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  • Clefs du succès japonais

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    SYNERGIES EUROPÉENNES - VOULOIR (Bruxelles) - Novembre 1988

     

    Les clefs du succès japonais: polythéisme et homogénéité

     

    par Eric BAUTMANS

     

    Kuwabara Takeo nous propose, dans ce recueil d'essais et de conférences, une hypothèse très intéressante: selon lui, les facteurs fondamentaux du succès industriel japonais, issu de la restauration Meiji de 1867, sont l'homogénéité culturelle du peuple nippon et le polythéisme ambiant, profondément ancré dans le mental japonais.

     

    Cette dernière hypothèse contraste fortement avec celle de Max Weber, pour qui l'éthique protestante est le fondement même du capitalisme moderne.  Kuwabara Takeo prend position sur cette problématique: "Jeunes, nous pensions que seule l'élimination du bouddhisme assurerait l'amélioration du Japon. Mais à l'heure actuelle, il me semble que les religions monothéistes, qu'il s'agisse du christianisme ou de l'Islam, dans leur recherche d'une division claire et nette entre noir et blanc, ennemi et ami, sont sur le point de nous entraîner vers une guerre nucléaire. A la lumière d'une telle menace, nous avons besoin d'admettre l'existence d'autres dieux, de dieux de l'ouverture, de la coexistence pacifique" (p. 151).

     

    Non seulement le monothéisme se trouve être intolérant d'un point de vue idéologique mais il s'est souvent opposé à la science moderne. Au Japon, par contre, une longue tradition unanime de respect envers la science a toujours existé. Cette attitude a, bien évidemment, facilité l'adoption de la technologie européenne.

     

    L'Ere Togukawa

     

    Une des qualités du peuple japonais, selon Kuwabara Takeo, est sa sélectivité. Le Japonais n'est pas un imitateur inconditionnel. Ainsi, malgré tous les efforts des missionnaires chrétiens (1), à partir du XVIème siècle, seule une infime minorité de Japonais se convertirent.

     

    En 1614, début de l'ère Togukawa, le Japon se ferme. Seul le comptoir de Nagasaki reste ouvert aux Européens. Les dernières innovations en matière d'armements, de mathématiques et de médecine conti-uent à pénétrer au Japon. On trouve également à Nagasaki une école des Etudes Hollandaises qui traduit la majorité des ouvrages de référence techniques publiés en Europe. Il est intéressant de noter que ces aspects sont limités à la sphère scientifique ou techno-logique, le Japon ne s'intéresse pas à la pen-sée politique ou philosophique occidentale.

     

    Pendant ce temps, le confucianisme, code moral de toute la nation, permet à l'autorité centrale de maintenir l'ordre féodal et de préserver la paix grâce à une politique d'autocentrage longue de deux siècles et demi. Au fur et à mesure que la connaissance des classiques chinois et japonais se répand à travers tout le pays se forge une culture raffinée partagée par tous.

     

    "Durant le règne des Togukawa, le Japon s'est reposé - je ne dirais pas qu'il a dormi. Le pays profita de cet intermède pour ce préparer jusqu'à ce que la nécessité l'oblige à mobiliser son ingéniosité et sa force pour s'adapter à la civilisation occidentale moderne. Nos aïeux ont souffert (2), ils ont travaillé dur et très vite, car ils savaient que leur survie et celle du Japon dépendait du succès de leur entreprise. C'est une révolution culturelle née de l'effort du peuple japonais tout entier" (p. 77).

     

    La Révolution Meiji

     

    Notre auteur insiste sur le fait qu'il s'agit bien d'une révolution, la révolution Meiji, et non d'une restau-ration comme on l'appelle souvent. "Une révolution ne veut pas dire amélioration de ce qui existe déjà, mais le renversement d'un coup brutal de tout ce qui existait. En 1871, l'empereur Meiji proclame une loi encourageant la consommation de viande et l'adoption de la coiffure et de l'habillement occidental" (p.162). D'autres décrets suivirent: abolition (impopulaire) de la vente de jeunes filles, interdiction de se promener nu en public, de porter les sabres dictinctifs des samouraïs, etc... Un code civil de type européen fut introduit, une armée de paysans levée, une nouvelle constitution adoptée. Tous ces change-ments cataclysmiques modifièrent de fond en comble la vie du pays.

     

    On a souvent vu des pays sous-développés, soumis par une invasion ou une colonisation, forcés d'accepter une culture et un mode de vie différents des leurs. Ceci ne s'est jamais produit au Japon. D'un point de vue économique, l'Empire du Soleil Levant était sous-développé, au début de l'ère Meiji, mais une culture sophistiquée avait profondément pénétré le peuple. Par la suite, les Japonais se sont mis à absorber délibérément des éléments d'autres cultures, tout en maintenant leur indépendance culturelle et politique, et réussirent de la sorte à moderniser leur nation à une vitesse étonnante.

