Arndt
Ernest Moritz Arndt, jacobin romantique
Ernst Moritz Arndt est la figure essentielle du nationalisme romantique allemand. « Je suis né dans le petit peuple proche de la glèbe », écrivait-il en 1819. À son propos, l'éminent historien Diwald disait : « Au contraire de presque tous les autres romantiques, le romantique Arndt est issu de ce terreau populaire, de cette glèbe que les ruraux travaillent ; il s'est hissé à l'esprit du romantisme et n'a pas suivi la voie inverse comme les Schlegel, Tieck, Novalis qui sont, eux, partis de l'intellect et de l'esprit pour découvrir les merveilles de la forêt et la joie des fêtes de la moisson ». Arndt est effectivement né d'une famille de paysans poméraniens de l'Ile de Rügen [alors suédoise], en 1769, la même année que Napoléon.
Aucun de ses ancêtres n'était libre. Son père fut affranchi par son seigneur puis devint inspecteur de ses terres et, enfin, métayer. Son père acquiert suffisamment de moyens pour lui payer un précepteur et l'envoyer au gymnasium de Stralsund. Après avoir quitté cet établissement sur un coup de tête et par dégoût pour l'étroitesse d'esprit petite-bourgeoise rencontrée chez ses condisciples, il étudie la théologie aux universités de Greifswald et d'Iéna. Après cette pose studieuse, il reprend sa vie errante, traverse et visite toute l'Europe, poussé par une soif de connaître la diversité des peuples et des mœurs. Cette vie vagabonde lui donne conscience de son identité d'Allemand et le récit de ses expériences vécues sera codifié dans son Geist der Zeit (L'esprit du temps) dont l'impact, dans la société, fut finalement plus important que le Discours à la Nation Allemande du philosophe Fichte. Dans cet ouvrage fait de plusieurs volumes, sans prétention philosophique, il y a “flammes et enthousiasme”.
Sa prise de conscience identitaire l'oblige à choisir son camp : il sera pour la Prusse de Gneisenau et de Clausewitz et Napoléon sera l'ennemi, le “Satan à la tête de ses troupes de bandits”. Il sera l'ennemi mais aussi le modèle à suivre : il faudra faire de l'Allemagne une nation aussi solide que la France, et lui donner une constitution moderne calquée sur les acquis positifs de la Révolution française, acquis revus et corrigés par le Baron von Stein. Arndt sera un “jacobin allemand”, un “jacobin romantique”, les 2 termes n'étant pas antinomiques dans le contexte de son époque et de sa patrie.
En 1818, Arndt, le paysan voyageur, devient professeur d'histoire à Bonn. Son esprit farouchement contestataire lui cause ennui sur ennui. Accusé de “démagogie”, il est emprisonné, chassé de sa chaire, relâché sans explications, jamais jugé. À partir de 1822, il ne cessera d'écrire, notamment sur le problème de l'indépendance belge (nous y reviendrons). En 1848, il siège à l'Assemblée Nationale de Francfort pour en être chassé en mai 1849. En 1860, il meurt âgé de 90 ans et un mois.
Ces 90 années d'une vie dûment remplie et mise entièrement au service de la cause de son peuple, ont permis à Arndt d'élaborer, avec un vocabulaire clair et limpide que les Français croient rare en Allemagne, la théorie du “jacobinisme romantique”. L'anthologie que nous offre la Faksimile-Verlag nous permet de saisir les piliers de cette vision (c'est à coup sûr davantage une vision qu'une théorie sèche et ardue) et de comprendre les racines du nationalisme populaire, non seulement allemand mais propre à tous les pays continentaux de langue germanique. Le Mouvement Flamand en a été fortement influencé et, dans l'élaboration de son corpus culturel, a tenu compte des écrits enthousiastes d'Arndt à propos de nos provinces, écrits qui ont précédé ceux de Hoffmann von Fallersleben (ajoutons ici qu'Arndt distinguait Wallons, Flamands et Luxembourgeois par la langue mais englobait les 3 ethnies dans la sphère des mœurs sociales germaniques).
Né sujet du roi de Suède, Arndt a voulu favoriser l'union des Allemands au sein d'un même État. Son modèle initial fut le modèle suédois. Les Suédois constituaient, disait-il, un vrai peuple (ein echtes Volk), conscient, depuis Gustav Adolf, de la valeur des vertus politiques et de la nécessité de protéger le peuple par une structure étatique solide. L'anthologie de la Faksimile-Verlag nous dévoile le système d’Arndt : les rouages de sa conception du Volk, les lois vitales du peuple, le peuple et l'État dans la perspective d'un double combat contre la réaction féodale et le révolutionnarisme de 1789 et les projets pour la constitution d'un État völkisch.
L'idée de Volk repose sur 3 batteries de définitions : empiriques, métaphysiques et politiques. Sur le plan empirique, tout observateur décèlera l'existence tangible et concrète de spécificités ethno-culturelles, de folklores immémoriaux, de réseaux de liens communautaires, d'us et de coutumes ancestrales. Sur le plan métaphysique, le Volk est le réceptacle d'une unicité idéelle, d'une religiosité particulière que rien ni personne ne saurait rendre interchangeable. Sur le plan politique, le Volk est une volonté. La volonté de demeurer dans l'histoire est une force redoutable : les Anglais et les Suédois ont tenu tête ou se sont imposés à des voisins plus puissants quantitativement parce qu'ils avaient une conscience très nette de leur identité et refusaient de se laisser guider par l'arbitraire de leurs gouvernants. Les peuples libres (et Arndt regrette ici que le peuple allemand n'en fasse pas partie) ont une claire conscience de leur honneur (Ehre) et de leur honte (Schande).
