ARMÉNIE
SYNERGIES EUROPEENNES – Bruxelles/Vienne – Novembre 2006
Au début de l’année 1915, tous les soldats et officiers arméniens de l’armée turque ont été désarmés et versés, comme tous les Arméniens mâles de 16 à 65 ans, dans des bataillons de travailleurs forcés. On les a contraints à ériger des barricades ou des réseaux de tranchées, à porter des charges, souvent jusqu’à l’épuisement et la mort. Parfois, on les abattait après les travaux qu’ils avaient réalisés. Le 24 avril 1915, toute l’élite intellectuelle et politique arménienne de Constantinople est arrêtée et immédiatement exécutée de la manière la plus sommaire qui soit. À la suite de cette Saint Barthélemy, la population arménienne, dans les régions qu’elle habitait traditionnellement en Cilicie, dans le Nord de la Syrie, en Arménie occidentale et en Anatolie occidentale, a été immédiatement massacrée ou contrainte de déménager, formant de long cortèges, des marches de la mort, qui ont duré plusieurs semaines, tout en subissant pillages et viols dans les régions kurdes et dans les déserts de Syrie et d’Irak septentrional. Les survivants y ont péri de faim ou y ont été molestés jusqu’à ce que mort s’ensuive. À Van, le centre culturel de l’Arménie occidentale, les Arméniens sont parvenus à résister pendant de longues semaines à leurs bourreaux jusqu’à l’arrivée des troupes russes.
Les souffrances du peuple arménien n’étaient pas pour autant terminées, avec l’arrivée de l’Armée Rouge. En Arménie soviétique, la situation n’était guère enviable. Entre 1928 et 1934, les collectivisations forcées ont été imposées dans les pays du Caucase méridional, comme partout ailleurs en Union Soviétique. Les purges staliniennes contre les « ennemis du peuple », les « nationalistes » et les églises ont commencé en 1936 en Arménie par la défenestration littérale du Premier Secrétaire du PC arménien, Khandjan, tombé de la fenêtre du bureau de Beria. Trois ans plus tard, elles s’achèvent dans ce pays à la conscience nationale aiguë avec un sinistre bilan : 300.000 victimes. La Deuxième Guerre mondiale provoque la mort de 300.000 autres Arméniens. Après 1945, la répression soviétique fait rage et plonge le pays dans un sous-développement social affligeant, ce qui explique pourquoi les diasporas arméniennes des États-Unis et de France cultivent un héritage culturel, religieux et intellectuel bien plus riche et varié que la patrie est-arménienne. Les conséquences néfastes de l’histoire tumultueuse de ce peuple perdurent.
(*) René Rémond est le Président de la Fondation nationale des sciences politiques en France. Il est également membre de l’Académie française. Ce printemps, en avril 2006, il a publié un ouvrage remarquable, en fait un long entretien accordé à François Azouvi, où il explique pourquoi il a cosigné avec de nombreux historiens éminents une pétition demandant l’abrogation de toutes les lois relatives à l’histoire, dont la Loi Gayssot du 13 juillet 1990, concernant la « Shoah », la loi du 29 janvier 2001 concernant la reconnaissance du génocide arménien, la loi dite Taubira sur la traite négrière et l’article 4 de la loi du 23 février 2005 reconnaissant un « rôle positif » à la présence française outre-mer. Cette pétition résultait directement du scandale de la mise en accusation du respectable professeur Olivier Pétré-Grenouilleau parce qu’il avait écrit un ouvrage scientifique, trois fois primé, intitulé Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, paru chez Gallimard en 2004. Pour René Rémond, il fait laisser l’histoire aux histoires et proscrire toutes les interventions de l’État, et de la « justice » à sa solde, dans le travail des historiens. Ce petit ouvrage, lecture impérative pour tout identitaire, a pour références : René Rémond, Quand l’État se mêle de l’histoire, Stock, 2006. C’est l’ouvrage qu’il faudra avoir en main, quand on légifèrera pour abroger définitivement ces lois scélérates, qui interdisent la liberté scientifique, et pour punir très sévèrement tous leurs inventeurs et surtout les magistrats qui auront osé les appliquer, en allant fourrer leur sale groin de juristes cuistres et ignorants dans les arcanes d’une aussi noble science que l’histoire. Suum cuique : les éboueurs évacuent les ordures, les magistrats évacuent les voyous ; les historiens et les narrateurs donnent du sens à l'ensemble de la société, ils énoncent le ciment intellectuel qui fera les sociétés fortes. Car, pour le salut de la communauté scientifique, pour le respect des intellectuels dignes de ce nom, pour le salut de nos enfants à qui il faudra transmettre des corpus intelligents et solides, il faudra bien qu’un jour une répression impavide se déploie et purge les rangs d’une magistrature fondamentalement corrompue. René Rémond, mu par une juste colère, nous indique la voie à suivre dans ce travail d’assainissement de nos sociétés.
