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VOULOIR - Page 24

  • Werner von Henting en Afghanistan

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    Walter RIX:

    L’Expédition de Werner von Hentig en Afghanistan (1915-1916)

     

    En mars 1915, le Sous-Lieutenant Werner von Hentig, qui combat sur le front russe, reçoit l’ordre de se rendre le plus rapidement possible à Berlin pour se présenter auprès du Département 3b de l’état-major général. Ce Département est un département politico-militaire. Comme il l’écrira plus tard dans ses souvenirs (“Mein Leben – eine Dienstreise” / “Ma vie – un voyage en service commandé”), il s’était distingué, au sein de son unité, en peu de temps, comme un “spécialiste des patrouilles stratégiques, pour la plupart derrière les lignes ennemies”. Cette audace le prédisposait, aux yeux de ses supérieurs hiérarchiques, à l’aventure qu’ils allaient lui suggérer.

     

    Werner Otto von Hentig était le fils d’un juriste bien connu à l’époque de Bismarck, qui avait occupé le poste de ministre d’Etat dans l’entité de Saxe-Cobourg-Gotha. En fait, Werner Otto von Hentig était diplomate de formation. Sa promotion était toutefois récente et il n’était encore qu’aux échelons inférieurs de la carrière. Mais, malgré cette position subalterne, il incarnait déjà, avant 1914, une sorte de rupture et surtout il personnifiait une attitude différente face au monde, celle de sa jeune génération. Celle-ci ne considérait plus que le service diplomatique était une sinécure agréable pour l’aristocratie. Déjà lors de sa période de probation, comme attaché à la légation d’Allemagne à Pékin, il avait pu sauver beaucoup de vies lors des troubles de la guerre civile chinoise, grâce à ses interventions, répondant à une logique du coeur. Dans les postes qu’il occupa après la Chine, notamment à Constantinople et à Téhéran, il se distingua par ses compétences. Ce n’est pas sans raison que l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Léon y Castillo, Marquis de Muni, porte-paroles de tous les diplomates accrédités dans la capitale française, avait évoqué, dès le 3 janvier 1910, dans les salons de l’Elysée, une “ère nouvelle de la diplomatie”.

     

    En 1915, on avait donc choisi Hentig pour une mission tout-à-fait spéciale. Comme tous les experts ès-questions orientales, y compris le futur célèbre indologue Helmuth von Glasenapp, avaient déjà reçu une mission, c’était lui que l’on avait sélectionné pour mener une expédition politique en Afghanistan. Les sources disponibles ne nous rendent pas la tâche facile: sur base de celles qui sont encore disponibles, nous ne pouvons guère décrire avec précision le but exact de cette mission ni définir quelle fut la part dévolue aux Turcs. Hentig écrit dans ses mémoires: “Après que le front occidental se fût figé, on songea à nouveau à frapper l’Angleterre par une opération politique au coeur de son Empire, l’Inde. Ce fut la visite du Kumar d’Hatras et de Mursan Mahendra Pratap au ministère allemand des affaires étrangères, puis au quartier général impérial, qui constitua le déclic initial”. De plus, l’idée avait reçu l’appui d’un docte juriste musulman, Molwi Barakatullah.

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    Au départ de Kaboul, les Allemands voulaient soulever contre l’Angleterre toute la région instable (et qui reste instable aujourd’hui) entre l’Afghanistan et l’Inde de l’époque. De Kaboul également, ils voulaient introduire l’idée d’indépendance nationale dans le sous-continent indien. Les alliés indiens dans l’affaire étaient deux personnalités vraiment inhabituelles, décrites de manières fort différenciées selon les rapports que l’on a à leur sujet. Mursan Mahendra Pratap, quoi qu’on ait pu dire de lui, était un patriote cultivé; il appartenait à l’aristocratie indienne et avait consacré toute sa fortune à soulager les pauvres. Il voulait créer une Inde indépendante qui aurait dépassé l’esprit de caste. Barakatullah s’était rendu à Berlin en passant par New York, Tokyo et la Suisse. Au départ de la capitale prussienne, il voulait amorcer le combat contre la domination impérialiste anglaise.

