaient pas grand cas du droit de la guerre. Tandis que la Wehrmacht allemande avait demandé, avant d’entamer les hostilités, aux Danois et aux Norvégiens de capituler, les Britanniques, eux, n’ont pas accordé la moindre chance aux Iraniens à Khorramshar ; ils ont ouvert le feu sans faire le détail, détruisant les casernes où les soldats du Shah dormaient encore.
Suite à l’invasion, l’Iran fut partagé en plusieurs “zones”. Les Américains, accourus à l’aide, ont remplacé les Anglais et fourni, pour leur zone, des troupes d’occupation. Les Américains se sont mis aussitôt à construire des routes et des voies de chemin de fer. C’est ainsi que s’est constitué toute une logistique permettant de fournir matériels et approvisionnements américains aux Soviétiques. Au cours des années 1942/1943, 23% des aides américaines à l’URSS de Staline passaient par l’Iran. L’issue de la bataille de Stalingrad en a indubitablement dépendu. Après la guerre, les occupants ont lourdement facturé à l’Iran la construction de ces infrastructures, qu’ils avaient entreprise pour le bénéfice de leur propre guerre.
Le Shah, père du dernier Empereur Pahlevi, avait été jugé trop récalcitrant: les occupants ont dès lors exigé son abdication, peu de temps après l’invasion. Son fils monte sur le trône. Les “agents allemands”, qui avaient servi de prétexte à l’agression, existaient réellement. Quelques rares représentants de la fameuse Division “Brandenburg” ont bien tenté d’organiser la résistance iranienne, mais leurs actions n’eurent guère d’effets sur le plan militaire. En 1944, le père du dernier Shah meurt dans son exil sud-africain. Après la fin des hostilités, les occupants ne s’empressent pas de partir. Les Soviétiques tentent, avec l’appui d’un parti communiste rigoureusement bien organisé, de prendre le pouvoir réel en Iran, selon le même scénario mis au point en Tchécoslovaquie et appliqué avec le succès que l’on sait dans ce pays d’Europe centrale. Les Britanniques, eux, se contentaient, d’exploiter les puits de pétrole iraniens.
Dans le passé, bon nombre de grandes puissances, lorsque surgissaient des conflits, n’éprouvèrent que peu de respect pour la souveraineté des États neutres. Lors de la Première Guerre mondiale, les grandes puissances n’ont pas hésité à bafouer les droits des puissances de moindre envergure. Cela ne concerne pas seulement la Belgique et le Luxembourg, dont la neutralité fut violée par l’Allemagne en 1914, mais aussi la Grèce que la France et la Grande-Bretagne contraignirent à accepter leurs conditions en 1916.
► Anton Schmitt, 2011. (article publié dans zur Zeit n°34/2011)
Augmentation de l’influence iranienne
Entretien avec Shayan R. Arkian
Shayan R. Arkian, 28 ans, est islamologue et expert ès questions iraniennes. Ce journaliste possède la citoyenneté allemande et vit dans la région de Francfort sur le Main. Il est l’un des auteurs du livre collectif intitulé Iran : Fakten gegen westliche Propaganda (L’Iran : Les faits contre la propagande occidentale), Kai Homilius Verlag, Berlin, 2009. L’entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire Junge Freiheit vise à nous éclairer sur une question stratégique importante : après le retrait des troupes américaines hors d’Irak, l’Iran deviendra automatiquement la plus grande puissance de la région. Le pays deviendra-t-il alors vraiment dangereux ?
• Q. : Monsieur Arkian, les États-Unis ont déclaré que la guerre en Irak était terminée et viennent, officiellement, de retirer toutes leurs unités de combat. Bon nombre d’observateurs estiment désormais que l’Iran est le seul vainqueur de cette guerre…
ShA : Sans aucun doute, l’influence de l’Iran est devenue plus importante. Non seulement en Irak parce que beaucoup d’opposants irakien du temps de Saddam Hussein s’étaient réfugié en Iran et constituent aujourd’hui une bonne part du gouvernement irakien, mais aussi ailleurs dans la région, notamment en Afghanistan où l’on parle une langue fort apparentée au persan. L’Iran ne se borne pas à jouer la carte du chiisme mais, selon une logique toute pragmatique, se sert de la puissance culturelle que lui procure son héritage national persan.
• Q. : À la fin du mois d’août, Téhéran a mis en œuvre son premier réacteur atomique à Bushehr et a présenté le premier bombardier-drone à longue distance de fabrication iranienne, engin que le Président Ahmadinedjad a qualifié « d’émissaire de la mort ». Selon toute apparence, l’Iran constitue un danger croissant pour son environnement géopolitique…
ShA : Vous devriez citer la phrase d’Ahmadinedjad au complet : avant de dire que le drone est un éventuel « émissaire de la mort », il a dit qu’il apportait d’abord un message de paix, et que le véritable message qu’il entend apporter est celui d’éviter toute confrontation. Le Président a parlé de l’utilisation pacifique du drone car, du point de vue iranien, il faut compenser l’évidente prépondérance militaire américaine. Indépendamment de cela, nous devrions pas, ici en Allemagne et pour notre propre intérêt, considérer seulement l’Iran comme une menace, car, surtout en Afghanistan nous avons des buts communs très similaires.
• Q. : Empêcher les confrontations ? Alors qu’Ahmadinedjad a clairement menacé Israël…
ShA : On nous dit en effet qu’Ahmadinedjad a proféré des menaces et aurait dit qu’Israël devait être rayé de la carte. Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit ; il a énoncé une citation qui disait que le régime d’occupation à Jérusalem « devait être ôté des pages des livres d’histoire ». Ensuite, la politique étrangère et la sécurité de l’Iran sont un apanage du chef de l’État, l’Ayatollah Khamenei, qui est également le commandant en chef des forces armées.
• Q. : Vous êtes l’un des co-auteurs du volume Iran : Fakten gegen westliche Propaganda…
ShA : Ce petit volume a rassemblé une demie douzaine de plumes qui se penchent chaque fois sur un aspect de la présentation que l’on fait de l’Iran en Occident, pour s’efforcer dans la foulée de donner d’autres perspectives sur le débat à propos de l’Iran.
• Q. : Vous êtes Iranien ; dès lors, ce livre n’est-il pas lui-même de la propagande ?
ShA : Lisez ma contribution et, alors, j’espère que vous reconnaîtrez la plausibilité de mes arguments. Ensuite, je dois vous dire que je n’ai jamais voté pour Ahmadinedjad, ni lors des élections de 2009 ni auparavant.
• Q. : Ce volume ne donne toutefois pas l’impression d’une objectivité totale…
ShA : Cette impression, que vous avez, provient sans doute du fait que les dysfonctionnements et les dérapages qui ont lieu en Iran n’y sont pas thématisés. À l’heure actuelle, presqu’aucun média ne donne des informations complètes sur l’Iran, parce que le pays recèle en fait beaucoup trop de contrastes. De ce fait, il me paraît important de consulter des sources et des points de vue différents, pour se donner une image plus objective de l’Iran. Par ailleurs, vu le titre même de l’ouvrage, j’ai dû mettre l’accent sur le fait que, derrière toutes les présentations imprécises de l’Iran dans les médias occidentaux, ne se trouve pas nécessairement des intentions propagandistes : les raisons de l’imprécision sont souvent l’absence de connaissances réelles ou la mécompréhension des ressorts de la société iranienne. Les journalistes occidentaux ne font même pas l’effort de comprendre leurs propres compatriotes chrétiens, qui ont une optique plus traditionnelle de la religion, alors comment pourraient-ils comprendre les ressorts d’un État chiite, incarné par des théologiens, comme l’est l’Iran actuel.
• Q. : Pouvez-vous nous donner des exemples ?
ShA : Très souvent, on considère l’Iran comme un État agressif. Lors de la première guerre du Golfe, de 1980 à 1988, c’est Saddam Hussein qui, le premier, a utilisé des gaz toxiques. L’Iran, lui, a refusé d’utiliser de telles armes et de pratiquer une politique de la vengeance en frappant l’Irak par des armes similaires. En effet, selon les fatwas des dirigeants religieux iraniens, la mise en œuvre d’armes de destruction massive est interdite par les lois régissant la religion.
• Q. : Vers la mi-août, les rumeurs concernant une attaque aérienne sont allées bon train. Depuis des années déjà, on spécule à ce sujet… Une intervention américaine est-elle encore réalisable ?
ShA : Les attaques par voie aériennes perpétrées par les États-Unis au cours de ces dernières décennies se sont effectuées contre des pays fortement endommagés par des guerres, afin de maintenir les pertes américaines le plus bas possible, pour des raisons évidentes de politique intérieure. Une attaque aérienne de même acabit ne pourrait avoir lieu que contre un Iran harassé et affaibli par une guerre. Ensuite, le monde actuel est de plus en plus multipolaire et ne participe plus aussi facilement aux sanctions levées contre l’Iran, par conséquent une attaque ne semble pas imminente dans le contexte actuel. Nous, ici en Occident, serions bien inspirés si nous retournions aux principes de la Realpolitik et si nous nous mettions à traiter avec l’Iran d’homme à homme. Si nous procédions de la sorte, nous gagnerions beaucoup et perdrions peu sinon rien.
► Propos recueillis par Moritz Schwarz et Jens Boye Volquartz, Junge Freiheit n°36/2010, Berlin.
L’Allemagne, Israël, l’Iran et la bombe
Entretien avec l’historien militaire israélien Martin van Creveld
Né en 1946 à Rotterdam, Martin van Creveld est un polémologue et historien attaché à l’Université Hébraïque de Jérusalem depuis 1971. Cet expert israélien est considéré comme l’un des théoriciens les plus réputés au monde en histoire militaire. Il étonne ses lecteurs en énonçant des thèses non conventionnelles, notamment quand il écrivait récemment dans les colonnes de l’International Herald Tribune : « Si les Iraniens ne tentaient pas de se doter d’armes nucléaires, c’est alors seulement qu’il faudrait les considérer comme fous ! ».
Parmi ses ouvrages principaux, mentionnons The Transformation of War (1991, rédigée avant même que l'URSS ne se disloque totalement, entérinant la fin à la guerre froide ; tr. fr. : La transformation de la guerre, éd. du Rocher, 1998). Cette étude présente une approche du phénomène de la guerre sous toutes ses formes, à la fois historiques, politiques et sociales. Deux ouvrages, Rise and Decline of the States (1999) et Nuclear Proliferation (2003), viendront prolonger ce texte, où il avait prévu les formes de guerre nées après les événements du 11 septembre 2001 : éclatement du modèle traditionnel des conflits armés, lequel était censé opposer les forces régulières d’États constitués, laissant place désormais, dans l’immense majorité des cas, au conflit de basse intensité et asymétrique (l’un des belligérants n’est pas de nature étatique : rebelles, bandits, guerrilleros, terroristes…).
Citons aussi The Art of War : War and Military Thought (2004). En 2009, il a publié en allemand Gesichter des Krieges (Visages de la guerre) où il décrit les conflits armés de 1900 à aujourd’hui et émet des prospectives sur le XXIe siècle. Pour lui, la question matérielle est déterminante dans les rapports de force (cf. déclarations au quotidien Frankfurter Rundschau en 2006 et à un quotidien de Jérusalem), mettant au second plan les rapports entre juridique et économique (s'écartant ainsi de la vocation de paix tenant compte des réalités qui anime la polémologie comme discipline sociologique).
◘ entretien paru
• Q. : Professeur van Creveld, la Chancelière Angela Merkel menace l’Iran de sanctions. Les Iraniens sont-ils impressionnés par cette menace ?
MvC : Je me permets d’en douter. D’après mes estimations, les Iraniens considèrent que leur programme nucléaire est une question d’importance nationale. Les sanctions, par conséquent, ne les impressionnent pas ; au contraire, elles conduiront les Iraniens à se ranger tous derrière Ahmadinedjad.
• Q. : Dans un essai pour l’hebdomadaire « Die Zeit », vous avez récemment posé un constat provocateur, en écrivant que l’Iran, s’il devenait puissance nucléaire, « ne serait pas plus dangereux qu’Israël ou les États-Unis »…
MvC : Oui, de fait, et pas plus dangereux que l’autre « État voyou », comme on le décrit, qu’est la Corée du Nord. Force est d’ailleurs de constater que cet État, depuis la fin de la Guerre de Corée, n’a plus fait la guerre à personne. C’est une prestation que les 2 autres États, que vous mentionnez, ne peuvent pas se vanter d’avoir réalisé.
• Q. : D’après vous, dans quelle mesure les États-Unis et Israël sont-ils des États dangereux ?
MvC : Oui, longue histoire. Pour faire simple, posez la question à Slobodan Milosevic ou à Saddam Hussein. Ces 2 personnalités politiques ont directement expérimenté la dangerosité que déploient les États-Unis lorsqu’un pays exprime son désaccord avec la politique américaine. Et pour l’expérimenter, il faut ajouter 2 conditions supplémentaires : le pays visé doit d’abord être inférieur aux États-Unis sur le plan conventionnel ; ensuite il ne doit pas posséder d’armes nucléaires. Quant à la dangerosité d’Israël, posez la question aux habitants du Liban ou de la Syrie…
• Q. : Donc, pour vous, le danger que représenterait un Iran devenu puissance nucléaire est largement exagéré…
McV : C’est évident et le calcul qui se profile derrière cette stigmatisation de l’Iran saute aux yeux : les États-Unis ont toujours tout entrepris pour empêcher les autres puissances de posséder des armes dont ils disposaient eux-mêmes depuis longtemps. Dans le cas d’Israël, le motif est différent : officiellement, il s’agit d’obtenir de l’argent d’autres pays, comme l’Allemagne et les États-Unis. Les sionistes jouent ce petit jeu depuis cent ans, et avec grand succès, m’empresserai-je d’ajouter.
• Q. : Et vous dites tout cela sans la moindre réticence…
McV : Je suis un historien et je peux me permettre de dire ouvertement la vérité, telle que je la vois. Bien sûr, vous n’entendrez jamais pareil aveu de la part d’un représentant gouvernemental. Israël a attaqué l’Irak en 1981 et la Syrie en 2007. Dans ces 2 actes hostiles, la surprise a été décisive : c’est elle qui a fait le succès des opérations. Mais, alors, ne vous étonnez-vous pas que dans le cas de l’Iran nous parlons depuis des années de lancer des opérations similaires et que nous ne faisons rien ? Le fait qu’on en parle depuis tant de temps éveille le soupçon : l’enjeu doit donc être autre ; en l’occurrence, obtenir des armes et de l’argent.
• Q. : La Chancelière Merkel est allée dans ce sens…
MvC : Non, les choses ne s’agencent pas tout à fait ainsi. Le Président Bush était peut-être un idiot, mais ni Obama ni Merkel ne le sont. La possibilité d’une attaque israélienne n’est pas à exclure à 100%. C’est la raison pour laquelle on tente de donner à Israël suffisamment d’argent et d’armes pour que l’État hébreu s’abstienne de toute initiative malheureuse. Pour tous les intervenants, le jeu s’avère extrêmement délicat car il implique des éléments de Realpolitik, de tromperie et d’hypocrisie.
• Q. : En 2008, Angela Merkel a prononcé des paroles historiques en déclarant que le droit d’Israël à l’existence relevait de la raison d’État allemande. Cette déclaration d’amour vous touche-t-elle ?
MvC : Des déclarations de ce genre me rendent certes très heureux mais en cas d’urgence les possibilités de Madame Merkel seraient très limitées.
• Q. : Pensez-vous que l’Allemagne risquerait sa propre existence et enverrait la Bundeswehr pour intervenir dans une grande guerre en faveur d’Israël ?
MvC : Bien sûr que non. Mais à l’évidence, je dois vous révéler quel était l’objectif poursuivi au moment où l’on a fondé l’État d’Israël. Pendant 2.000 ans, les Juifs n’ont pas pu dormir tranquilles parce qu’ils se faisaient du souci : devaient-ils se défendre eux-mêmes ou, si ce n’était possible, quelle puissance allait-elle prendre leur défense ? Israël a été créé pour que les Juifs puissent enfin dormir d’une traite pendant toute la nuit, parce qu’ils n’auraient plus à se casser la tête pour répondre à cette question. Donc, très logiquement, tout en respectant les propos de Mme Merkel, et en tenant compte de cette nécessité impérieuse de toujours dormir tranquille, je ne souhaite pas me poser la question de savoir si mon sommeil paisible doit dépendre ou non de l’armée allemande actuelle. Israël doit pouvoir se fier à lui seul. Et si l’improbable survenait et si Israël devait faire face à son propre anéantissement, je ne m’étonnerais pas d’apprendre que nous voudrions entrainer le plus de monde possible dans l’abîme avec nous.
• Q. : Que voulez-vous dire par là ?
MvC : Songez à l’histoire du héros juif Samson.
• Q. : « Qui en mourant tua plus de monde que pendant toute sa vie », comme le dit la Bible. Mais concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
MvC : Je laisse votre imagination répondre à cette question.