     

    Homogénéité et citoyenneté

     

    "L'homogénéité qui domina les îles japonaises pendant des millénaires, combinée à une société organique, rendait toute intervention officielle dans la vie privée des individus plutôt non problématique. Cette tradition autoritaire se prolongea au cours de l'ère Meiji et propulsa le Japon dans son effort de modernisation" (p 138).

     

    "En fait, c'est l'holisme  —et non le totalitarisme— qui caractérisa et continue à caractériser la société japonaise; on ne demande pas aux gens d'en faire à leur gré. Dans cette tradition, il n'est pas souhaitable de voir des individus sortir de la norme; c'est, bien sûr, un principe extrêmement utile quand il devient nécessaire d'entreprendre une tâche collective. Parmi les facteurs expliquant sans doute le mieux la réussite rapide du Japon, il faut citer l'élément holiste et volontariste" (p. 151).

     

    Les paroles d'un ami de Kuwabara Takeo permettent de mieux comprendre l'état d'esprit des Japonais au début de l'époque révolutionnaire: "Yanagito Kunio (1875-1962) m'a dit que, dans sa jeunesse, le mot Jiyû  (liberté) était utilisé dans le sens de Jiyû Katte ou "fait ce qui te plaît", ce qui était équivalent à Wagamama  (égoïsme)" (p. 149).

     

    De même, au Japon, le plus insigne des honneurs qu'un homme puisse porter est celui de citoyen. "Ainsi nommer quelqu'un Shominteki  (citoyen, citadin) est une marque de respect, c'est lui signifier qu'il est un ami du peuple et en partage ses préoccupations. Feu le Dr Tomanaga, Prix Nobel de physique, était aimé du public japonais et, à ce titre, était appelé Shominteki,  parce qu'il avait la qualité de partager les goûts populaires. Au Japon, il existe des différences de niveau social lié à la profession ou à la richesse, mais la culture japonaise pénètre toutes les couches sociales" (p. 183).

     

    Toutes les révolutions réussissent-elles?

     

    "Toutes les révolutions ne réussissent pas. Ainsi, en Afghanistan, le roi Amanullah Khan (règne de 1919-1929) tenta de moderniser par le haut son pays. Mais il se heurta à une telle opposition qu'il dut abdiquer et fuir" (p.61). On peut également s'étonner du fait que le Japon connut une révolution industriel-le et culturelle au XIXième siècle et non son voisin la Chine, elle aussi en contact avec l'Europe. Kuwabara Takeo déclare plus loin, à ce sujet, que "l'existence au Japon d'un Institut des Etudes Hollandaises illustre parfaitement la différence entre les attitudes de la Chine et du Japon envers les civilisations européennes. La Chine, une des plus anciennes civilisations du globe, a été envahie à maintes reprises par des nomades, mais sa culture n'a jamais été réellement menacée. C'est sans doute leur conviction inébranlable dans la supériorité de leur civilisation qui fit en sorte que les Chinois ne ressentirent pas le besoin de s'intéresser aux innovations occidentales" (p. 129). Rappelons la phrase de Confucius: "Les barbares de l'Est et du Nord, malgré leurs chefs avisés, sont encore inférieurs aux Chinois privés de tout chef".

     

    Sans conteste cette morgue intellectuelle, encouragée par la dynastie réactionnaire Mandchoue, est en grande partie responsable du retard chinois. Rappelons également la taille du pays, le centralisme po-li-tique de l'administration et l'intérêt vorace des puissances occidentales (et ironie du sort, par la suite, du Japon lui-même). Chacun de ces facteurs joua en défaveur de la Chine.

     

    Mais, "des nombreux facteurs qui expliquent la rapidité de la modernisation japonaise, je pense que l'élément holiste est un des plus importants. Mis à part Nobunaga, il y eut très peu de dictateurs dans l'histoire du Japon et il n'y en avait pas vraiment besoin car le pays était relativement facile à unir sous un leadership sans devoir recourir à une utilisation excessive de la force" (p. 151).

     

    Pour résumer, quels semblent donc, selon Kuwa-ba-ra Takeo, les principaux ingrédients du succès nippon? Le polythéisme (la réceptivité), le nationalisme, source de la volonté de progrès (le Japon doit assu-rer son indépendance nationale) et de la force qui sou--tient son effort de redressement et enfin, l'homo-généité ethnoculturelle: le Japon, libre de tout conflit social, culturel ou ethnique, put se consacrer à sa tâ-che de rénovation.

