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TRADITION - Page 42

  • Paganisme

    QU'EST-CE QUE LE PAGANISME ?


    « La religion de l’Europe est d’essence cosmique. Elle voit l’univers comme éternel, soumis à des cycles. Cet univers n’est pas regardé comme vide de forces ni comme « absurde » comme le prétendent les nihilistes. Tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régies par un ordre inviolable, que les Indiens appellent Dharma (concept récupéré plus tard par les Bouddhistes), terme qui peut sembler exotique, mais que les Grecs traduisent par Kosmos : Ordre. Depuis des millénaires, notre religion, reflet de la tradition primordiale, pousse l’homme à s’insérer dans cet ordre, à en connaître les lois implacables, à comprendre le monde dans sa double dimension visible et invisible. Le païen d’aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, fait siennes les devises du Temple d’Apollon à Delphes : connais-toi toi-même et rien de trop. » (Christopher Gérard, La Source pérenne, L'Âge d'Homme, 2007).

    moonwo10.jpgLe paganisme se caractérise fondamentalement par la compréhension intuitive de l’ordre intrinsèque du réel, ordre fondé sur un réseau de correspondances qui relient le corps, l'âme et l'esprit de chaque homme, sujet des phénomènes (microcosme) à un ordre cosmique, ou ordre des phénomènes extérieurs au sujet (macrocosme). Cet ordre inhérent, appelé Rita chez les Indiens, Asha chez les Iraniens, Cosmos chez les Grecs, a un prolongement dans la société humaine, appelé Dharma en Inde pour l'aspect éthique et Varna pour l'aspect social, ou encore symbolisé chez les Grecs par une déesse de la mesure et de l'équité, Némésis.

    Un des plus grands symboles de cet ordre est le zodiaque, celui que tout le monde connaît, mais aussi le zodiaque des runes, ou celui des positions de la lune, qui a survécu en Inde, faisant référence à de multiples processus concomitants, d'ordre temporel, mais aussi atmosphérique, mental, social, rappelant que les grands dieux exprimaient un ordre extérieur aussi bien qu'intérieur, un ordre cosmique aussi bien que social, ignoré par le monothéisme simpliste. La méthode comparative appliquée sur les textes védiques d'une part, et les textes traditionnels plus tardifs d'Europe d'autre part, a bien montré que les indo-européens avaient placé au centre de leur religiosité une cosmologie, permettant à de nombreuses cosmogonies de prospérer.

    Et c'est précisément l’intérêt de la tradition védique d'avoir été un remarquable conservatoire de cette antique religiosité. Un sanskritiste comme Jean Varenne avait bien montré que ces cosmogonies pouvaient se classer selon les trois grandes fonctions duméziliennes, car il existe dans les textes védiques des cosmogonies décrivant l'apparition du monde par l'action de la parole sacrée, avec la formule “fendre la montagne par le hurlement sacré pour délivrer la lumière cachée” ou par l'action guerrière du champion des dieux, Indra, contre des puissances de résorption et de renfermement, ou par l'action d'un démiurge constructeur et organisateur, comme Vishvakarman. Cette cosmologie, dont on retrouve des traces chez tous les peuples d'origine indo-européenne, est extrêmement ancienne, elle remonte à leur commune préhistoire. Elle tient la place qu’occupe l'eschatologie dans les grandes religions abrahamiques, qui ont pour corollaire un temps linéaire et orienté.

    Au contraire, dans le paganisme, le temps est cyclique, il existait même un culte de l'année avec un rituel très précis et paradoxalement, il est possible de gagner l'immortalité justement en transcendant les cycles, ce qui est impossible et impensable avec un temps linéaire. La toile de fond de ces cosmogonies est la même que celle des cosmogonies grecques : l'eau, sous la forme de l'océan et des rivières célestes qui lui sont associées, forme l’élément primordial duquel est issu le monde. Du ciel supérieur, les dieux veillent au maintien de l'Ordre dont ils ont saisi les secrets, à la fois par la raison, mais aussi par la volonté. De ceci découle une mode d'existence, une façon d’être au monde, qui se caractérise par de multiples aspects bien soulignés par des centaines d'auteurs sur le sujet.

    Les pouvoirs de la volonté

    La reconnaissance des pouvoirs de la volonté, pour laquelle ont été conçus de multiples exercices spirituels, simples et efficaces, se basant sur la méditation, le contrôle du corps, la maîtrise des sens, la magie et la prière, dont le but est d'affirmer un potentiel de spiritualité, lequel s’élève vers le sacré et se fixe sur ses symbolisations multiples. Tous ces exercices spirituels puissants et effectifs, découlent de la vision païenne et doivent être dirigés vers des buts bien déterminés, comme autant de flèches précises sur leur cible. C'est ce qu'avaient observé les Anciens, qui érigèrent un dieu pour chaque force de la nature, pour chaque puissance cosmique, pour chaque manifestation relevant des mystères divins, pour chaque vertu morale.

    La primauté de l'énergie sur la parole

    La reconnaissance de la primauté de l’énergie sur la parole : La méditation, la prière et l'intercession sont des actes magiques dont nous ignorons encore toute la puissance. La psychanalyse caractérise partiellement ce processus en le comparant au phénomène physique de la sublimation. C'est une source incomparable qu'il faut savoir diriger en condensant les énergies. Le christianisme, comme toutes les religions abrahamiques, met l'accent sur la parole révélée, sur un logos qui serait créateur, sur la Loi et sur l'Amour, bref toutes sortes de processus qui peuvent se perpétuer sans fin en déconnexion du réel.

    La reconnaissance de l'art comme voie d’accès au divin : Sous toutes ses formes, par la concrétisation de l'idéal, du beau, du sublime, non seulement dans ses expressions religieuses mais profanes. La sculpture, l'architecture, la peinture, la danse, la musique, la poésie, la philosophie, le sport, toute activité résulte plus ou moins de l'inspiration du divin, du sacré, dans ce que l'homme peut de meilleur et de plus élevé. L'artiste ou l'artisan, ou ce qui est plus difficile aujourd'hui, le travailleur, le citoyen, le militant, condensent inévitablement leur pensée sur l'oeuvre à laquelle ils adhèrent. Le paganisme, par sa glorification de la nature, s'adresse à un homme centré et équilibré, et finalement plus à l'esprit qu'au cœur. Il inculque le sens de la grandeur, de l'harmonie, et de la santé par le sens de la mesure et des proportions, par la maîtrise et l’unification de l’être trinitaire esprit/âme/corps totalement inséparables, par la culture de la beauté des formes et la noblesse des sentiments.

    ► Jean Vertemont, Vouloir n°142/145, 1998.

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    ◘ Principales entrées connexes : AntaïosHelladeMarlaudMytheNéopaganisme


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    ÉTAYER LE MONDE :

    CONNAISSANCE ET SAGESSE DANS LE PAGANISME

     

    ◙ PLAN

    molsha10.jpg◘ DE L'HOMOLOGIE
    ◘ PRINTEMPS  ET AURORE
    ◘ HARMONIE ET VÉRITÉ

    1. Cycles temporels et vérité
    2. D'un cycle à l'autre : la rénovation
    3. La décadence et le mensonge
    4. Bâtir l'harmonie
    ◘ L'ORDRE CONCRET : LE DEVOIR
    • Les Héros : idéal-type
    • Nuit et principe vital
    • Le silence des sages
    ◘ UNE TRADITION, DES INSTITUTIONS
    • La famille
    • Ni Dieu ni Loi
    • Organiser la diversité : castes et communautés

     

    En pratique, des institutions a-temporelles sont le cadre du polythéisme. Elles assurent la transmission d'une tradition dont l'origine remonte au déploiement de cet univers-ci (non à sa création. Ou, du moins, cette création suit un chaos préalable).

    En pensée, le polythéisme recourt au symbole, moyen de relier les niveaux de réalité selon la double logique de l'équivalence et de la hiérarchie. Tout est toujours à un carrefour : horizontalement, verticalement. Aux extrêmes règnent d'une part l'ouverture vers l'inconnu, d'autre part soit le Chaos (par ex. en Grèce), soit le principe neutre (en Inde not.). La diversité du monde est intégrée par l'homologie.

    DE L'HOMOLOGIE

    « Pour représenter quelque chose en termes de quelque chose d'autre on a besoin d'un système de correspondances » (1). Or tous les aspects de la vie proviennent de principes communs. On a des équivalences et des parallélismes entre sons, formes, nombres, couleurs, idées, etc. Le modèle fondamental de représentation du monde est le cycle, qui commence toujours en “ouvrant” une porte.

    PRINTEMPS ET AURORE

    L'aurore du cycle cosmique est homologue de l'aurore de l'année et, initialement, de l'aurore quotidienne. Pour les Grecs, par ex., Eos était l'aurore quotidienne. Les 2 autres fonctions (année et cosmos) et tout ce qui s'y rattache, ont été attribuées à Aphrodite qui est aussi devenue la déesse de l'amour. Dans l'Illiade, le retour du printemps est symbolisé par l'union amoureuse de Zeus et Héra. Le lieu, la montagne, est essentiel. La “montagne” de l'année est celle où se manifeste le retour du soleil ; celle dont sortent les “Aurores de l'année”, comme, dans le Véda, les Aurores du cycle cosmique sont sorties de la caverne Vala.

    HARMONIE ET VÉRITÉ

    Les cycles temporels, cycles homologues du jour, de L'année et du cosmos sont le cadre du culte, mais aussi dans une large mesure son objet. Assurer le retour régulier du soleil et des saisons sont une préoccupation servant de modèle cosmique à la Vérité et à l'ordre social.

    1 - Cycles temporels et vérité

    0olsha10.jpgLe nom des saisons, en védique, est rtavah, apparenté au nom de la vérité, rta, l'un et l'autre se rattachant à la racine *AR : « Ajuster, articuler, adapter correctement ». Peut-être, écrit J. Haudry, faut-il voir dans cette conception l'effet de la difficulté rencontrée jusqu'aux temps historiques, pour déterminer exactement l'année et faire concorder le cycle solaire avec les 12 mois lunaires. L'année est donc porteuse de vérité ; année et saison proviennent d'une même racine qui renvoie à une conception technique. La Vérité est ce qui est concordant, bien ajusté. Le retour régulier des saisons, en particulier celui de la belle saison, répondant à l'attente des hommes, est l'image de la vérité qui est le pilier de l'ordre du monde. La vérité fonde l'ordre social et implique le respect des serments, des contrats, de l'hospitalité, etc... (2).

    Retenir “l'ajustement correct” comme définition de la Vérité est une caractéristique profonde de la civilisation polythéiste. Julien Freund en présentait encore les principales conséquences dans son ouvrage La décadence.  L'idée de recherche de la vérité qui a conditionné l'essor prodigieux de la science et de la technique et façonné l'esprit critique et philosophique est sous-tendue par la préoccupation d'ajuster, d'articuler. Il n'y a pas de corps de vérités toutes faites qui seraient imposées, de toute éternité, par un pouvoir politico-religieux. La vérité est restée, jusqu'à il y a peu, l'objet d'un libre-examen, d'une recherche indéfinie, mettant sans cesse en cause l'acquis.

    2 - D'un cycle à l'autre : la rénovation

    molsha12.jpgLa religion cosmique pense les forces qui assurent la rénovation du monde. Pour passer d'un cycle à un autre, à quelque échelle que ce soit, jour, année, cosmos, il faut que certains Dieux changent de parti. Au quotidien, la journée symbolise la vie alors que la nuit représente la mort. L'homologie entraîne qu'à l'échelle annuelle l'hiver est une mort, tandis qu'à la dimension cosmique le chaos est la nuit des temps, d'où émerge la vie. L'élément rénovateur est différent selon les ères culturelles. Par ex., il est incarné en Inde par le Dieu Agni et en Grèce par Zeus, mais selon un schéma différent.

    Le monde nocturne et les entités spatio-temporelles de cette phase cosmique sont considérées comme lieuses : elles retiennent captifs le Soleil, les Aurores, les Eaux, etc. Le pouvoir des “forces de la nuit” est de lier. Elles sont donc, au plan social et par homologie, les garantes des serments, les protectrices des liens sociaux, naturels et contractuels. Les entités nocturnes sont des dieux auxquels on rend un “culte négatif” : il suffit de ne pas les offenser pour les honorer. Dans ce cadre, le sens de mentir, tromper, est issu de celui de rompre un engagement.

    Le passage d'une phase du cycle à l'autre suppose l'affrontement entre les puissances de la rétention qui ravissent à la communauté des dieux ou des hommes les richesses de la belle saison et les forces de la restauration qui s'efforcent d'en rétablir la circulation et le bon usage. La menace suprême, ce que les polythéistes craignent le plus, c'est le chaos, “le renversement des hiérarchies, la perversion du système de valeurs qu'elles expriment et entretiennent, une désorganisation profonde de l'ordre normal des choses” (3).