• Q. : Pourquoi Angela Merkel se trompe-t-elle lorsqu’elle semble nous dire qu’un Iran devenu puissance nucléaire serait plus dangereux que les autres puissances atomiques ?
MvC : Que voulez-vous que je vous dise ? Je n’ai encore jamais rencontré d’expert iranologue qui croit vraiment que Khamenei (l’homme qui, en réalité, tire toutes les ficelles en Iran), Ahmadinedjad et le peuple perse en général sont tous fous et souhaitent voir leur magnifique pays réduit à un désert radioactif.
• Q. : Vous voulez dire que le principe de la dissuasion fonctionne également chez les Iraniens ?
MvC : Sans aucun doute. Comme partout, il y a également en Iran des scientifiques qui savent très bien ce que signifierait une guerre nucléaire pour leur pays. Et si ce n’était pas le cas, je leur conseillerais de lire le travail réalisé par mon bon ami Anthony Cordesman, ancien membre du Conseil National de Sécurité des États-Unis, travail dans lequel il explique ce qu’Israël pourrait infliger à l’Iran avec les mégatonnes qu’il possède dans ses arsenaux.
• Q. : Pourquoi l’Iran veut-il la bombe ?
MvC : Pour attaquer Israël ? Non, très vraisemblablement non. Ce serait trop dangereux car toute puissance qui utilise des armes nucléaires risque, tôt ou tard, de voir d’autres puissances en utiliser contre elle. L’Iran veut-il menacer ou faire chanter ses voisins ? Peut-être. Mais sans doute pas tout de suite, plus tard vraisemblablement.
• Q. : Et cela ne vous inquiète pas ?
MvC : Non. Ceux qui devraient s’inquiéter, ce sont les États du Golfe. D’ailleurs ils le sont. Parce qu’ils sont très éloignés d’Israël et qu’Israël, pour sa part, n’a ni l’intérêt ni les moyens d’aider ces États sans la moindre réticence. Nous avons donc affaire à un problème qui ne concerne que les États-Unis : eux devront l’affronter.
• Q. : Ahmadinedjad ne planifie-t-il pas un nouvel holocauste ?
MvC : Je suppose qu’il le ferait si seulement il en avait les moyens…
• Q. : Et cela, non plus, ne vous inquiète pas ?
MvC : Israël dispose de ce qu’il faut pour l’en dissuader.
• Q. : Dans l’essai que vous avez récemment publié dans « Die Zeit », vous dites qu’Ahmadinedjad ne veut pas construire la bombe par conviction antisémite ; vous dites qu’il veut la construire pour des motifs d’intérêt national.
MvC : Cela ne fait aucun doute qu’Ahmadinedjad hait Israël. Certes, il éradiquerait bien ce pays de la surface de la Terre, mais seulement s’il en avait les moyens. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il cherche à se doter d’armes nucléaires. Alors pourquoi ? Depuis 2002, la situation stratégique de l’Iran s’est considérablement détériorée. En effet, les mollahs peuvent tourner leurs regards vers n’importe quel point cardinal, le nord-est, le sud-est, le sud ou l’ouest, toujours ils verront des troupes américaines déployées. Autour de l’Iran stationne un quart de million de soldats américains, pour être précis. Le cas irakien a appris 2 choses aux mollahs : d’abord, qu’avec leur armée, ils n’ont aucune chance contre les troupes américaines. Ensuite, ils ne peuvent pas exclure l’hypothèse qu’un jour un président américain voudra quand même les attaquer. C’est en y réfléchissant qu’ils ont eu l’idée de fabriquer une bombe car se doter d’armes nucléaires est le seul moyen auquel ils peuvent recourir pour échapper au déséquilibre des forces.
• Q. : Pourquoi ces raisons-là ne sont-elles jamais évoquées dans les médias allemands ?
MvC : Pourquoi me posez-vous cette question ?
• Q. : Pourquoi ne la poserais-je pas ? Vous êtes un expert : que supposez-vous en constatant ce silence ?
MvC : Non, je ne peux pas répondre à la place des médias allemands.
• Q. : Peter Scholl-Latour aime vous citer, et surtout cette phrase-ci : « Si j’étais iranien, je voudrais aussi avoir la bombe ! »…
MvC : Oui, et alors ?
• Q. : Pourquoi les Allemands aiment-ils citer des Juifs pour donner plus de poids à leurs arguments ?
MvC : D’accord, cette question s’explique quand on connaît la situation allemande, mais en soi que signifie-t-elle ? Toutefois, ce n’est pas mon problème, mais le vôtre, à vous Allemands, de trouver une voie pour vous réconcilier avec votre passé, en l’occurrence avec l’holocauste…
• Q. : Le gouvernement allemand sait-il de quoi il parle quand il évoque la question iranienne ou bien tous les propos qu’il tient sont-ils oblitérés par le besoin de surmonter le passé récent de l’Allemagne aux dépens de toute politique étrangère rationnelle ?
MvC : Je n’ai pas à émettre de jugement à ce propos. Posez la question à Madame Merkel elle-même.
• Q. : En tenant des propos qui minimisent le danger de la bombe iranienne, ne vous attirez-vous pas des inimitiés en Israël ?
MvC : Ces derniers mois, j’ai eu maintes fois l’occasion de m’exprimer publiquement sur ce thème et je puis vous dire que non, en fait ma position ne m’attire aucune antipathie particulière. Les gens réagissent surpris, c’est évident, mais ils ne se mettent pas en colère. Aussi peu en colère d’ailleurs qu’Ehud Olmert, lorsque j’ai discuté avec lui de ces choses-là, quand il était encore premier ministre.
• Q. : Dans votre longue contribution à « Die Zeit », vous insistez sur le véritable danger qui guette la région et qui n’est pas la bombe iranienne…
MvC : … ce véritable danger qui serait une attaque contre l’Iran pour l’empêcher de construire sa bombe. Pour vous en rendre compte, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte du Golfe Persique, la région la plus riche en pétrole du monde ; vous comprendrez alors pourquoi. Une attaque de cette nature pourrait précipiter l’économie mondiale dans une crise qui serait pire que toutes les autres qui l’ont précédée. Or, c’est bien connu, les crises économiques peuvent avoir des conséquences politiques et militaires très lourdes.
• Q. : Comment une attaque contre l’Iran pourrait-elle se dérouler et, dans le pire des cas, que se passerait-il ?
MvC : L’Iran est un pays trop grand pour être occupé ; donc on aurait recours plutôt à l’engagement d’unités de commandos ou l’on mènerait une guerre aérienne, celle du tapis de bombes. Plusieurs stratégies sont alors possibles mais aucune d’entre elles ne garantirait la destruction totale du programme nucléaire iranien. Ensuite, il serait bien possible qu’une attaque contre l’Iran déclencherait une guerre entre Israël et la Syrie ou le Liban. Une telle guerre aurait de terribles conséquences sur le prix du pétrole, donc sur l’économie européenne et sans doute aussi sur la structure qu’est l’Union Européenne. Vous pouvez aisément imaginer tout cela…
• Q. : L’attaque contre l’Iran se déclenchera-t-elle tôt ou tard ? Et si oui, quand ?
MvC : Depuis des années, je défends l’opinion qu’une telle guerre n’aura jamais lieu. Mais pour être honnête, il m’est arrivé de me tromper dans le passé et certains de mes pronostics se sont avérés faux. Il est toujours possible qu’un fou arrive à prendre le pouvoir…
► Junge Freiheit n°11/2010, mars 2010. (propos recueillis par Moritz Schwarz ; tr. fr. : RS)
◘ La propagande anti-iranienne annonce-t-elle une prochaine guerre ?
◘ William S. Lind est né en 1947. Il a étudié l’histoire à l’Université de Princeton. De 1973 à 1976, il a été le collaborateur du Sénateur Robert Taft jr. ; de 1977 à 1986 du Sénateur Gary Hart. Il dirige le Centre pour un conservatisme culturel de la Free Congress Foundation et, à ce titre, réfute la prétention des « néo-conservateurs » à utiliser le terme de « conservatisme » pour définir leurs positions.
Déjà en août 2003, Lind exigeait le retrait de toutes les troupes américaines d’Irak, avant la Noël. Aujourd’hui, il combat les projets d’attaquer l’Iran. Les États-Unis et Israël n’excluent pas une attaque contre l’Iran et contre ses installations atomiques. On prétend empêcher ainsi, officiellement, la République islamique d’Iran de se doter d’un armement nucléaire. Mais, pour nous Européens, il nous semble légitime de se poser la question : l’Iran constitue-t-il vraiment un danger pour le monde ? Le DNZ de Munich vient d’interviewer le Prof. William S. Lind, directeur d’un think tank nord-américain, le Centre pour un conservatisme culturel. Dès 1989, il a créé le concept de « guerre de la quatrième génération », signifiant par là que la guerre allait complètement changer et prévoyait déjà la guerre contre l’Irak et l’échec américain qui s’ensuivrait.
• Q. : Monsieur Lind, l’Iran prétend qu’il a besoin d’une technologie nucléaire pour couvrir ses nécessités croissantes en énergie et pour promouvoir ses programmes scientifiques. Les États-Unis accusent l’Iran de camoufler un programme d’armement nucléaire derrière des projets d’utilisation civile de l’énergie atomique ?
WSL : Il y a peu de doute que l’Iran poursuive un programme d’armement nucléaire. Toutefois, je pense que les armes nucléaires entre les mains de puissances tierces n’ont pas nécessairement d’effets déstabilisants. L’Iran fait face à un Pakistan, qui possède l’arme nucléaire, et à Israël, également puissance atomique, qui le menace explicitement. On ne doit dès lors pas s’étonner que l’Iran, à son tour, cherche à se doter d’armes atomiques. Cette logique de la terreur, qui a empêché l’utilisation d’armes nucléaires depuis 1945, fonctionnera aussi dans le cas de l’Iran.
Le véritable danger, c’est que des armes nucléaires tombent entre les mains de forces non étatiques, mais de telles forces constitueraient également un danger potentiel pour l’Iran. Si une instance non étatique parvenait à s’emparer d’armes nucléaires, alors ce serait au départ d’anciens stocks soviétiques.
• Q. : Estimez-vous possible une guerre contre l’Iran ? Et quelles en seraient les conséquences ?
WSL : Une attaque américaine ou israélienne contribuerait à affaiblir encore plus les positions américaines dans la région, parce que l’Iran cherchera immédiatement vengeance, en se tournant, ouvertement ou de manière cachée, contre les forces armées américaines en Irak ou en Afghanistan. Ensuite, une telle attaque conduirait à une raréfaction supplémentaire des approvisionnements en pétrole, avec les conséquences habituelles, dont une augmentation des prix et des dégâts économiques collatéraux pour les États-Unis et l’Europe. Vu l’échec de la guerre américaine en Irak, une guerre supplémentaire pourrait s’avérer ruineuse.
• Q. : Y a-t-il 2 poids 2 mesures dans la politique extérieure américaine ?
WSL : Il existe un accord général pour dire qu’Israël possède un arsenal nucléaire. Les États-Unis tentent d’ignorer ce fait quand il leur faudrait pourtant comprendre l’attitude et les activités de certaines autres puissances de la région.
• Q. : L’Amérique est de plus en plus dépendante du pétrole importé. Sur ce plan, voyez-vous une alternative à la politique du gouvernement de Bush ?
WSL : Il n’existe aucune solution homologuée pour résoudre le problème de la dépendance croissante de l’Amérique qui doit importer de plus en plus son pétrole et acquiert ainsi une vulnérabilité stratégique importante. L’Amérique doit faire des efforts globaux, consistant en actions diverses de types variés, pour diminuer son taux de consommation de pétrole. Il me paraît nécessaire, dans cette optique, de créer de meilleurs transports publics, surtout des chemins de fer électriques, de favoriser la diffusion de véhicules hybrides, utilisant différents types de carburants, afin de diminuer la consommation d’essence et de soutenir l’agriculture biologique.
• Q. : Quel jugement portez-vous sur la situation actuelle en Irak ?
WSL : Comme je l’avais déjà prédit avant l’entrée des troupes américaines en Irak, cette guerre s’est transformée ; de guerre conventionnelle menée contre les troupes irakiennes, elle est devenue une « guerre de la quatrième génération », c’est-à-dire une guerre contre de nombreuses forces armées non étatiques. Les troupes américaines, tout comme les autres armées, sont à peine préparées pour faire face à des conflits de ce type et pour neutraliser rapidement des adversaires non étatiques. Il est évident que les vainqueurs réels de la guerre d’Irak sont des groupes comme Al-Qaeda qui se renforcent dans et par ce conflit ou, du moins, ne s’y affaiblissent pas, alors que l’Irak de Saddam Hussein n’a jamais, lui, constitué de véritable danger pour les États-Unis.
• Q. : Pendant combien de temps les troupes américaines resteront-elles en Irak, selon vous ?
WSL : Je crois que la désaffection rapide du public américain à l’égard de ce conflit, ce qui rend cette guerre de plus en plus impopulaire, conjuguée à l’échec évident des militaires sur le terrain, conduira bientôt à un retrait américain. La question est dès lors la suivante : les États-Unis réussiront-ils à se retirer de telle façon que leur défaite aura l’air de ne pas en être une ? S’ils ne réussissent pas cette opération de camouflage, l’Occident connaîtra un ressac patent et l’Islam se renforcera dans le monde entier, accentuant ses pénétrations dans tous les coins de la planète, y compris en Europe. Il est triste de le constater, mais c’est la vérité : cette guerre d’Irak sera pour les États-Unis une « opération sicilienne », c’est-à-dire un siège inutile et vain de la ville de Syracuse par les Athéniens entre 415 et 413 av. JC, ce qui avait provoqué un tournant dans la Guerre du Péloponnèse.
• Q. : Quel rôle jouent les intérêts d’Israël dans la politique extérieure américaine au Proche-Orient ?
WSL : Ceux qui se parent du nom de « néo-conservateurs » sont en réalité des nouveaux jacobins, soit les tenants d’une idéologique diamétralement contraire du véritable conservatisme ; les tenants de cette idéologie dite « néo-conservatrice » forment en effet une composante importante du parti israélien du Likoud, surtout de l’aile dirigée par Netanjahu. Ce n’est donc pas un hasard si, à Washington, les voix les plus influentes ont plaidé pour une attaque contre l’Irak.
► Entretien avec le Prof. William S. Lind, paru dans DNZ n°51, déc. 2005.
L’encerclement de l’Iran
à la lumière de l’histoire du “Grand Moyen-Orient”
L’objectif des manœuvres américaines dans le “rimland” entre la Russie et les mers chaudes (Méditerrannée, Océan Indien, Golfe Persique) vise non seulement à empêcher la constitution et la consolidation de tout axe Moscou-Téhéran, voire Beijing-Téhéran, mais aussi à encercler l’Iran, pièce centrale du marché commun que les États-Unis veulent faire émerger et appellent “Grand Moyen Orient”, une vaste zone dont ils entendent faire un débouché pour leur propre industrie, complétant ainsi les atouts que leur offre le contrôle économique du continent sud-américain, transformé de facto en un “Ergänzungsraum” (espace de complément) depuis l’émergence de l’idéologie panaméricaniste, mais espace aujourd’hui rebelle qui s’auto-organise via des structures unificatrices et continentalistes telles le Mercosur ou la “Communauté andine des nations”, ou via des suggestions indépendantistes, baptisées “bolivaristes” et formulées par le président vénézuélien Hugo Chavez. Ces structures modernes, incarnant un esprit de résistance latino-américain, entraînent une réorientation, encore timide mais certaine, du commerce et de l’économie sud-américains vers l’Europe ou vers l’Asie, diversifiant ainsi les rapports de dépendances ; ce qui permet à l’Amérique ibérique de déserrer l’étau du “panaméricanisme” imposé par les États-Unis à leur seul profit.
En prenant l’Afghanistan et l’Irak, les États-Unis ont commencé la construction de leur “Grand Moyen Orient”, en éliminant par la force la rétivité du Baath irakien et de Saddam Hussein et en occupant le plateau afghan, jamais conquis par les Britanniques au XIXe siècle. Avec ces 2 victoires militaires, non encore parachevées mais en voie de l’être, les États-Unis ont ipso facto encerclé l’Iran, aire centrale du “Grand Moyen Orient” dont ils ont programmé la future émergence. Les États-Unis occupent désormais la périphérie des anciens empires perses et installent des bases militaires afin d’asphyxier à terme l’Iran.
Les deux seuls rôles que l’Iran peut jouer…
L’éventuel axe Moscou-Téhéran aurait permis à la Russie de se doter d’une fenêtre sur l’Océan Indien et de détenir une proximité stratégique avec la Mésopotamie irakienne et ses champs pétrolifères, avec le Koweit et l’Arabie Saoudite. Le territoire iranien est effectivement l’une des pièces maîtresses — avec l’Empire ottoman déjà soutenu par Londres en 1798-99 contre Bonaparte en Égypte — du dispositif de “containment”, d’endiguement anti-russe. Dès 1801, quand le Tsar Paul Ier, malgré sa saine hostilité à l’endroit de tous les avatars nauséabonds de la révolution française, veut s’allier à Bonaparte pour envahir les Indes, Londres dépêche un certain Capitaine John Malcolm, très jeune mais excellent connaisseur de la langue persane, auprès de l’empereur perse pour en faire un allié et contenir la poussée probable des Cosaques le long de la côte orientale de la Caspienne.
