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Kerouac et la "Beat Generation"

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Thorsten HINZ:

Kerouac et la "Beat Generation"

 

Le 5 septembre 1957, le New York Times  publie une recension qui deviendra légendaire: elle concerne le roman de Jack Kerouac On the Road. Ce livre est défini comme un ³événement historique² et ³une ¦uvre d'art authentique², qui mérite la ³plus grande attention² et revêt la ³plus haute signification², à une époque où justement nos attentions sont éparpillées, nos sensibilités estompées par les superlatifs de la mode, multipliés à l'infini par l'esprit et la puissance des médias. Le livre de Kerouac deviendra célèbre au titre de ³testament de la Beat Generation², tout comme La Fiesta de Hemingway avait été le testament de la Lost Generation. Aujourd'hui, nous fêtons le quarantième anniversaire de cette recension du New York Times  qui rendit Kerouac si célèbre, et le 75ième anniversaire de sa naissance. Mais Kerouac est mort en 1969, le 22 mars. C'est l'occasion d'aller rechercher dans les rayons de nos bibliothèques un ouvrage paru en 1983 aux Etats-Unis, traduit en plusieurs langues européennes et réédité en Allemagne en 1997: ce livre, c'est celui de la femme-écrivain américaine Joyce Johnson. Elle a écrit sur cette génération des textes de première main, du vécu en direct. Car Joyce Johnson  ‹qui s'appelait Glassmann à l'époque‹  a été l'amie et l'amante de Kerouac pendant deux ans.

 

Ce livre est d'autant plus intéressant qu'il traite d'un conflit de génération dans l'Amérique des années 50. Notre Allemagne contemporaine affronte, elle aussi, un conflit de génération où les pâles et rares ³septante-huitards² (ou: ³soixante-dix-huitards² en néo-gaulois, ndlr) tentent de se démarquer des ³soixante-huitards², les uns comme les autres étant rejetés par les ³quatre-vingt-neuvards², enfants de la réunification allemande. Deux de ces trois catégories sont des figures purement médiatiques ou des constructions symboliques. Elles recouvrent les divergences les plus hétéroclites entre les parvenus et ceux qui tentent de se tailler une place au soleil, entre partisans et critiques de la réunification allemande, entre protagonistes du conflit social entre Länder de l'Est et de l'Ouest, sans compter les innombrables clivages nés avant 1989 dont les thématiques sont virulentes: la principale, en Allemagne, reste tout de même l'effondrement du mythe du progrès linéaire et cumulatif, l'effondrement dans les esprits de cette modernité sans peur et sans reproche, qui croit pouvoir à terme résoudre tous les problèmes de l'humanité. A tout cela s'ajoute:
- l'énorme problème de l'emploi dans une Allemagne qui compte des millions de jeunes chômeurs,
- la question de la technique que la vague écologiste remet sans cesse sur le tapis,
- et le pouvoir démesuré des médias.
Impossible de fourrer toutes ces problématiques dans trois catégories: les 68tards, les 78tards et les 89vards.

 

En revanche, en son temps, la Beat Generation était un groupe de jeunes écrivains et d'intellectuels américains dont l'intérêt et la pertinence ont été très vite reconnus et acceptés: ce groupe témoignait d'une fraîcheur et d'une authenticité indéniables, mais, hélas, s'est figé et historicisé fort promptement. Outre Kerouac, ce mouvement littéraire comptait dans ses rangs des noms comme Allen Ginsberg, William Burroughs, Neal Cassidy, Gary Snyder autour desquels se formaient des cénacles ou des bandes de copains, d'admirateurs et de compagnons occasionnels. Sur le plan artistique, ces écrivains ont lancé quelques nouvelles formes lyriques et narratives, comme l'oral poetry. Ils ont ouvert la littérature américaine à de nouveaux thèmes jusqu'alors marginalisés, du moins en apparence. Sous leur impulsion, de nouveaux vocables apparaissent dans le langage quotidien des Américains: les "kicks" désignent les moments d'enthousiasme spontané. "Diggins" veut dire: comprendre spontanément l'autre. La Beat Generation était l'avant-garde de la ³génération silencieuse², soit celle d'après la seconde guerre mondiale; elle aurait sans doute préféré être la ³Lost Generation² mais on la considérait comme passive et conformiste. Exceptionnellement, cette génération produisait des individualités fortes ou des rebelles. Une question affable de T. S. Eliot convenait tragiquement à cette génération: "Oserais-je manger la pêche?". "Nous étions conscients  ‹et nous en souffrions‹  que nous n'osions pas, dans la plupart des cas".

 

Joyce Johnson, née en 1936, a décrit en détail sa propre biographie: elle est issue d'une famille de la classe moyenne new-yorkaise. Elle en a eu assez de la pruderie, de la bigoterie, de la bonne conscience sans compromis de cette famille qui était la sienne. Touchant et maladroit, son père, sur son lit de mort, prononce ces quelques mots: "Nous aurions dû aller à Paris". Elle se souvient de l'effet électrisant qu'eut sur elle un article de journal en 1952, où il était question des beatniks, d'excitation, de sensation, d'impatience et d'extase. En 1955, elle quitte la maison familiale, sans avoir d'emploi convenable, sans argent: elle travaille dans des maisons d'édition, elle écrit un roman. Elle fait la connaissance d'Allen Ginsberg, puis, finalement, de Jack Kerouac. Elle devient la petite amie du vagabond, qui n'était pas encore célèbre.

