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VOULOIR - Page 32

  • Temps, Éternité et Posthistoire

    Temps, Éternité et Posthistoire

    schope10.jpgConsidérations inactuelles à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Schopenhauer

    par Hans-Christof KRAUS

    [Ci-contre portrait (détail) de Schopenhauer par LS Ruhl, 1815. Sa philosophie prend le contre-pied du rationalisme et de l'optimisme progressiste du XlXe siècle. En effet, pour Schopenhauer, l'homme, à l'origine, n'est pas un être de connaissance mais un être d'instinct et de volonté. Une volonté qui s'anime dans un temps cyclique et non linéaire. Cette absence d'idéalité, posée comme un double du monde, et de progressisme a attiré l'attention de Clément Rosset en France. HC Kraus retient surtout la notion schopenhauerienne du temps : un temps dépourvu de toute historicité. Cette approche lui permet de réactualiser Schopenhauer en utilisant ses concepts pour appréhender l'ère post-historique que nous vivons aujourd'hui. Cette lecture croisée de Schopenhauer et des sociologues Arnold Gehlen (RFA) et Roderick Seidenberg (USA) permet bien des extrapolations et des innovations dans le territoire de la philosophie.]

    I

    Heidegger a défini les temps modernes comme « le temps des vues-du-monde », c'est-à-dire comme une époque où « l'essence de l'homme est en mutation », où « l'homme devient sujet ». Et il expliquait : « L'homme devient cet étant sur lequel se fonde tout étant dans la nature de son être et de sa vérité » (1). Le monde de l'homme de la mo­dernité (Neuzeit) englobe simultanément la natu­re et l'histoire : en tant qu'« image » (Bild), le monde est désormais « l'étant dans le Tout en tant qu'il nous sert de règle (maßgeblich) » (2). Du coup, ce monde, tel qu'il se constitue pour l'homme de la modernité, prépare « la voie d'un épanouissement possible de l'humanité » (3). « Possible », car les chances d'épanouissement de l'homme ne sont pas illimitées : elles s'insèrent dans le cadre tracé par la vue-du-monde. Elles ne peuvent aller au-delà.

    Mais le discours heideggerien sur le « temps des vues-du-monde » peut être compris et interprété dans un autre sens ; examinons-le : à la « vue-du­-monde » et donc, si l'on y regarde de plus près, à chaque période de ce « temps de la vue-du-­monde », correspond une conception déterminée du temps tout court ; cette conception, qui n'est nullement fortuite, s'avère inséparable de telle ou telle époque. Bref, l'idée, la conception du temps présente dans l'esprit de l'homme moderne doit être conçue comme le résultat de sa vue-du­monde et des potentialités qu'elle recèle.

    Le « temps des vues-du-monde » perdure encore aujourd'hui ; le monde est resté pour nous « image », même si cette image s'est profondément altérée sous tel ou tel aspect depuis l'aube des temps modernes. La philosophie de Schopen­hauer s'inscrit elle aussi dans cette grande tradi­tion de la pensée moderne que décrit Heidegger : pour lui aussi, la réalité du monde tel que nous le percevons est l'image que s'en fait l'homme en tant que sujet autonome ; « Le monde est ma représentation » : c'est la première phrase de son œuvre principale (4). Mais Schopenhauer, on le sait, va plus loin : d'épigone de Kant, il devient philosophe vitaliste. Car voici que la volonté entre en lice, cette soif de vie sans direction ni but, cette tension vers l'infini qui anime tout ce que produit la nature.

    Prenant le contre-pied de la tradition rationaliste, celle qui va de Descartes à Kant, Schopenhauer affirme que l'homme n'est nullement « à l'origine un être de connaissance ni même un être qui pense dans l'abstrait ». Il déclare en revanche : « Mon opinion fondamentale est que... tout cela n'est qu'une confusion entre l'effet et la cause : c'est la volonté qui est primordiale, originelle ; la connaissance n'est venue qu'après, c'est elle qui fait apparaître la volonté, mais elle n'en est que l'instrument » (5). Nous touchons ici à l'une des raisons de l'incontournable actualité de Schopenhauer : sa thèse, rigoureusement structu­rée, du primat de la volonté, de l'inconscient, de l'instinct, et même de l'imagination, sur l'intellect, la raison et la connaissance. Les philo­sophies vitalistes ultérieures, la psychanalyse freudienne et l'anthropologie philosophique de Gehlen ont d'ailleurs toujours été conscientes de ce qu'elles devaient au travail de pionnier accom­pli par Schopenhauer (6).