    La rénovation passe par les paroles de vérité qui créent les dieux et fournissent l'énergie pour fracturer les forces de rétention. Il faut “fendre la montagne par la formule pour délivrer la lumière cachée” (4). La parole de vérité prend plusieurs formes : la parole sacrée, rituelle, celle du brahmane par ex. ; la parole inspirée par l'émotion, la peur, la transe ; la formule réfléchie, pensée longuement et qui n'est pas prononcée à la légère, comme les “mantra” ; la voix qui invoque ou crie, chante et charme, à laquelle se rattache le chant et la poésie. Le renouvellement nécessite le recours à des assertions de vérité. L'opération de vérité permet de FAIRE par la pensée et la parole. Il ne s'agit pas d'assertions ordinaires. Elles désignent aussi la “concordance chronologique”, par ex. entre une cérémonie et un jour particulier. Les assertions de vérité sont superlatives et paradoxales. La notion d'énigme joue ici un rôle essentiel pour concilier des assertions contradictoires. En trouver la clef est la façon d'en faire apparaître la vérité profonde. Certaines assertions de vérité sont des “flèches”, discours sans ambiguïte, sans arrière-plan, dans lequel tout est dit, rien ne reste dans l'ombre et, par là-même, ces flèches sont efficaces (touchent leur cible). Mais la vérité renvoie aussi à la parole courbe, celle de la poésie notamment, située entre mensonge et vérité. Il existe des vérités profondes, valables à un niveau supérieur de réalité, par la formulation desquelles on induit en erreur qui ne sait pas les interpréter. La poésie est donc entre mensonge et vérité ; mais il faut se méfier des mensonges qui déclenchent la décadence.

    3 - La décadence et le mensonge

    La violation des contrats est l'un des signes de la fin du cycle cosmique selon l'Edda (5), l'histoire du monde commence par un parjure des Dieux vis-à-vis du maître-ouvrier qui leur a construit la Valhalle. Cet acte marque le début de la décadence aboutissant au Ragnarök. L'initiateur du parjure est le Dieu Loki, personnification de la parole de feu des calomniateurs.

    Le mensonge est associé au chaos cosmologique, à la nuit et à l'hiver des cycles journaliers et annuels ; à la retention, aux ténèbres et au froid climatique. Les haines et les mépris sont le résultat de la parole “fourbe” des sorciers qui brisent l'esprit d'entente unissant le groupe. Les ennemis déclarés du culte et de l'ordre social pratiquent la calomnie et l'imprécation.

    Alors que l'ordre social, le rta védique, n'est pas personnifié, les entités de la religion de la vérité le sont. Il existe une classe de Dieux liés à cette éthique, les Adityas  védiques. Descendants d'Aditi, déesse qui signifie liberté (i.e. non liée), ils sont au nombre de six (6) : Mitra (contrat) et Varuna (serment) ; Aryaman, spécialiste du don qui veille à la solidité des liens qui unissent les sociétés ; bhaga (lot) ; Amsa (part) ; Daksa  (énergie réalisatrice). Or, ces dieux sont aussi les dieux du rta, de l'ordre global, de l'harmonie. On distingue donc l'éthique de la vérité, lorsque la surveillance du respect des engagements et des comportements sociaux incombe à des divinités qui ont d'autres rôles, et qu'on honore en évitant de les offenser, de la religion de la verité caractérisée par des Dieux auxquels on rend un culte positif. L'éthique de la vérité, respect des engagements, vaut pour les contrats et les serments, le lien social, la juste répartition.

    4 - Bâtir l'harmonie

    La réalité est une notion bâtie à partir du verbe être, alors que la vérité repose sur la racine *AR. Les deux se rejoignent dans certaines circonstances : s'il s'agit de prévoir et que la prévision se réalise ; à propos de faits passés, l'histoire réelle et véridique. Dans une société harmonieuse, la réalité désigne aussi le comportement conforme qui dépend de la position sociale et des fonctions remplies. Il s'agit d'un idéal qui norme le comportement, qu'il faut ranimer chaque jour au lever du soleil, chaque année pour sortir de la ténèbre hivernale, au cours des siècles pour lutter contre le chaos. Le chemin vers la vérité, comme la recherche du comportement parfait selon son rang et sa fonction, mènent vers l'ordre, vers l'harmonie.

    Quel que soit le point de départ d'une vie, elle peut monter vers la perfection, vers l'absolu. Les relations amicales au sein d'une communauté, les rites qui lient le connu et l'inconnu, traduisent la foi en cette démarche. Aussi, pourquoi l'abandonner en chemin et se convertir à autre chose ? Le divin est dans l'homme. Il peut l'éveiller à partir de n'importe quel emplacement ou situation, à condition de suivre un chemin qui retrace, symboliquement, la course du soleil. Tous les chemins sont acceptables, ce qui fonde la tolérance. Le chemin part du donné concret et monte vers l'abstrait et le divin.

    La rénovation de l'harmonie est quotidienne, annuelle, cosmique et suppose l'existence d'excellents artisans possédant la qualité d'artiste. Car ces belles qualités sont indispensables pour que le nouveau jour, la nouvelle année façonnée soient, en tous points, similaire (et non identique) au cycle écoulé. En Inde, les Rbhu remplissent cette fonction. Chez les anciens Germains, ce sont les Alfes dont la fête se déroule à l'époque du solstice d'hiver et qui survivent au Ragnarökr. À Rome, on raconte l'histoire de Veterius, capable de fabriquer 11 boucliers semblables (représentant les 12 mois de l'année). L'harmonie se bâtit par la compétence technique, mais aussi par l'habileté de ceux qui manipulent la parole. Ils ont à lutter contre le mensonge et les dieux du mensonge par les paroles de vérité et le recours aux dieux guerriers qui frappent, par la massue ou le marteau, les calomniateurs. L'attitude mentale qui préside à la vérité et favorise l'harmonie repose sur l'absence de malignité, le refus du “mauvais esprit”.

    L'ORDRE CONCRET : LE DEVOIR

    De même que la Vérité résulte d'un ajustement en sorte que la qualité d'artiste, de poète et de technicien est nécessaire pour y parvenir, de même le devoir de chaque être humain contribue a l'harmonie sociale. Si chacun respecte son devoir, la société sera bien ajustée. L'harmonie résulte de l'interdépendance entre 3 fonctions sociales : la souveraineté, la force, l'abondance. Chaque membre d'une fonction doit accomplir son devoir et faire en sorte que ses actes soient accomplis en conformité avec l'idéal de la fonction.

    ◘ Le souverain doit faire prévaloir un droit équitable, repousser les batailles à l'extérieur, écarter la grande mortalité. Les attributs du souverain tiennent au mérite, non à la naissance, car le souverain qui faillit à ses devoirs usurpe le droit de gouverner (7).

    ◘ Le guerrier a un devoir spécifique, dont rend compte par ex. l'histoire d'Héraclès en Grèce. Il commet 3 fautes : hésite devant l'ordre de Zeus, tue lâchement un ennemi surpris, exprime une passion amoureuse coupable. Les 3 fautes renvoient aux 3 fonctions : sacré, force, abondance, suivant l'ordre hiérarchique décroissant. L'histoire d'Héraclès met en relief les périls de l'exploit, la souillure qu'il secrète parfois, l'outrance et les fautes qu'il favorise. Il n'en reste pas moins que, dans les civilisations polythéistes, l'exploit fut un bon placement. Militaire ou sportif, scénique ou intellectuel, accompli au profit ou sous les couleurs de la collectivité, il fait un héros.

    ◘ L'abondance, troisième fonction, a aussi une dimension spécifique, dont l'exemple romain fournit une représentation pertinente. La croissance (Cérès) en est le principe, traduit en actes par des personnes patronnées par Quirinus.

    Les Héros : idéal-type

    molsha14.jpgLes héros ont réussi à s'engager sur la “voie des Dieux”, aboutissant à l'immortalité solaire. L'enseignement originel est transmis par “les Upanisads”, où il est expliqué qu'il existe 2 voies après la mort : la voie des pères (des ancêtres) ; la voie des Dieux.

    • La voie des pères. Les morts s'en vont dans la fumée et séjournent dans un endroit ténébreux (l'Hadès chez les Grecs). Cette voie passe par la nuit, les six mois de l'année où le soleil descend vers le Sud. L'âme y reste.

    • La voie des Dieux. Les morts s'en vont dans la flamme. Cette voie passe par le jour, les six mois de l'année où le soleil monte vers le Nord. L'âme jouit alors d'une immortalité solaire.

    Les héros forment un ensemble composite. On y trouve :

    • Des hommes illustres décédés. Ils se sont élevés au-dessus de leur condition humaine en étant “les premiers” dans une activité quelconque. Il existe des héros devins, poètes, médecins, artisans, guerriers...
    • Des hommes illustres vivants (en particulier chez Homère). Ils ne sont des héros que par anticipation.
    • Des génies locaux. Ce sont des puissances désignées par leur fonction. Les Grecs ont assimilé ces puissances à des hommes s'élevant au-dessus de leur condition. Ex. : le héros de Marathon.
    • Des Dieux parfois grands (Dionysos) mais souvent déchus. On en trouve plusieurs chez Homère : Castor et Pollux ; Agamemnon (qualificatif de Zeus). L'Inde a théorisé le phénomène : les Dieux indiens sont “descendus” pour s'incarner dans les héros du Mahabharata.

    Dans le monde polythéiste, hommes et Dieux sont deux pôles entre lesquels existe une infinité d'intermédiaires : des hommes proches des Dieux ; des Dieux proches des hommes ; des hommes qui s'élèvent ; des Dieux qui s'abaissent. Lorsque Hommes et Dieux se rejoignent, les Héros apparaissent. Ils sont nécessairement “premiers” dans leur domaine quel qu'il soit : Médecin ; Inventeur ; Fondateur d'une lignée, d'une corporation... Tous échappent à la “seconde mort” de l'anonymat.

    Nuit et principe vital

    molsha11.jpgGeorges Dumézil a rappelé que l'Aurore chasse l'informité noire, refoule l'hostilité, les ténèbres “comme un archer héroïque chasse les ennemis” (8). Les Aurores écartent et chassent la ténèbre de la nuit. La ténèbre est assimilée à l'ennemi, au barbare, au démoniaque, à l'informité, au danger, etc. La division entre monde nocturne et diurne est valable pour de multiples fonctions. Elle vaut pour les combats : combats techniques/combat inspiré ; pour la poésie et le chant : aspect technique (diurne), aspect inspiré, trembleur, excité (nocturne). La distinction de Nietzsche entre Apollon et Dionysos  est du même ordre : été, hiver.

    Une entité nocturne se dédouble en une entité cosmique et en une entité sociale. Au plan social, les entités nocturnes sont des dieux. auxquels on rend un “culte négatif” (il suffit de ne pas les offenser pour les honorer). Au plan cosmique, le monde indien établit une correspondance entre l'entité nuit et le principe vital. “La Ténèbre, au commencement, était couverte par la Ténèbre ; il n'y avait que l'Eau, indistincte. Et l'Un, par le seul pouvoir de son ardeur, y pris naissance, Principe-en-devenir que le vide recouvrait” (9). L'Un constitue le principe vital latent de toute la création. Il porte en lui l'énergie qui permettra au monde d'émerger de la ténèbre originelle. Le principe vital (ASU) est lié à la Ténèbre, à la nuit. La religion cosmique permet de comprendre cette situation.

    Pour passer d'un cycle cosmique à un autre cycle cosmique, il faut que certains Dieux, changent de parti. De même que Zeus (ciel diurne) ne pourra accéder au règne suprême qu'après le renversement d'Ouranos  (ciel nocturne), certains Asuras (divinités) du ciel nocturne abandonneront ce parti “ténébreux” pour le parti lumineux d'Indra, chef des Devas. Le ciel nocturne possède les éléments de sa propre transformation. La nuit est donc féconde.

    À l'échelle quotidienne, la journée symbolise la vie tandis que la nuit représente la mort. Le sommeil est assimilé à une petite mort. Le dormeur revient de l'autre monde. Lorsque l'être s'éveille, la nuit se dissipe, la lumière revient. L'être reprend possession de son principe vital (ASU). Le principe vital ASU se manifeste soit comme potentiel patent (lors de l'éveil), soit comme potentiel latent, après la mort (et le sommeil). ASU désigne simultanément l'esprit vital latent dans l'autre monde, celui de la nuit et de la mort, et la réserve de principe vital pour la vie à venir. C'est dans la nuit et la mort que se trouvent l'origine et la fin, les deux n'étant pas dissociables. Si l'ASU représente l'essence de l'être (c'est-à-dire un esprit porteur de potentialité), celle-ci est de nature ambivalente : à la fois essence vitale active, source du monde de la vie ; et associée au monde de la mort par la puissance fécondante des esprits (10).

