Kalash
[Les Kalash du Chitral (voir carte plus bas) forment un peuple du Pakistan septentrional, parlant le kalasha-mun, une langue indo-aryenne du groupe darde. Plus de 100.000 au XIXe siècle, ils ne sont plus que 3.000 âmes, et 6.000 si on inclut les acculturés convertis à un islam rigoriste prédominant dans cette région. La culture kalash a été jusqu’ici préservée grâce à l’isolement et au strict respect de ses traditions. Les ethnologues estiment que leurs croyances n’ont que très peu évolué. Ils sont sans doute aujourd’hui l’un des peuples qui, avec les minorités perses dans les montagnes reculées au sud d'Isvahanne (Iran), soit resté le plus proche des anciens Aryens, culturellement parlant. Leur religion polythéiste est l’une des dernières représentantes des anciennes religions indo-européennes. Menacée par la pauvreté et l'islamisation, la culture kalash semble vouée à disparaître]
La région autour de Chitral, dans la province frontalière du Nord-Ouest du Pakistan, nous offre des panoramas paradisiaques, des forêts riches en faune dans des vallées profondes entre des montagnes gigantesques et majestueuses. Les bipèdes humains de la région, il convient de s’en méfier : c’est là que Winston Churchill, jeune soldat et correspondant de guerre, écrivit son premier livre, The Malakand Field Force en 1897 ; les armées de la Reine Victoria y affrontaient l’Émir de Chitral et sa horde sauvage. La région est également célèbre pour son hashish de toute première qualité.
C’est là aussi que vivent encore 2.000 Kafirs Kalash, terme qui signifie les “infidèles vêtus de noir”. Ce nom est dû aux vêtements masculins car les femmes y portent des étoffes très colorées. Ils honorent quelques dieux connus des védas indiennes, mais dont le culte est tombé en désuétude chez les Hindous. La principale de ces divinités est “Imra”, l’équivalent du sanskrit “Yama Rana” (ou “Roi Yama”), dieu des mortels et de la mort, dont le nom dérive d’une racine indo-européenne “*Jemo”, le “jumeau”. Cette divinité présente aussi un apparentement avec la figure mythologique perse “Yima” qui, premier mortel, est le père de l’humanité. Dans les panthéons indo-européens, nous trouvons également un “Ymir” vieux-norrois, géant primordial qui s’auto-sacrifia pour que les parties de son corps servent de composantes pour la construction du monde. Le dieu védique de l’assaut et des tempêtes, Indra, survit dans le culte des Kafirs Kalash, notamment sous l’appellation d’“Indotchik”, la foudre, et d’“Indrou”, l’arc-en-ciel. On chuchote aussi que leurs fêtes religieuses, à la tombée de la nuit, se terminent par des pratiques sexuelles de groupe, ce que d’aucuns qualifieront de typiquement “païen”.
Il y a une trentaine d’années, les Kafirs Kalash étaient bien plus nombreux, y compris leurs dieux, surtout grâce à l’isolement dont ils bénéficiaient, haut dans leurs montagnes. Le malheur les a frappés en 1979, l’année où éclata la guerre civile afghane qui entraîna l’intervention soviétique. De nombreux Afghans s’installèrent dans la région frontalière et y furent accueillis par les Deobandis pakistanais, les homologues locaux des Wahhabites saoudiens, les plus fanatiques des musulmans.
Rapt de femmes
[Ci-dessous : femme kalash faisant sécher au soleil du maïs sur une toile de jute (photo : Geneviève Laffitte)]
Les nouveaux venus ont commencé par déboiser les vallées puis par occuper le territoire des Kafirs Kalash et, enfin, par enlever leurs femmes. Les Kalash sont de complexion plus claire que leurs voisins ; les Européens qui ont voyagé au Pakistan ont souvent constaté que la peau blanche des hommes comme des femmes y est très appréciée sur le marché du sexe. Les parents des filles enlevées et mariées de force à un musulman ne pouvaient revoir leur enfant qu’après s’être convertis à l’islam. D’autres moyens de pression ont été utilisés pour les obliger à la conversion, notamment les prêts à taux usuraires, dont on pouvait se débarrasser à condition de subir la circoncision ; ensuite, la discrimination dans l’octroi des moyens modernes de distribution d’eau et d’électricité, que le régime du Général Zia n’accordait qu’aux seuls musulmans. Les minorités religieuses au Pakistan subissent terreur et brimades de toutes sortes. La communauté kalash qui, contrairement aux chrétiens, ne bénéficie d’aucun appui international, était ainsi condamnée à disparaître. Dans les années 90, toutefois, les choses ont changé. Les voies carrossables et l’électricité avaient été installées : le gouvernement démocratique (mais qui ne le fut que brièvement) se rendit compte qu’il pouvait exploiter la région kalash sur le plan touristique, la population indigène servant d’attraction avec son folklore. Il n’y aurait pas un chat pour débourser de l’argent pour aller voir de près l’islam vivant de cette région mais, en revanche, pour assister aux prouesses chorégraphiques des derniers païens indo-européens, on sort les dollars de son portefeuille. Il faut désormais s’acquitter d’un droit de péage pour entrer sur le territoire des Kalash.
Le Yeti
[Ci-contre : Jordi Magraner, zoologue et ethnologue catalan en Afganistan et au Pakistan, et qui fut lâchement assassiné la nuit du 2 août 2002 lors d'une expédition au au Nord-Pakistan, à l’âge de 43 ans]
Ensuite, il faut bien que le Pakistan ait quelques minorités religieuses, réduites à la taille d’un musée, pour faire croire qu’il respecte scrupuleusement les principes de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Dans les médias occidentaux, on trouvera toujours quelques bonnes âmes mercenaires pour relayer la propagande du gouvernement pakistanais qui cherche à démontrer la “tolérance islamique”. Une ONG grecque [Bénévoles grecs], motivée par le mythe qui veut que les Kalash descendent des soldats d’Alexandre le Grand, a même reçu l’autorisation d’ouvrir une école et une clinique là-bas.
