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VOULOIR - Page 194

  • Ratzenhofer

    ratz-010.jpgSur Gustav Ratzenhofer (1842-1904)

    Ratzenhofer, sociologue amateur autrichien et darwiniste social convaincu, a développé un système moniste, dans lequel le conflit joue un rôle décisif. Il s'appuyait sur les idées de Gumplowicz et on le considère à tort ou à raison comme son disciple. En France, on prit connaissance des idées de Ratzenhofer à travers un ouvrage de Jacques Novicow : La Guerre et ses prétendus bienfaits (1894). Même si le Russe ne fait pas de différence entre les théories de Gumplowicz et celles de Ratzenhofer, considérant ces 2 auteurs comme ses adversaires et des guerriers pessimistes, son opinion sur Ratzenhofer reste l'un des quelques rares jugements sur ce sociologue autrichien en France. Dans les comptes rendus mentionnés par la suite, Ratzenhofer trouve un écho favorable – par ex. pour ses considérations sur la morale, qu'il tirait de la nature et non de la religion ou de la métaphysique comme il fut d'usage à l'époque [cf. Paul Lapie, « (Compte rendu de) G. Ratzenhofer, Positive Ethik », L'Année Sociologique n° 6, 1901-1902, p. 295-297], ou encore sa présentation de la conscience humaine de l'« intellect individualisé à l'intellect sociologique » qui est aux antipodes du courant principal individualiste de l'époque [Guillaume-Léonce Duprat, « (Compte rendu de) G. Ratzenhofer, Der positive Monismus und das einheitliche Prinzip aller Erscheinungen », Revue internationale de sociologie n° 8, janv. 1900, p. 73-75]. Malgré cet écho positif, on ne trouve guère de réception productive de ses idées en France. Seul le livre de Jacques Novicow, La Critique du darwinisme social (1910) qui traite des théories du darwinisme social, fait mention des écrits de Ratzenhofer, qu'il nomme « romans anthropologiques ». Novicow les considère comme un bon exemple d'exagérations sociales darwiniennes et lui reproche d'avoir rédigé des ouvrages sans preuves, construits sur des thèses injustifiées. Selon le critique français, ni la nature du concept de race utilisé, ni les causes des conflits que Ratzenhofer place au cœur de son analyse, ne sont fondées ; en outre, les conflits qui se produisent indépendamment des races, demeurent inexplicables chez l'Autrichien [p. 224-227].

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    Né à Vienne le 4 juillet 1842, le sociologue et Maréchal des armées impériales autrichiennes Gustav Ratzenhofer fut l'exemple même du self-made-man. Fils d'horloger, orphelin très tôt, Ratzenhofer devient cadet dès l'âge de 16 ans, en 1859. Sa volonté, son entêtement opiniâtre, ont triomphé des barrières sociales strictement hiérarchisées de l'Autriche-Hongrie du XIXe. L'œuvre de Ratzenhofer est un reflet de cette lutte constante qu'il mène, lui, le fils d'horloger, pour s'imposer aux aristocrates de l'état-major et de la bonne société viennoise. Il gravira tous les échelons de la hiérarchie militaire et terminera sa carrière comme président du tribunal militaire suprême de Vienne en 1898 et comme Feldmarschall-Leutnant en 1901, année de sa retraite. Les idées et les notions sociologiques défilent dans ses livres comme des troupes à la parade et s'imposent au lecteur comme les ordres indiscutables d'un commandeur à ses troupes. Sa philosophie politique et sa sociologie font irruption dans l'histoire des idées comme un retour du romantisme politique de Fichte et de Schelling, mais sous les auspices d'une autre méthode, en l'occurrence la méthode biologique, en vogue depuis l'émergence des écoles darwiniennes. Chez Ratzenhofer, en effet, la méthode dialectique fait place à la méthode biologique.