     

    Hentig posa une condition pour accepter la mission: il voulait que celle-ci soit menée comme une opération purement diplomatique et non pas comme une action militaire. Pour attirer le moins possible l’attention, le groupe devait rester petit. Outre les deux amis indiens, Hentig choisit encore deux “hodjas”, des dignitaires islamiques, et, parmi les 100.000 prisonniers de guerre musulmans de l’Allemagne, dont la plupart avaient d’ailleurs déserté, il sélectionna cinq combattants afridis très motivés, originaires de la région frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan actuel. Ces hommes se portèrent volontaires et ne posèrent qu’une seule condition: être équipés d’un fusil allemand des plus précis. A l’expédition s’ajoutèrent le médecin militaire Karl Becker, que Hentig avait connu à Téhéran, et un négociant, Walter Röhr, qui connaissait bien la Perse. L’officier de liaison de l’armée ottomane était Kasim Bey, qui avait le grade de capitaine. Le groupe partit avec quatorze hommes et quarante bêtes de somme. A Bagdad, ils rencontrèrent un autre groupe d’Allemands, dirigé, lui, par un officier d’artillerie bavarois, Oskar von Niedermayer. Ces hommes-là, aussi, devaient atteindre Kaboul, mais leur mission était militaire (cf. “Junge Freiheit”, n°15, 2003).

     

    En théorie, l’Iran était neutre mais sa partie septentrionale était sous contrôle russe tandis que le Sud, lui, se trouvait sous domination anglaise. Hentig, pour autant que cela s’avérait possible, devait progresser en direction de l’Afghanistan en évitant les zones contrôlées par les Alliés de l’Entente. Cette mesure de prudence l’obligea à traverser les déserts salés d’Iran, que l’on considérait généralement comme infranchissables. Les souffrances endurées par la petite colonne dépassèrent les prévisions les plus pessimistes. Elle a dû se frayer un chemin dans des régions que Sven Hedin, en tant que premier Européen, avait explorées dix ans auparavant. Il faudra encore attendre quelques décennies pour que d’autres Européens osent s’y aventurer. Même si les Russes et les Britanniques mirent tout en oeuvre pour empêcher la colonne allemande d’accomplir sa mission, celle-ci parvint malgré tout à franchir la frontière afghane le 21 août 1915. Dès ce moment, les autorités afghanes agirent à leur tour pour empêcher tout contact entre Hentig et ses hommes, d’une part, et la population des zones montagneuses du Nord du pays, d’autre part. Hentig constata bien vite l’absence de toute structure de type étatique en Afghanistan et remarqua, avec étonnement, que les tribus du Nord, qui ne pensaient rien de bon du pouvoir de Kaboul, voyaient en lui le représentant de leurs aspirations. En tout, le pays comptait à l’époque au moins trente-deux ethnies différentes et quatre grands groupes linguistiques.

     

    Hentig ne disposait que d’une faible marge de manoeuvre sur le plan diplomatique. Les Anglais, pourtant, en dépit de pertes considérables, ne s’étaient jamais rendu maîtres du pays, ni en 1839 ni en 1879 mais ils avaient appliqués en Afghanistan le principe du “indirect rule”, de la “domination indirecte”, et avaient transformé le roi en vassal de la couronne britannique en lui accordant des subsides: l’Emir Habibullah recevait chaque année des sommes impressionnantes de la part des Anglais. En même temps, le vice-roi et gouverneur général des Indes, Lord Hardinge of Penthurst, veillait à ce que le roi afghan n’abandonne pas la ligne de conduite pro-anglaise qu’on lui avait suggérée. Enfin, les services secrets britanniques, que Rudyard Kipling a si bien décrits dans son roman “Kim”, étaient omniprésents. Dans un tel contexte, le roi ne songeait évidemment pas à pratiquer une politique d’équilibre entre les puissances, a fortiori parce que l’Italie avait quitté la Triplice, parce que la Russie avait lancé une offensive dans le Caucase et parce que les succès de l’armée ottomane se faisaient attendre.

     

    Hentig décida alors d’appliquer le principe qu’utilisaient les Britanniques pour asseoir leur domination: obtenir l’influence politique en conquérant les esprits de la classe sociale qui donne le ton. L’Allemagne n’était pas entièrement dépourvue d’influence en Afghanistan à l’époque. A Kaboul, dans le parc des pièces d’artillerie de l’armée afghane, Hentig découvre de nombreux canons de montagne fabriqués par Krupp, avec, en prime, un contre-maître de cette grande firme allemande, un certain Gottlieb Fleischer. Celui-ci aurait été tué par des agents britanniques tandis qu’il quittait le pays, selon la légende. 

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    Systématique et habile, Hentig parvint à obtenir l’oreille des décideurs afghans, en jouant le rôle du conseiller bienveillant. Il fut aider dans sa tâche par un groupe d’hommes de l’entourage d’une sorte de chancelier , Nasrullah Khan, un frère de l’Emir. Ce groupe entendait promouvoir l’idée d’une indépendance nationale. En très peu de temps, Hentig a donc réussi à exercer une influence considérable sur ce groupe nationaliste ainsi que sur le jeune prince Habibullah. Finalement, l’Emir lui accorda à son tour toute son attention. Celui-ci, selon une perspective qualifiable de “féodale”, considérait que le pays était sa propriété privée. Hentig tenta de lui faire comprendre les principes d’un Etat moderne. Sans s’en rendre compte, il jeta les bases du combat afghan pour l’indépendance nationale. L’Emir s’intéressa essentiellement au principe d’un budget d’Etat bien ordonné car cela lui rapporterait davantage en impôts que tous les subsides que lui donnaient les Anglais.