    Mais un autre aspect de la philosophie de Schopenhauer apparaît plus actuel aujourd'hui qu'au siècle dernier, resté trop tributaire d'une pensée de type historiciste : il s'agit de sa concep­tion du temps et de l'histoire qui le différencie autant des schémas de pensée tracés par Kant et Hegel que de la nouvelle pensée, légèrement postérieure, de Nietzsche. Curieusement in­comprise, et largement ignorée à l'époque, cette doctrine acquiert, en ce XXe siècle finissant, une dimension entièrement nouvelle et une actua­lité insoupçonnée voici encore quelques années.

    II

    Évidemment, la philosophie de Schopenhauer — et ceci s'inscrit au passif de son auteur — a un point d'ancrage historique : l'époque où, pour re­prendre la formule fameuse de Hegel, « la philo­sophie est peinte en gris », où « la chouette de Mi­nerve ne prend son vol qu'à la tombée du jour » (7). Voilà qui éclaire ce que disait Gehlen quand il remarquait que « seule l'actualité la plus récente nous fait découvrir ce qui, chez ce grand penseur, dépasse les XVIIIe et XIXe siècles, car ce n'est qu'aujourd'hui qu'il se révèle dans toute sa grandeur » (8).

    Le rôle du poète

    Il faut ici faire mention de la doctrine schopenhauerienne du temps. À première vue, sa conception de l'histoire, qui en découle, apparaît extrêmement déroutante à l'observateur formé à la pensée historiciste du XIXe siècle. Défendant Aristote contre Hegel, Schopenhauer déclare que la poésie est plus philosophique que l'historiographie. En effet, le poète « conçoit l'idée d'humanité à partir d'un angle d'observation précis, qu'il s'agit justement d'expliquer, et c'est l'essence de son propre moi qui, en elle, s'objective à lui. À travers le miroir de son esprit, le poète nous montre l'idée pure et distincte, et ce qu'il décrit a la véracité de la vie elle-même » (9). La connaissance de l'essence de l'homme, telle qu'elle s'exprime à travers la poé­sie, se rapporte au général, à l'universel, tandis que l'historien reste engoncé dans le particulier :

    « L'historien est obligé de scruter et de sé­lectionner les faits et les personnages non pas selon leur importance intrinsèque, véritable, celle qui exprime l'idée, mais en fonction de leur im­portance extérieure, apparente, relative, c'est-à­-dire en relation avec les conséquences » (10).

    Selon une thèse qui est centrale dans la philoso­phie de Schopenhauer, la volonté devient repré­sentation sous la forme de l'idée. Les idées ne sont que des objectivations de la volonté à diffé­rents niveaux. Ces idées ont une valeur générale, elles sont éternelles et constituent à ce titre l'objet véritable de la réflexion philosophique.

    « Il s'ensuit — écrit Schopenhauer —, que l'histoire de l'espèce humaine est l'enchevêtrement des faits, la mutation des temps, les formes complexes de l'existence humaine au fil des siècles. Mais tout cela n'est que la forme accidentelle de la mani­festation de l'idée : ce n'est pas l'idée mais seule­ment sa manifestation, aussi étrangère, inessen­tielle et indifférente à l'idée que le sont aux nuages les formes qu'ils dessinent, au ruisseau la forme de ses tourbillons et de son écume, à la glace ses stalactites » (11).

    C'est à partir de cette conviction fondamentale que Schopenhauer clame avec force son mépris pour l'histoire, constatant qu'« il en est dans le monde comme dans les drames de Gozzi, où ce sont toujours les mêmes personnages qui entrent en scène, avec les mêmes projets et la même destinée. Si les thèmes et les événements varient d'un drame à l'autre, l'esprit dans lequel s'inscrit l’action est invariable » (12).