Arménie : nation martyr de l'orthodoxie
Notes d'un voyage au pays détruit par les invasions turques
Plus d'un touriste s'émerveillait jadis, en 1988, à Erivan, capitale de l'Arménie, de pouvoir aller se promener dans les montagnes du Nagorno Karabagh, une région dont le nom signifie “jardin noir” en langue turque. Aujourd'hui, ce pays merveilleux est l'endroit, sur la planète, le plus couvert de mines anti-personnel. Le Nagorno Karabagh, que les Arméniens appellent “Artzhak”, est un nouvel État, né de la résistance et de la guerre des partisans menée par la population arménienne contre l'invasion islamique turque venue d'Azerbaïdjan. Les Azéris, effectivement, se sont rendus maîtres du pays au moment de l'effondrement de l'Union Soviétique. Si on s'y rend en voiture en venant de la cité de Berdzor, il faut traverser un no man's land encore infesté de bandes azéries et passer entre deux colonnes frappée d'un symbole identique au “Soleil des Alpes” placé sur une épée marquée d'une croix. On se trouve alors dans le district de Shushi, une ville accrochée à une montagne escarpée, où Sergey Tsaturian reçoit les visiteurs.
Il est le commandant de la Garde Nationale. Il est l'un des 7 frères de la première famille qui, guidée par le patriarche Grigory Shendyan, âgé de 98 ans, a pris les armes contre les envahisseurs. Avec grande fierté, il nous montre une église dont on achève la construction : les azéris d'ethnie turque l'avaient incendiée puis faite sauter à la dynamite, il y a 3 ans. Aujourd'hui, un jeune prêtre orthodoxe à longue barbe enseigne le catéchisme à de jeunes garçons à l'air libre, alors qu'il pleut. Il me dit : « Nous ne sommes pas encore en mesure de reconstruire l'école primaire et l'école moyenne qui ont été détruites à coups de canon, sous prétexte qu'elles n'étaient pas des “écoles coraniques” ». D'une autre petite chapelle de Shushi, il ne reste plus rien d'autre que les fondements ; des destructions similaires ont frappé Berdadzor, Kanatckala, Zarisli, Kanintak ; avant de se retirer les Azéris d'ethnie turque ont systématiquement détruit les églises, les écoles et les fours à pain.
À Stephanakert, capitale de la nouvelle république d'Artzhak, de nombreuses églises ont également été frappées et fortement endommagées par des missiles ou des obus, mais le Musée de la Tradition tient encore debout, malgré les attaques au missile, au beau milieu de maisons disloquées. La directrice de ce musée, Mme Mélanie Balayan, me raconte que les familles et les enseignants y emmenaient les enfants et les élèves pour visiter cet écrin de la mémoire arménienne, même sous une pluie d'obus. Les Arméniens de cette région n'ont plus connu la liberté depuis longtemps : domination turque, 70 années de communisme après l'arrivée des bolcheviques, puis, récemment, l'arrivée des Azéris d'ethnie turque. Pire : l'ONU, sous la double pression de la Turquie et de l'Azerbaïdjan, n'a pas reconnu le nouvel État, alors que des élections démocratiques y ont été tenues, qui ont porté au pouvoir des gouvernements sociaux-démocrates ou libéraux.