    Le silence des sages

    Le sommeil sert de base à la reconnaissance du rôle du silence. Le sommeil est une phase du cycle journalier et, par homologie, de l'année et du cosmos. Il a une fonction organisatrice : il prépare le terrain pour un rajeunissement du monde qui interviendra avec l'arrivée de la belle saison. Durant le sommeil, la vie se ralentit jusqu'à l'inactivité. Le sommeil facilite la mort de la saison précédente : il est actif. S'il laisse dans un premier temps le champ libre aux forces obscures (en particulier aux sorciers), il est aussi la phase dans laquelle germe le renouveau.

    Le silence, assimilé au sommeil, laisse le champ libre aux “sorciers” spécialisés dans le mensonge, équivalent de la nuit et de l'obscurité. Mais il évite aussi que la terreur, répandue par les forces obscures, mauvais magiciens et infâmes, ne détruise ce qui est en germe. L'inactivité des êtres de lumière, dans la période de silence, empêche la foudre brandie par les sorciers de détruire les germes du renouveau. Une condition est nécessaire : accompagner le silence d'une illumination intérieure par la connaissance, sous toutes ses formes. Vérité et Lumière ne pourront ressortir qu'à cette condition. Rien de mécanique donc. Le silence doit être actif. Il est une phase nécessaire lorsque la nuit s'est abattue sur le monde avec la tyrannie des sorciers infâmes. Il doit s'accompagner d'une concentration de la pensée.

    UNE TRADITION, DES INSTITUTIONS

    Les sectes monothéistes cherchent à intégrer les individus dans la communauté des croyants. Fondées sur le dogme de la création, elles affirment que l'homme est donné, rigide, inchangeable, et qu'elles peuvent agir sur le destin des autres par leurs propres forces car “la foi soulève les montagnes” et les sublimes codes juridiques (civil et pénal) permettent de façonner le comportement (assassinat judiciaire des infidèles). Ces religions ne prêchent pas la liberté pour chacun de se réaliser selon sa nature. Ce sont des sectes rivales, au service d'hommes avides de puissance, qui cherchent à imposer des dogmes absurdes, des contraintes inhumaines, pour assurer leur pouvoir.

    Selon les Polythéismes, l'important, pour chacun de nous, est de chercher à se comprendre lui-même, puis de se réaliser. Pour ce faire, la Théologie est séparée de l'Église. L'autorité ecclésiastique suprême des sectes monothéistes est remplacée par une tradition des institutions : castes, familles, etc. L'homme est libre de penser comme il l'entend, il lui suffit d'accomplir les rites qui constituent le devoir social, le lien entre les générations, la continuité de la tradition. Il est normal de boycotter ceux qui méprisent les traditions tout en acceptant de vivre dans la société...

    La famille

    molsha15.jpgL'idée que le couple est la base de la stabilité sociale est une idée pernicieuse qui ne correspond pas à la nature de l'homme et fait de la famille une sorte de prison. C'est le groupe familial qui constitue la famille. Il comprend les frères, les oncles, leurs épouses. La famille est sacrée au point qu'on glorifie le groupe entier auquel on appartient. Envisagée comme une institution, la famille est régie par des lois (en Inde, ce sont les lois de Manou) et par divers préceptes religieux. Les lois sont plus strictes et rigides pour les hautes castes. La famille élargie est une union morale et matérielle dont les membres vivent selon une minutieuse hiérarchie qui fixe à chacun ses droits, ses devoirs, jusqu'à sa tenue et sa manière de parler aux aînés et aux plus jeunes que soi.

    Chaque individu est fier de ses ancêtres, et fait remonter sa génération aux hommes glorieux, par ex. un saint homme (un pieux ermite), un héros... Chacun regarde les parents avec un religieux respect. Il est inconcevable qu'on leur désobéisse. Il est impossible qu'on agisse en quoi que ce soit sans avoir leur approbation formelle car ils sont, sur le plan humain, l'Autorité suprême. Ils sont le lien réel entre tous les membres vivants de la famille et les ancêtres, dont le culte est célébré journellement. Le culte des ancêtres consiste avant tout à respecter et à transmettre le double héritage, génétique et culturel, qu'ils nous ont légués.

    Le mariage est arrangé selon les règles concernant la caste, le clan, la lignée. Le mariage n'est pas simplement un permis, une légalisation de rapports sexuels. C'est un acte responsable et ritualiste qui a pour but la procréation d'un nouveau chaînon d'une lignée. Vu dans une telle optique, le mariage entre individus appartenant à divers groupes ethniques et raciaux est donc un outrage à la création, à l'harmonie du monde.

    Ni Dieu, ni Loi

    Les grands penseurs de la Chine sont connus pour leurs études traitant de la stabilité sociale. Tout d'abord, l'accent est mis sur les symboles et les attitudes, plutôt que sur les mots soumis à des glissements sémantiques. Puisque l'homme et la nature ne font qu'un, l'ordre universel est réalisé par la discipline civilisatrice que chacun s'impose et dont le résultat est la participation active des hommes à l'ordre cosmique. Les habitudes comportementales, la civilisation des mœurs, sont les fondements de la vie sociale. Ainsi, le confucianisme n'est ni une religion, ni une philosophie, mais enseigne l'acceptation par chacun du respect des supérieurs. “L'ordre politique et social est censé être fondé sur des rapports harmonieux entre supérieurs et inférieurs, identiques dans la vie civile à ceux qui règlent les relations familiales. Les rapports de père à fils, d'ainé à cadet ne sont pas de nature fondamentalement différente des rapports de souverain à sujets. Au respect des uns doit répondre la sollicitude des autres” (11). La civilisation chinoise repose sur un système hiérarchique, réseau de devoirs et d'obligations pour lequel mœurs et lois sont essentiels. La contrainte est évidemment que les “inférieurs” ne soient pas durablement déçus par la qualité des supérieurs qui leur sont proposés. Cette société polythéiste n'est donc pas tributaire d'un dieu, d'une religion, d'une loi révélée.

    Organiser la diversité : castes et communautés

    molsha16.jpgLouis Dumont a clairement montré qu'aucune stabilité sociale n'est possible sans qu'un système “idéologique” ne hiérarchise la société (12). L'Inde a mis au point le système des castes qui “divise l'ensemble de la société en un grand nombre de groupes héréditaires distingués et reliés par 3 caractères : séparation en matière de mariage et de contact direct ou indirect ; division du travail, chacun de ces groupes ayant une profession traditionnelle ou théorique dont ses membres ne peuvent s'écarter que dans certaines limites ; hiérarchie enfin, qui ordonne les groupes en tant que relativement supérieurs ou inférieurs les uns aux autres”. Les différents statuts des multiples groupes hiérarchisent l'ensemble de la société et imposent l'interdépendance et la complémentarité. Pour ceux qui refusent les avantages et inconvénients de l'organisation sociale, le système a prévu la voie du renoncement. L'individu sort du monde social et s'intéresse à son salut personnel en donnant l'exemple et créant, s'il le souhaite, un “groupe” (une secte) dont il sera le gourou. Le renonçant donne tous ses biens, preuve que son action et ses enseignements ne sont pas des escroqueries intellectuelles intéressées. Son enseignement est crédible car il a renoncé aux biens de ce monde et pratique l'ascèse.

    De l'Islande à la vallée de l'Indus, hier et aujourd'hui, la volonté de penser la diversité du monde et d'harmoniser le Tout est au centre du parcours des polythéistes. Régulièrement, des esprits simples et des sectes ambitieuses profitent de la tolérance païenne pour s'insinuer puis, une fois en place, détruire par tous moyens ce monde harmonieux dans lequel leur place, quoique reconnue, n'est pas considérée d'emblée et a priori comme primordiale. Les forces d'harmonie et de renouveau ont toujours à lutter pour faire advenir la lumière contre les mensonges “pieux” ; contre le chaos social ; contre la ruse élevée en règle de vie.

    En cette fin de XXe siècle, l'Inde, la Chine, le Japon,... montrent que l'organisation sociale sans Dieu ni Loi révélée, avec souci d'accorder à chacun une place dans le Tout permet de supporter un accroissement de population sans que la société ne se désagrège. Le chaos y est amené par les sectes monothéistes qui utilisent, depuis 2.000 ans, des méthodes semblables. Dans le monde indien et asiatique, c'est le colonialisme, notamment le colonialisme britannique, qui a amené le monothéisme de facteur occidental. Généralisé au sous-continent indien, il aurait fait des désastres. Heureusement, l'Inde et la Chine ont résisté, sont restés imperméables à la pénétration d'une religiosité schématique, incapable de gérer l'immense diversité des phénomènes du monde.

    Un polythéiste d'aujourd'hui observe que l'Occident est entré dans un processus de crétinisation de masse piloté par les mafias capitalo-théocratiques et que la triade infâme théologo-nigologie (13) ; génocide judiciaire ; crimes en tous genres (contre la pensée, contre le peuple, contre la nature) durera quelques temps encore. Il appartient aux esprits rebelles à l'abrutissement conceptuel des sectes qui contrôlent l'Occident de repartir en quête du divin. Ils doivent aussi revivifier les institutions qui libèrent les hommes de leur condition de troupeau d'esclaves guidés par une race supérieure : les banksters et leurs serviteurs.


    ► Bernard Notin, Vouloir n°142/145, 1998.

    ◘ Notes :

    • (1) Alain Daniélou : Le polythéisme hindou, Buchet Chastel, 1975, p. 19.
    • (2) Jean Haudry : La Religion cosmique des Indo-Européens, Arché/Les Belles Lettres, 1987.
    • (3) Philippe Jouet : L'Aurore celtique, éd. du Porte-Glaive, 1993, p.123.
    • (4) Patrick Moisson : Les Dieux Magiciens dans le Rig-Veda, Edidit, 1993, p.83.
    • (5) Jean Haudry : « La religion de la Vérité dans le monde germanique », Études Indo-Européennes, Xe année, 1991, pp. l25-166.
    • (6) Georges Dumézil : Les Dieux Souverains des Indo-Européens, Gal., 1986.
    • (7) Les monarques de droit divin sont une superstition monothéiste.
    • (8) Georges Dumézil : La religion romaine archaïque, Payot, 1987, p. 67-69.
    • (9) Jean Varenne : Cosmogonies védiques, Paris-Milan, 1982, p. 225.
    • (10) Patrick Moisson : « Le védique ASU “principe vital”, “esprit des morts” et l'étymologie d'ASURA », Études Indo-Européennes, 1992, pp.113-140.
    • (11) Jacques Gernet : Le monde chinois, A. Colin, 1972.
    • (12) Louis Dumont : Homo Hiérarchicus : Essai sur le système des castes, Gal., 1966.
    • (13) Adaptation “libre” du Candide de Voltaire...

     

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    SYMBOLES, DU MONDE PAÏEN AU MONDE CHRÉTIEN



    Depuis la nuit des temps, l'homme use de symboles : les dessins rupestres sont symboles religieux et non, comme on l'a cru longtemps, des fresques narratives. La symbolique évolue en fonction du degré de la civilisation : on peut distinguer quatre étapes qui se chevauchent et/ou coexistent.

    1) Le symbole matérialise un concept philosophique ou religieux inaccessible autrement au commun des mortels. En général, le symbole est inclus dans une narration, mythe, conte, légende, épopée...

    2) Le symbole représente une chose concrète ou abstraite et se substitue à elle par souci de poésie (neige et vieillesse), par pudeur ou tabou (avoir la puce à l'oreille), par similitude de forme (ventre et grotte), par recouvrement de caractère (rat et avarice)...

    3) Le symbole masque une vérité que l'on ne veut pas ou que l'on ne peut pas exprimer en clair : ésotérisme (alchimie), sociétés secrètes ou sectes (franc-maçonnerie), politique, psychanalyse...

    4) Le symbole permet les jeux de mot, sur les armes (Hugues Capet, abbé de Senlis, élu roi, pris pour écu un semis de lys  — cent lis —  sur champ d'azur  — le fleuve —) ; les rébus, le pictionary (contraction de picture et dictionary).

    La deuxième série permet d'obtenir quelques renseignements sur les mœurs, la troisième est inexploitable sauf par les personnes concernées directement, la quatrième catégorie, un temps utilisée pour favoriser l'éveil des enfants à leur langue maternelle, a été abandonnée par suite de trop nombreuses confusions de sens et d'orthographe.