    Le point de mire de ces idées apparaît clairement : ce sont les « récits constructivistes » hégéliens qui, « guidés par un optimisme fade, débouchent ré­gulièrement sur l'État confortable, nourricier, obèse, doté d'une belle structure, d'une justice, d'une police, d'une technique et d'une industrie bien réglées » (13). Bref, la cible, c'est l'optimisme du Progrès au XIXe siècle, opti­misme dont nos contemporains, semble-t-il, sont en train de se guérir. Retenant les leçons de la pensée antique, Schopenhauer affirme, à propos des fondements de sa conception du temps, que :

    « l'objet de la philosophie est l'immuable, ce qui est de toujours, non le contingent, ce qui est tan­tôt comme ceci, tantôt comme cela. Tous ceux qui échafaudent ce genre de constructions théoriques sur la marche du monde ou, comme ils disent, de l'histoire, n'ont pas saisi la vérité fondamentale de toute philosophie, à savoir que le même est de tout temps, que tout devenir et toute genèse ne sont qu'apparence, que les idées seules perdu­rent, que le temps participe de l'idée » (14).

    Pour Schopenhauer, le temps n'a aucune “qualité”

    La démarche intellectuelle de Schopenhauer consiste à ne reconnaître au temps aucune qualité. Ce qui est dans le temps, c'est-à-dire les choses, les phénomènes, images des idées, acquièrent par eux-mêmes leur valeur et leur signification, non par l'effet du temps ou de leur position acciden­telle, fortuite, dans le temps. La philosophie, souligne Schopenhauer, est seule à nous incul­quer une telle façon de voir : si « l'histoire nous enseigne qu'à chaque époque, il s'est passé des choses différentes », la philosophie, elle, nous aide à comprendre que le même fut, est et sera de tout temps (15). La forme accidentelle de la manifestation de l'idée et ses avatars dans le temps sont inessentiels par rapport à son essence véritable. Tout est éternel présent, il n'y a ni commencement ni fin :

    « La terre tourne, le jour succède à la nuit, l'individu meurt, mais le soleil brûle sans trêve au Midi éternel. Pour le vouloir-­vivre, la vie est une certitude : sa forme est un présent infini, même si les individus, manifesta­tions de l'idée, naissent et passent dans le temps, semblables à des rêves fugitives » (16).

    Pour Schopenhauer, il n'y a rien de nouveau sous le soleil, le nouveau est toujours de l'ancien et l'ancien toujours du nouveau ; la roue du temps tourne éternellement ; tout passe et tout re(de)vient, inessentiel et fortuit, car la voie véri­table de l'ad-venir est préétablie, inexorable : nul être, nulle chose ne peut se dérober aux effets de la volonté.

    III

    Si l'on veut maintenant répondre à la question de l'actualité de cette conception du temps, typique de Schopenhauer, force est de relativiser, mais sur un point seulement, la prétention à l'universalité qui caractérise cette pensée : il s'agit d'ailleurs d'un problème que Schopenhauer lui-­même a éludé en le déclarant sans intérêt : celui de la position historique de sa philosophie, autre­ment dit la question de savoir pourquoi c'est dans l'Europe centrale du début du XIXe siècle que le penseur Arthur Schopenhauer a conceptualisé les grandes vérités, toujours valables, sur l'existence du monde et de l'homme. Parvenus au stade actuel de réflexion, la question s'impose ; rapportée à la philosophie du temps chez Scho­penhauer, elle peut se lire comme suit : si une conception déterminée du “temps” est “actuelle” (zeitgemäss) au sens strict, il faut qu'à une certaine époque, elle n'ait pas été telle, et si elle est actuelle aujourd'hui, elle ne l'est que pour le temps présent et l'avenir prévisible.

    Dans l'un des textes les plus importants de son œuvre tardive, une conférence intitulée Über kulturelle Kristallisation (De la cristallisation culturelle) (17), Arnold Gehlen souligne à juste titre que le temps des grandes « attitudes-clés », des systèmes et conceptions du monde philosophiques traditionnels, qui prétendaient interpréter et expliquer le monde, était révolu. Voilà pourquoi la notion de temps chez Schopenhauer doit nécessairement être relativi­sée, remise en perspective (18).

    Schopenhauer a-t-il préfiguré la “ post­histoire” ?