Dans le district d'Askeran, seul un monastère isolé dans la montagne a échappé à la furie destructrice. La plupart des villages ou des hameaux n'ont plus que des églises ou des écoles de fortune, installées dans des maisons d'habitation ou dans des vestiges d'anciennes forteresses russes. La ville morte d'Aghdam, dans le no man's land situé entre la frontière incertaine de l'Artzhak et l'État islamique d'Azerbaïdjan, est le véritable monument funéraire de l'“heureuse coexistence” entre orthodoxes et musulmans. Là-bas, tout est miné et les grenades en chapelets de couleur jaune, très semblables à celles que l'OTAN a utilisé contre les Serbes, maculent le vert des champs qui furent jadis fertiles. Les carcasses calcinées des chars de combat émergent des cratères creusés par les obus. Quelqu'un a apporté des fleurs pour les placer sous une petite croix blanche dessinée sur le flanc d'un T-34 détruit. Un calcul approximatif nous permet de dire qu'environ 300 églises et écoles orthodoxes arméniennes ont été détruites par les Turco-Azéris entre 1989 et 1997 au Nagorno Karabagh et dans le Nakhitchevan.
Épilogue : dans la vallée du fleuve Araxe, sur la frontière turco-iranienne, en 1999, je rencontre un colonel, qui ressemble à l'un de ces Immortels de Cyrus II le Grand. Il me fait visiter l'ancien monastère de la Kelissa Darré Sham, c'est-à-dire l'église de Saint-Bartolomée, arrivé dans la région en l'an 62. Elle a été détruite à plusieurs reprises par les invasions successives des Turco-Azéris, depuis le XVIe siècle jusque dans les années 70. Aujourd'hui, le complexe monastique est sous la protection de l'UNESCO et le ministère des monuments iranien est en train de le restaurer. Mais le panorama sur la vallée qui s'étend au-delà de la frontière azérie et du chemin de fer me rappelle le passé, aux blessures toujours béantes : des milliers et des milliers de katchar arméniennes, c'est-à-dire de croix rustiques taillées dans la pierre, révèlent des tombes chrétiennes orthodoxes, les tombes de ceux qui ont dû sans cesse fuir les persécutions déchaînées par le Sultan rouge, le génocide scientifiquement planifié par le gouvernement des Jeunes Turcs et, très récemment, les incursions des Azéris. Une seule chose a changé, ce ne sont plus des cimeterres ou des fusils que manient génocideurs ou envahisseurs, mais des chars d'assaut et des lance-roquettes munis de viseurs laser. La civilisation moderne…
► Archimede BONTEMPI, La Padania, 26 oct. 2000.
Pièces-jointes :
En ce weekend d'avril [2005], les Arméniens ont commémoré le 90ème anniversaire du génocide de 1915. Mais la Turquie doit reconnaître maintenant ce crime - le premier génocide du XXe siècle. En refusant d'utiliser le mot « génocide », la Turquie pourrait compliquer ses efforts pour rejoindre l'Union européenne.
La typhoïde, les Russes, l'impérialisme et le Kaiser Wilhelm II en sa lointaine ville de Berlin - tous seraient responsables des morts massives d'Arméniens anatoliens. Tel est du moins le cas si vous lisez les manuels officiels d'histoire en Turquie. Selon la version turque, le seul acteur historique à ne pas avoir sa part de responsabilité seraient les Ottomans, les arrières grands-pères de la Turquie des Temps Modernes, celle qui est maintenant sur le point de rejoindre l'Union Européenne.
Dimanche, les Arméniens du monde entier ont commémoré le 90ème anniversaire du début du génocide. Cette année a ouvert la dernière décennie de commémoration pour les survivants de ce crime, un des pires du siècle passé, et qui sont encore vivants pour y prendre part. Comme jamais avant, la pression internationale sur la Turquie pour assumer sa propre histoire n'avait été aussi forte que maintenant. Et les élite politiques d'Ankara n'ont jamais été plus inébranlables dans leurs efforts pour défendre les mythes que la Turquie use pour expliquer le massacre ou pour taxer les critiques comme traîtres à la patrie.