L’enquête la plus récente, relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui “l'observation participante”, a été menée, chez les Kalash, par Jordi Magraner (1958-2002). Ce zoologue catalan était parti là-bas, au départ, pour chercher le yeti, la variante himalayenne du monstre du Loch Ness. Ou, pour être plus précis, y chercher le “bar-manou”, le “grand homme”, comme l’appelle la population locale. Si le terme “bar-manou” est une transformation maladroite de “barf-manou”, alors il faudrait traduire ce vocable par “l’homme des neiges”. Lorsque j’eus une conversation avec Magraner peu avant sa mort, il me prétendait qu’il y avait du vrai dans les récits indigènes relatifs au “bar-manou”, même si lui ne l’avait jamais vu. Quoi qu’il en soit, ses intérêts s’étaient portés vers cette curiosité anthropologique que sont les derniers païens indo-européens. Il avait entrepris un vol vers l’Europe pour rendre visite à sa famille et pour communiquer le fruit de ses recherches à l’occasion d’un congrès à Paris ; en fait, Magraner était lui-même devenu un Kalash.
Il avait appris à parler les 3 langues de la région de Chitral. Les motivations de certains humains sont sublimes : lorsqu’on parle, comme Magraner, l’espagnol, l’hindi et le chinois, 3 langues seulement, on peut communiquer avec la moitié du monde. Malgré cela, cet homme exceptionnel a fait l’effort considérable d’apprendre 3 langues pour converser avec 2 milliers de personnes (et au départ, cet effort n’a été entrepris que pour les questionner sur ce qu’elles savaient du “bar-manou” !). Les Kalash lui avait offert une fiancée, pour sceller son intégration. Certes, il restait au bas de l’échelle sociale, avec une seule femme, les Kalash les plus haut placés, eux, ont plusieurs épouses. Malheureusement pour ce chercheur formidable, les islamistes ont appris son engagement pour les “idolâtres”. On retrouva son corps, la gorge tranchée, comme Theo Van Gogh. Selon ses dispositions testamentaires, il fut enterré sur place, selon le rite kalash.
► “Moestasjrik”, article paru dans ’t Pallieterke, Anvers, 29 mars 2006. (tr. fr. : Robert Steuckers)
◘ Esperance Magraner, sœur de Jordi Magraner, continue le combat de l'association (loi 1901) GESCH (Groupe d'Étude et de Sauvegarde des Cultures de l'Hindou kouch). Très impliquée sur le terrain, elle mérite soutien :
♦ Adresse : GESCH – 69, rue Henri Fouques Duparc – 26000 VALENCE (FRANCE)
◘ La dernière livraison de la revue d'archéologie et de géographie sacrée Hyperborée Magazine (n°10/11, 18 €) offre un article richement illustré : « Les Kalashs, hommage à Jordi Magraner ».
◘ Témoignage : La petite communauté montagnarde de l’Est du Pakistan est menacée par le tourisme et l’intégrisme musulman. — Sans une grève des contrôleurs aériens qui les a cloués au sol à Londres, l’homme d’affaires savoyard Jean Rivollier et l’ethnologue franco-espagnol Jordy Magraner ne se seraient jamais rencontré. « Pour moi ça a été un déclic, avoue Jean Rivollier. Jordy vivait depuis 13 ans dans les vallées Kalashs, situées à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan. Il étudiait l’homme pongoïde, un des lointains ancêtres de l’homme, pour le compte de l’Institut de paléontologie de Paris. Il avait appris la langue et les coutumes locales, était connu et apprécié de tous ». Si J. Rivollier emploie le passé c’est que J. Magraner a été assassiné cet été, quelques semaines après avoir envoyé une lettre à J. Rivollier où il faisait état des menaces dont il était l’objet. Des menaces émanant selon ce dernier des milieux islamistes. « Le conflit afghan post 11 septembre a poussé les talibans vers le Pakistan. Certains se sont installés dans les vallées Kalashs et tentent d’imposer l’islam radical à cette communauté de culture polythéiste ». Les 3 vallées Kalashs regroupent environ 3.000 habitants qui ont vécu dans une quasi-autarcie jusque dans les années 1990. Depuis, la route transhimalayenne a apporté les touristes, trop souvent peu respectueux des traditions locales. Puis il y eu la guerre en Afghanistan et ses conséquences locales : « Aujourd’hui les Kalashs sont menacés de disparition, alors que cette civilisation est très riche en arts en savoir-faire » (“À la découverte des Kalashs”, in Cairn n°27, 11/2002)
◘ Sur Jordi Magraner, conseillons : Des pas dans la neige, récit d'Érik L'Homme, Gallimard-Jeunesse, 2010, 9 € [recension]. « Un sublime récit de voyage initiatique. Trois jeunes hommes partent en quête d'un mythe et vont, à force de rencontres et de surpassement de soi, découvrir le fond de la nature humaine. Le talent d'É. L'Homme pour manier le suspens, la justesse des émotions et l'inventivité des intrigues n'était plus à démontrer tant ses romans pour ado sont d'une parfaite maîtrise. Mais c'est sur un autre terrain que l'auteur se laisse glisser cette fois-ci en quittant la fiction pour... le carnet de voyage autobiographique. Lorsqu'il avait une vingtaine d'années, É. L'Homme est parti avec son frère et un ami pour tenter de rassembler des preuves scientifiques démontrant l'existence du Yéti. Un sac sur le dos, isolés dans les hautes montagnes du Pakistan et de l'Afghanistan, confrontés à des climats rudes et à des cultures très diverses... le dépaysement est total et le récit des plus captivants ! Si cette quête des "pas dans la neige" de l'Homme Sauvage se lit comme un excellent roman, on en perçoit toute la profondeur et on devine l'influence d'une telle expérience sur l'homme comme sur l'écrivain » (Laura)
♦ Ressources documentaires :
- Kalash, les derniers infidèles du Pakistan (Kalash – Im Tal der letzten Ungläubigen von Pakistan, Gael Metroz, Suisse, 2009, 53 mn) : Dans une des vallées reculées de la frontière pakistano-afghane, les 3.000 derniers païens kalash vivent encerclés par la communauté musulmane et des réfugiés afghans. Parmi eux, une jeune femme doit choisir entre se convertir à l'islam, rejoindre la modernité ou permettre à sa tradition de perdurer.
- La vallée kalash (Ryuki Ozaki, 2000, 55 mn) : Les festivités, les chants et les danses rituelles des Kalasha, une tribu vivant dans les vallées reculées de l'Hindou-Kouch, dans une province pakistanaise.