    Mais Gehlen nous montre aussi pourquoi cette notion doit malgré tout être reprise, fût-ce sous une forme légèrement modifiée. Il faut lire à cet égard l'analyse que fait Gehlen de l'époque contemporaine, époque qu'il appelle la « post­histoire » (19) : le monde moderne, imprégné de civilisation techno-scientifique, dit-il en sub­stance, peut désormais s'embrasser du regard, il n'a rien de bien nouveau à nous apprendre (il est « informatisch übersehbar »), il devient « sans sur­prise » (überraschungslos), en ce sens qu'« aucun événement inopiné de quelque importance ne peut plus s'y produire » (20). Le temps de la religion et de l'utopie est révolu car une « foi perdue, la foi naïve et désintéressée, ne peut être restaurée » (21). L'an-historicité à venir est définie comme une « mobilité sur des assises qui, elles, sont sta­tionnaires » (22, ndt). Notre civilisation devient « stationnaire », c'est-à-dire que « d'une part, les grandes évolutions futures de la politique mon­diale n'ont d'autres alternatives que des solutions de toute façon prévisibles... et d'autre part, les bases mêmes des sociétés industrielles sont défi­nitivement jetées à l'échelle planétaire. Enfin, on attend vainement un “grand appel” capable de mobiliser notre enthousiasme et notre combativité spirituelle » (23).

    Lorsque s'installe une telle situation de « cristallisation culturelle » (la formule est em­pruntée à Pareto), de post-histoire (et à notre époque, divers indices tendent à confirmer la thèse de Gehlen), les chances d'un authentique renouveau intellectuel et culturel sont extrê­mement restreintes. Lorsqu'elles existent, elles s'inscrivent obligatoirement « dans le champ prédéterminé par des postulats fondamentaux déjà éprouvés (eingelebt), postulats que nul ne songe plus à remettre en cause » (24).

    Dans son ouvrage Posthistoric Man, dont la première édition date de 1950, le sociologue américain Roderick Seidenberg avait déjà, quelques années avant Gehlen, développé l'idée que la civilisation techno-scientifique ferait tran­siter l'humanité vers la post-histoire. Celle-ci se caractériserait par un trop-plein de l'intellect par rapport à un instinct qui s'atrophie lentement, alors que dans la pré-histoire, c'est l'instinct qui primait l'intellect (25). Pour Seidenberg, l'histoire proprement dite n'est qu'un intérim, une période transitoire entre le primat de l'instinct et celui de l'intellect. Dès lors l'histoire n'est plus qu'un « stade, une étape entre des périodes beau­coup plus longues », « a transitional stage or phase between epochs of far longer duration » (26).

    Rien de nouveau sous le soleil ?

    Malgré quelques divergences (et, il faut bien le dire, certaines insuffisances), les analyses, dia­gnostics, prévisions de Gehlen et de Seidenberg s'accordent sur un point : l'évolution du monde a atteint un état stationnaire où, certes, des chan­gements sont possibles (et se produisent du reste en permanence), mais uniquement dans un cadre strictement limité -- et délimité – en fonction de postulats précis et de possibilités préétablies. La civilisation technique, aboutissement et stade su­prême du « temps des vues-du-monde », selon la définition de Heidegger, élabore ainsi une vision du temps qui, sous tous ses aspects essentiels, correspond à celle de Schopenhauer : il ne peut y avoir du « nouveau sous le soleil », la voie dans laquelle s'accomplissent la transformation et l'évolution des choses est tracée d'avance et les possibilités qui nous restent sont rigoureusement limitées. Autrement dit, le temps en tant que tel est devenu inessentiel, il a perdu sa qualité propre. Le progrès est impossible : qu'une chose arrive plus tôt ou plus tard dans le temps, cela est sans importance.

    IV

    La conscience temporelle et celle de l'être-dans-­le-temps, propre à la post-histoire, n'a nulle part été exprimée de façon plus forte qu'au début du second volume du Monde comme volonté et comme représentation :

    « Des boules innombrables brillent dans un es­pace infini. Autour de chacune d'elle gravite une douzaine de boules plus petites, éclairées, inté­rieurement brûlantes, mais recouvertes d'une écorce raidie par le froid où une moisissure a fait naître des êtres vivants et connaissants : c'est la vérité empirique, le réel, le monde. Et pourtant, c'est une situation précaire, pour un être vivant que d'être debout sur l'une de ces boules innom­brables qui flottent dans l'espace illimité, sans savoir d'où l'on vient ni où l'on va, d'être l'un quelconque de ces êtres innombrables, tous semblables, qui se pressent, se poussent et se bousculent sans cesse, naissant et s'effaçant aussi vite dans un temps sans commencement ni fin où rien ne perdure, sauf la matière toujours recommencée... » (27).