L'affirmation que ce qui est arrivé aux Arméniens est un génocide est « catégoriquement inacceptable » prévient Yüksel Söylemez, le président d'un groupe d'anciens ambassadeurs turcs qui cherchent à promouvoir la version turque officielle sur ces événements à l'étranger. Le président turc Ahmet Necdet Sezer a déclaré que ces accusations sont sans fondements et « ont troublé et blessé les sentiments de la nation turque. » C'est à tort, a-t-il ajouté, que « nos amis européens fassent pression sur la Turquie à ce sujet ».
Au moins un des arguments de ces apologistes modernes n'est pas sans évoquer les mêmes motivations de ceux qui ordonnèrent de déporter les Arméniens : les dirigeants du déclinant Empire Ottoman se sont vus en 1915 comme entourés d'ennemis de toutes parts et statuèrent une situation d'urgence pour la sauvegarde de l'État par lui-même. Cet argument est d'ailleurs toujours en cours chez les défenseurs de la Turquie moderne actuelle. Que ce soient les Kurdes, les Arméniens, la Grèce, l'Europe ou même les États-Unis, clament-ils, à l'intérieur comme à l'extérieur, le pays n'a rien moins que des adversaires. « Depuis le premier jour de son existence », a affirmé Sinan Aygün, le président de la Chambre de Commerce et d'Industrie d'Ankara, certains essayent encore et toujours « d' ébranler et de détruire » la Turquie.
Le fait que Ankara, en tant que candidat à l'UE, ne pourra pas utiliser plus longtemps cette stratégie argumentative ne prend son caractère d'évidence que peu à peu chez les représentants du gouvernement turc.
Confronté de plus en plus à des résolutions de l'Arménie dans les parlements européens, l'opinion se renforce parmi quelques uns quant au fait que cette position d'Ankara sur le problème arménien pourrait en fin de compte mettre en péril ses perspectives d' adhésion à l'UE. Bien qu'il n'y ait pas de condition formelle qu' Ankara reconnaisse le meurtre des Arméniens comme « génocide », les politiciens y compris le ministre français des Affaires étrangères Michel Barnier ont abondé des commentaires en cette direction. « Je crois que quand le temps sera venu, la Turquie devra venir à composer avec son passé, à se réconcilier avec sa propre histoire et reconnaitre cette tragédie », a-t-il dit. « Ceci est un problème que nous soulèverons pendant le processus de négociation. Nous aurons à peu près dix ans à agir ainsi et les Turcs auront à peu près dix ans pour méditer leur réponse ». Récemment, la très conservative Union Démocratique Chrétienne allemande, a déposé une résolution sur le problème entre Turquie et Arménie en son propre parlement, le Bundestag, où elle sera discutée cette semaine et mise en vote en juin.
Dans un effort pour contrarier la pression provenant d'Europe sur le 90ème anniversaire, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le dirigeant de l'opposition Deniz Baykal se sont accordé sur une position commune début mars. La Turquie est préparée, Erdogan l'a dit, à interroger son passé. Il a ajouté que les archives d'État à Ankara et Istanbul seraient ouvertes à tous et qu'il pourrait concevoir qu'une entité indépendante – telle l'UNESCO – participât à une mission d'information historique.
Deux membres de l'opposition appartenant au Parti des Républicains, les anciens ambassadeurs Onur Öymen et Sükrü Elekdagi, avaient formulé cette idée. Le fait que cette action soit issue de cette paire d'hommes a créé sa propre série de problèmes, puisque ils sont tous deux de nets partisans de la ligne dure sur le problème arménien. Leur dessein est de prouver que la déportation et le massacre pendant la Première Guerre mondiale ne peuvent nullement être comparés à un génocide, que le nombre de victimes est considérablement plus bas que les Arméniens ne le prétendent, et que les anatoliens musulmans étaient en fait ceux qui ont le plus souffert de ces événements tragiques.
Pourquoi est-ce si dur pour les Turcs actuels de traiter cette partie de leur histoire ? Les crimes de 1915 ont été commis par l'ancien gouvernement de l'Empire ottoman - un gouvernement dont Mustafa Kemal s'est distancié clairement de ses membres influents quand il est devenu le père fondateur de la République Turque.