Aux yeux des stratégies thalassocratiques anglo-saxonnes, l’Iran ne doit avoir qu’un seul rôle, celui d’un verrou, destiné à empêcher toute progression russe en direction de l’Océan et du sub-continent indiens. Mais aussi d’un État sage, qui doit “oublier” l’existence même des littoraux arabiques du Golfe Persique et ne plus formuler aucune revendication sur ces terres ; comme ce fut pourtant le cas dans les phases antérieures de son histoire. Si l’Iran entend changer de politique, s’allier à la Russie, se doter d’un armement capable de lui procurer la suprématie dans les eaux du Golfe, se détacher d’une tutelle étrangère imposée, il devient immédiatement un État ennemi, voire un “État-voyou” (selon la nouvelle terminologie médiatique américaine).
Le Shah est tombé parce qu’il s’entendait avec les Irakiens sur le Chatt-el-Arab et développait une capacité militaire amphibie (avec aéroglisseurs de combat) dans le Golfe lui permettant, le cas échéant lors d’un putsch “marxiste” à Bahrein, de débarquer des troupes sur la rive arabe du Golfe. Juste avant la “révolution” de 1978, la marine iranienne devait atteindre des effectifs substantiels et acquérir un matériel performant, avec pour objectif géopolitique, de “maintenir la stabilité et la paix” dans l’Océan Indien, zone où devait, selon le dernier Shah, émerger un “marché commun des pays riverains”. Le Shah entendait forger de bonnes relations avec l’Europe, y compris l’Europe de l’Est, contribuer à l’industrialisation de l’Inde, diversifier ainsi ses approvisionnements technologiques et ne plus dépendre de la seule Amérique. Dans sa “réponse à l’histoire”, le dernier Shah, évoquant l’invasion soviéto-britannique d’août-septembre 1941, est clair : “Comme en 1907 (cf infra), l’Iran devait être converti en un espace neutre, entretenu en état d’anarchie décente”. La “révolution” de 1978 n’avait pas d’autre objectif.
Comme le rappelle, dans ses mémoires personnelles, un ministre du gouvernement impérial iranien, Houchang Nahavandi, le mouvement de Khomeiny servait de fait les intérêts américains. Les États-Unis voulaient un Iran faible à leur dévotion, qui n’utiliserait pas les plus-values du pétrole pour se moderniser et s’armer, stagnerait dans une sorte de néo-médiévisme religieux, pimenté quelques fois de ce gauchisme hystérique et incapacitant, ramené par certains étudiants iraniens des campus ouest-européens ou américains. Bernard Hourcade rappelle d’ailleurs fort judicieusement que c’est l’antenne iranienne de la BBC qui a fait la promotion de Khomeiny et non pas une quelconque station soviétique ou chinoise (on dit en Iran aujourd’hui : « Rasez la barbe d’un mollah et vous verrez apparaître la mention “made in Britain” estampillée sur ses joues », cf. Molavi, cit. infra).
Mais finalement, le pouvoir islamique ne s’est pas aligné sur les positions américaines, n’a pas renoncé à certaines revendications territoriales iraniennes, a tenté de nouer des relations avec l’Europe et la Russie. L’Iran islamiste-révolutionnaire est dès lors mis au ban des nations parce qu’il reste finalement, comme l’explique fort bien l’iranologue français Bernard Hourcade, fidèle à une sorte d’exception persane au beau milieu de cette région centrale du continent asiatique, située sur l’ancienne Route de la Soie.
L’affrontement entre Rome et les Parthes
L’importance du passé perse pour comprendre la situation actuelle nous oblige à procéder à une longue rétrospective historique et à nous remémorer les événements qui ont secoué la région immédiatement avant la conquête arabe, tout juste après la mort de Mahomet. L’empire romain uni s’était heurté aux Parthes pendant des siècles. On se rappelle les expéditions de Lucullus en Asie Mineure entre 74 et 68 av. JC, amenant la puissance romaine aux confins de l’Arménie du Roi Tigrane, qu’elle a vaincu, et de l’empire parthe. César, dans les mois qui ont précédé son assassinat aux Ides de Mars -44, carressait le dessein de conquérir les pays des Daces sur le Danube et de repousser les Parthes plus à l’Est.
Bien plus tard, Trajan réalise ce projet géopolitique : il bat les Daces de Décébale, pénètre en Arabie Pétrée (autour du centre caravanier de Pétra) et entre en contact avec les Parthes. C’est lui qui pousse les frontières de l’empire romain jusqu’au Golfe Persique, en annexant successivement l’Arménie, la Mésopotamie et la Syrie, à la suite d’une campagne de 3 ans (de 113 à 116 ap. JC). Son successeur, Hadrien, ne parvint pas à s’y maintenir, à la suite de contre-attaques parthes et d’une révolte juive dans tout le Levant. En 253, les Parthes prennent Antioche. En 259, l’empereur Valérien fait face à la nouvelle dynastie parthe, les Sassanides, est pris prisonnier, humilié. Les armées parthes pénètrent en Asie Mineure, tandis que les Germains harcèlent l’empire du Pas-de-Calais à l’embouchure du Danube. En 297, la victoire revient aux Romains, mais les Parthes conservent le monopole du commerce de la soie, qui vient de Chine. L’empereur sassanide Chahpuhr II envahit ensuite l’Arabie, et plus particulièrement le Yémen, puis bat les Romains en Mésopotamie, au cours d’une guerre de 8 ans (337-339). L’empereur Julien meurt au combat contre les Parthes sassanides en 363.
La menace des Huns Hephtalites
Il faudra un danger extérieur, l’arrivée des Huns Hephtalites en 484 pour voir Romains d’Orient et Parthes unir leurs efforts contre l’ennemi commun, non indo-européen. Nous sommes en 505. Mais dès le danger des Huns Hephtalites conjuré, les Sassanides reprennent et pillent Antioche en 540. Ils s’allient ensuite aux Turcs (avant l’islam) pour battre les Hephtalites, abandonnant l’alliance byzantine. Les Sassanides s’allient alors aux Avars, établis en Pannonie (la Hongrie actuelle), pour prendre les Byzantins à revers dans les Balkans et sur le cours du Danube. Cette tribu hunnique faillit prendre Constantinople.
Les Byzantins, Romains d’Orient, en profitent pour tenter de reconquérir l’Occident, sous l’impulsion de leur empereur Justinien (qui règna de 527 à 565) ; sous le commandement de Bélisaire, ils prennent Rome en 536 et battent les Wisigoths d’Espagne en 552. Ils christianisent les tribus africaines de la vallée du Nil en Nubie et au Soudan. Ils parviennent ainsi à établir une jonction permanente avec l’Ethiopie chrétienne, alors appelée empire d’Axoum, et à envahir le Yémen entre 522 et 525. L’objectif était de prendre les Perses à revers en contrôlant et en christianisant la péninsule arabique.
Abraha, gouverneur axoumite/éthiopien du Yémen, marche ainsi sur La Mecque encore arabe-païenne, flanqué de ses alliés arabes pro-byzantins, unis au sein de la Confédération de Kinda. Les Ethiopiens persécutent les païens et les juifs, tandis que les Perses, lors de leurs contre-attaques, persécutent les chrétiens. Ces événements se déroulèrent en 570, année de la naissance de Mahomet, dite “l’année de l’éléphant” (“Huluban”), parce que l’armée d’Abraha comprenait au moins un éléphant de guerre. Les Perses répliquent et envahissent le Yémen éthiopien, allié de Byzance en 575 et en font une province perse en 597. Tout au long de cette longue guerre entre Byzance et la Perse, les peuples sémitiques du Proche- et du Moyen-Orient sont soit les alliés de Byzance, tels les Nabatéens et les Ghassanides, soit les alliés des Perses, telles les tribus du Royaume Lakhmide. Les peuples sémitiques sont donc divisés, non seulement par leurs allégences politiques, mais aussi sur le plan religieux (ils sont païens, juifs ou chrétiens).
L’empereur perse Khosru II, entre 612 et 615, envahit la Syrie, la Palestine, l’Asie Mineure et pousse des pointes avancées en Égypte et jusqu’en Cyrénaïque. Héraclius, fils du gouverneur militaire byzantin d’Afrique du Nord, reprend l’empire en mains, rétablit une économie prospère, achète les Avars et prépare la revanche. En 627, les Byzantins, qui ont mis peu de temps à se redresser, contre-attaquent vigoureusement et mettent Ctésiphon, la capitale sassanide, à sac. Les 2 empires de souche européenne sont exsangues face au monde extérieur.
La lutte entre Byzance et la Perse : arrière-plan de l’émergence de l’Islam
Ce conflit interminable a marqué le jeune Mahomet, caravanier d’Arabie. La péninsule est envahie au Sud et, au Nord, les peuples sémitiques, parlant l’araméen, chez lesquels aboutissent les caravanes, participent à la guerre. Mahomet doit trouver une formule pour rétablir les communications puis pour unir des populations hétéroclites, fragmentées en tribus hostiles les unes aux autres, hostilité sur laquelle se greffent encore des clivages religieux. Cette guerre permanente de tous contre tous ne permet aucun projet : ni politique ni économique ni commercial.
Mahomet forge alors la foi islamique en écrivant en araméen le Coran, fait référence à l’archange Gabriel (“Jibraïl”) ; c’est une foi simplifiée, accessible, claire dans sa formulation, soustraite aux querelles des iconoclastes et des iconodules qui ravagent Byzance et la minent de l’intérieur. Son objectif est raisonnable et limité : pacifier, grâce à un code modèle, le territoire où circulent ses caravanes et celles de ses homologues. Les opérations militaires qu’il mène ne dépassent pas le cadre des routes et pistes de l’Ouest de la péninsule arabique. Il réussit à unir ce versant occidental de la péninsule d’Akaba à Aden. À l’Est, Bahrein et Oman reconnaissent le code suggéré par Mahomet. Jusqu’à la mort de ce dernier en 632, aucun prosélytisme extra-arabique ne semble poindre.
Les Arabes battent Byzantins et Perses exsangues
Après 632, Abou Bakr, son beau-père et successeur, unifie entièrement l’Arabie, parachève l’œuvre politique et géopolitique de Mahomet, et envoie de petites armées vers le nord et bat, contre toute attente tant ses effectifs sont insignifiants, les Byzantins à Gaza en 633 ; peu après, les Byzantins, exsangues, sont une nouvelle fois battus par le Général arabe Khalid Ibn al-Walid, disposant d’effectifs à peine plus nombreux. Le sort des 2 empires est scellé : les Arabes n’ont besoin que d’armées ridiculement réduites pour battre les 2 colosses qui se sont entre-déchirés à mort. Ils en profitent. Tout naturellement. En 636, Damas et Antioche tombent entre leurs mains. En 637, après la bataille de Qadisiyya, l’armée sassanide est battue et la capitale perse, Ctésiphon, est prise, réduisant à néant l’œuvre de plusieurs générations d’empereurs sassanides. En 638, c’est le tour de Jérusalem. Toute la frange sémitophone/ araméenne des 2 empires passe preque entièrement à l’islam, puis vient le tour de l’Égypte et du reste de la Perse.
La morale à tirer de cette victoire des maigres forces arabes est simple : les empires, de matrice européenne, n’ont jamais uni leurs forces contre les périphéries, ont ignoré l’émergence des peuples hunniques d’Asie centrale et des peuples sémitiques de la péninsule arabique. L’islam est donc né, et s’est ensuite consolidé, d’une lassitude légitime face à ces guerres inutiles, surtout que le danger des Huns et des Avars aurait dû unir les 3 empires, romain-byzantin, perse et gupta en Inde (envahi entre 450 et 535 par les Huns Hephtalithes qui avaient été arrêtés par les Perses), exactement comme les Romains, les Francs, les Wisigoths et les Burgondes avaient tu leurs querelles et uni leurs armées pour arrêter Attila dans les Champs Catalauniques. La disparition de l’empire gupta, rappelons-le, est une tragédie culturelle, dans la mesure où il avait été le théâtre d’une véritable renaissance hindouiste, qui consolidée, aurait fait émerger un môle de résistance plus sûr face aux futures religions prosélytes de toutes provenances. Une alliance des 3 empires aurait, en outre, rendu inexpugnable l’ensemble du “rimland” euroasiatique, de l’Écosse au Bengale.
Des Karakhanides aux Seldjouks
Après la conquête arabe, la Perse conserve malgré tout sa personnalité politique. D’autres invasions l’attendent et d’abord celle des Turcs seldjoukides. Ils venaient de la steppe d’Asie centrale et on les appelait les “Karakhanides” ou les “Toghuz Oghuz” ou, plus simplement, les “Ghuzz”. Neuf tribus composaient cette fédération. Vers le milieu du XIe siècle, elles se divisent en 2 branches : l’une envahit le sud de la Russie et l’Ukraine actuelle, l’autre l’Iran. Les tribus qui envahissent la Russie prendront le nom de “Coumans” et resteront païennes. Les autres tribus, rassemblées autour des Seldjouks, se mettent au service de Mahmoud de Ghazni, qui leur donne des terres près de l’actuelle cité de Merv. À la mort de Mahmoud, les Turcs battent son fils Massoud et l’empire perse ghaznavide s’effondre définitivement en 1040, prouvant par là que les serments de fidélité ne valent qu’au sein des mêmes groupes de peuples. Les Seldjouks appellent d’autres tribus turques ghuzz de la région de la Mer d’Aral. Les derniers Ghazvenides se replient en Afghanistan. L’Iran tombe alors entièrement sous la tutelle d’une élite militaire turque ghuzz-seldjoukide.
Manzikert : désastre byzantin
En 1055, sous la conduite de leur chef Toghrul Bey, les Seldjouks prennent Bagdad, se mettent au service du calife puis, quelques années plus tard, arrachent aux Byzantins l’ensemble de la Transcaucasie chrétienne, à la suite de la bataille décisive de Manzikert (1071), livrée pour le contrôle des hautes terres d’Arménie. La victoire turque fait perdre à Byzance toutes ses provinces d’Asie Mineure. Les clans d’Asie centrale suivent l’armée d’Alp Arslan, fils de Toghrul Bey, poussent leurs troupeaux devant eux et chassent tout le paysannat helléno-européen d’Anatolie : une véritable colonisation de peuplement! Le remplacement systématique d’un peuple par un autre ! Dans les années 1070, c’est au tour de la Syrie et du Hedjaz (Ouest de la péninsule arabique). Alp Arslan devint ainsi le maître d’un immense empire islamique, dont le tremplin territorial avait été une région centre-asiatique non encore islamisée au nord de l’espace perse.
Le système turc est clair : prendre le contrôle des empires en en constituant le fer de lance militaire et en faisant main basse sur l’administration, en multipliant les serments de fidélité et en les trahissant immédiatement dès que l’occasion et les rapports de forces le permettent. Mais l’intransigeance turque braquera l’Europe qui se défendait bien par ailleurs : les petits royaumes espagnols, fondés par des guerriers suèves, alains ou wisigothiques, unissent leurs forces, reprennent Tolède, centre névralgique de la péninsule ibérique en 1085 et Badajoz en 1092 ; une poignée de Normands intrépides, sous le commandement de Roger de Hauteville, reprend la Sicile et Malte (1091), après un demi-siècle de lutte ; Henri de Bourgogne devient roi du Portugal, espace ibérique dégagé en 1097 de l’emprise maure.
Après cette élimination de la présence musulmane sur de vastes territoires européens, l’heure de la contre-attaque contre les Seldjouks va sonner : les Byzantins font appel au Pape Urbain II en 1095. Il prêche la croisade à Clermont-Ferrand, appelant les peuples et les nobles de l’Europe occidentale germanisée à chasser de la Romania byzantine les Turcs, désignés comme étant une “race étrangère”. Il sera entendu. Des milliers de volontaires issus du peuple partent avant les autres : ils sont écrasés. Les Turcs cessent de prendre l’idée de croisade au sérieux. À tort.
Les armées de métier, commandées par les ducs et les princes avancent le long du Danube et traversent le Bosphore. Les croisés engagent le combat contre le Sultan de Rum, prennent Nicée. Le Normand Bohémond de Tarente et l’Occitan Raymond de Toulouse, connaissant la tactique turque du harcèlement par les archers et d’évitement de tout choc frontal, ne se laissent pas surprendre, lors d’une bataille ultérieure à Dorylée : ils modifient leur stratégie, rusent et manœuvrent habilement, encerclent et écrasent l’armée turque et marchent sur Antioche. La route de Jérusalem, occupée par les troupes arabes fatimides venues d’Égypte, était libre. Les Croisés dénoncent l’alliance qu’ils avaient conclue tacitement avec les Fatimides, ennemis des Seldjouks, et prennent Jérusalem.