    On note toutefois une différence (déjà relevée) entre le temps post-historique et celui de Scho­penhauer : chez celui-ci le temps prétend à l'infini : il n'a ni commencement ni fin, il englobe l'éternité en ce sens que non seulement il est éternel, mais il reste éternellement pareil à lui-­même. La conception posthistorique du temps, en revanche, part du fait qu'il y eu, jadis, ce que l'on pourrait appeler une histoire « véritable » : la période historique qui précède nécessairement, et par définition, l'époque posthistorique, se carac­térisait par une conception qualitative du temps : la dynamique du « changement », qui fait de l'histoire un processus, y prédomine (contraire­ment à se qui se passe dans la posthistoire). La dynamique historique a pour corollaire une no­tion qualitative du temps car toute transformation historique, quelle qu'elle soit, est toujours con­sidérée soit comme une ascension vers le mieux soit comme une progression vers le pire, bref comme une évolution ascendante ou déclinante. À tout temps historique s'attache une qualité par­ticulière (28).

    Cette perspective perd toute signification dans la posthistoire. Certes, l'on sait qu'une telle con­ception (très valable d'ailleurs) a pu jadis exister, mais l'on sait aussi qu'elle n'a plus aucun sens. Si la notion de temps chez Schopenhauer est « actuelle », cela veut dire qu'elle s'applique au présent et à l'avenir, pas au passé. Il n'en a pas toujours été ainsi, certes, et le temps a pu au­trefois posséder une qualité historique propre, mais ce n'est plus le cas, et il en sera de même dans un avenir proche.

    Il convient donc de relativiser la vision scho­penhauerienne du temps afin de pouvoir l'ac­tualiser. Or, même actualisée, cette vision peut avoir des effets paralysants : car si tout ce qui est décisif a déjà eu lieu et si toute évolution qua­litative est impossible, que reste-t-il donc à faire dans la post-histoire ? Quels objectifs l'action humaine peut-elle encore valablement se fixer à une époque où les processus ont leur dynamique propre et où leur sens est préétabli ? Une réponse possible est peut-être la suivante : maîtriser les contingences et réduire la complexité au sein de systèmes sociaux donnés.

    Conserver les bribes d'histoire dans le nivellement de la post­histoire

    Ceux qui trouveront cette réponse un peu courte pourront toujours se souvenir de ce que disait Gehlen : ce n'est que lorsque la posthistoire sera accomplie que « mourra l'ancienne tradition historique, naguère encore vivante, et avec elle l’intérêt pour ce qui fut » (29). Tant que la post­histoire ne sera pas réalisée dans tous les do­maines, aussi longtemps que nous serons dans la période de transition, il restera, selon Gehlen, un dernier impératif qui pourra servir de fil d'Ariane à l'action consciente et réfléchie : « On peut pré­server sa dignité en soutenant ce qui ne doit pas sombrer, je veux dire la tradition historique et sociale. Faute de quoi, nous sommes des op­portunistes, manchots de surcroît » (30). C'est cette « philosophie du pessimisme et du sérieux de l'existence » (31), ainsi qu'il  définit lui-même sa pensée dans un autre ouvrage, qui amène Gehlen à lancer contre toute attente, le mot d'ordre du « Züruck der Kultur ! » (revenons à la culture) (32) : il n’est pas question de laisser un seul pouce de terrain aux résurgences du primitivisme.

    Contrairement à une supposition hâtive et trompeuse, cet état d’esprit n’était pas étranger à Schopenhauer. En s’appréhendant comme sujet autonome à l’« époque de la vue-du-monde », l'homme occidental imprime sans cesse sa marque sur le monde. Il ne peut, malgré tout, sombrer dans un fatalisme aboulique ou dans une douillette quiétude. Schopenhauer le savait. Dans un essai sur les Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (Traits fondamentaux de l'âge contem­porain) de Fichte, il avait écrit : « la chose su­prême dont l'homme est capable, c'est de ne pas baisser les bras mais de lutter, de lutter encore jusqu'à son dernier souffle... » (33).