- Seul chez les Kalash, JM Guillard, Carrefour des Lettres, 1974
- Kalash, Les derniers "infidèles" de l'Hindu-Kush, JY Loude, Berger-Levrault, 1980
- Solstice païen - Fêtes d'hiver chez les Kalash du Nord-Pakistan, JY Loude & V. Lièvre, Presses de la Renaissance, 1984 : Entre 1976 et 1999, Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre ont vécu 8 séjours parmi les Kalash, montagnards polythéistes de l'Hindu-Kush, qui résident dans 3 vallées menant à la frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan. Ce peuple de 3.000 membres, pasteurs, agriculteurs buveurs de vin, idolâtres, fête ses multiples dieux à chaque saison. Il est aujourd'hui menacé d'effacement par la guerre en Asie centrale et l'intolérance de leurs voisins immédiats qui ne supportent pas l'étalage de leurs différences, dont la plus flagrante est la liberté des femmes aux superbes coiffes ornées de coquillages, qui dansent à visage découvert face aux hommes.
- Le Chamanisme des Kalash du Pakistan : des montagnards polythéistes face à l'Islam, JY Loude et V. Lièvre, H. Nègre (photos), PUL / CNRS, 1990 : Aujourd'hui encore, les Kalash, montagnards polythéistes de l'Hindu Kush, au nord-ouest du Pakistan, résistent à l'Islam environnant. Au cours de leur histoire, aucune des grandes religions constituées présentes en Himalaya (bouddhisme, hindouisme, islam), n'a réussi à dominer leur mode de pensée. En cela, la culture de ces éleveurs de caprins est exemplaire. Sa capacité d'adaptation a été liée à l'existence d'acteurs religieux respectés, des chamanes, qui en transe, ont toujours réussi à communiquer avec les dieux et les esprits de la nature pour fournir des explications aux problèmes de la communauté. Ils ont ainsi dicté la coutume, organisé la vision du monde, réparé les désordres collectifs et individuels, parfois agi en thérapeutes. Il témoigne des formes multiples du chamanisme et de la transe, phénomènes qui gardent toute leur actualité parmi les expressions religieuses de l'humanité. De JY Loude, cf. aussi ce roman pour la jeunesse : Tanuk le maudit, Belin, 2007.
- Peuple Kalash : Nord Pakistan, A. Henrion & C. Létocart (textes), R. Quadrini (photos), Golias, Villeurbanne, 2010 : Plus qu’un voyage au cœur d’un territoire singulier au Nord-Pakistan, ce recueil photographique, réalisé à la fin du printemps 2007, propose une immersion dans la vie quotidienne des Kalash. Ces kafirs (païens) de l’Hindu Kush, dont l’origine remonte à plus de 4000 ans, ont été repoussés dans 3 vallées, à la frontière de l’Afghanistan. Là, aux pieds des contreforts himalayens, ils ont été préservés durant des siècles, coupés du monde six mois par an pendant l’hiver. Descendants de migrants indo-européens, ces montagnards sont polythéistes et monogames. Chez eux, c’est la générosité qui fonde la réputation des hommes. Soucieux de l’instruction de leurs enfants, ils se soignent par une médecine traditionnelle et naturelle, prient les dieux et les esprits de la nature, dialoguent avec les fées, vénèrent leurs morts, et écoutent les chamanes transmettre l’histoire de leurs ancêtres. Mais les Kalash sont aujourd’hui confrontés à une épreuve redoutable : préserver leurs différences et leur culture, à l’ère du numérique et du prosélytisme islamique.
- The Kafirs of the Hindu-Kush : Art and Society of Waigal and Ashkun Kafirs, Max Klimburg, F. Steiner Vg, Stuttgart, 1999
- Pakistan : Musiques kalash - Songs of the Hindu Kush (CD avec livret photo, 1999, Playa Sound) [pré-écoute]
- « Dernières voix autochtones au pays de l'islam radical » (V. Ploton, Ikewan n°65, 2007)
- « La demeure des infidèles » (Marie Dorigny, Ulysse n°129, 2009)
- « La danse des Kalashs » (Elena Chernyshova, mai 2007)
- Minorités de l'Hindou Kouch
- CAMAT (écotourisme)
- Bibliographie savante
- Kalashapeople.org
• Liens internes :
- Définir l'ethnocide
- Ethnic Cleansing of the Kafirs in Pakistan (ES)
- The Kalash : The Lost Tribe of Alexander the Great (ES)
♦ Les “Hunza”, peuple montagnard sur la route de la soie
• Recension : Hilde & Willi Senft, Hunza : Bergvolk an der Seidenstrasse, Leopold Stocker Verlag, Graz, 1986, 236 p.
Couple de reporters et d'excellents photographes, Hilde et Willi Senft parcourent la Haute-Asie depuis quelques années et s'intéressent à la vie des peuples du “toit du monde”. Les Hunza ont particulièrement attiré leur attention car ils sont installés au point d'intersection de l'Islam et du bouddhisme tibétain et se souviennent de la religion des anciens Perses. Ainsi, le livre des 2 explorateurs allemands dévoile pour la première fois en Occident les aspects du chamanisme hunza. Le reportage s'est également déroulé au Baltistan et au Chitral où vit un autre peuple : les Kalash, qui se sont toujours soustraits à l'Islam et que les Musulmans appellent les “Kafirs” (infidèles). De complexion claire et de souche indo-européenne, les Kalash, affirme-t-on, descendraient des soldats d'Alexandre le Grand en marche vers l'Indus. L'ethnologie retient l'hypothèse et les historiens pensent que les Kalash sont des réfugiés gréco-bactriens ou gréco-indiens qui ont fui dans les hautes montagnes après l'aventure d'Alexandre. Une récit d'exploration passionnant qui en complète d'autres, notamment celle du Français Jean-Michel Guillard (cf. Seul chez les Kalash, Carrefour des Lettres, Paris, 1974).