Arndt distingue la notion de Volk de celles de Menge (masse, foule) et Pöbel (populace). Menge est la masse “neutre”, sans opinions clairement définies ; elle est cette “majorité silencieuse” que tous réclament comme clientèle. Le Pöbel est l'ensemble des éléments déracinés, incapables de discipliner leurs comportements parce que dépouillés de toute norme ancestrale, de toute pesanteur stabilisatrice. La Révolution française, par son individualisme (manifeste notamment dans les lois qu'elle édicte contre les corporations et contre le droit de coalition), a hissé au pouvoir le Pöbel qui a mené la Menge dans l'aventure révolutionnaire et napoléonienne. Le Pöbel s'est imposé en “maître”, en despote sur une Menge d'esclaves. La collusion des “despotes” et des “esclaves” ne donne pas un Volk. Pour que Volk il y ait, il faut une circulation des élites, une égalité des chances et une adhésion spontanée et non contrainte à un même ensemble de valeurs et à une même vision de l'histoire.
Pour Arndt, le peuple est un tout organique d'où jaillit une Urkraft (force originelle) qu'il convient de reconnaître, de canaliser et de faire fructifier. Sans ce travail d'attention constant, le Volk dégénère, subit l'aliénation (qui deviendra concept-clef du socialisme), sort de l'histoire. Arndt, poète, compare le Volk à un volcan, à un Vésuve que les despotes veulent maintenir éteint. Les éruptions sont pourtant inévitables.
Pour accéder à l'idée d'État, le peuple doit mener une double lutte contre la “réaction” et la “révolution”. Cette lutte doit d'abord se concentrer contre la conception mécaniste de l'État, issue à la fois de l'absolutisme et de la Révolution française. L'enthousiasme créatif part d'un enracinement, d'une terre (Heidegger nous systématisera cette vision) où vit encore une dimension historique et non des belles et vibrantes rhétoriques abstraites que les premières heures de la Révolution française avaient connues et diffusées par la presse à travers l'Europe. Arndt, dès les séminaires de Stralsund, ressent un malaise inexplicable à l'écoute des discours parisiens contre l'absolutisme et la monarchie. Son “bon sens” paysan perçoit et dénonce la mascarade lexicale des clubs jacobins. Ce sentiment confus d'antipathie, Arndt le retrouvera lors d'une conversation en Haute-Italie en 1799 avec un officier républicain français qui s'enivrait de trop belles paroles à propos de la liberté (au nom de laquelle, expliquait-il, on venait de fusiller 2 députés plus ou moins responsables de l'assassinat d'un tribun). Ces paroles sonnaient faux dans l'oreille d'Arndt et la légèreté avec laquelle beaucoup d'adeptes de la terreur envisageaient fusillades et “guillotinades” l'effrayait. La “force tranquille” de l'organicité se passait de tels débordements.
L'idée d'État née lors de la Révolution de 1789 est inorganique. Elle est “constructiviste” et néglige l'évolution lente qui a germé dans les inconscients collectifs. Malgré ce jugement sévère, partagé par Burke, par certains contre-révolutionnaires français ou par les romantiques traditionalistes (dits parfois réactionnaires) allemands, Arndt reconnaît les aspects, les éléments positifs de la Révolution. Les Allemands doivent beaucoup à cette Révolution : elle a permis leur prise de conscience nationale. Elle a accéléré le processus de décomposition amorcé déjà sous l'Ancien Régime. Elle nous a appris que les peuples ne commettaient, ni en intention ni en pratique, de crime contre les rois en voulant être gouvernés par des lois qu'ils connaissent et reconnaissent, qui sont le fruit d'une sagesse trempée dans l'expérience des générations antérieures. Il a manqué à la France révolutionnaire cette sagesse organique et le torrent révolutionnaire a débouché sur la Terreur puis sur un nouvel absolutisme ; ce qui fermait la boucle et ne résolvait rien. Les Princes allemands ont trahi leur peuple en se comportant comme des “grands mogols” ou des “khans tatars”. C'est à cela que mène l'irrespect des liens organiques et de la faculté d'écouter qu'ils impliquent.
Arndt critique le droit romain, destructeur du droit coutumier (il préfigure ici von Savigny) et voit dans une paysannerie sainement politisée, le fondement de l'État völkisch (cette idée, Spengler, Spann et bien d'autres la reprendront à leur compte). Enfin, il nous expose les raisons pour lesquelles il ne croit pas en une Pan-Europe qui se ferait au-delà, par-delà les peuples. Cette Europe ne serait qu'une panacée insipide dépourvue de cette organicité stabilisante que cherchent, au fond, tous les peuples depuis l'effondrement de l'Ancien Régime. Cette anthologie est une lecture impérative pour tous ceux qui veulent comprendre l'Allemagne du XIXe siècle, la genèse des socialismes et les idéaux des acteurs du 1848 allemand.
♦ Ernst Moritz Arndt, Deutsche Volkswerdung : Arndts politisches Vermächtnis an die Gegenwart, Bremen, Faksimile Verlag, Bremen, 1984, 160 p. avec un portrait d'Arndt et une courte biographie. (Reprint de l'édition parue chez Hirt, Breslau, 1934)
► Guy Claes, Vouloir n°13, 1985.
Quatre “intellectuels” du mouvement national allemand du début du XIXème : de gauche à droite, Fichte, Schleiermacher, Jahn et Arndt.