    Universalité des symboles philosophiques

    Les symboles philosophiques et religieux sont remarquables par leur universalité. Du Mexique au Danemark, du Japon à la France, de Chine en Australie, le même animal, la même plante expriment la même idée. Aucune explication rationnelle ne peut être avancée sinon l'observation : mais est-ce vraiment une explication ? En effet, à partir d'une même observation, il est possible d'entreprendre différentes études qui déboucheront sur des enseignements différents ; or, les anciennes civilisations ont une sorte d'uniformité de vue ! Ces symboles, dont certains remontent au néolithique, ont été repris ou absorbés par la religion chrétienne, mais, l'Europe seule est réellement concernée car, la christianisation de l'Amérique s'est faite par le vide (massacres importants, isolation des autochtones, non-souci de conversion) ; celle de l'Afrique n'a concerné que les zones non-musulmanes, les massacres furent politiques, et, du point de vue religieux, les idoles ont cédé le pas aux rituels (“Gospel” par ex.) ; en Asie, comme dans le monde islamisé du temps passé, il y a eu coexistence (pas forcément pacifique) des anciennes religions et de la nouvelle.

    Sanctuaires mariaux et déesses-mères païennes

    D'une façon générale, on remarque que les sanctuaires mariaux les plus importants se situent sur les zones d'influence d'une déesse païenne : Lourdes et la Vénus de Cauterets, et, plus troublant, les régions ayant opté pour le protestantisme sont les aires de tribus guerrières où les femmes ne jouaient aucun rôle dans l'organisation sociale (épouses et mères seulement), alors que les pays actuellement catholiques et fortement attachés à la Vierge furent des nations dévouées à une déesse-mère toute puissante (Maeva en Irlande). 

    Le nomadisme et le fractionnement en petites unités sociales ont aussi joué un rôle dans l'essaimage des symboles et leur amalgame au christianisme. Jusqu'en l'an 500, les mouvements migratoires répondent à des impératifs alimentaires plus que conquérants, même si l'on se bat souvent. Si, durant une période de 30 à 50 ans aucune épidémie ou catastrophe naturelle ne décimait la tribu, il y avait surpopulation, d'où nécessité d'éliminer le surnombre d'individus par un départ concerté. Pour accroître les chances de survie des exilés, plusieurs tribus regroupaient leurs migrants, et se mettait en marche une horde qui, en cours de route, s'augmentait souvent. Chaque groupe avait son langage, ses dieux, ses coutumes, mais, chemin faisant, progressivement et inconsciemment, tout cela se mêlait. Ils allaient ainsi, parfois en un voyage de plusieurs décennies, jusqu'à ce qu'ils trouvent une terre vierge pouvant les nourrir : partis des Monts de Thuringe vers la Pologne puis la Biélorussie, descendant vers l'Ukraine pour revenir sur leurs pas par la Slovaquie, la Hongrie, atteindre la vallée du Rhône, la descendre, suivre la côte méditerranéenne jusqu'à l'Andalousie, tel fut le périple des Wisigoths d'Espagne ! (Une partie de la troupe s'installa sur une bande de terre de l'Italie du Nord à la Croatie actuelles, en gros). Au terme du voyage, ceux qui étaient partis étaient morts en route, ceux qui arrivaient ne savaient pas leur origine, la culture initiale s'était diluée au contact d'autres cultures (haltes, compagnons de voyage, unions...) ; le temps est facteur d'oubli. 

    ♦ LE CYGNE : 

    Sous la forme de cet oiseau, Zeus féconda Léda. Dans la Grèce antique, le cygne n'est pas un animal local, mais, le pays est situé sur un axe de migration : les gens ont pu voir un animal, fatigué ou blessé, lors d'une pause. La rareté, la beauté ont fait naître l'idée de l'associer à Zeus. Sur l'axe de migration, en Europe centrale, les devins étudiaient le vol des cygnes pour en tirer un présage pour l'année nouvelle (qui commençait au printemps). Pour les peuples familiers des cygnes, plus que la grâce et la blancheur, le fait marquant était sa disparition durant les mois de froidure. Il devint donc symbole de pureté et de jeunesse : de nombreuses légendes mettent en scène des hommes-cygnes (Lohengrin en Allemagne ; Andersen d'après des traditions orales, au Danemark ; ...). Il est à noter que le cygne est associé à une femme (épouse, sœur) mais que la femme elle-même n'est que rarement cygne. 

    Ces légendes orales ont atteint des régions où le cygne est très rare, voire inexistant, il a donc été remplacé logiquement par l'oie et le canard. L'oie était associée au dieu Mars dans la Rome antique (les oies du Capitole). Sequana est représentée debout, un canard dans ses bras ou à ses pieds : le long de la vallée de la Seine, il existe plusieurs représentations de la Vierge au canard, (av. le XIIe siècle). Très tôt, les tribunaux ecclésiastiques, (l'Inquisition), se sont élevés contre cette imagerie : le canard a toujours joui de mœurs sexuelles douteuses, contre sa volonté sûrement !!! Extrait d'un texte religieux du XIIe, en français moderne : « L'oie est un animal blanc extérieurement, mais sa chair est noire ; Notre Seigneur l'a mise parmi les hommes afin qu'ils ne se laissent pas duper par ces faux croyants dont l'apparence de pureté cache l'âme la plus noire ; la Très Glorieuse Mère de notre Sauveur ne saurait être représentée au côté de cet animal ou de tout autre lui ressemblant». Le rapport cygne-pureté ou cygne-protection divine est aussi linguistique. Au VIe siècle, on constate dans des traductions latines, un glissement entre Algis = cygne et Hal ghis  = protection du sanctuaire (actuelle Allemagne). Plus tard, le gothique oublié, pour garder cette association, on liera étymologiquement swen = blanc et sunn = soleil (mot féminin) (XIe). 

    ♦ LE SANGLIER :

    Lui aussi est un animal courant et va englober dans sa symbolique la laie, le cochon et la truie. Dans la Grèce, la mythologie représente le sanglier comme instrument des dieux : il est tueur ou tué selon que le héros a été condamné par les dieux ou testé (Héraclès, Adonis, Attis...). Le sanglier était attribut de Déméter et d'Atalante. Dans les cultures germano-nordiques, il est attribut de Freya, et Frey, son frère, a pour monture un sanglier aux poils d'or. C'est peut-être Freya qui est devenue en terres erses et celtiques la déesse Arwina, figurée avec un sanglier, et qui, en France, a donné son nom aux Ardennes et à l'Aude, ainsi que divers prénoms : Aude, Audrey, Aldouin, Ardwin... En outre, en Irlande et en France, le sanglier représente symboliquement la classe des druides et, plus tard, les prêtres : il figure à ce titre sur un des chapiteaux de la basilique de Saulieu — 21 —. Parce que lié à la fécondité, de nombreuses légendes mettent en scène des héros élevés par des suidés ; parce que lié à la force mâle, sa chasse fut longtemps initiatique.

    L'Église a tenté d'intervenir, mais sans succès cette fois, pour 4 raisons essentielles :

    • 1) trop répandus, sangliers et porcs sont une ressource alimentaire importante ; la peau, les défenses, les ongles, les os... tout ce qui n'est pas mangeable sert à l'artisanat utilitaire ;
    • 2) il est associé à trop de saints populaires : Antoine, Émile, Colomban... ;
    • 3) mettre l'interdit sur les porcs serait avoir la même attitude que les juifs,
    • 4) en Allemagne, il y eut confusion étymologique entre Eber = sanglier et Ibri, ancêtre mythique des Hébreux et donc du Christ, parfois représenté sous forme de sanglier (à Erfurt not.).

    ♦ LE CERF :

    Le dernier élément du bestiaire symbolique que je présente est le cerf (élan, renne, chevreuil, daim...). « Au pied de l'Arbre du Monde, quatre élans broutaient... », ainsi commence la légende germano-nordique. La Bible, Cantique des Cantiques, développe l'association femme-gazelle, laquelle correspond très exactement à l'association femme-biche. Héraclès chasse la Biche aux Pieds d'Airain tandis qu'Artémis se promène dans un char tiré par quatre biches. De nombreuses légendes mettent en scène des femmes-biches : Ossian en Irlande, naissance de la Hongrie... Gengis Khan serait né d'une biche et d'un loup ! La biche, sous son apparente douceur, reste un animal inquiétant, toujours doté de pouvoirs magiques : fée ou sorcière se transformant ou innocente victime d'un maléfice.

    Les mâles, par contre, sont symboles de force et de courage, image issue de tribus où la chasse est vitale. Leur ramure est associée aux rayons du soleil : le dieu celte Esus porte une ramure de cerf. C'est ce rapport qu'il faut voir dans le char (symbole solaire également) du Père Noël, tiré par des rennes (solstice d'hiver). Quant aux cornes des cocus, elles sont historiques et honorifiques! Lorsque les rois, puis empereurs, de Byzance prenaient pour favorite, concubine ou maîtresse une femme mariée, des cornes d'or étaient apposées sur la façade de la maison de l'époux, en signe de haute distinction. L'Église a tenté de gommer ces cerfs gênants parce que trop païens, sans plus de succès qu'avec les sangliers, parce que :

    • 1) le cerf était un gibier noble, uniquement chassé par les nobles et le dévaloriser était s'attaquer à la force politique et militaire ;
    • 2) de ce fait, ils étaient, aux yeux du peuple, nobles et sacrés (peine de mort pour le manant qui abattait un cerf) ;
    • 3) trop de saints populaires l'avaient pour attribut : Hubert, Meinhold, Oswald, Procope...

    Cependant, le travail de sape des ecclésiastiques a donné un résultat inattendu, l'expression “couard comme un cerf”, en dépit du bon sens.

    De la symbolique des plantes

    Pour la symbolique des plantes, la signification est plus ciblée, car, jusqu'au XVIIIe siècle, la classification n'existait pas, et, deux plantes voisines peuvent être dissemblables alors que deux plantes sans parenté peuvent se ressembler. La situation géographique, climat et géologie, influe plus sur les plantes que sur les animaux. Enfin, une plante est statique, et frappe moins l'imagination qu'un animal. Donc, les plantes symboles sont médicinales ou comestibles, avec une restriction : nous devons garder à l'esprit que durant plusieurs millénaires la plante-mère a évoluée par sélection naturelle ou intervention humaine (l'épeautre a une action bénéfique sur le système nerveux que le blé n'a pas).

    LE CHARDON :

    Le chardon, plante médicinale (il en existe plusieurs variétés), et légume en période de disette (avant l'artichaut ou en son absence), a frappé l'imagination parce qu'il pousse dans des conditions extrêmes (terrain pauvre, résistance aux chaleurs et aux froidures)... Il a donc été symbole de la résistance à l'oppresseur (en Écosse) et étalé sur les portes ou posé sur les cheminées pour chasser les mauvais esprits. Le chardon acaule s'ouvre ou se resserre en fonction du taux d'humidité de l'air : ne sachant à quoi attribuer ces mouvements de corolle, certains peuples l'utilisèrent comme oracle : on posait une question au chardon et on revenait le lendemain, si le chardon était ouvert la réponse était favorable. Il fut aussi symbole de la femme-mère protectrice du foyer en référence à la carde (qui servait à carder la laine). Les gnomes et autres esprits domestiques s'en servaient pour punir (mis dans les litières, paillasses, chaussures...) ou pour aider (carder, guérir...). Les ronces et le citronnier ne poussant pas partout, il fut Couronne d'Épines du Christ.

    LA TANAISIE :

    La Tanaisie est un chrysanthème, qui, comme le chardon, se dessèche sans faner. De cette qualité d'immortelle et de sa couleur jaune, elle fut très tôt associée au soleil, d'autant qu'elle fleurit en été, puis, aux débuts de la christianisation, à la vie éternelle. L'odeur très forte qu'elle dégage dut être liée à des pratiques magiques avant que l'homme ne s'avise qu'elle éloigne bon nombre de “parasites” (avec plus ou moins d'efficacité) : puces, poux, mouches, moustiques... La médecine progressant, de l'usage externe, on passa à l'usage interne, tisanes et décoctions vermifuges : l'Église suivit, et la tanaisie devint symbole de la foi missionnaire. Mais, en faire des bouquets que l'on pendait dans les étables ou les pièces d'habitation en fit, très tôt aussi, une fleur ornementale et le symbolisme y perdit sa force et sa valeur.

    L'ÉGLANTINE :

    L'églantine (et la rose), sont symboles de jeunesse inaltérable, de noblesse et de pureté ; ces fleurs furent naturellement attributs de la Vierge ; en Grèce, rattachées au mythe et au culte d'Adonis, elles expriment la métamorphose et la renaissance. Souvent représentées en quintefeuilles sur les écus, bas-reliefs, chapiteaux, linteaux, guirlandes..., ces fleurs font intervenir un autre type de symbole, plus profond peut-être, celui des chiffres : 5 = 3 + 2, c'est l'association du concept mâle (3) et du concept femelle (2).

    Arbres-symboles

    Très peu nombreux sont les arbres symboles païens devenus symboles chrétiens : peut-être parce que dans l'esprit des hommes anciens il n'existait que 2 types d'arbres, ceux que l'on pouvait utiliser (chauffage, construction, teinture, alimentation...) et ceux qui ne servaient à rien ; les premiers étaient trop “matérialistes”, les seconds “inexistants” pour qu'ils aient valeur symbolique.