► Robert Steuckers, Orientations n°10, 1988.
pièces-jointes :
◘ Au pays des derniers Aryens
[Ci-dessous : les petites Kalash ne vont pas à l'école et deviennent et très vite responsables de la tenue des maisons. Combien de temps encore les enfants kalashs auront-ils la possibilité de vivre comme vivaient leurs ancêtres, libres et dans le respect de traditions millénaires ? « Le schéma est sans surprise : comme pour tant d'autres peuples au vécu archaïque préservé d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, brusquement mis au contact de la société industrielle et étouffés par un modèle d'existence désormais universellement obligatoire, plaqué sur toutes les différences... Ainsi finissent de vivre les Kalashs, leur identité traquée par un désenclavement économique et culturel qui mène irrémédiablement sur les chemins de l'Islam aux aguets. École, hôpital et droit de vote contre joie de vivre, coutume et droit de disposer de soi-même et de l'avenir des nouvelles générations : fin d'itinéraire », Jean-Yves Loude, Les derniers infidèles de l'Indou Kouch, 1980]
À l'est de l'Afghanistan, à proximité de la frontière pakistanaise, se trouve le Nouristan. C'est une petite région de montagnes, grande comme 2 départements français. Nouristan signifie “le pays de la lumière”. L'ancien nom de la région était Kafiristan, ce qui signifie “le pays des infidèles”.
Cette région est en effet demeurée longtemps à l'écart du mouvement de l'Islam. Elle fut définitivement conquise en 1896 par le sultan Abdur-Rahman Khan, ses habitants exterminés, vendus comme esclaves ou convertis de force : « Les torrents charriaient des flots sanglants tant le massacre ordonné par le Sultan de Kaboul, Abdur-Rahman, atteignit un paroxysme de violence », écrit Jean-Yves Loude dans l'ouvrage magnifiquement illustré qu'il vient de consacrer aux Kalash, les derniers descendants des Kafirs ayant échappé à cette calamité.
Les Kalash se sont réfugiés dans 3 hautes vallées du petit royaume du Chitral (aujourd'hui à l'extrême nord du Pakistan) déjà occupées depuis le XVe siècle par leurs frères de race. Ils forment aujourd'hui une population de 1.300 païens, véritables fossiles vivants attestant la grande migration aryenne du second millénaire avant notre ère vers le sous-continent indien. La preuve irréfutable, outre les preuves d'ordre ethnologique, de l'appartenance des Kalash, et en général des utilisateurs des langues dardiques, à la famille indo-européenne, repose sur la linguistique.
Les Kalash ont en effet pour langue le kati, dont de nombreux termes du vocabulaire sont très proches du sanskrit. Par ex. : héros = chur (skt : shura), flèche = chur (skt : sharu), cheval = hach (skt : ashva), soleil = suri (skt : surya). Comme l'avait remarqué Georg Morgenstierne, le grand linguiste norvégien qui fut le premier à étudier ces peuples vers 1860, la région du Chitral est un paradis pour les recherches linguistiques : 11 langues différentes avec leurs dialectes sur une zone de 12.000 km2. Le Khowar, principale langue du Chitral, est à beaucoup d'égards la plus archaïque de toutes les langues indiennes modernes, retenant une grande part des cas d'inflexions sanskrits et beaucoup de mots dans une forme pratiquement sanskrite, et même quelquefois védique.
La première mention de ces montagnards dans les annales de l'histoire occidentale nous est fournie par les chroniques des campagnes d'Alexandre, qui relatent les guérillas qui ont opposé l'armée du conquérant macédonien aux tribus barbares de cette région : ces barbares (“buveurs de vin”, au grand étonnement des Grecs), ils les décriront avec des coutumes et des croyances se rapprochant de celles des Kalash et de tous les Kafirs d'autrefois, précise JY Loude.
Le territoire de ces tribus fut appelé par les Grecs “Caucase”, en raison du rapprochement qui ne tarda pas à être fait avec la légende de Dionysos et d'Héraklès, qui avaient vaincu les Indiens et pénétré en Inde par le Caucase : « Quand les troupes d'Alexandre parvinrent aux montagnes de l'Hindu-Kush, le bruit ne tarda pas à se répandre : l'armée avait atteint le Caucase de Dionysos, avait égalé l'exploit des dieux ». D'où la création de villes dénommées Alexandrie du Caucase (Begram) ou Alexandrie sous Caucase (Kaboul). Après la mort d'Alexandre, le Nouristan fut pendant 2 siècles une partie du royaume gréco-bactrien, et le mythe d'Alexandre s'y est perpétué jusqu'à l'époque moderne sous de multiples formes à tel point que les Anglais considéraient les Kafirs comme les descendants de colons grecs installés depuis le périple du Macédonien.
[Motif ornant un des piliers de "Jeṣṭak Han" (demeure des femmes), maison commune kalash dévolue à Jestak, divinité protectrice de la vie domestique, des femmes enceintes et des unions]
L'intérêt principal du livre de JY Loude est d'apporter pour la première fois de nombreux renseignements sur la tradition des Kalash. Comme l'avait déjà remarqué G. Morgenstierne, le paganisme des Kafirs, ou ce qu'ils en reste, « conserve néanmoins de nombreux traits originels d'une très ancienne religion aryenne non affectée par une tradition littéraire ».
On comprend mieux, grâce à ce travail ethnographique, quelle pouvait être la teneur de l'ancien Rta védique ou Arta iranien (ordre), et l'importance connexe du sacrifice : « Le Kalash doit suivre un chemin de vie dont la pureté n'est définie en fait qu'en évitant toutes les impuretés qui l'environnent et menacent en permanence l'équilibre de la communauté tout entière. Pour puiser la force nécessaire et échapper aux souillures de l'impur, les hommes demandent régulièrement l'intervention du sacré par des sacrifices et offrandes propitiatoires ». Ce que l'on avait, au siècle dernier, classé sous des termes péjoratifs recouvre en fait une remarquable exigence de pureté éthique, sociale, physique et mentale par le moyen d'un rituel et d'une coutume, transmise et vivifiée par les dehar, visionnaires porte-parole des dieux.
Cette pureté a de nombreuses manifestations concrètes, dont l'institution des Bashali, maisons communes des femmes, où celles-ci viennent séjourner au moment des règles et des accouchements. Ces maisons, en tant que “lieux extrêmes d'impureté”, sont situées en aval, et chaque vallée est sacralisée en un étagement de la pureté : on trouve, en remontant, le village, où se trouve qu'un seul sanctuaire, “la maison de Djestak”, déesse qui est peut-être une survivance de Ushas (Aurora, Mater-Matuta). En haut de la vallée sont érigés quelques sanctuaires à ciel ouvert consacrés à l'Être Suprême et aux dieux. Au-delà s'étendent les pâturages d'été, qui appartiennent aux fées (Succhi).