    ► Hans-Cristof Kraus, Orientations n°11, 1989. (texte paru dans Etappe n°1, Bonn, 1988 ; tr. fr. : J.L. Pesteil)

    ◘ Note du traducteur : Il faut relire, dans le sillage de ce texte de Hans-Christof Kraus, l'analyse pertinente de Guillaume Faye et de Pa­trick Rizzi, in : Nouvelle École n°39, 1982 (La culture de masse), pp. 11-20 : « Les micro-variations (événementiel­les) servent de masque et d'exutoire à un système glo­balement macro-stable ». Voir également, dans le même numéro, les articles de Christopher Lasch (traduit par Alain de Benoist) et de Régis Debray.

    ◘ Notes :

    • (1) Martin Heidegger, Holzwege, 6ème éd., Francfort, 1980, p.86.
    • (2) Ibidem, p. 87.
    • (3) Ibidem, p. 89.
    • (4) Arthur Schopenhauer, Œuvres en 10 volumes, éd. de Zurich, 1977, vol. 1, p. 29 (abrégé ci-après en EZ).
    • (5) op. cit., vol. II, p. 368.
    • (6) Cf. not. S. Freud, Gesammelte Werke, Francfort, 1947, vol. XII, p. 117 ; A. Gehlen, « Die Resultate Schopenhauers », in : Gedächtnisschrift für Ar­thur Schopenhauer zur 150. Wiederkehr seines Geburtstages, hrsg. von Carl August Emge & Otto von Schwei­nichen, Berlin, 1938, not. p. 101 sq.
    • (7) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Grundlinien der Phi­losophie des Rechts, hrsg. von Johannes Hoffmeister, 4. Aufl., Hamburg, 1955, p. 17 (Vorrede)
    • (8) Cf. note n°6, p. 118.
    • (9) Schopenhauer, EZ 1, p. 309 sq.
    • (10) Ibidem I, p. 309.
    • (11) Ibidem I, p. 236.
    • (12) Ibidem I, p. 237 ; à comparer avec p. 311 ss.
    • (13) Ibidem IV, p. 521.
    • (14) Ibidem II, pp. 345 sq.
    • (15) Ibidem IV, p. 519.
    • (16) Ibidem II, pp. 354 sq.
    • (17) A. Gehlen, Studien zur Anthropologie und So­ziologie, Neuwied, Berlin, 1963, pp. 314 sq.
    • (18) Inutile de s'arrêter plus longuement au problème soulevé ici, à savoir que toute réception d'idées philoso­phiques procède par sélection : Schopenhauer ne fait pas exception à la règle, lui qui a adapté, en le recevant, l'héritage kantien et platonicien. Une telle démarche est d'ailleurs inévitable. Sinon, comment une pensée vrai­ment créatrice serait-elle possible ?
    • (19) Cf. Gehlen (note 17), pp. 246, 323 et 344 ; du même : Einblicke, Francfort 1975, pp. 126, 131 sq.
    • (20) Gehlen, Studien zur..., (note 17), p. 323.
    • (21) Gehlen, Einblicke, (note 19), p. 119.
    • (22) Ibidem p. 122.
    • (23) Ibidem p. 125.
    • (24) Gehlen, Studien zur..., (note 17), p. 321.
    • (25) Roderick Seidenberg, Posthistoric Man - An Inquiry, Boston, 1957, pp. 55 sq.
    • (26) Ibidem p. 56 ; Seidenberg lui aussi employait déjà le terme de « cristallisation », cf. ibid. pp. 135, 178 sq.
    • (27) Schopenhauer, EZ III, p. 9.
    • (28) Nous n’aborderons pas plus en détail, dans le contexte de cet article, la question importante qui vient immédiatement à l’esprit, de la situation historique spécifique à partir de laquelle l’on attribue une qualité au temps, ainsi que des critères de cette attribution.
    • (29) Gehlen, Einblicke, (note 19), pp. 127 et 133.
    • (30) Ibidem p. 133.
    • (31) Arnold Gehlen, Anthropologische Forschung, Reinbek bei Hamburg, 1961, p. 59.
    • (32) Ibidem p. 60.
    • (33) Arthur Schopenhauer, Der handschriftliche Nachlaß, hrsg. von Arthur Hübscher, München, 1985, Bd. ll, p. 345.