     

    Le roi trouvait particulièrement intéressante la recommandation de dissimuler tous ses comptes au regard des Anglais, de soustraire sa fortune à la sphère d’influence britannique. Rétrospectivement, Hentig notait dans ses mémoires: “Nous ne subissions plus aucune entrave de la part de l’Emir, bien au contraire, il nous favorisait et, dès lors, notre influence s’accroissait dans tous les domaines sociaux, politiques et économiques de la vie afghane”. En esquissant les grandes lignes d’un système fiscal, en insistant sur la nécessité d’un service de renseignement et en procurant aux Afghans une formation militaire, Hentig parvint à induire une volonté de réforme dans le pays. Les connaissances qu’il a glanées restent pertinentes encore aujourd’hui. Ainsi, sur le plan militaire, il notait: “Nous considérions également qu’une réforme de l’armée s’avérait nécessaire. Dans un pays comme l’Afghanistan (...), on ne peut pas adopter une structure à l’européenne, avec des corps d’armée et des divisions, mais il faut, si possible, constituer de petites unités autonomes en puisant dans toutes les armes; de telles unités sont les seules à pouvoir être utilisées dans ces zones montagneuses sans voies praticables. L’Afghanistan doit également envisager des mesures préventives contre les bombardements aériens, qui ont déjà obtenu quelques succès dans les régions frontalières”.

     

    La pression croissante de l’Angleterre obligea Hentig à se retirer le 21 mai 1916. Une nouvelle marche à travers la Perse lui semblait trop dangereuse. Il choisit la route qui passait à travers l’Hindou Kouch, le Pamir, la Mongolie et la Chine. Sur cet itinéraire, il fut une fois de plus soumis à de très rudes épreuves, où il faillit mourir d’épuisement. A la première station télégraphique, il reçut des directives insensées de la légation allemande de Pékin, qui n’avaient même pas été codées! Hentig s’insurgea ce qui le précipita dans une querelle de longue durée avec le ministère des affaires étrangères.

     

    En février 1919, l’Emir Habibullah fut tué de nuit dans son sommeil, dans sa résidence d’hiver de Djalalabad. Son frère, Nasrullah Khan, fut problablement l’instigateur de cet assassinat. Le Prince Amanullah, qui avait été très lié à Hentig, pris la direction des affaires. En mai 1919 éclate la troisième guerre d’Afghanistan qui se termina en novembre 1920 par la Paix de Rawalpindi, qui sanctionna l’indépendance du pays. Dès 1921, Allemands et Afghans signent un traité commercial et un traité d’amitié germano-afghan.

     

    En février 1928, Amanullah, devenu roi, est en visite officielle à Berlin. Le ministère des affaires étrangères en veut toujours à Hentig et tente par tous les moyens d’empêcher une rencontre entre le souverain afghan et le diplomate allemand. Pour contourner cette caballe, la firme AEG suggère à Hentig de  participer à une visite par le roi des usines berlinoises du consortium. Pendant sa visite, le roi découvre tout à coup son ancien hôte et conseiller, quitte le cortège officiel, se précipite vers lui et le serre dans ses bras devant tout le monde. Le roi insiste pour que Hentig reçoive une place d’honneur dans le protocole. Le Président du Reich, Paul von Hindenburg, exige du ministère des affaires étrangères qu’il explique son comportement étrange. 

     

    En 1969, lorsque Hentig avait quatre-vingt-trois ans, il fut invité d’honneur du roi Zaher Shah à l’occasion des fêtes de l’indépendance. Hentig profita de l’occasion pour compulser les archives des services secrets de l’ancienne administration coloniale britannique, qui étaient restées au Pakistan. Ce fut pour lui un plaisir évident car les Américains s’étaient emparé de ses propres archives après la défaite allemande de 1945 et ne les ont d’ailleurs toujours pas rendues. Dans les dossiers secrets de l’ancienne puissance coloniale britannique, Hentig découvrit bon nombre de mentions de sa mission; toutes confirment ce qui suit: l’expédition allemande a créé les prémisses du mouvement indépendantiste afghan et donné une impulsion non négligeable aux aspirations indiennes à l’indépendance.

     

    Walter RIX.

    (article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°39/2009; trad. française: Robert Steuckers).