    Après avoir entamé une carrière d'écrivain militaire, Ratzenhofer se tourne vers la sociologie et la philosophie politique, armé des théories positivistes de Comte, Mill et Spencer et des idées de Ludwig Gumplowicz sur la lutte des races. Son premier ouvrage, Wesen und Zweck der Politik, als Teil der Soziologie und Grundlage der Staatswissenschaften (Essence et but de la politique en tant qu'élément de la sociologie et assise des sciences politiques), paru en 3 volumes à Leipzig en 1893, est d'inspiration résolument comtienne, à la différence que, pour Comte, la philosophie positive débouche sur la sociologie, tandis que la Weltanschauung de Ratzenhofer, elle, se base sur la sociologie. Partant de la formule héraclitéenne polemos pathr pantwn, Ratzenhofer déduit que l'inimitié absolue est la force motrice primordiale de la politique. L'histoire humaine n'est pas seulement un cas spécial de l'histoire naturelle générale. L'homme est un élément de la nature globale : il n'est donc pas seulement soumis aux lois générales de la nature dans ses mécanismes et ses chimismes mais aussi dans son vécu intérieur, dans son psychisme.

    Autre perspective développée par l'œuvre politique et sociologique de Ratzenhofer : l'évolution des divers types d'associations humaines. Une évolution réduite, par la méthode biologisante de Ratzenhofer, aux dimensions physiques, chimiques et biologiques des pulsions de l'âme humaine. Deux pulsions principales animent les hommes, les poussent à l'action : l'auto-conservation, soit la concurrence entre les sociétés pour les denrées alimentaires (Brotneid), et le sexe, pierre angulaire des liens de consanguinité (Blutliebe). Dans le monde des hordes primitives, le conflit, la règle de l'hostilité absolue, sont l'essence des relations entre les hordes. À l'intérieur d'une horde particulière, l'hostilité absolue est tempérée par les liens de consanguinité. L’État survient quand il y a conquête d'un territoire et de sa population par une ethnie forte : les vaincus sont réduits en esclavage et contraints d'exécuter les travaux de la sphère économique. La multiplication des contacts entre sociétés, favorisée par le commerce, atténue la rigueur des ordres sociaux nés des conquêtes violentes : c'est la civilisation.

    ♦ Essence et objectif de la politique en tant que partie de la sociologie et fondement des sciences de l’État (Wesen und Zweck der Politik, als Theil der Sociologie und Grundlage der Staatswissenschaften, 3 vol., 1893)

    Cet ouvrage en 3 volumes débute par une définition des fondements sociologiques de la politique. Les rassemblements humains commencent au niveau de la horde ; ensuite, vient le stade la communauté, fermée sur le monde extérieur mais où l'on repère déjà les gentes et les clivages entre dominants et dominés. Le stade suivant est celui de l’État, porté par le peuple (Volk), ouvert par nécessité sur le monde — et par nécessité seulement — et organisé par un gouvernement, expression de la personnalité sociale. Le stade ultime, venant immédiatement après celui de l’État, est le stade du Kulturkreis, de l'aire culturelle, laquelle est hypercomplexifiée et présente des ramifications sociales multiples. La lutte sociale est le produit du contact entre la société et les éléments qui lui sont étrangers. La vie sociale conduit à une différenciation continue des individualités sociales.

    D'où Ratzenhofer déduit les lois essentielles de la sociologie : les sociétés politiques structurées tempèrent la lutte sociale mais cette temporisation n'est pas éternelle ; les structures temporisatrices finissent pas s'essouffler et pas se révéler caduques. Elles doivent alors faire place à de nouvelles structures, mieux adaptées aux nécessités que la société doit affronter. Ensuite, Ratzenhofer constate que les États en phase de croissance cherchent l'adéquation de leurs institutions politiques avec les exigences de la société qu'ils policent. Les États en déclin sont ceux qui subissent le choc d'éléments culturels nouveaux, c'est-à-dire les États dont les structures sont progressivement disloquées par le choc de l'innovation et doivent céder le terrain à de nouvelles individualités politiques, mieux adaptées aux nécessités. Toutes les expressions de la vie sociale doivent conduire à des actes politiques. De ce fait, la sphère politique peut et doit tirer profit des développements de la science sociologique. Une bonne connaissance des rythmes et des diversités de la société conduit les serviteurs de l'État à adapter et à moderniser continuellement les structures politiques et à assurer de la sorte leur durée.

    Ratzenhofer affirme ensuite que les lois de la société sont les mêmes que celles de la nature. Ainsi, le concept de politique équivaut à la Lebensklugheit, c'est-à-dire l'intelligence intuitive des lois de la vie qui perçoit sans détours les nécessités politiques et opère sans cesse un recours sans illusion à l'environnement naturel. Cette Lebensklugheit, ajoute Ratzenhofer, est le fait de l'homme libre, non de celui qui est contraint d'obéir pour survivre. L'égoïsme, dans la sphère du politique, est égoïsme collectif car l'homme politique véritable est celui qui est capable de mettre sa propre Lebensklugheit au service d'une instance collective, poussé par l'impératif éthique.

