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mythologie - Page 2

  • De la déesse de l'aurore

    Thomas FERRIER:

    De la déesse de l’aurore

    Ex: http://thomasferrier.hautetfort.com/

     

    Aurora.jpgEn ce 15 août, il me paraissait intéressant de consacrer un article à une déesse fondamentale au sein des mythologies indo-européennes, déité vierge uniquement lorsqu’elle adopte une dimension guerrière, à l’instar de Pallas Athênê en Grèce.

    A l’origine, les divinités indo-européennes patronnent les éléments de la nature, et en particulier le ciel, la terre et les astres, mais aussi les phénomènes atmosphériques. Jean Haudry a notamment démontré que le système trifonctionnel indo-européen était appliqué aux cieux, ceux-ci se partageant entre le ciel de nuit, correspondant aux forces telluriques et infernales, le ciel de jour, correspondant à la lumière des divinités souveraines, et enfin le ciel intermédiaire, le *regwos (ou « érèbe »), ciel auroral et crépusculaire, lié à la couleur rouge, mais aussi ciel d’orage. Les trois couleurs sont donc le blanc de la souveraineté, le rouge de la guerre et le noir de la fonction de production. Dans ce schéma, le ciel nocturne, domaine du dieu *Werunos (« le vaste »), qui donnera Ouranos en grec et Varuna en sanskrit, peut être remplacé par la terre, domaine de la déesse *Dhghom (« Dêmêter »), épouse du dieu céleste *Dyeus (« Zeus ») et en ce sens surnommée *Diwona (« celle de Dyeus »), qu’on retrouve dans le nom de la divinité romaine Dea Dia, probablement aussi dans celui de Diane, et dans la grecque Dionè, mère d’Aphrodite, respectant ainsi ce code de couleurs.

    Le ciel intermédiaire est patronné par deux divinités fondamentales des panthéons indo-européens, à savoir le dieu de l’orage, *Maworts (génitif *Mawrtos), et la déesse de l’aurore *Ausōs (génitif *Ausosos), l’un et l’autre formant réunis probablement à l’origine un couple divin, couple qui sous la forme de Mars et de Venus inspirera les artistes depuis Homère. *Ausōs portait plusieurs épiclèses importantes, *bherghenti (« celle qui est élevée ») et *Diwos *dhughater (« fille de Zeus »), mais était également liée à la racine *men-, relative à tout ce qui relève de l’intelligence.

    La triple aurore grecque.

    Le déesse grecque de l’aurore est Eôs, une déesse mineure du panthéon hellénique, qu’Homère qualifie d’ « aux doigts de rose », et pour laquelle peu de mythes sont associés, à savoir celui des amours d’Arès et d’Eôs d’une part et celui de Tithon d’autre part, amant troyen dont elle avait demandé à Zeus de lui accorder l’immortalité, mais en oubliant de lui faire accorder également la jeunesse éternelle, ce qui en fit de fait le premier zombie de la mythologie.

    Si Eôs, déesse pourtant fondamentale des panthéons indo-européens, est si mineure, c’est en fait parce que son rôle a été repris par deux nouvelles divinités, qui étaient probablement à l’origine de simples épiclèses de l’Aurore, à savoir Athéna et Aphrodite. Même si leur étymologie est obscure, on peut émettre quelques hypothèses sérieuses. Athéna est formée de la racine *-nos/a qui désigne une divinité (exemple : Neptu-nus à Rome, Ðiro-na chez les Celtes) et de la base athê[- qui pourrait être liée à l’idée de hauteur. Athéna serait ainsi la déesse protectrice des citadelles, comme l’acropole d’Athènes. Elle incarne l’Aurore guerrière, casquée et armée. Quant à Aphrodite, son nom a été rapproché de celui de la déesse ouest-sémitique Ashtoreth (« Astarté »), déesse tout comme elle honorée à Chypre. S’il est probable que les deux déesses ont été associées dans l’esprit des chypriotes grecs, cela ne signifie pas pour autant qu’Aphrodite serait d’origine sémitique. En fait, son étymologie classique de « née de l’écume des mers » pourrait bien être la bonne, car on peut la comparer avec le nom de petites divinités féminines indiennes, les Apsaras, nymphes érotiques peuplant le Svarga (« paradis indien ») du dieu Indra dans la tradition védique, et elles aussi nées sorties des eaux. Elle incarne l’Aurore amoureuse, symbolisée par la rose.

    Enfin, Athéna est la fille de la déesse de la sagesse, Mêtis (p.i.e *Men-tis) dont le nom rappelle très précisément celui de la déesse Minerve, son équivalente latine.