    ♦ LE CHÊNE :

    Cependant, le chêne, par son aspect majestueux et la qualité de son bois s'est imposé. Il est toujours associé à un dieu majeur : Thor dans les civilisations nordiques, Donar en Allemagne, Perkunas en Lithuanie, Zeus en Grèce, Jupiter à Rome ; arbre isolé représentant le dieu lui-même, bois sacrés ou forêts sanctuaires. Si, en Grèce le chêne était la demeure des dryades (nymphes), en Europe Centrale il se transformait en une sorte de sirène-vampire. Pour les chrétiens, il est symbole d'immortalité : le bois de la Croix fut longtemps en chêne! Le chêne sous lequel Saint Louis rendait la justice est sûrement plus symbolique qu'historique.

    ♦ LE SAPIN :

    Le SAPIN, a un parcourt plus tortueux et moins net. À l'origine, le pin noir est attribut d'un dieu ou déesse des batailles, sur une grande partie des pays nordiques et baltes : il était habituel de pendre les dépouilles (sauf le cadavre) des soldats vaincus aux branches de ces arbres ; il est bien difficile de démêler le rite social du rite religieux d'un tel comportement, les deux étant probablement liés : image tangible de la victoire et offrande. Au moment de la christianisation de ces régions, cette pratique s'était effacée, mais, devaient subsister, de façon occulte, des “dons” à un arbre représentant une divinité, sortes d'ex voto. Par quelles arcanes de la mémoire collective cette coutume a-t-elle transitée? Car, ce n'est qu'au XIXe siècle que le Sapin de Noël (un épicéa, le plus souvent), a resurgi, les branches couvertes d'offrandes, mais associé au christianisme sans être élément religieux. Il faut noter que le “mai” a une autre origine, reprise par les “Rameaux”.

    Les choses-symboles

    Les choses symboles sont innombrables et surtout reflet de civilisation. Il nous est difficile, à nous, hommes modernes, d'imaginer ce que tel objet pouvait représenter pour les hommes anciens : un pot, c'est toujours un pot, un récipient pour cuire ou conserver. Il y a mille ans, un pot était signe d'aisance, objet utilitaire et précieux que l'on transmettait en héritage ; c'était aussi la recherche de la meilleure argile, du décor ; c'était encore l'angoisse de la cuisson dernière épreuve pouvant anéantir bien des heures de travail ; c'était enfin l'image d'une famille réunie dans l'assurance d'un repas ; c'était... peut-on savoir ? 

    ♦ LE CŒUR : 

    Dans l'imagerie religieuse, sans cesse revient le CŒUR. Il était courant de prêter à ce muscle les qualités du cerveau, à ce point que, de nos jours, restent toute une série d'expressions qui en atteste : agir selon son cœur, va où le cœur te porte... Les premières formes d'écriture en Europe sont des idéogrammes dont certains subsisteront jusqu'au XIIIe siècle avec valeur de lettre (runes), d'autres disparaîtront : le cœur est de ceux-là. Il était symbole de la femme puisqu'il représente en réalité les organes génitaux externes stylisés, symbole étendu à tout ce qui est d'essence féminine, il est associé à la terre et au soleil, au cycle de reproduction et de culture. L'iconographie chrétienne en a largement usé et abusé comme représentation de l'Amour, siège des pensées et sentiments nobles... au point que le cœur dans tous ces états (sauf celui de viande !) s'étale depuis des siècles dans une certaine littérature qui fut tour à tour courtoise, galante, romanesque avant d'être rose, grivoise ou X ! 

    ♦ L'ANCRE : 

    L'ANCRE n'est pas présente dans les anciennes cultures, et pour cause, c'est un objet récent. Sans que rien le laisse prévoir, l'ancre est apparue associée à la Vierge sur quelques représentations moyenâgeuses, sporadiquement et spontanément, puis est retombée dans l'oubli. Cette bizarrerie n'en est que plus suspecte, d'autant que les dites Vierges, en pied sur l'ancre, surgissent dans les terres, loin de la mer et des voies d'eau navigables : il faut y voir la transposition d'une déesse (Freya ?) debout sur le marteau de Thor. Beaucoup plus tard, les mariniers reprirent cette image, en toute logique. Quant aux croix ancrées, il s'agit d'un système de fermeture de porte et non d'une ancre ; les croix ancrées sont apparues tout d'abord sur les écus, dans les armes et signifiaient “je garde au nom du Christ”. 

    ♦ LE MARTEAU : 

    Puisque le MARTEAU est cité, autant signaler que lui n'a jamais quitté la symbolique païenne ; Thor, juge impitoyable des guerriers, a transmis, tel quel, son instrument aux hommes contemporains : le marteau siège au tribunal ! Avant d'être utilisé, également avec le sens de sentence rendue, par les commissaires priseurs, il servit, toujours avec ce sens, a entériner les mariages. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, on pouvait trouver dans les campagnes françaises des “forgeux” : forgerons véritables qui, en plus de leur métier somme toute banal, chassaient les esprits ; le malade (souvent névrosé ou psychotique) était étendu nu sur une table dans la forge ; le “forgeux” abattait sur lui sa masse la plus effrayante et arrêtait son geste au ras de la poitrine ou du ventre. Ou on était débarrassé de toute psychose ou on devenait complètement fou de terreur ! 

    Les premières sociétés humaines dressèrent des axes de vie ou axes du monde, symbole du lien des dieux avec les hommes. Sous différents aspects, ce symbole est universel et perdure : menhir, lingam, pyramide, totem, arbres ou pieux sculptés... La Croix et les cierges (avec la flamme en plus) sont chargés de ce sens. 

    L'évolution n'est donc que la prise de conscience des phénomènes et leur enrobage dans diverses enveloppes fournies par la société. Notre esprit est le même que celui de Lucy !

    ► Marie Brassamin, Vouloir n°142/145, 1998.


    Le « Combat Païen », qu'est-ce que c'est ?

    Petit manifeste pour un paganisme politique et scientifique

    Combattre pour le paganisme à l'heure des vi­déo-clips et de Batman, du Club Med' et du ré­armement théologique psalmodié par BHL, ce n'est pas se ré­fugier dans un simple imaginaire oni­rique de statues grecques ou de tem­ples ro­mains, de gauloiseries asté­ri­xiennes ou de vi­gueur germano-vi­king. Un imaginaire qui se suffirait à lui-même et serait le petit «supplé­ment d'âme» de minables sous-bour­geois en­goncés dans les labyrinthes déréali­sants du secteur tertiaire. Soyons francs : le pa­ganisme politique consiste d'abord en ceci : dé­gager, des héritages de la plus vieille Europe, de l'orga­ni­sation spartiate, de la Rome républi­caine, de la civilisation celtique et du commu­nauta­risme germa­nique, la quintessence de notre être poli­tique le plus profond, puis cerner nos réflexes communautaires les plus anciens et les plus purs. Quand Tacite rédigeait sa Ger­mania pour l'aristocratie romaine en pleine déliquescence, son objectif était de mettre en exergue les mœurs civiques indo-européennes de base, non encore cor­rompues, orientalisées, viciées.

    Lorsque nous parlons des Indo-Euro­péens, du paganisme pré-chrétien, nous effectuons une démarche didac­tique sem­blable à celle de Ta­cite. Les disciplines philologiques et l'archéologie du XIXe siècle ont redécouvert l'Anti­quité avec plus de zèle et de ri­gueur que la Re­nais­sance. Schliemann exhume Troie de l'ou­bli. Rohde et Nietzsche dégagent l'es­sentiel de la tra­gédie grecque. Les lin­guistes reconsti­tuent les langues indo-européennes an­ciennes. Les univers vé­diques et aves­tiques sont désor­mais à la portée des intellectuels européens. D'Ar­bois de Jubainville explore les mondes celtiques, etc. Nous sommes les héritiers di­rects de cette renaissance et les ex­posants pé­dagogiques de ses avatars con­temporains, plus précis encore mais hous­pillés dans la margi­nalité par les idéo­logies dominantes, par les straté­gies com­merciales d'arasement des mé­moi­res, par les soft-idéologies démission­nai­res.

    Ces découvertes du XIXe siècle ont permis aux Européens de retrouver tout ce que le chris­tianisme leur avait ôté. Tout ce qu'il a­vait occulté, avec une rage et une patience cri­minelles. Face aux chrétiens, face aux ava­tars laïcs du chris­tianisme, face aux «réar­mements théolo­giques» qui veulent ara­ser totalement les moindres mani­festa­tions anodines d'en­ra­cinement, face aux valeurs marchan­des qui aliè­nent les masses, les cou­pent du réel, leur font perdre tout rapport im­médiat aux choses, nous, tenants d'un fon­da­men­talisme et d'une radicalité paga­no-poli­tiques, sommes les hé­ritiers d'une formidable révolution culturelle, d'hu­manités qui ne se contentent pas de belles déclamations, de ti­rades ron­flantes, mais qui vont directement, sans détours, aux choses concrètes, aux ar­mes, aux outils de nos ancêtres, exhumés par l'archéologie, aux sym­bo­les qu'ils ont gravés dessus. Être hom­me de cul­ture, ce n'est pas affirmer des principes solen­nels, les tonner du haut d'une chai­re de vérité ou d'un pupitre poussiéreux. Ce n'est pas rédui­re le monde et les hommes à une proclamation. C'est se pencher humble­ment sur le travail des généra­tions an­ciennes, c'est garder une oreille pour les vieux chants de nos peuples, c'est poursuivre l'œuvre de ce sonneur de lure d'un graffiti rupestre scandinave ou de ce joueur de flûte grec croqué sur l'ocre d'un beau vase. Les humanités, c'est la mémoire des grandes gestes, le souvenir des grands capitaines de peuples, c'est la présence en nous des souffrances et des joies des an­cêtres, qu'ils fussent soldats ou laboureurs, poètes ou hommes d'État.

    Le paganisme politique rassemble en lui l'idéal de la liberté populaire et celui de l'esthétique née de nos cœurs pro­fonds. Car la liberté poli­tique consiste surtout à préserver son intério­rité de toute occu­pation. 50 ans de régime so­viétique n'ont pas réussi à gommer l'identité des Es­toniens, des Lettons et des Lithuaniens, descendants des der­niers païens d'Eu­ro­pe. 40 ans d'as­som­moir américain ont mis sens des­sus dessous l'identité des peuples d'Europe oc­cidentale, déjà lami­nés par le catho­licisme, le protestan­tis­me et l'idéologie des Lumières. La recette de la survie, de la durée, de la conti­nuité, de la fidélité, de la force tranquille qui défie les siècles, réside donc dans un paga­nisme sainement compris, dans un pa­ganisme qui rend inutile les ef­forts des idéologies maté­rialistes, dans un paga­nisme qui puise son sa­voir dans les travaux de nos archéologues, de nos poè­tes, de nos historiens. Le pa­ga­nis­me, c'est l'arme des peuples contre les escrocs, qu'ils soient prêtres, idéolo­gues ou ban­quiers. C'est l'arme des peu­ples contre ceux que déran­gent les mémoires, car les mémoires forti­fient les intelligences, elles donnent de l'équilibre intérieur, elles nous conser­vent vigilants, elles nous empê­chent de sombrer dans de fol­les naï­vetés. Les hommes doués de mé­moire ne sont pas des proies faciles. Ne soyons pas des proies faciles...

    Le paganisme politique et scientifique ne s'ar­ticule pas sur un remplacement pur et simple des rites chrétiens par des rites païens. Le pa­ganisme poli­tique se base aujourd'hui sur des cen­taines de milliers de travaux scienti­fiques, archéologiques, historiques et philolo­giques, d'où se dé­gage la quin­tessence du sens indo-européen du droit et du politique. Il re­noue avec les démarches des érudits du XIXe siècle qui redécouvraient l'his­toire de leur pays, exhumaient les chants des ancêtres, reconstituaient les langues anciennes. Des sa­vants qu'ont essayé de faire taire ou oublier chrétiens, libé­raux ploutocrates et marxistes.

    Combat païen, 1989.