    La célèbre loi de l'hostilité absolue, pierre angulaire du système sociologique de Ratzenhofer, nous révèle que les pulsions égoïstes, individuelles ou collectives, sont les moteurs des mouvements sociaux. Égoïsmes moteurs qui contredisent les théories eudémonistes du social car l'action politique, aux yeux de Ratzenhofer et de son inspirateur Ludwig Gumplowicz, n'est pas de dévoiler le sublime qu'il y a dans l'homme mais de mesurer très objectivement les forces, les dynamismes qui agissent dans le tissu social. Ces forces, ces pulsions sont la source de la puissance politique d'une nation. L'objectif du politique, c'est de les harmoniser et de les canaliser dans le sens de l'idée motrice, du mythe mobilisateur qui fait la personnalité politique de la nation. Il faut donc comprendre les pulsions des hommes, puis les classer selon qu'elles appartiennent à telle ou telle “personnalité politique”. Faire de la politique, c'est mobiliser les pulsions et prévoir les conséquences d'une mobilisation circonstantielle de telle ou telle pulsion. L'énergie de la volonté donne son plein rendement aux pulsions politiques et les poussent vers la créativité.

    L'objectif réel de toute lutte politique c'est l'acquisition d'espace. Pour Ratzenhofer comme pour Ratzel, le but des conflits politiques, c'est de conquérir de l'espace (Raumgewinn) ou d'acquérir des moyens pour mettre son espace propre en valeur (esclaves, avantages commerciaux, etc.). Ensuite, deuxième objectif du conflit : asservir d'autres hommes pour assouvir des besoins (Dienstbarmachen).

    Le droit en politique est facteur de puissance, comme l'a démontré, avant Ratzenhofer, Rudolf von Ihering. Dans cette optique, le droit acquis constitue le socle des pulsions politiques. Le droit en vigueur constitue l'assise sur laquelle se déroule la lutte politique. Il est contesté mais détermine les règles d'action des antagonistes tout en favorisant, en dernière instance, le pouvoir de ceux qui détiennent l'autorité.

    Dans toutes les sociétés, on trouve des principes de progression et des principes de régression. Les forces ou les personnalités politiques jouent sur les 2 types de principes pour avancer leurs pions à leur avantage. Les mouvements autonomistes visent la dissolution de certaines structures en place, tandis que les mouvements centralisateurs cherchent à renforcer et à simplifier la puissance politique en place. Ces idées-forces sont en fait des instruments manipulés par des personnalités organisées en corps (ou en corporations). De ce fait, la politique n'est rien d'autre qu'un effet des forces de la nature. Ratzenhofer définit ensuite l'essence de la politique sociale. La société est un tissu d'associations et d'organisations, basées sur les communautés de sang (les groupes de descendants d'un même ancêtre ou des mêmes ancêtres), les communautés locales, les nationalités, les communautés confessionnelles et les Stände (les états).

    Cette hétérogénéité conduit à une multitude d'« opérations politico-sociales » contradictoires et antagonistes. Les communistes agissent et s'organisent sur base d'une pulsion humaine très ancienne : donner aux éléments sociaux dépourvus de propriétés et de droits un accès à la propriété et au droit. La noblesse n'a eu de fonction sociale que jusqu'au XIIIe siècle, où elle détenait les fonctions juridiques, exécutives et militaires. Après son rôle a été de moins en moins pertinent, jusqu'à l'inutilité complète ; d'où l'aristocratisme militant est stérile, surtout en France. Le grand capital tente de s'emparer de tout le pouvoir. Les classes moyennes sont trop hétérogènes pour pouvoir s'organiser de façon cohérente. Les nationalités, les ethnies, forment des parentés de langue et de mœurs et trouve leur point culminant dans les mouvements pangermaniste, panromaniste et panslaviste. L’Église tente de s'emparer d'un maximum de pouvoir dans les États modernes. Les Juifs veulent conserver les droits qu'ils ont acquis depuis leur émancipation mais ne forment pas un bloc homogène : ils sont divisés, notamment, entre assimilés et orthodoxes. Le rôle de l’État, c'est de contrer les opérations socio-politiques menées par tous ces groupes.