    Cela nous amène à constater l’existence de trois déesses de l’aurore, celle du phénomène atmosphérique (Eôs), celle de la guerre défensive (Athêna) et celle du désir amoureux (Aphrodite), déesses par ailleurs toutes liées au dieu de la guerre Arês. Eôs et Aphrodite ont en effet été l’une et l’autre la maîtresse du dieu, alors qu’Athéna est présentée comme sa rivale sur les champs de bataille par Homère mais était souvent honorée aux côtés du dieu, comme dans le temple d’Arès à Athènes. En outre, même s’il existe par ailleurs un Zeus Areios, une version guerrière du dieu suprême, parmi toutes les déesses, seules Athéna et Aphrodite sont qualifiées d’Areia. Arês joue ici son rôle originel, celui de dieu de l’orage et de la guerre, même si, sous l’influence crétoise, les Grecs ont préféré conférer désormais à Zeus cette fonction de dieu foudroyant, qu’en revanche son homologue germano-scandinave Thor conservera.

    Déesse de l’amour et de la guerre.

    *Ausōs est donc une déesse plutôt complexe, liant deux aspects qui peuvent paraître contradictoires. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène propre aux divinités indo-européennes, puisque la déesse proto-sémitique *Ațtartu associait ces deux rôles, tout comme la déesse sumérienne Inanna, même si en revanche elle n’était pas aurorale. Par ailleurs, comme dans le cas grec, la déesse de l’aurore sous son nom propre a bien souvent perdu de sa superbe au profit de divinités nouvelles. Ce n’est toutefois pas le cas partout.

    Dans le monde indo-iranien, la déesse Ushas (sanskrit) ou Ushah (vieux-perse) a conservé ses traits originels, même si elle partage désormais son rôle de déesse de l’amour avec la Venus indienne, la déesse Rati, « le Désir », mère du dieu de l’amour Kama comme Aphrodite est celle d’Erôs. Chez les Lituaniens, la déesse lituanienne Aushrinè reste au premier plan, alors que chez les Lettons, pour une raison inexpliquée, elle a changé de sexe et est devenu le dieu Auseklis et personnifie par ailleurs la planète Venus.

    En revanche, chez les Romains, même si Aurora a conservé des éléments de culte plus solides, elle connaîtra une évolution parallèle à celle qu’elle a connue chez les Grecs. Si Aurora est Mater Matuta, « la déesse des matins », attestant de son rôle atmosphérique, elle n’est plus une déesse guerrière, son rôle étant repris par Minerve, et plus non plus déesse de l’amour, car Venus a pris le relai.

    Dans le rôle de déesse aurorale guerrière, on trouve les Zoryas slaves (au nombre de trois), les Valkyries germano-scandinaves, toutes casquées et armées comme Athéna. Dans le rôle de déesse aurorale de l’amour, c’est en revanche Lada chez les Slaves et Freya chez les Germano-scandinaves. Cela explique pourquoi une partie des guerriers morts ne va pas au Valhalla pour rejoindre Odin mais au paradis de la déesse Freya, illustrant à l’état de vestige un rôle guerrier plus ancien. Freya, dont le nom signifie sans doute « chérie » (p.i.e *priya), est la Venus scandinave, alors qu’Ostara, déesse de l’aurore fêtée au moment de la Pâques germanique, est restreinte aux questions de fécondité de la nature.

    La déesse albanaise Premtë, épouse du dieu de l’orage Perëndi, remplace Agim, « l’aurore », de même que la celte Epona, « celle du cheval », car une des représentations les plus anciennes est celle d’une Aurore cavalière. La Brighid celte, déesse vierge comme Athéna, et qui était appelée Brigantia par les Gaulois, patronnait les affaires guerrières, et apparaissait sous son aspect le plus cruel sous les traits de Morrigain.

    Déesse de la planète Venus.

    Indo-européens et Sémites ont, pour une raison mystérieuse, sans doute liée à la couleur de l’astre, associé l’Aurore et la planète Venus. En revanche, les Sumériens avaient lié la planète Venus à la déesse Inanna, aucune déesse spécifique de l’aurore n’apparaissant dans leur mythologie. Si les Akkadiens ont simplement remplacé Inanna par leur Ishtar, les peuples ouest-sémitiques ont en revanche associé l’astre à leur propre dieu de l’aurore, Shahar.

    Une des particularités du dieu Shahar c’est d’avoir engendré deux frères jumeaux, qui sont Helel, dieu de l’étoile du matin, et Shalem, dieu de l’étoile du soir. On retrouve un phénomène comparable chez Aphrodite, Venus et le dieu letton Auseklis. Il est difficile de savoir si c’est un emprunt des Indo-Européens aux Sémites, ou bien des Sémites aux Indo-Européens, et à quelle époque. Chez les Arabes païens également, deux dieux jumeaux patronnent le matin et le soir, à savoir Aziz et Ruda.