La traduction sociale de cette ascèse de la pureté est le prestige que tout Kalash se doit de conserver et d'améliorer pour lui et sa famille à l'intérieur de la communauté : « Nul Kalash, dont le but essentiel est de forger de son vivant sa réputation aux yeux de tous les clans de la vallée entière, ne s'aventurerait à compromettre son renom par un acte aussi humiliant que le vol, si facile à mettre au grand jour » (p. 63).
Et c'est avec tristesse que l'on pense à la perte d'identité progressive des derniers Kalash. Ils perdront un jour leur religion, un peu de la façon dont ils ont été dépossédés du droit de gauler leurs noix. À l'époque où la monnaie de papier a été introduite dans le Chitral, raconte encore JY Loude, « les Kalash, pour se procurer ces billets indispensables aux échanges, ont vendu pour rien leurs récoltes futures, inestimables ». Une religion, au sens païen, est en effet beaucoup plus qu'un certain nombre d'articles de foi : c'est un mode de vie complet. L'abandonner, c'est céder à un éberluement du même ordre que celui que les Kalash ont ressenti devant la pénétration de l'argent. Cela équivaut à un lent suicide.
♦ Kalash, les derniers infidèles de l'Hindu Kush, Jean-Yves Loude, photos d'Hervé Nègre, Berger-Levrault, 184 p.
► Jean Rémy, éléments n°38, 1981.
◘ CHEZ LES KALASHS DU PAKISTAN
Un voyage au cœur de notre plus longue mémoire…
Le Pakistan est surtout connu pour son islam rigide et la guerre larvée qui l'oppose depuis sa création à l'Inde. Mais qui sait que ce pays recèle aussi un trésor, un trésor humain qui nous renvoie à notre plus longue mémoire d'Européens ? Au fin fond de la Province du nord-ouest (frontière avec l'Afghanistan), dans les trois vallées de Rumbur, Bumburet et Birir, quelques milliers d'hommes et de femmes, d'origine aryenne, pratiquent encore une religion païenne : les Kalashs...
[Ci-dessous : Entre Afghanistan et Pakistan (en orange) : le petit royaume de Chitral. Le pays des peuples Kalash. Longtemps considérés comme descendants des colons grecs installés là par Alexandre, ils sont aujourd'hui parmi les derniers témoins de la migration aryenne du second millénaire avant notre ère]
Les musulmans désignent les Kalashs sous le terme générique de Kafirs (de l'arabe takfir, qui désigne les infidèles). Cette expression englobait, au siècle dernier, une importante population païenne vivant de part et d'autre de l’Hindou Kouch, au sein de laquelle on peut cependant distinguer 2 sortes de kafirs : les Safed-posh Kafirs (“Kafirs au manteau rouge”) correspondant au païens du côté afghan des montagnes et que nous appelerons Kafirs tout courts, et les Siah-posh Kafirs (“Kafirs au manteau noir”) ou Kalashs, païens du versant indien (aujourd’hui pakistanais).
La tragédie Kafir
Jusqu’à la fin du siècle dernier, les Kafirs safed-posh forment un groupe tribal de quelques 70.000 âmes, qui occupaient les hautes vallées de l'Hindou Kouch afghan.
Pour les lecteurs de Kipling, précisons que l'action principale du roman L'homme qui voulut être roi [plus connu par le film de J. Huston en 1975] se tient sur le territoire kafir, l'auteur britannique s'étant très certainement inspiré des aventures réelles d'Alexandre Gardner, aventurier qui parcourut le territoire entre 1825 et 1830.
En 1895. l'émir de Kaboul, Abdur Rahman Khan, entreprend la soumission de ces guerriers farouches, politiquement indépendants et adorateurs de nombreux dieux et déesses, défauts intolérables pour l'homme d'État et le musulman qu'était le chef de l'Afghanistan d'alors !
Au cours d'une campagne atroce étendue sur plusieurs années, que même les musulmans évoquent encore aujourd'hui avec gène, les Kafirs sont défaits, massacrés, brisés et convertis de force à l'islam. Leur nation est annexée : le Kafiristan (“Pays des Kafirs”) devient le Nuristan (“Pays de Lumière”), et les Kafirs des Nuristanis.
Il faut mentionner le rôle déterminant des autorités anglaises dans cet épisode sanglant : en 1893, l'Empire des Indes Britanniques (dans sa lutte d'influence qui l'oppose dans le fameux Grand Jeu à la Russie tsariste) fixe sa frontière avec l'Afghanistan : c'est le Traité Durand (qui instaure sur les crêtes de l'Hindou Kouch la frontière du même nom), dont les clauses laissent les mains libres à l'émir Abdur Rahman pour agir comme il l'entend au Kafiristan... Lors de la guerre avec l'émir, les autorités anglaises ignoreront avec mépris les délégations de Kafirs venant leur demander leur aide au nom d'une solidarité “aryenne” (arya : les nobles).
Les bashgalis des vallées kalashs
Au cours du massacre commencé en 1895, un certain nombre de Kafirs (du groupe tribal des kati) de la vallée du Bashgal proche de la frontière, profitant de la bienveillance du roi de Chitral qui imposait depuis 1860 une domination toute théorique sur cette partie du Kafiristan, trouvent refuge de l'autre côté des montagnes et s'installent dans le fond des vallées de Rumbur, Bumburet, Birir, Lotkoh et Urtsun, dominées par leurs frères en religion kalashs. Avec le temps. sous la pression et les promesses des autorités musulmanes de Chitral, les Bashgalis ont fini par embrasser l'islam, devenant des Sheikhs (des convertis) et leurs villages des Sheikhanandeh (villages de convertis).
Éléments d’histoire kalash
Les armées d'Alexandre le Grand ont longé le territoire des Kafirs en 328-327 avant JC ; de cet épisode vient la légende qui voudrait que les Kalashs et les autres peuples d'apparence européenne de la région descendent de soldats de l'armée d'Alexandre. En réalité, les Kafirs, Kalashs et autres peuples de la région de l'Hindou Kouch trouvent vraisemblablement leur origine chez les envahisseurs aryens qui, vers le milieu du deuxième millénaire avant notre ère, conquirent l'Inde ; une partie d'entre eux, pour une raison ou une autre, s'arrêtèrent au pied de l'Hindou Kouch avant d'être repoussés dans les hautes vallées par les tribus déjà en place.