    Toute doctrine du politique procède d'une étude psycho-pathologique de l'homme, ce qui n'est pas toujours enthousiasmant. Conclusion : la civilisation consiste en un pouvoir croissant de la société sur les individus. Avec elle, le général triomphe du particulier. Toute éthique repose sur nos devoirs sociaux, sur la maîtrise de nos pulsions individuelles au profit d'un projet collectif. Toute éthique déduite de l'intériorité de l'individu, comme celle de Schopenhauer, est dépourvue de valeur sociale et néglige une dimension essentielle de notre existence, c'est-à-dire notre imbrication dans une collectivité. Le postulat kantien (“agis toujours de façon à ce que la maxime de ta volonté puisse être en même temps le principe d'une loi générale”) correspond pleinement à la volonté ratzenhoferienne d'imbriquer l'éthique dans les réflexes collectifs.

    Wesen und Zweck der Politik nous explique également la différence entre civilisation et barbarie. La civilisation est un effet de la production de biens et de valeurs ; elle est un développement culturel de l'humanité sous l'influence constante de la politique, qui crée et consomme forces et biens de façon équilibrée. La barbarie a pour caractéristique de consommer de façon effrénée, sans compenser par une production réparatrice. La barbarie est ainsi marquée par le déficit permanent, le gaspillage désordonné des forces. D'où, les objectifs pratiques de la politique “civilisante” sont : 1) de limiter le principe d'hostilité absolue en circonscrivant la lutte politique au terrain du droit (but : la paix politique) ; 2) de favoriser l'égalité de tous devant le droit ; 3) d'accorder la liberté par des lois, sous réserve que les individus se soumettent aux nécessités collectives ; 4) d'accroître les sources de production de façon à assurer l'avenir de la collectivité ; 5) de promouvoir le développement des sciences ; 6) de promouvoir le développement des arts, afin de sublimer la nature et ses formes ; 7) de laisser se déployer us et coutumes naturels ; 8) de laisser se déployer la religiosité intérieure, laquelle exprime des aspects insaisissables de la nature) ; 9) de promouvoir l'hygiène afin d'allonger l'espérance de vie ; 10) de favoriser une conscience éthique, de façon à ce que tous connaissent clairement leurs droits et leurs devoirs.

    L'autorité libère les hommes du sort peu enviable que leur laisserait l'hostilité absolue et les pulsions brutes, non bridées. De ce fait, pour Ratzenhofer, l'autorité, c'est la liberté. La politique civilisante doit s'opposer à 2 dangers : 1) l'orientalisme ou la barbarie centre-asiatique, contre laquelle la Russie s'érige en rempart. Malheureusement, pense Ratzenhofer, les offensives successives de l'Empire ottoman ont contribué à orientaliser le monde slave et partiellement la Russie ; 2) le communisme, dû à la dislocation des structures d'organisations corporatives en France et à la mainmise progressive du grand capital. Le Culturkreis européen doit organiser les Balkans, de façon à les soustraire à l'influence orientale / ottomane. Mais l'hostilité entre les différents peuples européens empêche le progrès de la civilisation et l'organisation rationnelle des sociétés : la France, par ex., refuse d'appliquer certaines sciences, sous prétexte qu'elles ont été élaborées en Allemagne.

    L'essence de la civilisation, c'est d'être un produit du politique, de la lutte contre les égoïsmes spontanés des hommes pour faire triompher les objectifs collectifs. Tout progrès civilisateur dérive d'un succès politique ayant eu pour objet une tâche d'intérêt commun. La civilisation s'oppose à la pulsion négative de vouloir exercer à tout prix le pouvoir (Herrschzucht) et de soumettre la collectivité à ses intérêts propres (que ce soient ceux d'un chef, d'un parti, de confessions, de nationalités, etc.). La civilisation, par ailleurs, a le droit de s'opposer à la barbarie. Elle doit transformer les égoïsmes privés, individuels ou organisés, en forces bénéfiques pour la collectivité. Elle doit affiner les mœurs naturelles et les faire accéder au niveau éthique. La civilisation connait des rythmes sinusoïdaux ascendants et descendants. Les phases de haute conjoncture sont celles où l'hostilité absolue est bien bridée et où les communautés politiques croissent et s'épanouissent. Les phases de basse conjoncture sont celles où les communautés sont détruites et où les privilèges se multiplient, où les pulsions égoïstes refont surface, où les arts et les sciences dégénèrent et où l'économie se fonde sur l'exploitation de tous par tous.