Fin de l’unité seldjoukide et avancées européennes
L’unité seldjoukide s’effondre : 3 sultanats se partagent, après les coups portés par les Croisés, l’héritage d’Alp Arslan. Mais le flot démographique turc continue à se déverser via l’Iran vers l’Anatolie et le Moyen-Orient arabe. Le Sultan seldjouk Sanjar de Merv ne parvient pas à canaliser ce flot ininterrompu qui consolide parfois les sultanats turcs établis mais y introduit tout aussi souvent le désordre : une tare du nomadisme. La Perse, dans ce contexte, est devenue le sultanat seldjouk d’Hamadan. Elle est un espace de transit pour les nomades et leurs troupeaux qui suivent leurs guerriers victorieux. Les croisades, qui ne sont pas vraiment un succès militaire sur le long terme, permettent toutefois, par la pression constante qu’elles exercent, aux royaumes ibériques de libérer une très vaste partie de la péninsule hispanique, à la Géorgie de se dégager de la tutelle seldjouk, aux Russes de Novgorod et de Souzdal de tenir tête aux Coumans, aux Byzantins de reprendre pied dans les Balkans.
L’affrontement a été lourd face aux Seldjouks. L’histoire des croisades nous montre que les Croisés “latins” et les Arméniens “grecs” feront cause commune, en dépit du contentieux entre Rome et Byzance, sanctionné par le schisme de 1054. Quand les Croisés doivent plier devant le général kurde Saladin, le conflit demeure chevaleresque, tout simplement parce que Saladin est un indo-européen, ni turc ni arabe. De là, la littérature épique et courtoise de notre moyen-âge, où Feirefiz, le chevalier perse ou kurde est l’ami de Parzifal, son homologue allemand, dans l’épopée de Wolfram von Eschenbach. Aucune fraternité de ce type n’est attestée dans la littérature épique espagnole, où Européens affrontent Berbères et Arabes, ni dans une œuvre antérieure à l’affrontement avec les soldats de Saladin ou ceux de ces successeurs.
L’académicien René Grousset, spécialiste de l’Asie centrale, dans son livre L’épopée des Croisades, restitue clairement la situation : l’Empereur germanique Frédéric II Hohenstaufen admire, non pas tant l’islam en tant que religion, mais la science arabo-perse, capable de structurer durablement un empire. Frédéric n’a donc pas les a priori habituels des chrétiens occidentaux contre l’islam ou les civilisations antérieures qu’il recouvre de son vernis. Les successeurs de Saladin le Kurde, eux, raisonnent en termes géopolitiques. Son empire, qui comprend alors l’Égypte, la Syrie-Palestine et la Mésopotamie, est administré par ses 3 neveux, chacun sultan de l’une de ces provinces.
El-Mouazzam, sultan de Syrie-Palestine à Damas, entre en conflit avec son frère aîné, El-Kâmil, sultan d’Égypte. Pour vider la querelle, El-Mouazzam fait appel à des nomades turcs commandés par Djélal ed-Dîn Mangouberdi, chassé du Khwarezm (Nord-Est de l’Iran actuel) par les Mongols de Gengis Khan. El-Kâmil voit le territoire de son Kurdistan original ravagé, l’élément perse subjugué et l’héritage de Saladin menacé jusqu’en Égypte. Il envoie un ambassadeur, l’émir Fakhr ed-Din, à Frédéric, pourtant excommunié, pour lui implorer son secours contre El-Mouazzam et Djélal ed-Dîn Mangouberdi ; en échange, il lui offre Jérusalem, reprise jadis par son oncle Saladin.
Les Croisades échouent parce qu’elles n’ont pas le soutien pontifical
Les croisés du Saint-Empire romain germanique débarquent à Saint-Jean-d’Acre sous le commandement de Henri de Limbourg, qui bien vite, repousse les troupes d’El-Mouazzam et vient en aide à Hermann von Salza, grand maître de l’Ordre Teutonique en Palestine. El-Mouazzam meurt avant l’arrivée — tardive, il est vrai — de Frédéric. El-Kâmil marche sur Damas avec les troupes de son frère El-Achraf, sultan de Mésopotamie. Après moultes tergiversations, El-Kâmil et Frédéric s’entendent pour donner à Jérusalem un statut de condominium, acceptable pour les 2 parties. Les Germains l’occupent et l’administrent officiellement, flanqués d’un cadi musulman, en charge de guider les pélerins vers l’enceinte du Haram ech-Chérif. C’était en 1229. Frédéric est rappelé en Italie, où les intrigues pontificales suscitent révoltes et troubles. Sa victoire diplomatique n’est pas reconnue comme telle. Triste exemple de mauvaise foi.
En 1239, les Croisés obtiennent encore une victoire, en conquérant la Galilée et Ascalon. Mais, faute de soutien pontifical, cette victoire sera de courte durée : les Turcs Khwarezmiens prennent Jérusalem en 1244, puis Tibériade et Ascalon en 1247, prouvant par là même que la volonté frédéricienne de faire barrage commun avec les Kurdes de la famille de Saladin était un projet stratégique cohérent. Les Mongols, qui suivent les Khwarezmiens, comme l’avait prévu le Sultan El-Kâmil, prennent Bagdad en 1258. Il faudra un sursaut des mamelouks d’Égypte pour mettre un terme à la présence mongole en Palestine. Pire, la lutte de la Papauté contre l’Imperium de Frédéric affaiblit l’Europe, au point qu’elle a risqué une conquête mongole en 1240-41 : les hordes de Batou, prennent Kiev en 1240, envahissent la Pologne, se heurtent victorieusement à l’armée impériale à Liegnitz en 1241, mais ne poursuivent heureusement pas leur course plus loin à l’Ouest. Une autre horde longe le Danube et ravage la Hongrie. Une fois de plus, les 2 attaques turco-mongoles ont été simultanées, comme au temps des Seldjouks et des Coumans, à une époque où l’Europe était affaiblie par des querelles intestines, fomentées à Rome ou à Paris. Paradoxe : le Sultan El-Kâmil était plus lucide que le Pape romain !
L’émergence de la puissance ottomane
Après les croisades, les sultanats seldjouks disparaissent. L’Anatolie est fractionnée entre des émirats antagonistes, dont les principaux sont ceux de Karaman, de Sivas et, enfin, celui des Ottomans, qui connaitra un grand destin. Les Ottomans, proches de la Mer de Marmara et de Constantinople, parviennent à prendre pied à Gallipoli en 1354. Sur la rive européenne, l’empire serbe de Stéphane (ou Étienne) Douchan, qui s’étend de Belgrade à l’Égée, se décompose en plusieurs petites entités rivales à la mort du grand roi en 1355. Les Bulgares sont également divisés en fractions rivales. Ce désordre et ces querelles fratricides permettent aux Ottomans de passer à l’attaque et d’annihiler Serbes et Bulgares.
Dans les années 1360, ils se bornent à grignoter le territoire des anciens royaumes cohérents des Serbes et des Bulgares, ce qui les amènent à contrôler la Thrace. Dans les années 1370, ils établissent une frontière militaire contre les Slaves des Balkans. Dans les années 1380, ils font des Serbes et des Bulgares leurs vassaux. En 1389, le Sultan Bayazid bat les Serbes au Champs des Merles (Kosovo) et force les émirats turcomans à l’Ouest de l’Euphrate à se soumettre à son autorité. Un croisade de secours, franco-germanique, dont fait partie notre Duc Jean Sans Peur, est écrasée en Bulgarie en 1396.
Bayazid Yildirim (le “Tonnerre” ou la “Foudre”) se rend maître de l’ensemble des territoires jadis byzantins sauf Contantinople et Trébizonde, devenues des enclaves urbaines isolées de leur environnement. La masse territoriale de l’Empire d’Orient devient ottomane. Les anti-unionistes orthodoxes imaginent une théologie qui puisse fusionner le christianisme grec et l’islam turc (Georgios Scholarios, dit “Gennadios”, Georgios Amoiroutzès de Trébizonde), d’autant plus qu’avant la conquête du Proche-Orient par les Ottomans, l’empire est majoritairement “grec”. Les nouveaux maîtres vont reprendre à leur compte les stratégies d’expansion des Byzantins en direction des Balkans, puis vont reconquérir le Proche-Orient, la Mésopotamie et l’Égypte (début du XVIe s.) et se heurter aux Perses.
Mais l’œuvre géopolitique de Bayazid Yildirim sera ruinée par un chef tatar converti à l’islam, qui n’aura détruit que des empires musulmans au cours de sa fulgurante carrière : Timour Leng ou Tamerlan, qui le bat à Ankara en 1402, donnant paradoxalement un répit à l’Europe. Prisonnier de Tamerlan, Bayazid meurt en captivité. Mais le chef tatar abandonne l’Anatolie ; il a un autre projet : envahir la Chine et la détruire comme il a détruit l’Inde de Dehli. Il meurt en chemin. L’empire ottoman peut renaître et se retourner contre l’Europe : Mehmet II Fatih prend Constantinople en 1453, chasse les Génois de Crimée, vassalise les Tatars de cette presqu’île russe, devient le maître incontesté de l’espace pontique.
Il ne commet pas l’erreur des Seldjouks : laisser le flot démographique turcoman d’Asie centrale se déverser sur ses possessions ; il oblige les “Turcs de la Horde du Mouton Blanc” à demeurer à l’Est de l’Euphrate, ce qui lui permet de réorganiser en paix les territoires conquis sans devoir subir le désordre d’une immigration incontrôlée. Son premier objectif est de se rendre maître de toute l’Égée, d’arracher aux Vénitiens et aux Génois tous leurs comptoirs dans le bassin oriental de la Méditerranée. Lesbos tombe en 1462 et Eubée en 1470. Remarque : c’est Tamerlan qui sert de modèle à Zbigniew Brzezinski aujourd’hui car il détruit sans les reconstruire les empires du rimland eurasien. Ce principe dit “mongol” séduit Brzezinski car, s’il est appliqué à intervalles réguliers, aucune concentration de pouvoir ne peut demeurer en Eurasie sur la longue durée, en étant capable de challenger l’unique superpuissance encore en place sur cette planète.
Chevaux, chars de combat et roues à rayons
Revenons au destin de la Perse, dans la période qui va des premières croisades à l’expansion ottomane du XVe siècle. Cette histoire est instructive pour les temps présents, où la région est à nouveau théâtre de guerres. Depuis des temps immémoriaux, des tribus indo-européennes (aryennes) erraient dans la steppe, de l’Ukraine à la Mer d’Aral. Elles avaient domestiqué le cheval. Elles étaient partiellement sédentaires (culture de Fatyanovo dans le bassin de la Volga). Elles semblent avoir commencé leurs mouvements vers l’Oural avec la culture d’Usatovo (entre –4.000 et –3.000). Celle-ci est suivie de la culture dite de Serednij Stog, puis par celle de Jamnaïa, qui sera la culture-source des grandes expansions indo-européennes de la proto-histoire vers l’Iran, l’Inde et probablement la Chine.
Dans son grand atlas historique, le Prof. Jacques Bertin souligne l’importance de la culture d’Afanasievo (-2400 à –1700) : « L’expansion indo-européenne, depuis l’Ukraine, atteint toute l’Asie centrale. La culture d’Afanasievo (…) profite de la richesse en minerais et en pâturages des montagnes de l’Altaï et des Saïan pour développer l’élevage (chevaux, bovins), l’agriculture et fabriquer des bijoux en métal (…). Une agriculture irriguée est pratiquée au sud de la steppe près de la Mer d’Aral (culture de Kelteminar) et au pied des montagnes de Turkménie ». Ensuite, ajoute-t-il, la culture de Glaskovo (-1700 à –1200) fait de « la région le lieu d’échange entre l’Ouest et la Chine ». Le déssèchement général amène des transformations, mais Bertin constate que la civilisation de Glaskovo, vers –1300 continue à « rayonner sur le Bassin de l’Amour ».
Vers –1800, ces cavaliers apparaissent en Iran et dominent les Élamites de souche dravidienne. Ils forment l’aristocratie cavalière chez des peuples dravidiens (comme les Kassites) ou caucasiens (les Hurriens organisés par les Mitanni indo-européens). Les Mitanni nous ont laissé un manuel d’entraînement de cavalerie et d’utilisation du char de combat ; on a découvert ce document à Hattusas, la capitale des Hittites. Plus loin, ces mêmes tribus, qui maîtrisent la technique militaire du char et de la roue à rayons, déboulent en Chine et jettent les bases de l’organisation militaire des futurs empires chinois (période de –1600 à –1400). Vers –1275, trois branches indo-européennes orientales distinctes occupent l’espace qui va de la Mer d’Azov aux confins de la Chine et de la Mer d’Aral à la Perse à l’Ouest et à l’Inde à l’Est : les Scytho-Cimmériens, les Iraniens et les Indiens.
Zarathoustra
En -714, des troupes scythes et cimmériennes bousculent le royaume caucasien d’Ourartou, s’établissent en Anatolie, puis défont les Assyriens en –705. Le facteur indo-européen et cavalier devient décisif et incontournable au Moyen-Orient : jusqu’à l’avènement de l’Islam, plus aucun empire de facture sémitique ne s’imposera à la région. Toutes les directions politiques seront scythes, cimmériennes, mèdes, perses, grecques, macédoniennes, parthes ou romaines. Vers -560, apparaissent les Mèdes, qui soumettent Arméniens, Cimmériens d’Anatolie et Perses (une petite tribu reléguée dans le Sud peu fertile de l’Iran actuel). Pourtant ce seront les Perses, en –533, qui prendront la direction de l’ensemble, fort vaste, de l’Empire mède. C’est là que commence la véritable histoire de l’Iran.
Elle est précédée par l’apparition d’une figure prophétique, celle de Zarathustra ou Zoroastre, entre –610 et –590. Ce réformateur religieux est né en Bactrie, région centre-asiatique au nord de l’Iran actuel, où attendent, comme dans une anti-chambre, les peuples cavaliers de la steppe sibérienne pour jouer un rôle politique prépondérant dans le rimland moyen-oriental et mésopotamien, comme l’atteste l’histoire, depuis les Élamites et les Hurriens. Considéré comme un trouble-fête dans sa région natale, Zarathustra émigre par la suite dans le royaume de Chorasmie — situé au sud de la Mer d’Aral selon les uns, sur le cours moyen du fleuve Amou Daria pour les autres — où le roi Vishtapa l’accueille et accepte son code religieux, social et éthique.
Les prêtres traditionnels, représentant d’une hiérarchie figée et adeptes d’une religiosité purement formelle et rituelle, organisent une révolte générale contre la nouvelle foi. Zarathoustra meurt martyr en –553. Il avait jeté les bases d’une religion de la justice, de la participation active du croyant à la chose politique, participation positive qui sera, disait-il, jugée par Dieu lors d’un Jugement Dernier. Le modèle “messianique”, plus exactement celui du “saoshyant”, du “Sauveur qui aide”, “qui vient pour aider”, est né dans cet espace scytho-iranien, entre la Mer d’Aral et la vallée de l’Amou Daria. Les Juifs, avec le prophète Daniel, le ramènent de la captivité babylonienne, après la victoire des Perses de Cyrus contre les héritiers de Nabukhodonosor. Le modèle, mutatis mutandis, sera repris par le Christ puis par 2 prophètes iraniens, Mani et Mazdak, qui connaîtront également le martyr, et, enfin, mais cette fois-ci en Arabie, par Mahomet.
La fin des Séleucides et l’arrivée des Parthes
Les Achéménides (-550 à –330) acceptent le zoroastrisme dans ses grandes lignes, comme un moyen commode d’unir Perses et peuples soumis. Le zoroastrisme, devenu ainsi religion d’Empire, survit sans problème à la parenthèse des conquêtes d’Alexandre. Et se diffuse dans tout l’espace dominé par les Perses, créant une véritable diaspora, véhiculant l’esprit d’une “certaine civilisation iranienne”. Sous les Séleucides, qui prennent le relais après le partage de l’empire d’Alexandre, la Perse hellénisée connaît une longue période de déclin et perd les régions clefs de la Bactriane et de la Sogdiane au nord de l’Oxus (= Amou Daria). De nouveaux nomades indo-européens venus de Sibérie vont s’y concentrer : parmi eux, les Parthes, sous l’impulsion des Arsacides.
Les Séleucides s’opposent à la progression parthe, qu’ils jugent à juste titre fort dangereuse. Ils n’y parviennent pas à cause d’un soulèvement levantin à Antioche. Les Parthes avancent jusqu’en Hyrcanie (la région qui se trouve au sud de la Caspienne). Antiochos III rétablit la situation, bat les Égyptiens, reprend la Syrie et la Palestine, s’allie avec les nomades indo-européens de Bactriane, renoue avec l’empire indien des Maurya, mais répond — décision funeste — à l’appel de Philippe V de Macédoine, qui fait face à la colère de Rome, parce qu’il avait soutenu Carthage. Antiochos III lui envoie des renforts, qui sont écrasés par les légions aux Thermopyles. Les Romains entament la poursuite, franchissent le Bosphore, écrasent l’armée séleucide en –189. Les Séleucides perdent l’Asie Mineure. La Macédoine perd son indépendance. L’Arménie se déclare indépendante.