Les Kalashs, d'origine incontestablement indo-européenne (leur langue est classifiée indo-européenne, indo-iranienne, indo-aryenne du groupe darde, sous-groupe Chitral !), arrivent à Chitral par le sud, à partir du Xe-XIe siècle. Venant d'on ne sait où (du Tsyam, une région mythique, peut-être au sud de l'Hindou Kouch), ils occupent la région par vagues successives sous la pression d'autres tribus plus puissantes ou d'événements mal connus (peut-être une fuite devant l'islam). Ce que l'on sait, c'est qu'ils se rendent vite maîtres d'une grosse partie du district actuel : il reste de cette période de nombreux toponymes ainsi que des tombes régulièrement découvertes dans les champs.
On peut se faire une idée de l'extension maximum de l'aire kalash grâce à une très vieille chanson, “Lulli Grun”, chantée à l'occasion des fêtes de printemps et qui recense tous les lieux qu'ils dominaient autrefois. Ensuite, les guerres menées à partir du XIVe siècle par les tribus musulmanes du nord et les progrès de la conversion ont repoussé les tribus kalashs jusqu'aux vallées reculées qu'elles occupent aujourd'hui.
Les femmes Kalashs, belles et rebelles
Ces “derniers infidèles de l'Hindou Kouch”, comme les appelle l'ethnologue francais Jean-Yves Loude qui leur a consacré d'importants travaux, continuent de nos jours à pratiquer des rites païens et à croire en plusieurs dieux, perpétuant des coutumes millénaires, vestiges vivants des croyances primitives des anciens Arya.
Extérieurement, ce sont les filles et les femmes Kalashs qui maintiennent avec le plus d'acharnement les traditions de leur peuple, en portant notamment chaque jour la longue robe brodée, les lourds colliers et les deux coiffes usuelles : la shushut et la kupas. Il s'agit là du signe extérieur le plus remarquable de l'identité kalash, tandis que les hommes, ayant abandonné les pantalons courts et les vestes en laine, s'habillent désormais comme n'importe quel pakistanais (en shalwar-kamiz).
Vêtements et coiffes n'ont cessé de s'embellir avec le temps, comme pour afficher une volonté face à l'islam environnant. La richesse de la coiffe sert également à appeler la fécondité sur celle qui la porte et à montrer le prestige d'une maison, et le nombre de colliers son opulence. Souvenir des temps anciens où, en cas de razzias ennemies, les femmes en s'enfuyant sauvaient la fortune d'un foyer ! La femme kalash possède une indéniable influence, avec des droits importants comme le droit au divorce, et la conscience d'avoir un rôle primordial à jouer dans la transmission d'un héritage fragile.
L’univers kalash est inscrit dans le paysage
[Ci-dessous : village dans la vallée de Rumbur]
Le monde des Kalashs aujourd'hui est celui d'une petite communauté pastorale, refermée sur elle-même et en quelque sorte prisonnière d'un territoire restreint. Aussi, c'est un monde qui fonctionne essentiellement selon des principes de verticalité et qui entretient des relations privilégiées avec un vaste univers surnaturel, en maintenant l'omniprésence du sentiment de sacré et une rigoureuse distinction entre le pur et l'impur. Lecture verticale et sacrée du monde : l'exemple le plus simple reste le paysage que le Kalash a tous les jours devant les yeux !
En haut, il y a les pâturages d'été, les cols, les sommets, les lacs d'altitude. C'est la zone pure par excellence. Le territoire des fées, de leurs troupeaux de bouquetins, des arbres et plantes miraculeux (comme le genévrier, sacré, entrant dans l'élaboration de tous les rituels). Le berger et le chasseur sont tenus à de nombreux rituels avant de pouvoir y accéder sans danger. Les femmes y sont interdites de séjour.
Au milieu, une zone intermédiaire : celle des forêts, des pâturages d’hiver et des sanctuaires. C’est la zone de contact entre pureté (espaces que fréquentent les fées, proches du Ciel d'où viennent les dieux) et impureté (la vallée où vivent les hommes).
En bas, donc, se trouve la vallée proprement dite : c'est une zone impure. Celle de l'agriculture (méprisée, laissée aux femmes), des bovins (dépréciés au profit des caprins), de la maison des menstrues et des accouchements (bashali), des cimetières et des démons.
Il faut souligner l'importance chez les Kalashs des notions pur et d'impur, générant des obligations et des interdits. Cette distinction est souvent opérée en fonction des critères de verticalité évoqués. Ainsi, les endroits purs dans la vallée sont les toits des étables à chèvres (animal fréquentant les sommets) et le mur du fond des maisons, côté foyer (partie tournée vers l'amont). Les endroits les moins purs sont toujours liés aux femmes. Sur ce dernier point, il ne faut pas se méprendre : les hommes ne méprisent pas pour autant leur compagne. Les femmes kalashs sont très respectées et bénéficient d'une incroyable liberté, y compris de quitter leur mari quand elles le souhaitent, le mariage ne signifiant pas posséder l'autre qui reste libre de sa naissance à sa mort.
Le panthéon kalash
[Ci-dessous : dans la vallée de Rumbur, le sanctuaire de Mahandeo, le dieu messager aux chevaux. Mais les lieux de culte ne suffisent pas à garantir la survie de ce qu'ils représentent pour les hommes...]
Remontons au niveau des sanctuaires... Le panthéon kalash. qui a évolué au cours de l'histoire pour répondre à des changements sociaux ou politiques, comporte de nombreuses divinités, masculines ou féminines, honorées sur des lieux de culte spécifiques et en des occasions bien déterminées.
Ainsi, il y a Balumain, messager direct du grand dieu Dezau ; Mahandeo, le dieu aux chevaux, dieu principal des Kalashs que Dezau leur a donné pour les protéger lors de leur migration vers Chitral ; Sajigor, dieu guerrier kafir, recueilli après les massacres de 1895 par les lignages de Rumbur et reconverti dans la protection des bergers ; Jatch, déesse de la terre et de la fécondité ; Jestak, déesse des lignages et des foyers ; Dézalik déesse des naissances : et tant d'autres, dont l'importance est relative mais qui restent bien présents comme Polutus, l'esprit du seuil, Pasatukeki, la gardienne du foyer, Dohelawali, celle du fromage et du lait.