    En guise de conclusion, Ratzenhofer [...] la politique en tant qu'élément de la sociologie et assise de gouvernement, expression d'une [...] vitales/sociales n'a eu d'utilité [...] Par la suite, de langue et de mœurs et s'organisent, en ultime instance, catholiques insaisissables de la nature en [...] sur le fonctionnement de toutes les sociétés (Herrschs prône un socialisme qui n'est pas celui des sociaux-démocrates (lequel est en fait un individualisme des masses déracinées) mais une force politique agissant sur les forces sociales qui développent la société et créent la civilisation. Les individualismes de toutes natures, privés ou collectifs, disloquent la société.

    ♦ Éthique positive. Réalisation du devoir-être éthique (Positive Ethik : Verwirklichung des Sittlich-Seinsollenden, 1901)

    L'objet de cet ouvrage est d'ancrer le devoir-être éthique dans la pratique socio-politique. L'homme, explique Ratzenhofer, dispose d'atouts que n'ont pas les animaux : le langage, l'utilisation d'outils, la maîtrise du feu, la station verticale, etc. Ces atouts ont avantagé l'homme dans la concurrence qui l'oppose aux animaux. Ce qui a conduit à l'extermination d'espèces concurrentes. Au cours de leur expansion coloniale, les Anglais ont transposé cet état de choses dans les rapports inter-raciaux : ils ont exterminé les Tasmaniens, après avoir quasi éliminé les Indiens d'Amérique du Nord, les Aborigènes d'Australie et les Boshimans. Ce processus est en œuvre depuis longtemps, constate Ratzenhofer, en embrayant sur le discours racisant, propre à son époque : la disparition des primates anthropomorphes et des races dites primitives sont un seul et même mouvement qui aboutira au triomphe de “l'Aryen” qui s'opposera ensuite au Juif.

    Cette élimination des espèces concurrentes provoque une distanciation toujours plus accentuée entre l'homme et le monde animal. Car l'homme ne tue pas seulement pour se nourrir immédiatement mais pour dominer la terre. Cette volonté de domination totale, Ratzenhofer la juge négative : elle est ce qu'il appelle l'individualisme. Cet individualisme, ce processus qui vise à s'individuer, est le plus intense chez l'homme ; individuellement, l'homme a intérêt à se placer au-dessus de toutes les créatures qui vivent à ses côtés et à se considérer comme le point focal de tous les phénomènes. Et à agir en conséquence. Mais d'où vient cet individualisme délétère ? Dans les conditions primitives, les hommes vivent une socialisation de niveau tribal, à l'instar des animaux vivant en groupes. La pulsion naturelle est alors de privilégier le collectif, l'utilité collective plutôt que la pulsion individuelle. La conscience naturelle, au départ, est collective, tant chez les hommes que chez les animaux. Elle est facteur d'ordre, de stabilité (ex. : les fourmis).

    Cette pulsion primitive naturelle grégaire s'estompe chez les prédateurs : l'intérêt physiologique acquiert plus de poids que la pulsion grégaire (par exemple chez les félins), qui, elle, décline. Chez l'homme, les progrès de la culture ébranlent la conscience grégaire au profit des intérêts physiologiques individuels, ce qui conduit à l'égoïsme et au désir pathologique de dominer les autres. Comment s'amorce le processus individualisant chez l'homme préalablement grégarisé, vivant en horde ? Des incitations extérieures de diverses natures font que les individualités douées s'aperçoivent qu'il y a moyen de bien vivre en dehors du cadre restreint de la horde primitive.