L’empire séleucide, fort diminué, est donc coincé entre les Parthes et Rome. Il doit abandonner toute prétention sur l’Égypte, faire face à la révolte juive des Maccabées (-167 à –164), ce qui lui ôte toute possibilité d’expansion vers le Sud. Pendant qu’Antiochos IV perd ses pions en Palestine, les Parthes s’emparent de toutes les régions de l’Iran actuel et entrent en Mésopotamie. Ils y fondent une nouvelle capitale : Ctésiphon. Les Arsacides prennent le relais d’une dynastie hellénisée mais épuisée. Malgré une période romanophile au début de l’ère parthe, sous l’imperium d’Auguste, le conflit entre les 2 puissances surviendra bien vite et durera, après la fin des Arsacides et l’avènement des Sassanides en 220, jusqu’à la chute de Rome au Ve siècle, se poursuivra avec Byzance jusqu’à l’avènement de l’islam. Le principal but géopolitique de cette très longue guerre est le contrôle de l’Arménie, dont le territoire abrite la plupart des sources des grands fleuves du Croissant Fertile et dont les hautes terres permettent de surplomber militairement toute la région.
L’œuvre stratégique de Trajan
De la mort de César en –44 à +138, les Perses se maintiennent à l’ouest dans la région d’Édesse, empêchant les Romains d’exercer un contrôle réel et définitif sur le Proche-Orient et leur barrant l’accès à la Mésopotamie et au Golfe Persique. Avec l’empereur Trajan [photo], la grande stratégie envisagée par César, à la veille de son assassinat, se concrétise : avec dix légions, Trajan s’empare du pays des Daces, dont il fait la seule province romaine au nord du Danube en +105. Comme la maîtrise du cours inférieur du Danube implique la maîtrise totale de l’Anatolie et de la Mer Noire et, qu’à son tour, cette maîtrise permet de contrôler les bassins du Tigre et de l’Euphrate, Trajan, bien conscient de ces réalités géopolitiques, poursuit son grand dessein : il transforme le pays des Nabatéens en une province d’Arabie, se dotant de la sorte d’une base arrière, pour réduire le saillant perse d’Edesse, s’emparer des hautes terres arméniennes et, dans la foulée, de débouler avec ses légions en Mésopotamie. Finalement, les Romains arrivent à Charax, sur les rives du Golfe Persique. Plus jamais une Europe impériale et unie n’y reviendra !
Son successeur Hadrien estime, sans nul doute à juste titre car la puissance parthe n’est pas négligeable et le front est désormais trop long, qu’il est trop risqué de poursuivre l’aventure et de mettre ses pas dans ceux d’Alexandre. Il retire les légions de Mésopotamie, rend à l’Arménie son statut de royaume client, non inclus dans l’orbe romaine. Il affronte une révolte juive, celle de Simon-Bar-Kochba (+132 à +135), qui sème le trouble sur ses arrières et rompt les liaisons entre la Méditerranée et la Mésopotamie. Cette révolte coûte à Rome les effectifs d’une légion entière. Neuf légions sur un total de 28 sont stationnées de la Mer Noire à l’Égypte face aux Parthes. Dix sont stationnées entre l’Autriche et l’embouchure du Danube, région où elles font face aux peuples cavaliers (indo-européens) des Roxolans et des Iazyges (qui formeront bientôt le noyau de la cavalerie romaine, modifiant ipso facto le caractère majoritairement fantassin de l’armée). Hadrien n’avait pas eu tort : sa politique purement défensive apporte à l’empire romain une paix de près de 2 siècles, qu’on peut considérer comme son âge d’or.
Les Parthes ne profitent pas du départ des Romains pour reprendre l’Arménie et le saillant d’Edesse : à l’Est se forme un autre empire indo-européen et cavalier, celui des Kouchans, qui s’étend sur le Pakistan actuel, mais aussi sur l’arrière-pays de réserve des empires perses précédents : la Bactrie et la Transoxiane. Privé de cet espace de réserve, l’empire parthe entre en déclin, ce qui amène à nouveau les Perses du Roi Ardashir au pouvoir. L’empire cesse donc d’être parthe, pour redevenir perse, comme du temps des Achéménides.
Dans ce contexte de transition du pouvoir, la donne géopolitique est la suivante : Ardashir contrôle certes le noyau antique de l’Empire perse, soit l’Iran actuel, mais les Rois d’Arménie sont de sang parthe et s’allient aux Romains contre le nouveau pouvoir. Cette décision barre la route à Ardashir, qui ne peut reprendre pied sur les hautes terres d’Arménie. Il tourne alors ses forces vers l’est, contre l’Empire kouchan. C’est un succès : les Perses contrôlent tous les territoires du Golfe à l’Indus, y compris la Bactrie et la Transoxiane, espaces de réserve indispensables à assurer la puissance perse sur ses arrières. Mieux : Ardashir traverse le Golfe et place Bahrein sous suzeraineté perse. Deux options géostratégiques de l’ “iranité éternelle” venaient de se traduire dans le réel : le contrôle de l’arrière-pays steppique et la rive opposée du Golfe.
La poussée germanique vers le Danube
Au nord du Danube, les Goths, partis de Suède, ont conquis le bassin de la Vistule, traversé les marais du Pripet et se massent dans la vallée du Dniestr, en Moldavie et en Ukraine actuelles. Ils sont désormais sur la Mer Noire, à hauteur d’Odessa. Ils repoussent les Roxolans vers le Dniepr et le Don. D’autres Germains, les Vandales, partis de Silésie, poussent à travers la Bohème, arrivent dans le nord de la Hongrie actuelle et coincent les Iazyges cavaliers dans la vallée de la Tisza (Theiss). Les Germains de l’Est sont plus menaçants pour Rome que ne l’avaient jamais été les Roxolans et les Iazyges, avec lesquels ils avaient composé. Cette première poussée germanique, bien organisée, oblige les Romains à abandonner 2 positions stratégiques importantes : les Champs Décumates entre le Rhin et le Danube, laissés aux Alamans, et la Dacie, si chèrement acquise sous Trajan, aux Gépides, Vandales Asding et Wisigoths.
Mais sur le front perse, Rome se maintient, grâce aux légions de Galérien. L’Arménie est toujours cliente de Rome, le saillant d’Edesse sous le contrôle des légions, de même que la moitié nord de la Mésopotamie. Quant aux Perses, ils sont maîtres de tout l’Iran actuel, plus de l’Azerbaïdjan, des régions steppiques au Nord de l’Iran, zone de rassemblement depuis la proto-histoire des peuples cavaliers indo-européens — qui, toujours, fonderont ou redonneront vigueur à l’impérialité perse-parthe —, et de la moitié occidentale du Pakistan actuel, dont la quasi totalité du Béloutchistan.
Les 2 empires semblent immuables, résister à leurs périphéries, moyennant des affrontements mineurs. Cependant, à la fin du règne de Julien, qui part contre les Perses avec ses légions gauloises et germaniques, les Huns, partis des flancs de l’Altaï en Sibérie centrale, ont avancé leurs hordes et leurs troupeaux vers la Mer d’Aral : à l’ouest, ils avancent vers la Volga qu’ils atteignent vers 350 ; à l’Est, ils conquièrent la Bactrie et la Transoxiane, mettant définitivement fin à l’indo-européanité centre-asiatique.
Depuis lors en effet, cette Asie centrale, indo-européenne depuis la culture proto-historique de Jamnaïa, est devenue turco-mongole, hunnique ; elle ne sera jamais plus un espace de réserve pour les empires sédentaires du “rimland”, tous issus de peuples guides indo-européens. Toutes les potentialités démographiques indo-européennes d’Asie centrale altaïque sont, à un moment ou à un autre de la proto-histoire ou de l’histoire antique, rentrés dans l’espace iranien pour y consolider un ordre impérial ; désormais, ces potentialités n’existent plus.
La fin lamentable de l’Empire romain d’Occident
Sur l’embouchure de la Volga dans la Caspienne, les Huns font face à un peuple cavalier indo-européen, les Alains, et, à hauteur de la boucle du Don, à proximité de la Volga, ils sont les voisins des Ostrogoths germaniques, dirigés par leur roi Ermanarich, qui s’est rendu maître de la Crimée (les descendants des Ostrogoths s’y maintiendront jusqu’au XVIIe siècle !). Les Ostrogoths sont les premiers, avant les Romains et les Perses, à percevoir le danger hunnique : en 372, ils avancent leur cavalerie en direction de la Volga pour affronter la présence étrangère hunnique, mais ils sont écrasés par la tactique avérée des Huns : volées de flèches, décrochages rapides, retour des archers montés, nouvelle volée de flèches, nouveau décrochage, jusqu’à l’épuisement de l’adversaire. Boucliers de l’Europe lors de ce premier assaut hunnique, les Goths, bousculés et vaincus, en seront aussi les premiers martyrs.
Leur défaite scelle le sort de l’Europe : les Huns, que plus aucune force militaire digne de ce nom ne peut arrêter, poussent jusqu’à la puszta hongroise, idéale pour l’élevage de leurs chevaux. Ils colonisent cette plaine en soumettant les Gépides. Les peuples germaniques sont repoussés, chassés des rives de la Mer Noire et des terres noires d’Ukraine : ils entrent dans l’Empire romain et finissent par en prendre le contrôle, d’autant plus que le meilleur général romain de l’époque, Stilicon, est un Vandale qui sait composer avec ses compatriotes.
En 408, l’empereur Honorius, méfiant, le fait assassiner : mauvais calcul, absence de clairvoyance, mesquinerie de dégénéré, car plus aucun militaire de valeur n’est à même de défendre l’Italie. Alaric, chef des Wisigoths, va venger Stilicon et piller Rome. Honorius se replie à Ravenne et assiste, indifférent, au spectacle. Athaulf, successeur d’Alaric, souhaite une paix définitive avec Rome, mais l’empereur, décadent, irresponsable, incapable de défendre les citoyens de Rome, refuse tout compromis. S’il avait accepté les propositions honnêtes d’Athaulf, l’Empire d’Occident aurait été aussitôt restauré, sous l’impulsion des Wisigoths, pour faire face au second assaut des Huns.
Attila, les Turcs et les Avars
Après le choc entre Goths et Romains, les Huns de Hongrie se donnent pour roi Attila, qui conserve ses puissants alliés germaniques, les Ostrogoths et les Gépides. Attila avance ses troupes jusqu’à Orléans, le point le plus à l’Ouest qu’aient jamais atteint des conquérants venus de l’Altaï. Aetius, dernier général romain de l’Ouest, perdu au milieu des nouveaux royaumes germaniques constitués sur l’ancien Empire romain, parvient à s’allier aux Wisigoths, qui formeront le gros des troupes, aux Burgondes et aux Francs pour faire face à la menace : Attila est battu aux Champs catalauniques en +451 et reflue en Hongrie. Il y meurt l’année suivante. Son empire est partagé entre ses fils, très nombreux. Face à l’anarchie qui s’ensuit, les Germains se révoltent et écrasent les Huns en +454 en Hongrie (Bataille de Nedao, site inconnu). L’Empire romain sort exsangue et démembré de l’aventure, tandis que l’Empire perse, maître des zones les plus importantes de la Transoxiane et de la Bactrie, était parvenu à résister.
Mais, le danger ne disparaît pas pour autant : il se transpose à l’est, où les Huns Blancs, qui n’osent affronter les Perses, annihilent l’empire kouchan vers +440, portant l’ennemi potentiel sur l’ensemble de la frontière orientale de l’orbe perse. En +484, l’empereur perse est tué à la tête de son armée, mais les Huns Blancs préfèrent jeter leur dévolu sur l’Inde. La situation changera au siècle suivant : les premiers Turcs à arriver aux portes des empires du “rimland” battent préalablement les Mongols jouan-jouan en +552, qui se réfugient chez les Huns Blancs en Transoxiane. Les Turcs battent les Huns Blancs en +557. Les Perses profitent de l’occasion pour réoccuper la Transoxiane, et se redonner ainsi le territoire qui a toujours été leur habituelle “bouffée d’oxygène”. Après cela, les Turcs restent cois.
Mais les débris des Huns Blancs et des Jouan-Jouans se portent vers l’Ukraine et, de là, vers la Hongrie, où nos ancêtres les connaîtront sous le nom d’Avars. Ils affronteront les Francs en Thuringe (+562), qui leur barreront la route de l’ouest. Mais les Avars reproduisent la stratégie des raids tous azimuts d’Attila, frappant au hasard, où on les attend le moins. Les Byzantins les utiliseront, comme mercenaires ou comme alliés de revers, pour mater les Slaves, mais devront leur payer un tribut énorme, empêchant la Rome d’Orient, par la suite, de mobiliser les moyens financiers nécessaires pour battre définitivement les Perses d’abord, pour faire face ensuite aux Arabes, successeurs de Mahomet.
Des Samanides à Mahmoud de Ghazni
La Perse, après les Sassanides, servira de lieu de passage, d’espace de transit pour les tribus turques et hunniques en marche vers le Sud et l’Ouest. Elle n’a plus une réserve indo-européenne semi-nomade et semi-sédentaire, cavalière et guerrière, au-delà de la Transoxiane et de la Bactrie. Les vagues migrantes qui arrivent n’apportent pas un renouveau de souche européenne, mais de la nouveauté non persane, non assimilable à la persité antique. Toutefois, cette spécificité perse ne disparaît pas pour autant : malgré les coups durs encaissés, c’est une dynastie iranienne du Khorassan, les Samanides, qui règne de 819 à 1005. Une autre domine à l’Ouest de l’Iran actuel, les Bouyyides, de 934 à 1055. Les Samanides s’affirment dans la région au sud de la Mer d’Aral, dans le triangle formé par 3 villes prestigieuses : Samarkand, Boukhara et Merv.
Descendants d’un ancêtre appelé Saman Khudat, les représentants de cette famille islamisée ne sont que vice-rois des califes dans la région : ils se débarrassent, de manière subtile, de leurs maîtres arabes pour établir une culture propre, certes musulmane mais persane et non arabe. Au cours des premiers siècles de la domination arabe, le rejet de l’arabité par les Iraniens sera constant : d’abord, les conversions ont été lentes (il a fallu plus de 4 siècles !), ensuite, la base zoroastrienne de leur religion les induit à choisir généralement des voies chiites, contestatrices des pouvoirs dominants sunnites chez les Arabes, tout simplement parce que le zoroastrisme, puis les doctrines de Mani et de Mazdak, s’opposent aux pouvoirs sclérosés et aux répétitions rituelles stériles.
Les 3 villes, qui forment les piliers du pouvoir samanide, sont des centres caravaniers, des foyers de commerce et de culture. Boukhara comptait près de 300.000 habitants. Dans la bibliothèque royale s’accumulaient 45.000 volumes. Un syncrétisme religieux et philosophique y émergeait, favorisé par les contacts entre Arabes et Persans, entre Européens du Nord et marchands chinois, entre Musulmans, Nestoriens et Bouddhistes. Les Samanides, sous la pression des Bouyyides, finissent par perdre le contrôle des mines d’argent de la région, source matérielle de leur pouvoir. Les tribus turques d’Asie centrale lorgnent sur les richesses des villes samanides, qui tombent en déliquescence et ne possèdent plus leur puissance d’antan. Après d’innombrables péripéties, changements d’alliances, trahisons et querelles intestines, les Turcs entrent dans Boukhara le 23 octobre 999.
Une date-clef : la chute de Boukhara
Pour l’historien britannique John Man, “la chute de Boukhara en 999 doit être considérée comme le premier épisode d’une crise générale”, qui amènera les Turcs en Anatolie, déclenchera les croisades européennes un siècle plus tard, débouchera sur la prise de Constantinople en 1453 et générera, après les innombrables avatars de l’histoire, le problème des Balkans, toujours irrésolu. Pour éviter un raz-de-marée turc sur le reste de l’Iran, Mahmoud de Ghazni, un Perse, se soumet formellement au calife de Bagdad. Les Turcs n’occupent encore que l’espace clef d’Asie centrale, le triangle urbain de Boukhara, Samarkand et Merv. Mahmoud de Ghazni, fort de l’alliance qui le lie au calife, veut recréer, manu militari, l’empire d’Alexandre et celui des gupta, sous sa rude férule. Il envahit l’Inde, réussit un exploit militaire extraordinaire pour l’époque : la traversée du désert de Thar pour prendre la ville de Somath sur les rives de l’Océan Indien.