    Les fondements du paganisme celtique et slave

    Celtes et Slaves honoraient un dieu du ciel et nous en retrouvons les traces aujourd'hui encore dans des my-thes, des noms de sites cultuels, des coutumes traditionnelles. Les mythes celtiques, après une christianisation superficielle, ont été transposés dans des littératures richissimes, qui continuent à nous en-chanter. Les Slaves ont pu conserver sans trop de problèmes leurs propres mythes dans les coutumes de la religion orthodoxe, demeurée paysanne et enracinée. Mais certains mythes importants semblent manquer, ne pas avoir survécus : ce sont surtout les mythes cosmogoniques. Cela ne signifient pas que Celtes et Slaves n'ont jamais eu de mythes cosmogoniques. Mais les divinités personnalisées, même quand elles sont au sommet du panthéon, comme Hugadarn / Dagda et sa partenaire Ceridwen / Dana chez les Celtes, ne sont pas la cause ultime du cosmos mais ce rôle est dévolu à un esprit, le Gwarthawn, détenteur de la force vierge des origines, puissance toujours in-stable, jamais au repos. Son lieu de résidence est un monde originel, un Urwelt, où les catégories du temps et de l'espace sont absentes. C'est cet esprit informe et insaisissable qui, un jour, a décidé de puiser un homme et une femme du fond-de-monde, de ce magma profond et sombre, pour en faire les parents originels de l'humanité. Ces parents sont précisément le couple de dieux du sommet du panthéon : Hugadarn / Dagda dont le nom signifie "sagesse" et "donneur" ; Ceridwen / Dana dont le nom signifie "Sécurité/apaisement tellurique" et "protectrice". Ceridwen / Dana est la mère des "matrones".

    Les œuvres des matrones sont connues. La tradition nous les a transmises. Elles sont les 3 filles du couple originel et détiennent une fonction d'ordre bio-génétique. Elles vivent dans les eaux et près des eaux. Le peuple les vénérait comme des forces favorisant la croissance et la fertilité. Il leur érigeait de modestes chapelles votives, objets d'une ferveur profonde, naïve et naturelle, le long des ruisseaux et rivières, près des sources. Ces 3 femmes symbolisent le principe créateur qui se manifeste dans l'ensemble du vivant. Elles garantissent ce qui demeure stable dans le tourbillon vital du devenir et préservent les virtualités qui restent en jachère.

    Les peuples slaves, comme les Perses de l'Antiquité, perçoivent l'opposition violente entre un principe de lumière, symbolisé par un être blanc, et un principe d'obscurité, symbolisé par un être noir. Cette polarité, que l'on retrouve sous des noms très divers chez la plu-part des peuples de la plus lointaine antiquité indo-européenne, oppose un principe "constructeur" (qui laisse s'éclore nos virtualités) à un principe "destructeur" (qui empêche nos virtualités de s'éclore). Cette lutte, ce combat, est cosmogonique au sens strict du terme. Le principe blanc, principe de lumière, transforme et conserve tout à la fois : il s'oppose aux destructions, aux étouffements, aux arasements, aux blocages qu'impose le principe noir. Tout ce qui naît et croît, tout ce qui affirme la vie, pro-cède donc du  principe blanc.

    Précisions sémantiques et étymologies :

    ♦ Gwarthawn : cet esprit primordial, symbole du devenir, contient la racine celto-germanique "hawn", signifiant "frapper" ; c'est donc par coups et violence que cet esprit fait jaillir la vie et la nouveauté. Dans l'iconographie païenne, on le symbolise souvent par un taureau, un bouc, un sanglier ou un cerf.

    ♦ Ceridwen : en celtique, ce mot signifie "biche à la ra-mure de cerf". En celtique comme en italique (latin), la racine "cer-", que l'on retrouve dans cervus (cerf), signifie souvent aussi "tête dure", "querelleur", etc.

    ♦ Dagda et Dana : ces surnoms des 2 parents origi-nels signifient "donateur", "veilleur", "protecteur".

    ♦ Les "matrones" : chez les Celtes, elles forment une triade de mères originelles donnant naissance à toute vie. Elles représentent la végétation, les matrices, les flux vitaux, et jouissent d'autant de prestige que les nornes ger-mano-scandinaves, les parques romaines et les moires grecques.

    • Source : Fritz LEY, Das Werden von Welt und Mensch in Mythos, Religion, Philosophie und Naturwissenschaft : Ein Beitrag zur Problematik des Gottesbegriffes, Heimweg-Verlag, Neu-Isenburg, 1985.

    Combat païen, 1989.

     

    ◘ Témoignage

    Mon Paganisme n’a rien de spiritualiste ni de mystique ; il est charnel, vécu, je dirais : poétique et totalement personnel. Mon itinéraire est tout sauf "spirituel", il est bien plutôt purement sensuel. La richesse du Paganisme, que ne possède aucune autre "religion", c’est qu’on y trouve une extraordinaire pluralité de sensibilités : du Paganisme des bois et de l’enracinement, à celui du déchaînement de la technoscience ; du Paganisme des brumes de la lande à celui des divinités du feu solaire. Du paganisme des fontaines et des nymphes à celui du bruissement sourd des batailles, de celui du chant des fées ou du galop des lutins dans les sous-bois à celui du tonnerre des réacteurs, de celui des grands Dieux tutélaires à celui des lares. Mais le génie du Paganisme, c’est de rassembler dans une totalité cosmique et organique l’ensemble des passions humaines, avec leurs misères et leurs grandeurs. Le paganisme est bien le miroir du monde vivant. Pour moi, le Paganisme est d’abord poésie, esthétique, exaltation et intuition. En aucun cas, théorie, chapelle ou instrumentalisation. C’est pour moi l’essence même de la force vitale, du vouloir-vivre. La vie est l’efficacité, la production historique. L’histoire retient les res gestae, les actes, pas la contemplation abstraite et dandy pour des théories inutiles, balayées par l’oubli. Seul le faire est efficace et, seul, il est le but de la pensée comme des mouvements esthétiques de l’âme. Le Paganisme n’est ni dissertation savante, ni "connaissances" froides, mais attitudes pour l’action. Pour moi, il est immersion dans la vie, pratique qui transforme le monde. Ce ne sont jamais les mots qui comptent d’abord, ni les idées, mais les actes concrets auxquels ces mots et ces idées conduisent. Une idée n’est pas intéressante parce qu’elle est brillante en elle-même mais si elle donne lieu à une modification d’un état de fait, à une incarnation dans un projet : tel est le centre de l’épistémologie païenne ; à l’inverse de l’épistémologie judéo-chrétienne, où l’idée ne vaut qu’en elle-même, où les contingences matérielles, les impératifs de l’urgence, le réel sont méprisés. J’ai toujours été frappé par le fait que les Paganismes gréco-latin, germanique, ou celtique, n’avaient rien de méditatif ou de contemplatif. Ils étaient éminemment actifs, politiques et guerriers. (…)

    Mon Paganisme n’est pas réactif mais positif. Je ne suis pas anti-chrétien mais pré et post-chrétien. Je ne tire pas sur les ambulances, je n’ai pas de comptes à régler. Le Paganisme a précédé le Christianisme et survivra à sa disparition dans le cœur des Européens. Ma conviction tranquille est que le Paganisme est éternel. Il s’organise autour de 3 axes : l’enracinement dans la lignée et le terroir, l’immersion dans la nature et ses cycles éternels, et une "quête" qui peut être une ouverture à l’invisible comme une recherche aventureuse et "désinstallée". En ce sens, il est la plus ancienne et plus naturelle des religions du monde. Il a profondément innervé l’âme européenne. À l’inverse des monothéismes, on peut même dire que c’est la plus authentique des religions du monde puisqu’elle "relie" les hommes d’une même communauté dans le monde réel et concret. Ce qui signifie que les traits majeurs du Paganisme sont l’union du sacré et du profane [le profane, dira Claudel, c’est ce que nous profanons], une conception cyclique ou sphérique du temps (à rebours des eschatologies du salut et du progrès, dans lesquelles le temps est linéaire et se dirige vers une fin salvatrice de l’histoire), le refus de considérer la nature comme une propriété de l'homme qu'il pourrait exploiter et détruire à sa guise, l’alternance de la sensualité et de l’ascèse, l'apologie constante de la force vitale, l’idée que le monde est incréé et se ramène au fleuve du devenir sans commencement ni fin, le sentiment tragique de la vie et le refus de tout nihilisme, le culte des ancêtres, de la lignée, de la fidélité aux combats, aux camarades, aux traditions (sans sombrer dans le traditionalisme muséographique), le refus de toute vérité révélée universelle et donc de tout fanatisme, de tout fatalisme, de tout dogmatisme et de tout prosélytisme de contrainte. Ajoutons que dans le Paganisme se remarque sans cesse l’ "opposition des contraires" au sein de la même unité harmonique, l’inclusion de l’hétérogène dans l’homogène.

    J’ajoute que la morale païenne, celle par ex. d’un Marc-Aurèle, comporte certainement des exigences bien supérieures à celles du Christianisme. Le paganisme auquel je me réfère réclame de l’homme une maîtrise de soi, un respect des règles de la communauté et de l’ordre vital qui ne sont pas intéressées par la logique intéressée punition/récompense d’un Dieu omnipotent mais vécus de l’intérieur, psychologiquement intégrés comme "devoirs" nécessaires. (…) Je suis façonné par 2 versions du Paganisme parfaitement opposées et complémentaires : un Paganisme de la nature et un Paganisme de la puissance, de l’artifice, de l’arraisonnement du monde, tous les 2 aussi émotionnels. (…) L’Europe n’a jamais cessé d’être taraudée par son inconscient païen : toute la poésie européenne en témoigne, de même que les arts plastiques. (…) Plus que toute autre religion, le Paganisme est à la fois garant de l’ordre social, de l’ordre cosmique et naturel, garant de la pluralité des croyances et des sensibilités. Il repose sur la logique du "chacun chez soi" et non sur le fantasme de la mixité universaliste chaotique. Son modèle social associe étroitement les notions de justice, d’ordre et de liberté, ces dernières étant fondées sur la discipline. Il part du principe que l’humanité est diverse, et nullement destinée à s’unifier, que l’histoire est un devenir imprévisible et sans fin. Il suppose, à l’inverse des monothéismes, une humanité hétérogène composée de peuples homogènes, l’essence du politique étant la constitution de l’homogénéité de la Cité, sacralisée par les divinités, dans laquelle l’identité se confond absolument avec la souveraineté. Organique et holiste, la vision païenne du monde considère les peuples comme des communautés de destin. Ainsi qu’on le vit dans le Paganisme grec, la notion de Cité, soudée par le patriotisme et l’identité commune (reflet des divinités et de la nature) est fondamentale dans le Paganisme, où les divinités tutélaires avaient une dimension essentiellement politique et enracinée. (…) Aujourd’hui, en Europe, c’est à la naissance d’un néo-paganisme que nous devons nous attendre. Il est impossible d’en prévoir ou d’en décréter les formes.

    ► Guillaume Faye, extrait de l'entretien donné à Antaïos n°XVI, 2001.

     

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    L'essence métaphysique du paganisme

    (analyse de la véritable spécificité de la pensée païenne)

    luch10.jpgOn le sait, mais on l'oublie trop souvent, ce sont les principes situés à la racine même des choses, qui fondent véritablement les idées génériques placées à l'origine des différentes conceptions du monde. Or ce qui distingue radicalement le paganisme du christianisme (termes qui, rappelons-le, concrètement, aujourd'hui, ne qualifient plus en Europe aucune réalité religieuse distincte puisque, que cela plaise ou non, l'histoire a conjugué non sans quelques difficultés il est vrai, ces deux dénominations en un seul destin), est une divergence majeure qui ne porte pas entre polythéisme et monothéisme (1), mais de façon irréconciliable porte sur la notion de création.

    Ce qui spécifie, et sépare de manière catégorique le paganisme de la pensée biblique c'est leur analyse divergente au sujet de l'origine du monde, de l'origine de l'être. Si, pour les païens, le monde est de toute éternité incréé et suffisant ontologiquement, par contre, la pensée hébraïque considère le monde comme résultant d'une création "à partir de rien", doctrine que la Bible place en tête de son introduction puisque le premier de ses versets nous dit, « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (2). Les points de vue, les concepts païens et hébreux sont irréductibles, radicalement hétérogènes, il y a une incompatibilité foncière entre les 2 approches de la question de l'existence du monde ; c'est sur ce point que se trouve la véritable ligne de partage des eaux, la césure entre pensée hébraïque et pensée païenne. C'est sur ce point, et non pas sur l'allégeance exprimée à telle ou telle figure divine, à telle ou telle divinité tutélaire, dans l'attachement à Zeus l'olympien ou au Yawhé du Sinaï, que se situe la divergence foncière.

    I. Problème de la pensée religieuse

    On ne saurait trop insister sur ce que pourrait avoir d'illusoire l'idée, pour fonder une alternative nouvelle, qui consisterait à se rattacher à un paganisme affectif et dévotionnel, dans lequel seraient mis en concurrence et en opposition les dieux qualifiés "d'historiques", et le Dieu dit "unique" de la révélation biblique. C'est, hélas, sur cette fausse opposition, que se développa (et se développe encore...) une sorte de vague religiosité païenne, dans laquelle est caressé l'espoir hypothétique d'un retour des dieux. Or jamais, sur ces questions, le vouloir ne peut avoir de prise, « il n'est pas possible de faire être par la volonté ou la parole les choses elles-mêmes » (3). Bien souvent, le désir d'un redéploiement d'un paganisme réel, tend à laisser penser, qu'il serait nécessaire de refaire surgir de nouveau les anciens mythes. Or, ou bien ce qui est mort est mort, et de la mort rien ne peut renaître, ou bien en réalité rien n'est jamais mort (les dieux en principe ne meurent pas...) et donc rien n'a jamais disparu, mais se trouve dissimulé sous d'autres appellations.