 

Six ans après avoir été écrit, le manuscrit On the Road  est enfin publié. Kerouac l'avait écrit en deux semaines dans une ivresse de créativité. Ce roman relate l'existence des tramps,  qui vagabondent de la côte Est à la côte Ouest: derrière un voile de fiction, on devine immédiatement le modèle beatnik. Kerouac renoue là avec une tradition américaine, qu'avait incarnée Jack London avant lui. Mais la Beat Generation n'est pas une simple copie de l'univers de London. Quand Kerouac commence ses pérégrinations en 1947, il lance sans détours un affront au nouveau ³way of life², tout de luxe et d'abondance. Après les années de famine et de misère, après la grande dépression des années 30, les Américains pouvaient enfin jouir de l'existence; Kerouac, lui, voyait déjà que cette abondance menait inexorablement au nivellement.

 

Le refus des normes, la fusion de la vie et de l'art, étaient davantage qu'un jeu esthétique: Kerouac et ses homologues jouaient ce jeu en courant un sérieux risque. Joyce Johnson, quand elle quitte la maison, n'a pas la moindre certitude et, un jour, elle se retrouvera tout en bas de l'échelle, dans le monde de la pauvreté. Des concierges méfiants la considèrent comme une ³pute². Gravir les escaliers de l'immeuble, c'est l'horreur pour elle. Pour l'opinion publique et pour les autorités, les beatniks sont le ferment de la criminalité et de la subversion; ce rejet était le prix à payer pour l'indépendance, extérieure et intérieure. Une indépendance qu'ils avaient voulue.

 

Mais c'était une danse sur le fil du couteau. A une de leur amie, dont les ambitions artistiques avaient échoué, la ³liberté² avait bien montré sa face de Méduse: elle s'est alors jetée par la fenêtre, en laissant ce poème: "pas d'amour/pas de pitié/pas d'intelligence/pas de beauté/pas d'humilité/vingt-sept ans, ça suffit".

 

Ce suicide était la conséquence extrême d'un mode d'existence qui se voulait inconditionné. Mode d'existence qui était la prémisse majeure de la vie artistique et bohème que voulaient les beatniks. Aux yeux de leurs contemporains et des générations suivantes, ce mode de vie fonde l'identité beatnik qui, aujourd'hui encore, irrite ou fascine. Certes, dans leur univers en marge, il y avait tout un rituel de groupe, beaucoup de superficialité. On cherchait à se rendre important en jouant les cradots. Chez les beatniks, seul le noyau dur et authentique compte, à encore une valeur pour notre réflexion contemporaine. D'après Joyce Johnson, Kerouac était chaotique, lunatique, il était un buveur bien sûr, mais il n'était ni calculateur ni manipulateur et les lamentations appelant la pitié lui étaient étrangères. Il voulait la gloire, pour faciliter son rapport au monde, ce qui s'est avéré problématique et erroné, dès que la gloire est arrivée.

 

Dans les années 50, les talkshows  commencent à se répandre aux Etats-Unis, avec un succès éclatant: dès lors, les médias, friands d'originalité ou de scandales, ne tardent pas à s'emparer du phénomène beatnik, surtout après les articles du New York Times. Et Kerouac, à son tour, a été sollicité par les médias. Il a franchi une frontière dangereuse. Quand il s'est efforcé de faire comprendre et de rendre crédible les ressorts de sa créativité à l'opinion publique liée aux médias, Kerouac a avoué qu'en vérité il cherchait Dieu. En disant cela, il a jeté son talent esthétique et visionnaire en pâture à la masse. Etre beatnik n'était plus qu'une mode sans risque, que l'on pouvait s'acheter sous la forme de lunettes ou de pulls! C'est donc ainsi qu'il fallait chercher Dieu, se sont dit tous les médiocres! Et en chacun de nous sommeille un homme ou une femme qui cherche Dieu. Surtout médiocrement.

 

C'est donc au nom de sa propre rébellion, au nom des espoirs qui avaient germés en elle dans les années 50, que Joyce Johnson critique aujourd'hui toutes les rébellions qui ont suivi la sienne: "Les années 60 n'ont jamais correspondu à ce que j'attendais. Elles m'ont déçue, malgré le feu d'artifice qu'elles étaient. Bon nombre de ³grands moments² des années 60 n'ont jamais été autre chose que des insuffisances. J'ai vu comment les hippies ont pris la succession des beatniks, comment les sociologues ont succédé aux poètes... C'est sans enthousiasme que j'ai observé l'émergence des ³lifestyles². L'intensité que nous avions connue s'est affadie, elle n'a plus été qu'une ³simple chose disponible², qu'on pouvait se fabriquer: on était obligé de pratiquer une ³liberté² pour laquelle il n'avait pas fallu se battre. L'extase n'était plus qu'un produit chimique, l'oubli, on pouvait se le faire prescrire sur ordonnance. La révolution était dans l'air, mais elle n'est jamais venue et, si elle était venue, il n'y aurait plus eu de place pour un Kerouac". Effectivement, les soixante-huitards professionnels d'aujourd'hui, que peuvent-ils faire d'un Kerouac? Et un Kerouac, qu'aurait-il penser d'eux?

Thorsten HINZ.
(article tiré de Junge Freiheit, n°41/1997).
Référence: Joyce Johnson, Warten auf Kerouac. Ein Leben in der Beat Generation, Verlag Antje Kunstmann, München, 1997, 279 pages, DM 29,80.

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