L’objectif géopolitique de Mahmoud de Ghazni était de créer un barrage d’empires islamisés, de la Méditerranée à l’Inde, pour barrer la route aux Turcs d’Asie centrale, non encore convertis. Mais le pillage systématique des villes indiennes et des lieux de culte hindous, qu’il a pratiqué pour obtenir des fonds, le rendra odieux aux Indiens, qui le considèrent comme le premier envahisseur musulman décidé à détruire les bases de l’hindouisme. Sa rudesse est bel et bien à l’origine du conflit indo-musulman actuel. À sa mort en 1030, son empire, dirigé par ses héritiers, s’étend provisoirement jusqu’à Bénarès (prise en 1033), puis s’écroule. Les Turcs écrasent l’armée de son fils et amorcent, vers 1037, leur longue marche vers l’ouest, qui conduira à la bataille de Manzikert en 1071, contre les Byzantins, puis aux Croisades. À l’Est, ils prendront l’Inde en 1206, sous la conduite d’Aîbek.
Les Séfévides, alliés de revers du Saint-Empire et de l’Espagne
L’Iran ne retrouvera une identité politique propre qu’avec l’avènement des Séfévides en 1501. De 1037 à 1500, effectivement, l’Iran est sous la coupe de chefs turcs ou mongols. Au XVe siècle toutefois, le déclin mongol permet le réveil de 3 puissances : la Lithuanie, la Moscovie et l’ordre religieux soufi des Séfévides. Les Lithuaniens repoussent les Mongols et arrivent sur la Mer Noire. La Moscovie se structure au nord et passera à l’attaque au siècle suivant. Sur les marches turcomanes de l’Iran, un ordre soufi se crée sous la houlette du Cheikh Safi’uddin Ardébili en 1301. Celui-ci adhèrera pleinement à ce complexe religieux soufi-chiite au cours du XIVe siècle. En 1447, six ans avant la chute de Constantinople, le Cheikh Junayd et son fils Heydar imposent une réforme à l’ordre : celui-ci prend un aspect militaire et vise le pouvoir politique. Les tribus turcomanes de la région sont organisées selon de telles règles mystiques et militaires. On les appelle les “Qizilbash” ou “chapeaux rouges” : ils seront entièrement dévoués aux Séfévides.
En 1487, Shah Ismaël succède à son père Heydar, qui avait épousé Marie, la petite-fille d’Alexius IV, empereur de Byzance. L’origine de son épouse lui dicte une hostilité aux Ottomans. Du coup, les puissances européennes traditionnelles cherchent à faire de lui l’allié de revers contre les Ottomans, comme François I était l’allié de revers des Ottomans contre le Saint-Empire et l’Espagne. Shah Ismaël s’assure dans un premier temps la bienveillance, voire l’alliance, des tribus turcomanes de la périphérie septentrionale de l’Iran (sauf les Ouzbeks), conquiert ensuite Diyarbakir en 1508, puis envahit la Mésopotamie. La défaite des Ouzbeks au nord ne lui permet cependant pas de conserver l’espace de la Transoxiane dans la sphère d’influence iranienne, ce qui constitue, comme toujours, un sérieux handicap sur le long terme.
Les Ouzbeks sont de fait les alliés de revers des Ottomans. La situation stratégique du début du XVIe siècle est donc la suivante : Espagne, Saint-Empire, Iran contre France, Ottomans et Ouzbeks. L’alliance franco-ottomane ne se fera que dans les années 20 du XVIe siècle, mais, de fait, la volonté de Louis XII, puis de François Ier, de sortir du cadre légitime de la Francie occidentale (selon le Traité de Verdun de 843) qui s’était déjà emparé antérieurement de la Burgondie rhodanienne, de se rendre maître de la plaine padane pour débouler dans l’Adriatique, sont autant de démarches trahissant une foncière inimitié à l’endroit de l’Espagne et de l’Empire, qui sont, à l’époque, sous la souveraineté commune du jeune Charles-Quint.
Heurs et malheurs des Séfévides
Les Ottomans ripostent et envahissent l’Iran en 1514. L’armée de Shah Ismaël est écrasée. L’expansion ottomane au Proche et au Moyen-Orient commence : Soliman le Magnifique s’empare de Bagdad en 1534. L’Iran séfévide perd définitivement l’Irak. Il faudra attendre l’avènement du Shah Abbas Ier (1588-1629) pour stabiliser à nouveau l’Iran séfévide, en faire un bloc inexpugnable, regroupant le Caucase, l’Iran et une bonne partie de l’Afghanistan actuel. Abbas Ier a réussi à consolider ses frontières occidentales, mais sans récupérer la Mésopotamie et le Kurdistan actuel. En 1639, les hostilités entre Ottomans sunnites et Perses chiites cessent durablement : la frontière occidentale de l’Iran restera, grosso modo, la même que celle que nous connaissons aujourd’hui.
Au XVIIIe siècle, Nader Shah Afshar (1729-1747) tenta une nouvelle fois, sans succès, de reconquérir la Mésopotamie, soulageant par ses efforts les Européens, qui purent ainsi consolider les conquêtes d’Eugène de Savoie dans les Balkans et celles de Catherine II sur le pourtour de la Mer Noire. Nader Shah Afshar s’opposa toutefois victorieusement à la Russie dans le Caucase. Il réussit à envahir l’Afghanistan et l’Inde, à prendre Dehli, capitale des Moghols. Ses efforts en Transoxiane furent vains, ce qui n’est pas sans conséquences : l’histoire nous enseigne qu’un Iran qui ne domine pas la Transoxiane demeure faible et menacé. L’épopée guerrière de Nader Shah Afshar se fit au détriment de l’organisation intérieure de l’Empire, comme du temps de Mahmoud de Ghazni : ses conquêtes furent perdues après sa mort. Plus tard, Karim Khan Zand prend Bassorah aux Ottomans, ce qui permet à la Perse de développer son commerce avec l’Inde. Cette victoire montre l’importance stratégique primordiale de ce port au sud de la Mésopotamie.
Au XIXe siècle, la dynastie des Qadjars, turcomane d’origine, affronte la Russie qui, forte de ses victoires contre les Ottomans, a progressé dans le Caucase et commence à grignoter les territoires iraniens. La Russie est désormais maîtresse de la Caspienne. L’Iran, sous la conduite de Fath’Ali Shah, tente de reprendre pied en Afghanistan en conquérant Hérat en 1837 : les Anglais font alors pression sur le Shah pour qu’il retire ses troupes. Au même moment, comme par hasard, une révolte religieuse, celle des Bâbis, plonge l’Iran dans une guerre civile. Les Babistes luttaient contre le clergé chiite, jugé trop rétrograde, et militaient pour un assouplissement général des règles islamiques de la vie quotidienne.
Réprimé durement, le mouvement continue toutefois à agir dans la clandestinité et travaillera à la chute des Qadjars, en soutenant le mouvement constitutionaliste de la première décennie du XXe siècle, qui a reçu un certain soutien britannique, retiré prestement, dès que les nécessités stratégiques de l’Entente avec la France et la Russie obligeaient Londres à ménager Pétersbourg pour concentrer tous les efforts contre l’adversaire allemand. La Russie s’opposait au constitutionalisme, craignant la contagion, et préférait soutenir le Shah et le clergé hostile à toute réforme socio-religieuse.
En 1857, immédiatement après la Guerre de Crimée, le Shah Nasser ed-Din tente une nouvelle fois de reprendre Hérat ; les Anglais, qui n’acceptent pas et n’accepteront jamais cette expansion iranienne vers l’est, débarquent dans le Sud. Russes et Anglais finissent par se partager des zones d’influence dans le pays, le réduisant, non pas au statut d’une colonie, mais d’une zone sans indépendance réelle. Le pouvoir des Qadjars au XIXe siècle est l’histoire d’un lent déclin de la Perse.
Reza Khan et le pan-iranisme
Pendant la Première Guerre mondiale, l’Iran se déclare neutre. Sa toute petite armée, réduite à l’impuissance, était organisée par des officiers suédois, la Suède conservatrice tentant toujours de faire diversion dans le sud, de s’y donner des alliés de revers, afin de récupérer la Finlande au nord. Dès le début des hostilités, les Russes violent le territoire au Nord et les Britanniques au Sud, sous prétexte de protéger les champs pétrolifères contre toute attaque germano-turque venue de Mésopotamie.
Deux expéditions allemandes, dirigées par von Niedermeyer et Wassmuss, faiblement équipées, parviennent à soulever des tribus iraniennes et afghanes contre les Britanniques ou les Russes. Ces opérations de petite envergure obligent toutefois les Britanniques à mobiliser des milliers d’hommes pour tenter de les neutraliser. Les opérations de Wilhelm Wassmuss [ci-contre] lui ont valu le surnom de “Lawrence allemand” [cf. Les espions de l'or noir, G. Munier, ch. 8].
Après la guerre et après le Traité de Versailles, qui cherche à placer l’Iran tout entier sous la domination britannique, Reza Khan, par un coup d’État le 21 février 1921, prend le pouvoir, dépose le dernier Shah Qadjar, le faible Ahmad Mirza, et fonde la dynastie des Pahlavi. Il compose avec les Soviétiques en 1924 pour obtenir la paix sur sa frontière septentrionale et pour se ménager les Soviétiques contre les Anglais, bien plus menaçants au sud et à l’est ; l’objectif britannique étant d’inclure la Perse toute entière dans leur orbite pour “créer une continuité territoriale du Caire à Calcutta”. Pour contrer l’impérialisme anglais, le nouveau pouvoir bolchevique remet toutes les dettes que l’Iran devait à la Russie tsariste. De cette façon, l’Iran, redevable de sa sécurité financière à Moscou, cesse automatiquement de devenir un tremplin éventuel pour envahir l’Asie centrale soviétique.
Le 25 avril 1926, Reza Khan se fait couronner empereur. Il veut insérer son pays dans le XXe siècle. Il souhaite doter le pays d’un système scolaire moderne, diminuer la dépendance face à l’Angleterre, réduire le pouvoir des religieux chiites, promulguer un code civil et enlever l’exercice de la justice au clergé, ce que ce dernier n’acceptera pas et ne pardonnera jamais. Le plus intéressant dans l’ensemble de ces innovations imposées d’autorité par le nouveau Shah est sa volonté de réhabiliter le passé iranien préislamique. Cette réhabilitation passe par la fondation d’une académie qui épure la langue persane de ses emprunts arabes. Mais, comment, par ailleurs, va s’articuler ce “persisme” ? Quels en sont les ingrédients idéologiques, les lignes de force ?
Le culte de Cyrus le Grand
D’abord le culte de Cyrus le Grand, fondateur de l’impérialité perse. En dépit de 27 ans de pouvoir islamiste, les pèlerinages au site de son tombeau ne cessent pas. Cyrus est l’archétype de l’identité persane mais aussi un symbole de liberté et de tolérance dans l’exercice de la puissance impériale. Cyrus a toujours été un vainqueur magnanime, une “grande âme” (magna anima), qui réhabilitait les vaincus, contrairement aux Assyriens qui les décapitaient ou les empalaient. Les 2 shahs de la dynastie pahlavi ont tenté d’introniser ce culte de la grandeur perse antique pour évincer un islamisme qu’ils jugeaient décadent, qu’ils considéraient comme un frein au développement de l’Iran. La période d’effervescence, qui a précédé la chute du dernier shah et le retour de Khomeiny, a été marquée par cette lutte idéologique : d’une part, les forces de gauche, comme le parti Toudeh, d’obédience communiste, posaient Cyrus comme un tyran, sapant de la sorte — et de manière préventive — les assises de toute monarchie et de tout retour à celle-ci, quand bien même la monarchie aurait été stabilisatrice et progressiste (au sens technique du terme), indépendantiste (antibritannique et anti-américaine).
L’idéologie du Toudeh voulait promouvoir un “avenir radieux” (pour paraphraser Zinoviev) et ne voulait rien avoir à faire avec le passé, avec des archétypes. Les partisans islamistes de Khomeiny entendaient, eux, ignorer le passé préislamique de la Perse et ne valorisaient que l’enseignement des “nobles récits” des héros de la tradition musulmane chiite. Pour le clergé chiite, il est inacceptable de valoriser des événements historiques antérieurs à l’islam, puisque, par définition, toute époque préislamique est considérée comme jahilliya, soit un “âge d’ignorance”.
Ce sera surtout l’ayatollah Khalkhali — surnommé le “juge pendeur”, car il a été l’exécuteur intraitable de l’élite militaire iranienne favorable au Shah déchu — qui tentera, mais en vain, d’éradiquer le culte de Cyrus, en réclamant, avec une véhémence tenace, la destruction de son tombeau, des ruines de Persépolis et de toutes les traces de l’impérialité persane préislamique (les talibans détruiront, dans un même esprit, les Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan). Les islamistes et les partisans de cette figure originale de la révolution iranienne, Ali Shariati, voulaient valoriser la figure de l’Imam Hossein, martyr au VIIe siècle de la foi chiite parce qu’il s’était opposé à la tyrannie illégitime des Omeyyades, apparentés au Calife Othman.
Impérialité perse, zoroastrisme et culte de la Lumière aurorale
Les partisans du Shah, en revanche, se réclamaient du passé “aryen” de la Perse, se démarquant du même coup de leurs voisins arabes (sémitiques) et turcs (ouralo-altaïques). Aryamehr Pahlavi, le dernier Shah, qui sera abandonné par ses “alliés” américains, avait clairement renoué avec ce passé en faisant célébrer le 2.500e anniversaire de la fondation par Cyrus de l’impérialité perse. Dans ce contexte, il modifie d’autorité le calendrier musulman : l’année de la naissance de Cyrus remplaçant l’Hégire, la fuite de Mahomet de la Mecque à Médine. L’année 1976 devenant ainsi 2535, au lieu de 1355. Un idéologue paniraniste (le paniranisme veut la réunification légitime de la Perse et de l’Afghanistan), Shahrokh Meskoob, écrivait, peu après la révolution khomeyniste :
C’est surtout en deux choses que, nous, Iraniens, différons des autres musulmans : par l’histoire et par la langue. Ce sont ces deux facteurs qui nous ont induits à construire notre propre identité en tant que peuple et que nation. L’histoire a été notre valeur, elle a constitué les réserves pour nous permettre de suivre à chaque fois notre propre voie, et elle est aussi notre refuge. La langue a constitué le socle, le sol et le refuge de notre âme, un point d’appui sur lequel nous nous sommes toujours arc-boutés. [cité par Molavi].
Ensuite, la position par rapport au zoroastrisme. L’Iran garde du zoroastrisme le culte du feu et de la lumière, notamment dans les écoles dites “illuminationistes” ou Eshraqi / Ishrâqî. Cette école date du renouveau iranien du XIe siècle, est en cela typiquement perse, non arabe et non turque. L’idée centrale de cette “illuminationisme” perse est, in fine, un culte de la lumière, hérité du zoroastrisme, dont la manifestation tangible est une architecture religieuse et sacrée, laissant filtrer dans les mosquées ou les mausolées la lumière d’une manière particulièrement ravissante, provoquant des jeux de couleurs turquoise ou émeraude du plus bel effet. Des dieux du jour (et donc de la lumière et du soleil) indo-européens au culte de la Lumière du zoroastrisme, un filon millénaire conduit directement à ces poètes persans des XIe et XIIe siècles, les Ishrâqîyûn ou adorateurs de l’ “illumination aurorale” ou des “princes célestes”, qui sont en fait les Intelligences illuminantes, dont les astres sont les symboles et les théurgies (œuvres divines).
À l’œuvre, dans cet univers, un “Éros cosmogonique” porté par les “fidèles d’amour”. Dans les récits mystiques de Sohrawardi (XIIe s.), le Dieu des Dieux proclame : « Rien n’est plus vénérable pour moi que Bahman-Lumière (…) Célébrez en longues liturgies la race de Bahman-Lumière et les rois de la famille de Bahman-Lumière peuplant l’inviolable enceinte du Jabarût (soit le “monde des pures intelligences lumineuses et illuminantes, aurorales”) ». Implicitement, après le Shahnameh” de Ferdowsi (cf. infra), Sohrawardi réclame, en utilisant le nom zoroastrien de Bahman (ou Vohu Manah), l’avènement d’un Ordre Royal de tradition persane où ceux qui sont issus de la race de Bahman-Lumière doivent s’organiser en une sodalité ésotérique, élitaire, en “templiers célestes”, sur le modèle de la chevalerie ouranienne pour répondre à l’appel de cette race et pour installer, selon son esprit, un Ordre aussi parfait que possible sur terre, brisant du même coup la solitude de l’homme égaré par ses affects et ses intérêts matériels et le sauvant de la déréliction humaine, tare constante, terrible et récurrente.