    Le plus étrange dans l’examen de cette question religieuse, c'est que le paganisme finissant, nous montre une religiosité que l'on peut qualifier sans peine de préparatoire à l'avènement du christianisme, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes. En effet, si nous regardons l'histoire avec attention, nous voyons que lorsque l'empereur Julien (361-363) tenta d'instaurer contre le christianisme triomphant, une religion à ses yeux plus conforme aux traditions gréco-romaines, il exprima sa doctrine en des termes, qui concilièrent le Sol Invictus et Attis : « Un Être suprême, unique, éternel anime et régit l'organisme universel, mais notre intellect seul en conçoit l'existence. Il a engendré de toute éternité le Soleil, dont le trône rayonne au milieu du ciel. C'est ce second démiurge qui, de sa substance éminemment intelligente, procrée les autres dieux » (4). Ne serait-il donc pas permis de se demander sérieusement, dans quelle mesure, l'évolution des religions grecque et romaine n'a pas favorisé le triomphe du christianisme ?

    Allons-même plus loin : si l'on étudie les choses avec réalisme, ne constate-t-on pas que dès Hésiode, qu'on le veuille ou non, la réflexion strictement religieuse des Grecs commence à ouvrir un chemin vers le monothéisme, et tente de fonder la morale sur la religion ? À Rome, la conception du Jupiter archaïque, arbitre souverain et garant de la bonne foi, attestera une orientation dans le même sens, plus instinctive certes, mais non moins évidente. Sans doute, l'entrée massive des éléments néo-platoniciens et orientaux dans la religion et la pensée hellénico-romaine rapprochera encore Athènes et Rome du christianisme futur, en fournissant un aliment mystique au désarroi du peuple, en répandant la notion de salut, en imposant, confusément encore, la conception d'un hénothéisme qui n'est pas éloigné, dans le stoïcisme, du monothéisme. Mais il est intéressant de voir que le mouvement religieux qui portait les esprits à l'époque impériale fut, dans son ensemble, plus que favorable à la pénétration du christianisme dans l'Empire. Et ce constat, doit nous porter à entreprendre une réflexion plus précise au sujet de la facilité avec laquelle le christianisme prit greffe sur le paganisme. Ceci n'est pas anodin et, disons-le clairement, jamais une religion étrangère n'aurait pu triompher si ne s'étaient pas trouvés des éléments communs à l'intérieur même du système religieux antérieur. Il n'existe absolument aucun exemple historique d'une religion s'imposant sans violence à un système étranger à elle-même, ou plutôt disons, qu'il n'existe qu'un seul exemple historique: le triomphe du christianisme à Rome sous Constantin ; voyons pourquoi.

    Les causes de ce triomphe peuvent se résumer en quelques lignes significatives. Les cultes avaient en réalité, avec la nouvelle religion de nombreux traits identiques : la monolâtrie de fait qu'ils proclamaient, le souci de l'ascèse morale et spirituelle ; autant l'admettre, quel que soit le degré d'élévation de tous ces cultes, ils répondaient tous aux mêmes besoins par les mêmes moyens. Fondés sur les notions de mort et de résurrection, de naissance nouvelle et de filiation divine, d'illumination et de rédemption, de divinisation et d'immortalité personnelles, ils prétendaient assurer aux fidèles le contact direct avec la divinité, et l'espoir d'une survie bienheureuse. Ils témoignaient en outre, par le biais d'une dévotion dirigée sur un seul dieu, d'une aspiration au monothéisme très prononcée. À l'intérieur de chaque "secte", le dieu sauveur était conçu comme supérieur à toutes les autres divinités et tendait à les éclipser. Mais il y a plus, les analogies de fond et de forme qui existaient entre tous les cultes conduisirent à penser que sous les noms d'Attis, de Mithra, etc... le même Dieu se manifestait, qu'on le considère comme le Dieu "véritable", ou comme un simple intermédiaire importait peu. Ceci explique pourquoi les tentatives prématurées d'Elagabal recevront de fait, leur consécration officielle grâce à Aurélien (270-275), qui sut habilement réaliser le syncrétisme devenu inévitable. On sait qu'il choisit pour divinité suprême Sol Invictus, dans lequel les fidèles des diverses sectes pouvaient reconnaître aussi bien Baal, qu'Attis, Osiris, Bacchus ou Mithra. Sol Invictus présentait d'autre part, l'avantage d'être assimilable à Apollon, et également à une vieille divinité romaine, Sol Indiges, dont l'origine remontait au temps mythique de la fondation de la cité. Sur cette lancée, Aurélien compléta son entreprise en faisant admettre définitivement la divinité de l'empereur vivant, considéré comme incarnation de Dieu sur la terre. En réalité la seule doctrine qui se heurta à l'antipathie du pouvoir, fut le stoïcisme qui, jusqu'à l'avènement de Marc-Aurèle, servit de refuge hautain à l'opposition. 

    Le christianisme, de son côté, héritant du judaïsme l'intransigeance des Macchabées, mit en pratique la parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (5). Sujets loyaux de l'Empire, les chrétiens refusèrent d'encenser les dieux, et de reconnaître la divinité d'un homme, fût-il l'empereur. Leur crime aux yeux de l'État, fut politique et non religieux; ou plutôt, il ne fut religieux que parce que leur attitude manifestait fermement leur volonté de conserver leur foi à l'abri des contaminations du syncrétisme. En fait, l'Empire eût été prêt à accueillir le christianisme comme les autres religions, cela est si vrai, que c'est au nom même du syncrétisme et de l'intérêt de l'État que fut proclamée, en 313, l'égalité de la religion chrétienne avec la religion officielle par le rescrit de Licinius : « Nous avons cru, est-il dit, devoir donner le premier rang en ce qui concerne le culte de la divinité, en accordant aux chrétiens comme à tous, la libre faculté de suivre la religion qu'ils voudraient, afin que tout ce qu'il y a de divinité au ciel pût nous être favorable et propice, à nous et à tous ceux qui sont sous notre autorité » (6). Le testament religieux du paganisme gréco-romain finissant, n'était donc pas étranger au christianisme naissant, et les Pères de l'Église ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont vu en lui l'une des voies préparatoires que Dieu proposa aux hommes pour découvrir son visage. 

    Que l'on n'imagine pas, toutefois, en désespoir de cause, trouver dans le paganisme celto-germanique un "recours", qui représenterait un meilleur garant comparativement à l'héritage greco-latin, car la tradition nordique présente les mêmes dangers que sa sœur du sud. Les incessantes luttes fratricides entre les chefs tribaux dépourvus de toute conscience historique, la lente mais réelle disparition progressive de la classe sacerdotale (Godis), le venin intellectuel que représente l'idée d'une procession du divin d'un centre pur et inaltérable vers le dehors par une série d'hypostases et de démiurges, le sens du péché consistant dans l'éloignement du monde de son sens divin, on retrouve ici les mêmes et identiques facteurs d'une lente progression vers le Dieu unique. 

    Que nous enseignent ces faits ? Tout simplement que pour pouvoir échapper au monothéisme il convient, non pas de savoir "comment être païen" au sens religieux du terme, comme beaucoup l'ont cru et, l'imaginent malheureusement encore, mais de comprendre en quoi consiste véritablement l'essence du paganisme, non pas du point de vue religieux, mais du point de vue métaphysique, là où se situe l'authentique et irréductible divergence d'avec la pensée biblique, là où les thèses présentent une fracture, une incompatibilité foncière. Redisons-le, la religiosité n'est qu'une forme culturelle affective non autonome. Liée à un substrat collectif traditionnel, le sens religieux, par sa plasticité, peut se voir dépouillé de ses bases métaphysiques et s'adapter sans difficultés à d'autres conceptions. L'avènement du christianisme en est le plus bel exemple. Ce n'est donc pas au niveau du religieux qu'il nous faut découvrir l'essence du paganisme, mais au niveau de son essence profonde, au niveau de sa métaphysique propre, là où se déploie sa véritable nature. C'est pourquoi, il est vital d'atteindre l'essence de son ontologie, là où la question de l'être se révèle comme centrale, car c'est de ce point seulement que pourra surgir l'aurore d'un nouveau Sacré. 

    II. Le fondement de la métaphysique païenne 

    L'originalité de la pensée païenne se situe sur un point fondamental, point qui ordonne tout l'édifice de son essence intime: le problème de l'éternité du monde, de son autosuffisance ontologique. Pour les païens, l'idée que le monde puisse avoir été créé, est une proposition absurde, incongrue, alors qu'elle est la base de la foi chrétienne, qui hérite en cela du créationisme biblique :« Credo in Deum Patrem omnipotentem creator coeli et terrae » (7). C'est là le centre, le cœur, de toutes les divergences. 

    La création, en climat théologique biblique, est une opération qui s'effectue ex nihilo (8), c'est-à-dire que rien ne lui préexiste, sauf Dieu bien évidemment (ce qui n'est d'ailleurs pas la moindre des incohérences de vouloir faire que la cause de l'existence des choses manque au principe même qu'elle prétend expliquer, échappant elle-même à la loi de la causalité dont on nous dit qu'elle préside à l'existence de toute chose !). Chez les païens au contraire, les dieux sont considérés comme les représentants suprêmes d'un Tout divin. Ils sont les premiers dans l'être, mais non point les premiers par rapport à l'être. Leur transcendance n'est pas reconnue, il n'existe pas de Grand Séparé ; dans ces conditions, c'est au Grand Tout qu'est attribué la nécessité éternelle. Le problème pour le paganisme ne se pose qu'à partir d'une matière commune, nul ne s'avise de rechercher la cause de l'être ou du monde. Ce monde, cet être, n'a pas besoin d'autre explication que lui-même ; il est nécessaire, et de cette nécessité, chez Aristote, le "Premier moteur" n'en est que le premier bénéficiaire, il n'en est pas la cause. Il meut, il actionne la machine universelle, il ne la crée pas. Son action présuppose quelque chose d'aussi nécessaire que lui, et qui représente une passivité éternelle sous son activité ou son influence. 

    Il importe cependant de réfléchir sur la validité et la crédibilité des thèses en présence ; pour ce faire, la philosophie n'a aucunement besoin des sciences physiques ou mathématiques, qui ont d'ailleurs plutôt tendance, depuis quelques années, à flirter étrangement avec la mythologie ou l'imaginaire, et à ne plus être en mesure d'élaborer un discours véritablement sérieux. D'autant que sur la question de savoir si le monde a été créé du néant ou pas, les sciences avouent humblement leur incapacité à pouvoir fournir une réponse, tant leur méthode les rend muettes sur ce sujet. La philosophie par contre, lorsqu'elle exerce son authentique faculté de jugement, dépasse en qualité, profondeur et certitude, toutes les hypothèses des disciplines fragmentaires ; elle n'est pas mère de toutes les sciences pour rien !

    La philosophie, effectivement, est capable (lorsqu'elle ne part pas de l'ego, mais du réel expérimenté en tant qu'il est, lorsqu'elle sait que le seul et véritable maître, c'est le réel), de par son jugement propre, de saisir et d'affirmer la vérité touchant l'Univers et les choses, et cette vérité est l'œuvre de son intelligence analytique, car le réel est structuré selon un ordre et une logique qui relèvent de l'ontologie, c'est-à-dire de la science de l'être. C'est ainsi qu'avant même Nils Bohr ou Costa de Beauregard, et sans l'aide du lourd appareillage des laboratoires de physique nucléaire, on savait déjà au IVe siècle avant notre ère en Grèce, que l'espace et le temps ne sont pas des idées pures ou des catégories a priori, ni un réel consistant, antérieur aux objets qui le remplissent, mais précisément les accidents propres aux substances matérielles, dimensives et permensives.

    III. L'être et le temps

    Examinons donc à l'aide de la logique analytique la thèse biblique d'une création "ex nihilo", et voyons si ce dont on nous parle, c'est-à-dire d'un état censé avoir précédé le monde, d'un état "d'avant le commencement", est une hypothèse crédible. Cet "avant le commencement" désigne un temps nous dit-on, mais de quel temps parle-t-on ? Y avait-il un temps avant le temps ? Cela n'a, pour dire les choses clairement, aucun sens, cela ne désigne rien; car il n'y a pas, et ne peut y avoir, deux temps, l'un avant où le monde n'existerait pas encore, l'autre après, le temps du monde, venant se superposer au premier comme un rail sur une voie préparée à le recevoir.