    Ce processus, essentiellement favorisé par l'attrait du lointain, amorce le développement intellectuel et culturel de l'homme. Le circuit limité des réflexes grégaires, quasi animaux, est rompu. Dès lors, l'homme doué qui crée, provoque, suscite cette rupture offense l'intérêt social de sa communauté, qu'il négligera ou voudra dominer, afin de satisfaire ses aspirations à un “lointain” séduisant. Au stade grégaire, la volonté est quasi nulle ; c'est le règne de l'indifférence et de la morale de l'utile (le “bon”) et du nuisible (le “mal”) à l'échelon de la horde. Quand s'amorce le processus d'individualisation, cette distinction entre le bien/l'utile et la mal/le nuisible se transpose au niveau de l'individu : est bon ce qui va dans le sens de ses aspirations non grégaires ; est mauvais ce qui les contrarie. Or toute éthique doit être fondée sur des rapports sociaux concrets et non sur une vérité détachée des relations sociales.

    Ratzenhofer observe de ce fait : 1) que l'éthique, au stade de la horde, n'est pas un besoin ressenti ; 2) que les individualités émergentes entrent en conflit avec les lois implicites de la horde ; 3) que les expériences collectives positives de l'histoire démontrent l'existence d'une éthique de l'utilité collective ; l'éthique, quasi inexistante au stade grégaire pur, éclot comme un avertissement permanent de revenir au souci de la collectivité. Tel est le Seinsollende (devoir-être) : une barrière morale nécessaire pour éviter la dislocation puis la disparition et des individualités fortes et des espèces (Gattungen). La culture est constituée de l'ensemble des volontés d'élargir l'horizon, limité au départ à celui de la horde. La Sittlichkeit (moralité) est la pratique du devoir-être qui ramène sans cesse les esprits à l'intérêt collectif. La conjonction de la Sittlichkeit et de la culture donne la civilisation, dans laquelle sont unis les lois naturelles, l'épanouissement culturel de l'homme et l'éthique du devoir-être. Dans les rythmes sinusoïdaux de la civilisation, le devoir-être est présent dans les phases ascendantes ; dans les phases descendantes, au contraire, son impact est de moins en moins évident.

    La philosophie morale de Ratzenhofer, qu'il appelle « éthique positive », repose sur une dialectique entre l'individualisation et l'éthique. Le propre des races supérieures, c'est de réussir à faire triompher l'éthique de l'intérêt social qui se déploie sous divers oripeaux : militaire, religieux, scientifique.

    Pour Ratzenhofer, il n'y a plus de peuples plongés dans la grégarité originelle. Tous subissent, à un degré ou à un autre, le processus d'individualisation. Si le processus d'individualisation culturante est freiné par des circonstances d'ordre spatial, ou intellectuel ou transcandental, il se mue en un processus vicié d'individualisation égoïste, sans que l'impératif éthique ne puisse agir en tant que correctif. Ces sociétés demeurent alors prisonnières de leurs égoïsmes jusqu'au moment où un puissant agent extérieur provoque l'éclosion d'un processus d'« éthicisation ». Certains peuples déploient leurs énergies dans le monde grâce aux efforts de personnalités égoïstes et conquérantes. Celles-ci peuvent basculer soit dans la civilisation soit dans la barbarie. Le mélange racial peut être un facteur dynamisant ou un facteur de déliquescence (comme en Autriche où se mêlent toutes les races européennes, affirme Ratzenhofer). En Grande-Bretagne, les éléments du mixage racial étaient proches les uns des autres (Angles, Saxons, Scandinaves — Ratzenhofer omet de mentionner l'élément celtique, pourtant très différent) et l'insularité a provoqué une endogamie positive, prélude à l'éclosion d'un profil éthico-politique bien distinct.

    La civilisation, ajoute Ratzenhofer, signifie une lutte constante pour imposer un devoir-être éthique conforme à une race donnée (artgemäß). Le processus de civilisation passe par une promotion des connaissances scientifiques, de la religiosité intérieure, en tant que propension à satisfaire les impératifs collectifs (que ceux-ci dérivent de confession ou de la philosophie moderne moniste), par un développement des corpus juridiques, dont l'effort est civilisateur parce qu'il régule des rapports conflictuels d'ordre politique ou économique. Le processus de civilisation passe enfin par une élimination des inégalités en matières de droit et de propriété, par l'élévation spirituelle, intellectuelle, morale et physique de la race. La civilisation, ajoute Ratzenhofer, aide les meilleurs à détenir l'autorité.

    Le développement de l'intellect favorise l'« éthicisation » avec l'appui des institutions de l'État. Le déploiement de l'éthique ne tue pas l'individualité collective, l'individualité du peuple, mais la renforce dans la lutte générale qu'est la vie.