Sans oublier les esprits des ancêtres de chaque lignage qui protègent leurs descendants et s'assurent du bon respect de la coutume (survie de l'âme par la mémoire), et les esprits de la nature (les fées), qui sont sans doute la récupération, par ces païens aryens aux dieux mâles célestes, des divinités de la terre féminines honorées par les Balalik, peuplade autochtone vaincue.
Les sacrifices et les offrandes sont au centre des célébrations. Chez les Kafirs, près d'un feu alimenté par des branches de genévrier, sur lequel on versait de la graisse et de la farine, on égorgeait des boucs, des chèvres ou des bœufs, puis on aspergeait de leur sang le sol ou le mur du temple, les statues d'ancêtres dans le cas d'une cérémonie funéraire. On accompagnait ces sacrifices de danses et de chants.
Peu de choses diffèrent chez les Kalashs, sauf l'absence chez eux de temples : les sanctuaires sont en plein air. Les principaux lieux de cultes kalashs sont dédiés à Mahandeo, présent dans les trois vallées kalashs, représenté par quatre têtes de chevaux sculptées. Les clans de la vallée de Rumbur honorent Sajigor sur un autel de pierres (dans lequel serait caché le couteau du roi mythique Raja Waï) au milieu d'un magnifique bois de chêne, dans un cercle solaire délimité par des poteaux gravés.
Chaumos, le solstice d'hiver
C'est la fête la plus importante et la plus sacrée des Kalashs. Elle est destinée à appeler l'attention de tous les dieux vivant loins du peuple kalash et à purifier tous les membres de la communauté. C'est la seule fête fermée aux non-Kalashs et tout particulièrement aux musulmans. Danses, sacrifices de caprins et rites de purification s'y succèdent. Chaque Kalash accomplit ces actes pour prouver son appartenance à la communauté : car un Kalash n'est Kalash que d'année en année, et est tenu de réaffirmer à chaque solstice d'hiver, en sacrifiant et en se purifiant, sa fidélité aux dieux et aux siens.
Joshi, la fête du printemps
[Ci-dessous : femmes dansant le “drajeïlak” (vallée de Bumboret) pendant les célébrations de Joshi qui fêtent pendant 3 jours le retour du printemps et invoquent Goshidai pour, dans les mois à venir, obtenir des récoltes favorables et ne pas manquer de lait de chèvre (animal sacré). Photo : Otchoa Datcharry, mai 2006]
Les fées sont elles aussi omniprésentes dans l'histoire et la mentalité kalash. Le moment le plus important pour ces Kalashs, définitivement plus pasteurs que guerriers, dans leurs rapports avec les fées, reste Joshi, la fête du printemps. Joshi, fête du mois de mai, annonce les premières transhumances. Aussi les Kalashs se concilient-ils les bonnes grâces des fées, propriétaires et gardiennes pendant l'hiver des alpages. Des offrandes, des prières devant les sanctuaires décorés de verdure, et des danses rituelles, accompagnées de musique et de chants, ont lieu pendant plusieurs jours, à la suite desquels les hommes prendront le chemin des pâturages et les femmes celui des hautes terres cultivées. Les jeunes gens célibataires, filles et garçons, profitent de cette fête joyeuse pour choisir leur futur partenaire.
Un personnage central : le Dehar, chamane kalash
Trois personnages étaient chargés chez les Kafirs des fonctions religieuses : le prêtre (utah), le chantre (debilala — “qui murmure les paroles relatives au divin”) et le devin inspiré (pshur). Seul ce dernier existe chez les Kalashs, où il prend le nom de dehar. Contrairement à l'usage kafir, il ne forme pas de caste et son champ d'action est limité ; cependant, sa place est primordiale dans la communauté. En effet, il est l'intermédiaire privilégié entre le monde naturel et le monde surnaturel, en rapport direct avec les divinités, invisibles pour les autres hommes, qui parlent par sa bouche ; il prédit l'avenir et dit la volonté des dieux, souvent au terme de transes.
Également législateur et codificateur des coutumes et traditions (la conscience historique kalash s'articule autour des actions majeures des plus grands d'entre eux), son rôle essentiel est de préserver les liens entre passé, présent et futur, de défendre l'intégrité de la communauté contre les nombreuses menaces, naturelles, sociales et même politiques, qui pèsent sur elle, et de résoudre les désordres intérieurs et extérieurs, individuels ou collectifs. Aujourd'hui, et malgré le manque cruel de vocations, après avoir révélé des dieux, des lieux purs, ordonné des actes rituels et des lois coutumières, le dehar a pour tâche principale, depuis déjà deux siècles, de lutter contre le danger de l'islamisation et de la modernité.
Les raisons de la menace musulmane
Si les conquérants musulmans chitralis du XVIe siècle se lancèrent dans une islamisation du sud de Chitral, alors aux mains des Kalashs polythéistes, par le jihad (lequel ne laisse de choix qu'entre la mort ou la conversion), ils ne tardèrent pas cependant à imposer une politique d'islamisation plus douce, revêtant la forme d'une discrimination juridique, administrative et fiscale ainsi qu'une persécution larvée (menaces, raids, paupérisation...). Pourquoi ? Peut-être parce que même vaincus, les Kalashs restaient une force non négligeable avec laquelle il valait mieux négocier, ou bien parce que les vallées de plus en plus isolées dans lesquelles ils se réfugiaient présentaient un intérêt moindre. Ou, plus vraisemblablement, parce que le statut de “protégé” (dhimmi) accordé exceptionnellement à des polythéistes présentait l'avantage de permettre à l'envahisseur musulman de prélever des sommes considérables sur les “infidèles” au titre de l'impôt du tributaire (jiziyya). Cependant, dans l'esprit exclusif de l'islam, le statut légal de protection ne peut être que momentané et le but final des dominateurs musulmans demeure toujours l'anéantissement des cultures et croyances indigènes polythéistes.