Renaissance iranienne au XIe siècle : le Shahnameh de Ferdowsi
Dans cette renaissance iranienne du XIe siècle, émerge également le “Livre des Rois”, le Shahnameh, dû à la plume du poète Ferdowsi. Ce dernier a véritablement sauvé la tradition perse de l’arabisation par l’islam. En façade, Ferdowsi n’est pas opposé à l’islam. Aucun texte de lui ne constitue une réfutation ouverte ou un rejet sans ambigüité de l’islam. En revanche, il critique l’invasion seldjouk, danger pour l’identité perse. Ferdowsi était issu d’une famille iranienne du Nord-Est, de la région de Machhad où la mémoire des épopées persanes avait été conservée en dépit de l’islamisation. Né vers 941, il bénéficie du soutien du maître des lieux, Abou Mansour Tousi, qui gouverne le Khorassan pour le compte des Samanides de Boukhara. Afin de réhabiliter l’histoire perse, et donc la geste des rois de la “race de Bahman-Lumière”, les Samanides demandent à Ferdowsi de rédiger ce “Livre des Rois” en 957. Il reprend l’œuvre laissée par Daqîqî, un poète perse qui avait été assassiné par un esclave turc, et inclut les 988 vers de son “Livre des Rois” dans son Shahnameh, auquel il travaille pendant plus de trente ans, jusqu’en 1010, avec le soutien continu des Samanides. La version définitive de cette épopée persane comptera entre 48.000 et 55.000 vers.
Quand les Samanides quittent l’avant-scène politique de l’Islam et de l’Iran, Ferdowsi s’adresse à Mahmoud de Ghazni, qu’il perçoit comme l’homme fort capable de redonner à l’Iran sa gloire et son lustre d’antan, de résister à l’arabisation et de constituer un rempart contre la menace turque-seldjouk qui pointe à la frontière. Mahmoud de Ghazni l’ignore et le méprise et Ferdowsi mourra abandonné et misérable. Les mollahs musulmans sunnites refusent qu’il soit enterré dans un cimetière religieux, sous prétexte qu’il est zoroastrien. Le premier Shah Pahlavi lui fera construire un mausolée en 1934, à l’occasion du millénaire de sa naissance. L’œuvre de Ferdowsi, d’une beauté incomparable, sert de référence au paniranisme voulu par Reza Shah. Il atteste d’abord d’une continuité perse très ancienne, ensuite, d’une résistance iranienne à toutes les influences arabes et turques qui ont tenté de subjuguer le pays et d’en éradiquer la mémoire.
La poésie d’Omar Khayyam
L'expérience poétique chez Khayyam invite tel un bon vin à la rencontre de l'inconnu qui est autant en nous que dans le monde. C'est pourquoi son ambiguïté constitutive est bien souvent reportée sur son auteur, jugé tour à tour épicurien impie, révolté mystique, courtisan du Néant, falsafè populacier, etc. Malgré toutes les controverses, il est possible tel l'éminent orientaliste danois Arthur Christensen d'en accepter la pluralité conflictuelle inhérente à toute poésie comme art populaire (encore aujourd'hui en Iran). D'ailleurs le quatrain, forme alors déniée par la poésie savante pour son minimalisme qui est en fait une épure, s'invite comme une chanson à boire avec un air « tantôt gai et railleur, tantôt sceptique et blasé, tantôt déchiré de doutes, triste, plein d'angoisses, tantôt plongé dans des contemplations mystiques », traversé de secrètes résistances qui sont l'âme de ce peuple : le kétman, art non pas de dissimuler mais de communiquer indirectement voire de tranfigurer les pensées restées dans l'ombre. Car, après tout, qui mieux que ce savant pluridisciplinaire, si proche du modèle humaniste de la Renaissance, n'était à même de constater qu'on ne peut donner de légitimité à partir du factuel ? De ressentir combien un être est incapable d'exister humainement sans une légitimation, un être que son désir de fondement pousse à faire appel à la transcendance ? Le vertige du vin renvoie donc à un vertige des possibles que porte le désir à maturation.
Né vers 1045 dans le Nord-Est de l’Iran, comme Ferdowsi, Omar Khayyam est nommé astronome à la cours du grand vizir seldjouk Nizam al-Molk en 1073. Il calcule le temps avec plus de précision encore que ses homologues européens qui élaborent le nouveau calendrier grégorien. Savant versé dans toutes les disciplines de son époque, il connaît la pensée grecque et indienne, est plus que probablement influencé par une forme de soufisme qui récapitule plus ou moins secrètement, sous un masque islamique, le savoir des siècles et des millénaires antérieurs à la conversion forcée. Omar Khayyam est aussi poète : dans son Robayyat, il exprime, pour lui et quelques rares lecteurs initiés, une pensée peu bigote, où le scepticisme domine, assorti d’un rejet des dogmes figés, d’une ironie décapante, d’une misanthropie humoristique et d’un épicurisme affiché. Cette poésie sera redécouverte à Oxford au XIXe siècle par Edward Fitzgerald, qui avait consulté un exemplaire du Robayyat de 1461, conservé dans la bibliothèque de l’université britannique. La traduction de Fitzgerald fera connaître et aimer cette poésie persane à l’Europe toute entière. Au XIVe siècle, un autre poète persan, Hafez, réanime les mêmes thématiques poétiques : moqueries à l’égard des zélotes religieux, de la police de la foi. Il inspirera Gœthe.
Premières Conclusions
Notre première batterie de conclusions portera sur la nature réelle des antagonismes qui ont tissé l’histoire du “Grand Moyen-Orient”, que nous avons tenté, sommairement, d’esquisser ici. Généralement, on considère que 3 sortes de facteurs sont en jeu : les facteurs religieux, les facteurs idéologiques et les facteurs ethniques. À la lumière de l’histoire iranienne, il ne semble pas que les facteurs religieux soient prépondérants. Le zoroastrisme, bien que réellement religieux et universel, c’est-à-dire transposable à d’autres peuples que les peuples aryens-iraniens, demeure constitutif de l’identité aryenne-iranienne, donc, par voie de conséquence, constitue davantage un facteur ethnique qu’un facteur proprement religieux. La volonté iranienne, surtout depuis les Séfévides, d’adopter le chiisme comme religion d’Empire, est certes un facteur religieux indéniable, mais, vu que ce chiisme est une volonté de se démarquer d’autres peuples, non indo-européens de souche, et vu qu’il véhicule sous un manteau chiite des linéaments religieux zoroastriens inspirés d’une mythologie persane indo-européenne et surtout préislamique, il procède forcément, lui aussi, du facteur ethnique iranien.
Les facteurs idéologiques habituels, basés sur les grands récits hégéliens et marxistes, nés en Europe et en Occident au début du XIXe siècle, n’ont guère eu d’impact dans la vaste région du “Grand Moyen-Orient” depuis l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan et la révolution islamiste iranienne de 1978. En effet, les idéologies, et plus particulièrement les fameux “grands récits”, définis par Jean-François Lyotard, se sont effondrés partout dans le monde, comme des châteaux de cartes, à commencer par le marxisme. Des bribes et des morceaux de ces récits ont survécu, ici ou ailleurs, mais travestis, réadaptés, relus, pimentés de mythes religieux ou nationaux (comme chez le théoricien chiite-marxisant Ali Shariati ou chez des révolutionnaires du “tiers monde”).
Ces “grands récits” idéologiques ne peuvent donc pas être considérés comme des facteurs essentiels dans le “grand jeu” à l’œuvre sur l’échiquier du “Grand Moyen-Orient”. Les acteurs locaux se mobilisent plutôt au nom de valeurs plus anciennes, plus fondamentales : celles que portent en germe les facteurs ethniques ou raciaux (n’ayons pas peur du mot). Les acteurs extérieurs, essentiellement les services américains, manipulent des conflits religieux, certes, mais qui recouvrent des antagonismes ethniques pluriséculaires. Il suffit de lire attentivement les documents anglo-saxons pour s’apercevoir que le raisonnement qui les produit n’est ni religieux ni idéologique, mais ethnique et politique. Ce qui offre une base d’action réellement concrète et laisse la manipulation vaine et illusoire de tous ces brics et brocs résiduaires des vieilles idéologies froides, artificielles et purement intellectuelles aux adversaires ou aux “alien audiences”, que sont les opinions publiques des pays alliés, qui ont pour seule tâche d’entériner, sans intervenir vraiment dans le jeu.
Facteurs raciaux : matrices turco-mongole, arabo-sémitique et indo-européenne
Lorsque l’on évoque les “facteurs ethniques ou raciaux” dans l’espace du “Grand Moyen-Orient”, il ne s’agit pas, évidemment, de définir, de retrouver ou de récréer une “race pure”, qu’elle soit iranienne, turque ou arabe. L’exercice serait vain, tant les brassages d’une histoire tumultueuse ont été fréquents et importants. De nombreux sultans d’origine turque ont adopté la vision iranienne/ aryenne de l’histoire, ou plus tard, la vision russe. Lorsque nous évoquons ces “facteurs ethniques”, nous entendons de ce fait l’identification volontaire des acteurs de l’histoire ou des peuples à l’une des matrices ethniques fondamentales : la turco-mongole, l’arabo-sémitique et l’indo-européenne.
La matrice turco-mongole a son épicentre originel au nord de la Mandchourie. Les décideurs politiques qui inscrivent leurs actions dans cette tradition turco-mongole se perçoivent comme les avant-gardes d’un vaste mouvement originaire de cet épicentre, en quête de nouvelles terres à conquérir ou à annexer. Ainsi, le pantouranisme turc rêve d’un espace uni de l’Adriatique à la Muraille de Chine.
La matrice arabo-sémitique a son épicentre dans la péninsule arabique. D’après l’historien et cartographe britannique Colin McEvedy, elle procède d’un vaste conglomérat de tribus locutrices de langues “afro-asiatiques” qui s’est scindé, vers - 4.000, en 4 groupes, chacun disposant d’une “écosphère” propre : les Berbères du littoral nord-africain, les Égyptiens de la vallée du Nil, les Kouchites de la Corne de l’Afrique et les Arabo-Sémites de la péninsule arabique. Le nord de leur Heimat originelle s’est urbanisé en marge de l’Empire assyrien et a utilisé la langue araméenne. Le sud est resté isolé dans le désert arabique, devenant au fil des temps de plus en plus sec et aride. La civilisation du Yémen contient des éléments indubitablement indo-européens : architecture et alphabet. L’Islam a sorti les cultures arabo-sémitiques de leur isolement. Elles ont conquis leur environnement araméo-byzantin et perse, mais aussi égyptien et berbère. Ces peuples conquis ont résisté ou résistent toujours. On a vu comment l’esprit persan est revenu à l’avant-plan en Perse malgré l’arabisation, la turcisation et les conquêtes mongoles.
Dans les zones berbères, cette résistance existe également aujourd’hui en Algérie et au Maroc. Charles de Foucauld, récemment canonisé, était l’ami des Berbères Touaregs. Il a été assassiné par des bandes sénoussistes, œuvrant pour le compte du Sultan d’Istanbul et de ses alliés allemands (les Sénoussistes ont effectué des raids en Égypte, au Darfour, au Tchad, en Libye et dans le désert du Sud algérien, tandis que certaines tribus montagnardes berbères de l’Atlas marocain se rebellaient, clouant au Maroc de nombreuses unités françaises).
Détail piquant : les tribus sénoussistes, dont l’obédience est wahhabitique et intégriste, avaient été formées militairement par Atatürk, pour harceler les arrières italiens dans la guerre italo-turque de 1911-1912. Cette stratégie d’insurgency sera reprise par Lawrence d’Arabie contre les Ottomans en Palestine et en Jordanie. Atatürk a donc armé, à son corps défendant et sur l’ordre de son état-major de l’époque, des intégristes islamistes, alors que sa vision personnelle était “indo-européenne” : il voulait identifier sa Turquie nouvelle à l’Empire hittite, indo-européen. Le monde afro-asiatique, et la matrice arabo-sémitique, ne peuvent donc être jugés comme les expressions d’un bloc uni, homogène, sauf quand il s’agit de faire face aux Perses ou à des puissances européennes plus récentes.
Matrices territoriales afro-asiatique, élamo-dravidienne et indo-européenne : la conclusion de Colin McEvedy
La matrice indo-européenne procède d’une “Urheimat” de départ beaucoup plus vaste que celles, réduites, que l’on avait imaginées jusqu’ici. Toujours selon Colin McEvedy, il ne faut pas réduire la matrice territoriale indo-européenne (ni l’afro-asiatique ni l’élamo-dravidienne) à une zone trop restreinte, réduite à un petit espace géographique confiné, mais l’étendre à un espace assez vaste, car la mobilité proto-historique a été une réalité trop peu prise en compte jusqu’ici : les Afro-Asiatiques s’étendaient de l’Atlantique marocain actuel à l’ensemble de la péninsule arabique ; les Indo-Européens — et McEvedy rejoint en cela l’archéologue allemand Lothar Kilian — de la Mer du Nord (Norvège, Danemark, Pays-Bas) au delta de la Volga dans la Caspienne ; la matrice élamo-dravidienne, quant à elle, s’étendait des côtes actuellement iraniennes du Golfe jusqu’au sous-continent indien.
Pour McEvedy, seules les matrices ouest-méditerranéennes et caucasiennes de la protohistoire disposaient d’un territoire plus réduit : péninsule ibérique, bassin de la Garonne, côtes et arrière-pays de Provence, Etrurie-Toscane pour la première ; Caucase et Nord-Est de la Turquie actuelle, pour la seconde. Colin McEvedy :
Quelques [archéologues] ont suggéré que le “homeland” original des Indo-Européens correspondait à une zone [allant de la Mer du Nord au Turkestan]. Cette idée est étayée par le fait qu’il n’y a aucun nom de rivière autre qu’indo-européen au sein de ce territoire. Pour le lien récemment démontré entre Élamites et Dravidiens, nous concluons désormais que la Heimat originelle de ce groupe nouvellement baptisé élamo-dravidien a au moins 3.000 km de longueur. Nous savons déjà que le groupe afro-asiatique s’étendait sur un espace de 5.000 km de longueur d’Est en Ouest. Il semble donc extrêmement improbable qu’un groupe aussi efficace que l’ont été par la suite les Indo-Européens, ait disposé d’un territoire plus réduit que les Afro-Asiatiques et les Elamo-Dravidiens.
Le territoire d’origine des peuples européens correspond donc plus ou moins à l’espace européen actuel, Russie comprise. L’Iran traditionnel, de Zarathoustra au dernier Shah, se perçoit comme une émanation de cette matrice européenne, comme le produit d’une irruption constructive, bâtisseuse d’empires, dans les espaces élamo-dravidien et sémitique, amorcée vers - 1.800. Si au départ, cette vision avait une connotation raciale évidente, le brassage continu des peuples dans cette zone a, par la force des choses, fait disparaître le caractère purement racialiste de cet idéal d’irano-européité, pour faire place à la notion intégrante et impériale de “civilisation iranienne”, défendue par Reza Khan Pahlavi, et, dans une moindre mesure, par son fils (qui, pour éviter affrontements et dissensions intérieures, devait composer avec l’islam, qui ne lui a pourtant manifesté aucune gratitude).
La “civilisation iranienne”, pour le dernier des Pahlavi, était le patrimoine iranien, qu’il convenait de réhabiliter contre l’ignorance dans laquelle était plongé le peuple d’Iran, faute d’écoles et d’instituteurs et, à ses yeux, à cause de l’Islam. Pour Aryamehr Pahlavi, il fallait réactiver les forces du passé iranien en multipliant bibliothèques, instituts, universités, initiatives culturelles. Dans son mémoire en défense, face à l’histoire future et face à l’échéance fort brève que lui laissait la maladie qui le rongeait, il a écrit ces paroles pertinentes :
Cette conception selon laquelle tout ce qui appartient au passé est réactionnaire, antiprogressiste ou dépassé, fort répandue dans une certaine bourgeoisie citadine, avait porté à dénigrer la culture proprement iranienne, à négliger les œuvres d’art léguées par le passé.
Les nouveaux programmes scolaires, déjà imaginés par son père, devaient remédier à cette déliquescence, fruit funeste de l’urbanisation. Par ailleurs, des programmes de télévision et de radiodiffusion étaient appelés à faire revivre, avec succès, l’ancienne musique persane, qui, sinon, serait tombée aux oubliettes. Ce recours aux valeurs sûres du passé, aux archétypes, consolidateurs de toute durée historique et de toute continuité impériale, voulu par Reza Khan et son fils, était pourtant contemporain, dans les années 60 et 70, d’un futurisme culturel, porté par des avant-gardes audacieuses, souvent patronnées par la troisième épouse de Aryamehr Shah, la Shabanou Farah Diba.
Révolution Blanche, Démocratie impériale et Grande Civilisation
La référence à la “civilisation iranienne”, chez le dernier Shah, qui cite en ce sens l’iranologue français du XIXe siècle, Gobineau, devait être le prélude à un vaste projet géopolitique, baptisé “Grande Civilisation” et soutenu, en Iran, par la “révolution blanche” et le système dit de la “démocratie impériale”. D’inspiration clairement zoroastrienne et sur le modèle de l’empire de Cyrus, cette marche en direction de la “Grande Civilisation” devait mener l’Iran vers une révolution “anamorphique”, où il aurait été tiré vers le haut par la volonté impériale. L’Iran aurait alors été le modèle à suivre pour ses voisins.