    Enfin, l'« éthique positive », que préconise Ratzenhofer, n'est pas celle, égoïste, de Nietzsche, qui dissocie l'individu de son peuple. Elle n'est pas non plus celle de Marx, dont le socialisme est « individualisme des masses » et favorise l'« animalité qui gît dans les masses ». Elle n'est pas celle du christianisme qui transforme le peuple, personnalité politique, en « un troupeau de faibles ». Le processus d'individualisation doit viser le bien commun. Si tel est le cas, nous avons affaire, dit Ratzenhofer, à un positivisme moniste, où les héros éthiques rendent les masses nobles. Les peuples qui vivent ce positivisme moniste sont sûrs de triompher dans la compétition générale entre les peuples du monde.

    Parti aux États-Unis pour une tournée de conférences, il meurt sur le navire qui le ramène en Europe, le 8 octobre 1904.

    Robert Steuckers, 1992.

    ◘ Bibliographie :

    ♦ A. Écrits militaires :

    • « Die taktischen Lehren des Krieges 1870-1871 », in : Streffleurs Österreichische Militärische Zeitschrift, 1872
    • Unsere Heeresverhältnisse, 1873 (anonyme)
    • Die praktische Übungen der Infanterie und Jägertruppe, 1875 (2e éd., 1885)
    • Zur Reduktion der kontinentalen Heere, 1875
    • Feldzüge des Prinzen Eugen, Bd. IV (le quatrième volume de cet ouvrage collectif édité par l'état-major général des armées royales et impériales autrichiennes est entièrement dû à la plume de Ratzenhofer), 1879
    • Im Donaureich (sous le pseudonyme de Gustav Renehr), vol. I (« Zeitgeist und Politik »), 1877, vol. II (« Kultur »), 1878
    • Die Staatswehr : Untersuchung der öffentlichen Militärangelegenheiten, 1881
    • Truppenführung im Karst Serajewo, 1888
    • de 1874 à 1901, Ratzenhofer publie plus d'une trentaine d'articles à thèmes militaires dans le Streffleurs Österreichische Militärische Zeitschrift et l'Organ der militärwissenschaftlichen Vereine.

    ♦ B : Ouvrages sociologiques et philosophiques :

    • Wesen und Zweck der Politik, 3 vol., Leipzig, Brockhaus, 1893 [vol I / vol. II / vol. III]
    • Soziologische Erkenntnis, ebenda, 1898
    • Der positive Monismus, ebenda, 1899
    • Positive Ethik, 1901
    • Kritik des Intellekts, 1902
    • à partir de 1900, Ratzenhofer publie de nombreux articles dans les revues viennoises Die Wage, N.Fr. Presse, Politische-anthropologische Revue (cette dernière étant éditée par Woltmann)
    • Die Probleme der Soziologie, discours prononcé à Saint Louis (USA) en septembre 1904 (éd. américaine : « The Problems of Sociology », in Vol. 5, pp. 815-824, International Congress of Arts and Science, St. Louis, 1904, édité par Howard J. Rogers, Boston. Le même texte paraît dans American Journal of Sociology, Vol. 10, pp. 177-188)
    • quelques-uns des nombreux manuscrits laissés à sa mort ont été publiés sous le titre de Soziologie : Positive Lehre von den menschlichen Wechselbeziehungen, Leipzig, Brockhaus, 1907

    ♦ Sur Ratzenhofer :

    • Ludwig Stein, « Gustav Ratzenhofer », in : Anton Bettelheim (Hrsg.), Biographisches Jahrbuch und Deutscher Nekrolog, IX. Band, 1904, Berlin, Duncker & Humblot, 1906
    • Otto Gramzow, Gustav Ratzenhofer und seine Philosophie, Berlin, Schildberger, 1904
    • Albion W. Small, General Sociology : An Exposition of the Main Development in Sociological Theory from Spencer to Ratzenhofer, Univ. of Chicago Press, 1905
    • Albion W. Small, « Ratzenhofer's Sociology », in : American Journal of Sociology, vol. 13, pp. 433-438
    • Floyd N. House, « Gustav Ratzenhofer », in : David L. Sills (ed.), International Encyclopedia of the Social Sciences, vol. 13, The Macmillan Company & The Free Press, 1968