     

    Le Japon et sa spécificité actuelle

     

    Il ne faut pas conclure de ce qui précède que Kuwabara Takeo n'est qu'un nostalgique invétéré. "Il y a longtemps, la culture japonaise était symbolisée par le Wabi  et le Shioki,  qui signifient tous deux quelque chose comme "un goût de la simplicité et de la quiétude". Cet état d'esprit a disparu depuis belle lurette" (p. 93).

     

    Tout en respectant le théâtre Nô  (4) et un peu moins l'art de l'Haïku  (5), il se présente surtout comme un partisan d'une tradition vivante. D'après lui, il est plus important aujourd'hui pour comprendre la spécificité japonaise de se pencher sur sa culture actuelle: celle de la télémanie, de l'excursion de masse, du bis-trot japonais, du journal à énorme diffusion, de la culture de masse; il est plus important de se pencher sur ces aspects que d'étudier les classiques.

     

    Dans son troisième essai, "Tradition contre Modernisation", Kuwabara Takeo nous énonce ses raisons pour ne pas prendre en modèle l'Occident contemporain. Pour lui, chaque culture a ses propres défauts et qualités. Modernisation ne rime pas (ou plus) nécessairement avec occidentalisation.

     

    Depuis la fin des années septante, Kuwabara Takeo a insisté sur l'importance de la puissance globale, commerciale, industrielle et financière qui, selon lui, sera comparable, dans le futur, à celle des secteurs militaire ou économique.

     

    Homogénéité et apport culturel

     

    Kuwabara Takeo, par ses thèses holistes et organicistes, se rapproche de l'école de Kinji Imanishi, le célèbre anthropologue (6), de Tadao Limesao (7) et de Takeshi Umehara (8). L'ancien premier ministre Nakasone s'inscrit également dans le même mouvement: lors d'une allocution prononcée en septembre 86 (9), celui-ci a, en effet, déclaré que le niveau d'éducation au Japon était plus élevé que celui des Etats-Unis, parce que les Japonais forment une race homogène, alors qu'aux Etats-Unis toute une série de minorités se côtoient, avec tous les troubles sociaux et raciaux que cela entraîne. 

     

    Kuwabara Takeo démontre amplement dans son livre que métissage ou apport culturel n'implique pas métissage ou apport racial. Certains (10), pendant la révolution Meiji, avaient préconisé le métissage racial, y voyant une panacée apte à résoudre les problèmes du Japon de l'époque. D'aucuns, aujourd'hui encore, dans des pays civilisés, tiennent un dis-cours d'une niaiserie aussi navrante, en refusant de prendre acte des réalisations spectaculaires d'un Japon qui manifeste depuis 120 ans une volonté bien arrêtée de conserver son homogénéité.

     

    Eric BAUTMANS.

     

    KUWABARA Takeo, Japan and Western Civilisation,  University of Tokyo Press, 1986, 205 pages, ¥ 3800.

     

    Notes

     

    (1) Les Portugais atteignirent le Japon en 1542. C'est alors que fut tentée l'évangilisation du pays avec le voyage de St. François-Xavier (1549). En 1614, le Japon se ferma aux étrangers et les chrétiens furent persécutés. Le nombre total de chrétiens était d'environ 600.000 (chiffres des Jésuites). A partir de 1858, de nouveaux missionnaires furent accueillis. Il y eut même lors de l'occidentalomanie de l'ère Meiji naissante des propositions émanant de personnes et de journaux importants (par exemple, Jiji Shimpo), recommandant la conversion du pays au christianisme.

     

    (2) De très grands maîtres de la peinture classique, Kano Hogai et Hoshimoto Gaho, par exemple, mourraient de faim dix ans après la révolution.

     

    (3) En 1957, date de la conférence de Kuwabara.

     

    (4) "Le drame Nô, pour utiliser un exemple classique, n'est pas mort mais il n'est ni contemporain ni classique" (p. 180).

     

    (5) Voir plus particulièrement son onzième essai: "L'art mineur du Haïku moderne".

     

    (6) Agé de 85 ans, presque complètement aveugle, il ne revendique plus le titre d'anthropologue. Il s'est rendu célèbre par ses études sur les primates. C'est un féroce anti-darwinien. D'après Imanishi, l'unité d'évolution ne serait pas l'individu mais l'espèce. Sa thèse sur la ségrégation de l'habitat est très originale.

     

    (7) Directeur du musée d'ethnologie à Osaka.

     

    (8) Anthropologue, responsable de l'établissement d'un centre d'études japonaises à Kyoto.

     

    (9) "M. Nakasone et les Omajiri (métis)" in Le Soir, 26/ XII/86.

     

    (10) Tokahashi Yoshio, publia en 1884 un livre intitulé L'amélioration de la race japonaise.  Il y recommandait le métissage entre Occidentaux et Japonais afin d'améliorer la race nippone - le sang européen constituant une "richesse" pour le Japon.