Cette révolution intérieure impliquait de poursuivre, en politique extérieure, le projet constructif de susciter et de consolider une vaste solidarité de tous les riverains du Golfe Persique et de l’Océan Indien. Le Shah prévoyait de bonnes relations avec l’URSS et les pays européens du COMECON (dont la Roumanie). Sa diplomatie a indubitablement connu de beaux succès et, notamment, a conduit à la paix avec l’Irak en 1975, grâce au règlement du trafic fluvial et maritime dans le Chatt-el-Arab, mis au point par le Traité d’Alger ; a apporté, avant l’entrée des troupes soviétiques dans le pays, une aide à l’Afghanistan isolé et enclavé (un type d’ingérence iranienne dont ne veulent pas les puissances anglo-saxonnes, comme en 1837 et en 1857) ; a forgé une alliance tacite avec le Pakistan (mais sans braquer l’Inde) ; a formulé le projet d’une politique commune avec Singapour et l’Australie pour amener la paix dans tout l’espace de l’Océan Indien (suscitant du même coup des lézardes dans le camp anglo-saxon, dont l’Australie est une pièce maîtresse, mais qui ruait dans les brancards à l’époque, allant jusqu’à doter son aviation de Mirages français).
En déployant cette diplomatie originale et de grande envergure, le Shah profitait de la nouvelle doctrine nixonienne, prévoyant de laisser les alliés des États-Unis organiser en toute autonomie leur environnement. Mais les Démocrates challengeurs, puis vainqueurs des élections après la disgrâce de Nixon, suite au scandale du Watergate, avaient d’autres projets, prévoyant notamment la fin de ces autonomies, jugées incontrôlables à long terme, et le réalignement inconditionnel des alliés moyen-orientaux sur les politiques américaines, en dépit des principes pragmatiques de la Realpolitik et en dépit des alliances et des fidélités proclamées depuis quelques décennies : la chute de Nixon allait de ce fait entraîner la fin de l’autonomie iranienne dans le contexte délicat et effervescent du “Grand Moyen-Orient”, puis, par fatalité, l’érosion du pouvoir du Shah et, finalement, sa chute.
L’entourage de Jimmy Carter, comme avant lui celui de John Kennedy, est hostile au Shah. Il prend un net recul par rapport à la Realpolitik du duo Nixon/ Kissinger et introduit le ferment “moraliste” et “droit-de-l’hommesque” dans l’orbe de la politique internationale. Ce fut le début d’une ère de calamités, d’un véritable ressac éthique dans toute l’américanosphère occidentale sous le masque d’une sur-éthique hyper-moralisante, gonflée artificiellement et démesurément par la propagande médiatique, dont on mesure bien les conséquences aujourd’hui, surtout après qu’une nouvelle génération de Républicains, juste avant Reagan puis dans son sillage, a, elle aussi, abandonné la Realpolitik classique pour pimenter et corser le “moralisme” cartérien de discours apocalyptiques, dérivés d’un biblisme religieux protestant et puritain (avec de nouveaux vocables propagandistes tels : “l’empire du Mal”, “l’axe du Mal”, etc.). En règle générale, avant 1978, les Républicains étaient favorables au Shah au nom d’une Realpolitik traditionnelle, qui commençait toutefois à s’éroder ; les Démocrates, héritiers de l’idéologie mondialiste et militante de Roosevelt, lui étaient hostiles, à l’exception de Lyndon Johnson.
Cette mutation funeste dans la politique de Washington à l’endroit du régime du Shah, nous induit à développer quelques préliminaires, pour bien saisir notre deuxième batterie de conclusions, celles qui portent, non pas sur l’histoire plurimillénaire de l’Iran, dont la connaissance reste toutefois un impératif de la raison politique, non pas davantage sur le rôle des facteurs déjà évoqués, qui sont de nature idéologique, religieuse ou ethnique, mais sur la situation géopolitique et géostratégique actuelle, où l’Iran est bel et bien encerclé, pris en tenaille dans un réseau dense de bases américaines, installées en Transoxiane (Ouzbékistan), en Afghanistan et en Irak. C’est-à-dire dans tous les espaces stratégiques, dans tous les glacis ou zones de réserve, qui ont permis à l’Iran, à un moment ou à un autre de son histoire, de rayonner sur son environnement, de consolider les assises de la “civilisation iranienne”, de s’étendre et de survivre.
Washington contre Téhéran
Houchang Nahavandi, dans le chapitre (XI) à nos yeux le plus important de son livre sur la “révolution iranienne”, et qui s’intitule précisément Washington contre Téhéran, récapitule toutes les étapes des relations américano-iraniennes depuis 1941, année de l’invasion anglo-soviétique et de l’abdication forcée de Reza Shah. Pour l’Iran, la Grande-Bretagne et la Russie étaient les 2 puissances ennemies par excellence, celles qui menaçaient l’intégrité territoriale iranienne. L’ennemi principal était britannique, car il colonisait toute l’exploitation des pétroles d’Iran, par le biais de l’Anglo-Persian Oil Company, puis de l’Anglo-Iranian Oil Company, et visait une satellisation du pays, permettant d’installer une continuité territoriale sans aucune interruption entre les possessions ou protectorats britanniques situés, d’une part, entre l’Afrique du Sud et l’Égypte, et, d’autre part, entre la frontière égypto-libyenne et la Birmanie.
Après 1918, Londres n’avait plus réellement les moyens de réaliser une politique aussi grandiose, rêve de Cecil Rhodes : l’hypertrophie impériale dans la zone de l’Océan Indien était devenue une réalité fort préoccupante, jetait les derniers feux d’une démesure sans solution donc générait une frustration qu’on ne voulait pas avouer. Reza Khan, devenu Reza Shah en 1926, était, par sa personne et par sa forte volonté de colonel cosaque, un obstacle de taille au projet jadis rêvé par Rhodes. Reza Shah composait avec les Soviétiques, car il était plus russophile qu’anglophile comme nous venons de le voir, mais ne contestait pas encore fondamentalement le monopole anglais sur les pétroles iraniens.
Il entendait toutefois diversifier ses relations avec les pays occidentaux industrialisés et avec le Japon : des milliers d’ingénieurs allemands et italiens travaillaient en Iran et les relations commerciales germano-iraniennes étaient fort avantageuses pour Téhéran. Des consortiums scandinaves avaient réalisé la prouesse technique d’achever en onze ans de travaux titanesques le tracé de la voie ferroviaire transiranienne entre le Golfe et la Mer Caspienne, avec des ouvrages d’art stupéfiants, dans des territoires montagneux quasiment vierges. L’Allemagne livre les locomotives. L’Italie et le Japon avaient livré à la marine iranienne naissante des bâtiments de guerre destinés à contrôler les eaux du Golfe. Les officiers de la marine avaient été formés en Italie.
Quand les troupes allemandes et leurs alliés envahissent l’URSS en juin 1941 et bousculent les armées soviétiques massées le long de la ligne de démarcation de septembre 1939, l’URSS devient ipso facto l’alliée de la Grande-Bretagne. Les 2 puissances décident d’occuper l’Iran neutre, de façon à pouvoir approvisionner l’URSS par la Caspienne et l’axe fluvial de la Volga. L’armée de Reza Shah résiste, les villes iraniennes sont bombardées, la marine iranienne est anéantie dans le Golfe et y perd quasiment tous ses officiers. La garnison de Kermanshah bloque provisoirement l’avance britannique, mais le rapport des forces est évidemment au détriment de l’Iran : le 27 août, le Shah est contraint de demander la cessation des hostilités. En septembre 1941, il abdique en faveur de son fils. Il est emmené en captivité en Afrique du Sud où il meurt en 1944 d’un cancer que l’on n’a sans doute pas voulu soigner convenablement.
Les États-Unis en Iran pendant la Deuxième Guerre mondiale
Les États-Unis, qui n’entrent en guerre qu’en décembre 1941, ne sont, aux yeux des Iraniens, qu’un troisième comparse, débarqué plus tard, ne sont pas les envahisseurs directs, mais une puissance qui arrive dans la guerre, après la violation délibérée de la neutralité du pays et après les opérations militaires qui ont frappé durement les civils des villes, l’armée iranienne et sa marine. L’Amérique n’est donc pas perçue en Iran, pendant la seconde guerre mondiale, comme une puissance occupante. Elle n’est pas présente visiblement par des déploiements de troupes et des patrouilles ; seuls des ingénieurs civils organisent voies ferroviaires et installations portuaires.
Pour Nahavandi, les relations cordiales entre l’Iran et les États-Unis commencent surtout au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, quand les Soviétiques refusent d’évacuer le nord du pays et les régions azerbaïdjanaises, qu’ils avaient occupées et où ils avaient organisé un mouvement séparatiste, appelé, à un stade ultérieur, à proclamer l’union de la nouvelle république séparée avec l’URSS. Truman menace Staline, qui cède, et l’intégrité du territoire iranien est ainsi sauvegardée. Ce coup d’éclat scelle l’amitié irano-américaine que le Shah n’oubliera jamais, vouant à Washington une fidélité honnête et dépourvue d’arrière-pensées, qui se révèlera, in fine, pure naïveté. Et le conduira à sa perte.
En 1953, les États-Unis, foulant aux pieds cette amitié que leur voue sincèrement le jeune Shah, soutiennent d’abord le nationaliste Mossadegh, en voyant d’un bon œil la fin du monopole britannique sur les pétroles d’Iran, que Téhéran entend nationaliser. Mais quand Mossadegh doit s’allier au Toudeh communiste pour consolider sa majorité en faveur des nationalisations, la CIA change d’avis, par crainte d’une absorption soviétique de l’Iran tout entier ou d’un alignement sur Moscou, et participe aux opérations visant le renversement du ministre nationaliste. Le Shah doit donc une nouvelle fois sa survie et son trône à l’action énergique des Américains. Les relations entre l’Iran et les États-Unis restent bonnes entre août 1953 (date de la chute de Mossadegh) et 1961, avec l’arrivée au pouvoir de l’Administration Kennedy. Celle-ci veut se débarrasser du Shah et fomente un coup d’État des services secrets iraniens, la fameuse SAVAK. La tentative se solde par un échec. L’assassinat de Kennedy met fin à cette nouvelle politique de volte-face. Lyndon Johnson reconduit l’alliance entre Washington et le Shah.
“Révolution blanche” et diversification
À partir de 1965, les États-Unis chercheront toutefois à forcer un changement en Iran. L’année 1965 est marquée par le conflit entre l’Inde et le Pakistan. Lié au Pakistan par le pacte militaire pro-occidental du CENTO, l’Iran soutient son allié, par l’effet du lien contractuel inhérent au traité mais aussi par solidarité musulmane et parce que l’Inde, qui décroche finalement la victoire, recevait le soutien de l’URSS. Malgré cette fidélité aux alliances pro-américaines, 3 facteurs contribuaient à brouiller, simultanément et en coulisses, les rapports irano-américains.
D’abord, les effets de la “révolution blanche”, commencée en 1961, avec partage des terres de la Couronne et des latifundia entre les paysans, l’alphabétisation et l’émancipation des femmes. Ces démarches, nécessaires à l’avancée du pays, provoquent une forte résistance de la part des grands propriétaires terriens, des chefs de tribus et du clergé chiite. En octobre 1963, à la suite de désordres semés par Khomeiny, celui-ci est banni d’Iran. Washington craignait que la “révolution blanche” ne génère une déstabilisation du pays et ne provoque un effet de contagion dans d’autres États alliés, y compris en Amérique latine.
La leçon à tirer de ces événements, c’est que les États-Unis ne tolèrent aucune réforme sociale en profondeur, qu’elle soit portée par une idéologie marxiste-léniniste ou par des mesures pratiques et non idéologiques, parfois autocratiques, comme dans l’Argentine de Péron ou l’Iran du Shah ou la France de De Gaulle hier, ou dans le Venezuela de Chavez aujourd’hui. Pour les États-Unis, c’est clair, les États alliés doivent vivoter sous des démocraties qui ne génèrent que le désordre, l’enlisement et la corruption, afin de freiner et de bloquer les initiatives originales, sans modèle préconçu tiré d’une idéologie trop souvent irréaliste, mais taillées chaque fois à la mesure du peuple auquel elles s’adressent, leur donnant véritablement à terme la liberté et l’autonomie sur le plan intérieur et sur la scène internationale.
Ensuite, la défaite, face à l’Inde en 1965, du Pakistan, qui dépendait entièrement des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour son armement, fait craindre au Shah un sort similaire pour l’Iran en cas de coup dur. L’Iran doit donc s’autonomiser et chercher à diversifier ses sources d’approvisionnement en technologies avancées, tant les militaires que les civiles. Houchang Nahavandi cite, à ce propos, un rapport de 1966 de l’ambassadeur américain à Téhéran à l’époque, Armine Mayer :
La crise de septembre 1965 entre l’Inde et le Pakistan a persuadé le Shah qu’une dépendance excessive de la défense iranienne à l’égard des États-Unis pourrait réserver à l’Iran le même sort que le Pakistan. Il recherche sa liberté de mouvement.
Le Shah cite de plus en plus souvent De Gaulle en exemple. Et passe à la pratique : il commande en Europe. Et signe des contrats avec l’URSS. Il vise le développement d’une industrie iranienne autonome des armements. Le Shah devient un “ennemi” potentiel : on le traite de “dangereux mégalomane” et même de “cinglé”, injures que Péron et De Gaulle avaient également essuyées. L’enseignement à tirer de cette volonté de diversification du Shah, c’est, bien sûr, que les États-Unis ne tolèrent aucune forme de diversification et d’autonomie. La diversification voulue par Aryamehr Shah avait connu une précédence : celle réalisée par son père dans les années 20 et 30, avec le concours des Scandinaves, des Allemands et des Italiens. Pire : avec l’argent du pétrole, au début des années 70, le Shah acquiert 10% du capital d’Eurodif, ce qui aurait pu permettre à l’Iran, à terme, de se doter de technologies nucléaires, tant militaires que civiles. L’hostilité à un Iran doté de technologies nucléaires ne date donc pas de ces dernières années et ne relève pas d’une inimitié viscérale à l’endroit de la seule révolution islamiste, qui serait l’expression radicale et musulmane du fameux “choc des civilisations”, théorisé dès 1993, dans les colonnes de Foreign Affairs, par Samuel Huntington.
L’OPEP, la hausse des prix du pétrole et l’émergence de l’agitation islamiste
Enfin, la hausse des prix du pétrole, décidée par l’OPEP, avait reçu l’approbation du Shah et du roi Fayçal d’Arabie Saoudite (assassiné en 1975). Kissinger, qui, comme les autres, commence à émettre des doutes, à s’aligner sur le camp anti-iranien, finit par vouloir, lui aussi, le départ du Shah, mais ne cherche pas à brusquer les choses, car il entend agir dans le cadre d’une diplomatie traditionnelle de type bismarckien. Il refuse également de mettre les ventes d’armes américaines à l’Iran en danger ; il entend conserver au moins cet atout, qui permet un contrôle indirect de l’armée iranienne, à laquelle, le cas échéant, on ne livrerait pas de pièces de rechange. En même temps, il veut bloquer tout développement et toute prospérité aux firmes européennes exportatrices d’armements.
Les 3 principaux reproches que Kissinger adresse au Shah sont les suivants : grâce aux plus-values du pétrole, le Shah va consolider son influence régionale, exercer ipso facto des pressions sur les États-Unis, transformer son pays en grande puissance. C’est à ce moment-là que Washington décide de parier sur le “fanatisme islamiste” et qu’émergent dans les débats stratégiques certaines des thèses de Brzezinski : insistance sur l’importance stratégique millénaire de la “Route de la Soie” qu’aucune puissance d’Eurasie ne peut dominer entièrement, utilisation de certains réflexes religieux musulmans intégristes pour déstabiliser les États qui deviendraient trop puissants dans cette zone, théorisation de la stratégie “mongole” visant à créer des dynamiques destructrices qui jettent à bas les régimes qui dérangent sans les remplacer par des structures politiques cohérentes et alternatives. À ce propos Houchang Nahavandi cite le politologue libanais Nicolas Nasr :
La promotion du fanatisme islamique, inspirée par Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, visant à promouvoir la naissance d’États confessionnels dans la région, pourrait servir hautement les intérêts américains,… la promotion des principes coraniques, en bloquant le développement et toute modernisation dans les pays musulmans, profiterait idéalement au capitalisme américain et occidental, en conférant à ces pays sous-développés le statut de simple marché de consommation des produits industriels. [p. 187]
Les États-Unis veulent que les contrées riches en matières premières demeurent des zones économiquement et politiquement faibles, “molles”, susceptibles de receler de nombreux consommateurs potentiels, sans pour autant être en mesure de devenir des États forts du point de vue politico-militaire et technologique. Ils doivent rester “dépendants” et donc demeurer des “ventres mous”. [p. 188]
Ces axiomes de la politique américaine ne valent pas seulement pour l’Iran.
► Extrait d’une allocution de Robert Steuckers à la Tribune de “Terre & Peuple-Lorraine”, à Nancy, le 26 novembre 2005.
Carte des bases militaires américaines implantées autour de l'Iran