    Si le monde est fini en arrière, il n'y a rien avant, ni temps ni autre chose. Il n'y a donc pas d'avant, il n'y a pas, et ne peut y avoir "d'avant le commencement". Pour qu'il y ait eu un moment, fut-il un moment du rien, il faut qu'il y ait quelque chose, or un moment est une position du temps, est le temps, est une mesure des choses existantes. La durée est un attribut, et la durée d'une chose ne pouvant précéder cette chose, il est clair que si cette chose est le Tout, il ne peut y avoir de durée en dehors d'elle. Un jour, nous dit-on dans la Genèse, Dieu se décida à donner l'existence au monde. Un jour ! Quel jour ? Ce jour n'existe pas plus que cet "avant le commencement", il n'y a pas de durée où le loger. Le premier jour qui ait existé, c'est le premier jour du monde lui-même. Nous sommes, de ce fait, obligés d'admettre que le monde a toujours existé puisqu'il n'y a pas de jour où il n'ait pas existé !

    La vérité, est que le temps commence avec le monde lui-même: il n'y a pas de temps en arrière; le tout du monde comprend aussi le tout de la durée. Le monde existe et a existé depuis tout le temps qui existe, il n'y a aucun temps possible où il n'ait pas existé, il n'y a pas, en toute logique, "d'avant le commencement" - le monde ne peut pas ne pas avoir toujours existé puisqu'il est. Quant à parler d'un temps "avant la création", d'un temps précédant le temps qu'inaugurerait la création, cela est une pure et chimérique imagination, une vision, un rêve enfantin. En effet, il ne peut y avoir continuité entre ce temps imaginaire et le temps réel, on ne met pas bout à bout un rêve et le réel. On ne peut faire commencer le monde qu'au début de la durée où il existe, car on ne compte les jours que de ce qui existe, ce qui n'existe pas ne peut pas se compter; il n'y a pas de premier jour pour ce qui n'a pas vu le jour: tout commencement est donc forcément une suite.

    IV. L'être et le néant

    Mais poursuivons, plus avant encore, notre raisonnement, et voyons les conséquences qu'impliquent la croyance en l'hypothèse d'un temps fini en arrière, c'est-à-dire d'un temps ayant commencé après n'avoir pas été. On n'y pense peut-être pas assez, mais si le temps est fini en arrière, on est obligé de se heurter au vide et ainsi de s'imposer à un contact entre le tout et le rien. Or entre l'être et le néant, entre le tout et le rien, il ne peut y avoir contact, "du rien, rien ne vient" (9). C'est d'ailleurs l'opinion de Mélissos de Samos lorsqu'il écrit : « Ce qui était a toujours été et sera toujours (...) car rien n'aurait pu, de quelque manière que ce soit, sortir de rien » (frag., B 8), (10). Surgir du néant c'est ne pas surgir du tout puisque le néant est une pure négation ; et voici cependant que l'on fait du néant un point de départ positif.

    Le néant, "est" une pure négation d'existence, le néant "n'est" pas un état, le néant "n'est" que néant, (si toutefois nous pouvons employer le verbe "être" à propos du néant). Pour venir à l'être, ce que l'on implique en parlant d'une création, il faudrait qu'il y ait déjà de l'être, or "de ce qui n'est pas, rien ne peut surgir (...), rien ne peut être créé de rien" (11). Si l'on dit que Dieu a tiré le monde du néant, on sous-entend que du néant puisse apparaître quelque chose, mais le néant n'est pas et ne peut être un réceptacle dont quelque chose puisse être tiré. On l'a pourtant cru et enseigné! Il s'est même trouvé des théologiens chrétiens pour écrire : « le néant est une réalité, puisque Dieu en a tiré le monde » (12). Malheureusement on ne peut du néant faire succéder le monde, une succession dont un des termes est le néant est une absurdité manifeste! Du non-être à l'être, il n'y a ni proportion — ni relation possible — du néant, rien ne peut suivre. Il ne peut y avoir aucune possibilité concrète d'une création, aucun moment pour une initiative créatrice, il n'y a aucun fait nouveau qui aurait du néant avant lui. Dans le néant (si l'on peut ainsi s'exprimer), il n'y a point d'application pour une force, il n'y a ni situation ni modalité quelconque puisque le néant n'est pas, puisque le néant est la négation, l'absence totale d'être.

    Tout phénomène, quel qu'il soit, s'explique par un antécédent d'où il procède, c'est une loi universelle intangible ; donc ou bien il n'y a pas de création au sens où l'entendent les théologiens juifs, chrétiens et musulmans, et par déduction le monde ne peut pas avoir été créé, ou alors quelque chose qui n'est pas Dieu échappe à la causalité de Dieu. À cette question il n'existe qu'un remède, puisque nous ne pouvons trouver de sens acceptable au mot création, il nous faut dire (comme l'affirment toutes les traditions extérieures à la révélation biblique) : l'univers n'est pas créé, il ne peut être ou avoir été créé de rien, et s'il n'a pas été créé de rien, c'est qu'il est, fut et demeurera. Il est l'être qui en tant que tel ne peut "provenir", puisque pour qu'il y ait de l'être maintenant, il faut obligatoirement qu'il y en ait eu toujours, car la vie vient du vivant, l'être vient de l'être.

    Après avoir très rapidement souligné les difficultés relatives à la thèse créationiste, l'hypothèse d'un premier jour nous devient impensable, la précession du temps et de l'être par le néant aboutit au vide. Or le vide, dans ce cas, serait au minimum un espace ou une durée où l'on pourrait loger quelque chose; ce serait une capacité définie, avec des dimensions. Ce serait donc de l'être, car on ne peut pas dire que ce qui a des dimensions ne soit rien, il en est de même du temps.

    Dire qu'à un moment donné le temps n'existait pas, c'est dire encore qu'il existait. Il ne peut donc pas y avoir de vide temporel à l'extrême bord de l'être, l'être ne peut être bordé par rien, ne peut se voir précéder par rien. On est toujours dans l'être, on ne peut rien supposer d'antérieur à l'être d'autre que de l'être. Dire qu'il puisse exister un état de non existence, serait jouer avec les mots: une négation n'est pas un état. Le rien n'étant rien, en affirmant que le monde fut créé du néant, on ne dit en réalité que du vent. Affirmer que le monde, le cosmos, sont créés du néant, c'est faire préexister le néant, or le néant, nous l'avons vu, ne peut en aucune façon exister ou même préexister, sous peine de cesser d'être du néant. Si le néant était, ce ne serait plus du néant. En conséquence le néant n'étant ni existant, ni préexistant, on peut en conclure que rien ne se crée ni ne se fait à partir de rien. L'être est premier, inévitablement. « L'être est, le néant n'est pas » (13), avait déjà énoncé Parménide, dans son poème qui est comme la parole aurorale de la philosophie ; oui l'être est, car la création du monde à partir de rien est un mythe théologique biblique, une expression impropre à laquelle il est impossible de trouver un sens acceptable. « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l'a fait, disait déjà Héraclite, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure » (14).

    V. Conclusion

    En définitive, nous espérons être parvenu à montrer en quoi, aucun espoir sérieux d'une restauration de la pensée païenne n'est envisageable sans une interrogation fondamentale sur l'être.

    Les éléments qui peuplent et enchantent le monde dans les religiosités païennes, ne peuvent trouver à affirmer leur vie sans une profonde compréhension des bases métaphysiques qui les sous-tendent. C'est d'ailleurs faute de cette compréhension que le christianisme a pu se développer, avec une telle facilité, parmi les populations antiques. S'il est donc nécessaire de rallumer certains feux, c'est celui de l'intelligence de l'être qui prime en premier lieu, c'est le seul qui ne soit pas symbolique et donc inutile. Si c'est à partir de l'être que pourra se déployer une nouvelle aurore du sacré, c'est que, « ce n'est qu'à partir de la Vérité de l'être que se laisse penser l'essence du Sacré » (15). La région de l'être est identique à la région du sacré, « le Sacré, seul espace essentiel de la divinité qui, à son tour, accorde seule la dimension pour les dieux, ne vient à l'éclat du paraître que lorsque, au préalable et dans une longue préparation, l'être s'est éclairci et a été expérimenté dans sa vérité » (16).

    La question de l'être est l'unique question de la pensée, et ceci n'est pas une simple formule, car c'est elle qui commande l'ensemble de toutes les régions de l'étant, dont en premier lieu celle du sacré et donc du religieux dans lequel il s'exprime. Aborder la question du paganisme uniquement au niveau de son folklore, c'est confondre le fond et la forme. Seule l'expérience de l'être est une expérience fondatrice, qui nous permettra : « de refluer en nous-mêmes dans notre propre vérité » (17). La pensée doit rassembler notre « habiter », récapituler le pli de l'être et de l'étant, découvrir l'être comme « fond de l'étant » (18), c'est-à-dire effectuer un saut dans l'être en tant que tel. Toutes les tentatives de restauration d'une religiosité païenne, sont de naïves plaisanteries si elles ne sont pas fondées sur une authentique démarche philosophique. La philosophie fut et reste, l'expression la plus achevée de la pensée digne de ce nom. Elle seule représenta un véritable obstacle aux affirmations chrétiennes, et ce n'est pas pour rien qu'il lui fallût de si longs siècles avant de pouvoir resurgir dans son autonomie, alors que dieux, déesses, elfes et fées, parvinrent rapidement à se déguiser sous les masques des saints et des apparitions, et continuent d'ailleurs toujours à y vivre fort bien.

    L' histoire n'est rien d'autre que l'histoire de la vérité de l'être, elle est assignée à un destin en forme d'appel par delà le retrait du Sein. Si, selon la fort belle expression de Hegel, « l’'esprit du monde utilise les peuples et les idées pour sa propre réalisation » (19), l'histoire du monde est donc bien le jugement du monde. Le chemin du savoir répondant à l'essence du dire silencieux, s'accomplira comme mise en lumière de la substance invisible qui séjourne dans le temps, et ceci par delà mythes, symboles et fables de la piété affective. La pensée des choses présentes est le lieu où s'entrecroiseront occultation et dévoilement, le lieu qui livrera la mêmeté de l'être et de la pensée, selon l'intuition lumineuse de Parménide ; « comme l'Être absorbe l'essence de l'homme par la fondation de sa vérité dans l'étant, l'homme fait partie de l'histoire de l'Être, mais seulement en tant qu'il se charge, qu'il perd, qu'il omet, qu'il libère, qu'il sonde ou qu'il dissipe son essence par rapport à l'Être » (20).

    Ce n'est donc, si nous l'avons bien compris, que par l'exercice d'une extrême tension de nature ontologique, que nous pourrons revenir à notre source originelle... si tant est que nous l'ayons un jour quittée !


    ► Jean-Marc Vivenza.

    Notes :

    (1) On est surpris aujourd'hui, grâce aux recherches récentes, de voir à quel point cette distinction, qui semblait fondatrice il y a peu de temps encore, n'obéit en réalité qu'à une convention de langage, tant il apparaît, en effet, que les tendances monothéistes ou hénothéistes ont travaillé en profondeur la pensée païenne (Mésopotamie, Égypte, Iran, Grèce, Rome), et influencèrent très fortement le polythéisme originaire des Hébreux en l'orientant vers une monolâtrie jalousement exclusive, tant est si bien que Misson écrit : « le monothéisme païen a bien préparé le terrain du christianisme ». (cf. Lumière sur le paganisme Antique, A. Neyton, Ed. Letourney, 1995).
    (2) ( Gen., 1, 1), Bible de Jérusalem, DDB, 1990.
    (3) Aristote, Organon, V, Les Topiques, Vrin, 1987.
    (4) P. de La Briolle, La Réaction païenne, vol II, 1934.
    (5) Nouveau Testament, T. B. S., 1988.
    (6) P. Grimal, La civilisation romaine, Arthaud, 1960.
    (7) Ier Concile de Constantinople, (IIème œcuménique, 381).
    (8) (11 Mac., Vll, 8), Bible de Jérusalem, DDB, 1990.
    (9) Proclus, Commentaires sur le Timée, t. I, Belles Lettres, 1968.
    (10) J-P Dumont, Les écoles présocratiques, Folio, 1990.
    (11) Lucrèce, De Natura Rerum, I, 56, Flammarion, 1986.
    (12) Fridugise de Tours, De Nihili et Tenebris, Patrol. Iat., 1526.
    (13) Parménide, Le Poème, PUF, 1987.
    (14) Héraclite, Fragments, PUF, 1983.
    (15) M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Aubier, 1980. (16) Ibidem.
    (17) M. Heidegger, Essais et Conférences, Gallimard, 1990.
    (18) M. Heidegger, Questions IV, Gallimard, 1990.
    (19) G-H F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, Vrin, 1978.
    (20) M. Heidegger, Nietzsche, t. II, Gallimard, 1991.