    Aphrodite est la mère de Phosphoros, également appelé Eosphoros, « porteur d’aurore », ce qui est significatif, et de son frère Hesperos. De la même façon, probablement par imitation de la déesse grecque, Venus est la mère de Lucifer et de Vesper, l’un et l’autre pouvant s’expliquer par le proto-indo-européen (*leuks-bher, « porteur de lumière » et *wesperos, « soir »). Enfin, les jumeaux divins de la mythologie lettone, fils du dieu du ciel Dievs, à savoir Usins (« Aurore ») et Martins (« Mars ») sont également associés au matin et au soir.

    Si la planète Venus semble associée dès l’époque proto-indo-européenne à la déesse *Ausōs, l’introduction de deux fils patronnant le matin et le soir, un dieu du matin et un dieu du soir, semblent résulter d’une influence extérieure, sumérienne ou sémitique. Ainsi, chez les Celtes, les Germains, les Slaves par exemple, mais aussi en Inde et en Lituanie, on ne retrouve pas de « fils de l’aurore » patronnant le matin et le soir. Ce n’est le cas concrètement qu’en Grèce et à Rome, cette dernière ayant été en outre considérablement influencée par son aînée en Méditerranée. En outre, les jumeaux divins ne sont pas non plus « fils de l’Aurore », mais fils du dieu du ciel (Zeus en Grèce, Dievas en Lituanie, Dyaus en Inde), rôle repris à Rome par le dieu de la guerre (Romulus et Rémus sont fils de Mars et non de Jupiter).

    Le mythe de la déesse-vierge guerrière.

    On a pu constater que lorsqu’une déesse a remplacé l’Aurore dans son rôle guerrier, elle y a pris les traits d’une déesse virginale. C’est notamment le cas d’Athéna et de Minerve, comme si une sexualité accomplie était incompatible avec ce rôle plutôt masculin. Et c’est en raison d’une histoire d’amour que la valkyrie Brynhildr, amoureuse de Siegfried, connaîtra bien des tourments. Cette virginité est aussi l’apanage d’Artémis, déesse de la chasse et de la nature sauvage inviolée.

    La déesse-vierge a été remplacée dans la mythologie européenne par la Vierge Marie, privée pourtant de tout rôle militaire. L’ « amazone » est devenue une sorcière, promise à la mort, et d’ailleurs Diane est considérée au moyen-âge comme la déesse par excellence du sabbat. La femme européenne pouvait apparaître comme une guerrière, ou en tout cas avait un rôle pour galvaniser les guerriers, même si elle ne participait pas directement au combat. Ce mythe se retrouve pleinement dans celui de Jeanne d’Arc, mais aussi dans les différentes incarnations patriotiques de la nation. Britannia est totalement calquée sur la Minerve romaine, et Germania ressemble à une valkyrie. La république française, incapable de rompre totalement avec le christianisme, a préféré une déesse-mère, Marianne, « petite Marie ». Elle a aussi choisi toutefois de se représenter en Cérès, déesse du blé, la fameuse semeuse, et non en divinité guerrière. On notera enfin que les Sans Culottes, et notamment Hébert, préféraient la déesse Raison, qui n’était autre que Minerve elle-même.

    Venus sans Mars, Mars sans Venus.

    De l’Athêna Potnia mycénienne à la déesse Raison, on retrouve une filiation que le christianisme même n’a pas réussi à rompre. Et face au puritanisme, la déesse Aphrodite a vaincu elle aussi. C’est dire si la déesse de l’aurore, en tant qu’Athéna comme en tant qu’Aphrodite, a joué et joue un rôle fondamental dans la psychê européenne. C’est elle qui raisonne Mars lorsqu’il est courroucé et l’occupe aux jeux de l’amour, délaissant alors le champ de bataille. Si Rome connut douze siècles de puissance, c’est parce qu’elle était la cité de Mars et de Venus, l’un et l’autre s’équilibrant, comme le souligna le poète Rutilius Namatianus. Et lorsque le politologue américain Robert Kagan définit l’Europe comme le continent de Venus, il nous rappelle que la puissance résulte de l’union des deux divinités, mais le dieu Mars est mal vu depuis un peu plus d’un demi-siècle en Europe. Lorsque Mars triompha, Venus était encore prisonnière des geôles vaticanes. Lorsque Venus triomphe, aujourd’hui, c’est Mars qui est sous les chaînes. Le déchaîner sauvera l’Europe. Car il n’y a pas de paix sans conflit (Venus sans Mars), et pas de science sans puissance (Minerve sans Mars).

    Thomas Ferrier (LBTF/PSUNE)