La cohabitation entre musulmans et Kalashs aujourd'hui engendre un type particulier de relations, placé sous l'ambiguïté de la position du Pakistan, obligé par ses principes constitutionnels (la bande blanche de son drapeau ne symbolise-t-elle pas les minorités ?) de protéger les Kalashs et poussé par ses principes islamiques à réduire les infidèles. Car le panthéon kalash suffit à déranger les musulmans : l’association d’idoles autour de Dieu, ou sa substitution par des divinités, représente le péché (shirk) le plus grave commis par l’homme à l’encontre du Coran et d’Allah. La réalité locale et quotidienne oscille donc entre ces deux tendances, avec en arrière-fond la nature particulièrement tolérante des Chitralis. Il faut bien reconnaître en tous cas que partout ailleurs qu’à Chitral (et chez les voisins Pachtouns notamment, ethnie majoritaire chez les Talibans) les Kalashs n’existeraient plus.
De la colonisation à la conversion
Toujours est-il que, la violence directe étant interdite aux musulmans, la tension avec les Kalashs trouve un débouché sur d'autres terrains. On peut parler en ce sens d'une véritable politique de colonisation des vallées païennes par les Chitralis. Colonisation pacifique ayant abouti à l'appropriation des meilleures terres. Les menaces de représailles en cas de résistance ont fini par convaincre les Kalashs de réagir sans conviction. Ce n'est que depuis peu qu'ils se sont décidés à intenter des procès interminables pour recouvrer les terres dont ils ont été spoliés.
La présence musulmane dans les vallées kalashs a attiré les mosquées et les haut-parleurs qui, dans tous les villages, diffusent à fréquence régulière les appels à la prière. En même temps que les mosquées, des écoles d'État ont été construites, et le principe de scolarité obligatoire contraint les enfants kalashs à étudier sous la férule d'instituteurs musulmans. Autre signe des temps : des poules (animal impur lié à l'islam) picorent sur les lieux de culte, des sanctuaires sont régulièrement dégradés et les cimetières profanés. Enfin, la proximité récente des Talibans, qui radicalise le contexte religieux régional, n'arrange guère les choses.
C'est donc bien une tentative de conversion généralisée (quoique morcelée et décousue : l'islam, c'est la jihad ; le prosélytisme “à la chrétienne” n'est pas une tradition musulmane...) que les musulmans ont entreprise à l'encontre des Kalashs. Tous les moyens sont bons pour amener l'infidèle à la vraie religion : promesse d'un meilleur statut social, menaces... L'un des schémas habituels conduit le Kalash à s'endetter auprès d'un musulman qui se déclare prêt ensuite à annuler la dette en échange d'une conversion ou d'une fille à épouser... Il est fréquent de rencontrer des familles déchirées dont les membres. fidèles ou convertis, se sont mutuellement reniés...
L'âme kalash bouleversée
Les conséquences du harcèlement musulman ne se font pas uniquement sentir dans le paysage géographique et social. Elles pénètrent jusqu'au cœur de la tradition kalash, et vont jusqu'à transformer la manière dont le Kalash conçoit son rapport avec la religion et voit le monde.
Ainsi le grand dieu kalash Dezau s'est transformé en Khodaï (Dieu en persan). semblable au dieu de l'islam, différent de lui seulement par les sanctuaires où on l'honore et le choix de fêtes saisonnières pour lui rendre hommage (les dieux périphériques et les fées se transformant eux en “esprits”, acceptés par la tradition musulmane sous le terme de djinns). Une genèse de l'âme et une description détaillée de l'après-vie ont également été élaborées pour concurrencer l'islam sur son propre terrain. Les rites de fécondité, assimilés à des débauches, ont quant à eux peu à peu pris une dimension symbolique avant de disparaître complètement, privés de sens, à l'exemple du christianisme au XVIe siècle et des fêtes paganisantes. Enfin, les guérisseurs traditionnels œuvrant avec le monde surnaturel, sont abandonnés pour des mollahs musulmans spécialisés (dashman) travaillant dans le monde des hommes, entérinant le passage d'une causalité monde visible/monde invisible à une autre qui évacue le merveilleux.
Face à ce danger, la société kalash, dehar en tête, n'a cessé de réagir de toutes les façons : en multipliant les règles de conduite et les dieux intercesseurs, mais également en avançant en direction de l'islam (en gommant les différences les plus inacceptables). Cependant (et toutes les groupies gauloises de l'islam devraient faire l'effort d'y songer avant d'aller se déhancher dans les “fêtes” du Ramadan !), les musulmans semblent faire un point de fixation rédhibitoire sur la liberté au quotidien des rapports entre homme et femme.
Les nouveaux fléaux : le tourisme et la modernité
Cependant, l'islam n'est plus le seul responsable de la dénaturation du peuple kalash... Il a trouvé un allié inattendu dans le tourisme. Tourisme international mais aussi (et surtout) national, voyeur et irrespectueux. Tourisme qui est peut-être en train de réussir ce que les Chitralis ne sont qu'imparfaitement parvenus à faire : transformer le particularisme kalash en folklore inoffensif et rentable, et chasser les dieux de leur dernier territoire.
En même temps, un processus irréversible est commencé : le monde moderne, dont le Pakistan jacobin se fait l'habile zélateur, irradie jusque dans les montagnes. Les solutions du progrès ne manqueront pas bientôt de supplanter les réponses naturellement harmonieuses faites par ces tribus maquisardes aux problèmes de leur environnement.
► Érik Robert & Sharakat Baya, Terre & peuple n°7/8, 2001.
• nota bene : Cet article, à de légères différences près, est paru ultérieurement dans éléments n°89, 1997, sous le titre : « Kalashs : ces vallées où meurent les dieux ».
◘ Érik Robert est l'auteur de 2 romans dont l'action se déroule dans l'Hindou Kouch, Le Faiseur de Royaumes (1999) et Le Chasseur de Chimères (2000) diffusés anciennement par l'ACE.
◘ Terre et peuple, éditée par l'association éponyme, est une revue trimestrielle d'histoire et des traditions européennes avec pour credo la défense des patries charnelles. N'étant pas diffusée à grande échelle, un lectorat régulier est donc seule source de sa pérennité, l'abonnement (simple ou multiple à tarif avantageux pour en faire profiter les plus jeunes de votre cercle familial ou amical), outre offrir un fidèle rendez-vous de lecture intempestive, sera donc d'un utile soutien. Informations sur le site