Kemal, qui sera plus tard connu en tant qu'Atatürk, coupa net avec toutes les traditions des temps ottomans quand il prit le pouvoir dans les années 1920. Il rejeta le sultanat, la califat et la loi de la sharia. Il ajouta l'alphabet latin, un système judiciaire européen et introduisit le dimanche chrétien comme un des jours fériés hebdomadaires. En plus, il avait une relation très tendue avec les trois jeunes dirigeants turcs de l'Empire ottoman - Talaat, Cemel et Enver Pasha. Il ne voulut pas inclure un seul des trois, considérés alors comme les premiers responsables de la déportation des Arméniens, dans les rangs du mouvement national turc après la guerre. Il considéra même Enver comme quelqu'un de particulièrement dangereux parce qu'il a vu dans son plan expansionniste "panturquiste" une aventure suicidaire.
À maintes reprises, les représentants d'Arménie ont proposé d'accepter la version d'événements telle que dite par Atatürk. En vain. Quand l'historien d'Istanbul Halil Berktay fit des déclarations similaires un peu plus tôt ce mois-ci, il fut attaqué. Ce ne fut presque rien en comparaison de la façon dont l'auteur le plus connu du peuple turc, Orhan Pamuk, fut villipendé après avoir déclaré à un journal suisse en février qu' « un million d'Arméniens avait été tué en Turquie ». Depuis, Berktay a refusé de faire la moindre déclaration sur le problème arménien.
Les historiens tels que Berktay sont inaptes à participer à la mise en place d'une enquête historique, a déclaré Onur Oymen, ancien ambassadeur de Turquie en Allemagne, maintenant député chef de l'opposition et un des deux initiateurs de l'offensive parlementaire turque. Ces derniers affirment que ces historiens ont été influencés par les préjugés déployés par « la machine de propagande arménienne ». Cependant, les deux soutiennent volontiers la version des événements exposée par l'historien américain Justin McCarthy, qui prit la parole en mars devant l'Assemblée Nationale turque et par la suite dans une réunion à table ouverte avec des scientifiques et des diplomates étrangers.
Les diplomates ont accueilli sceptiquement la présentation des faits de McCarthy, mais les Turcs le firent avec enthousiasme. Premièrement, dit-il, le nombre de victimes prétendues par les Arméniens (1,5 millions) est basé sur des chiffres de recensement falsifiés : seulement 1,1 million d'âmes aurait pu habiter les provinces de l'est de l'empire ottoman traversées de déportations selon lui. Sur celles-ci, près de 40 % moururent, et encore, 80 % de ces morts le furent de causes naturelles.
Les Turques mènent un rude combat, affirme McCarthy qui enseigne à Louisville dans le Kentucky, et ont été largement inconsidérés dans ce domaine jusqu'à aujourd'hui. « Ils combattent contre le préjugé, et leurs adversaires sont politiquement forts, mais la vérité est de leur côté » tient-il comme discours à la foule.
« Oseriez-vous avouer les crimes de vos grand-pères, si ces crimes n'avaient pas vraiment eu lieu ? » demanda l'ambassadeur Öymen. Mais le problème tient précisément dans cette question, confie Hirant Dink, éditeur et rédacteur en chef de l'hebdomadaire arménien Agos situé à Istanbul. L'élite bureaucratique de la Turquie ne s'est jamais réellement défaite de la tradition ottomane ; dans les auteurs (des massacres), ils voient leurs pères dont l'honneur se doit d' être défendu.
Cette tradition instille un sens identitaire chez les nationalistes turcs ; elle traverse sans discontinuité autant la gauche que la droite et s'est perpétué de génération en génération au moyen du système scolaire. Cette tradition exige également un personnage repoussoir contre lequel elle pourrait se définir elle-même. Depuis l'époque de l'Empire ottoman, les minorités religieuses ont toujours été contraintes à jouer ce rôle.
Début avril, Dink a été invité avec les autres représentants de la minorité arménienne de Turquie (approximativement 60.000 personnes) à se manifester devant le Comité parlementaire de l'UE . Il lanca un appel passionné pour la réconciliation. Il eut aussi quelques mots vifs pour l'opposition principale en Allemagne, qui récemment a monté en épingle au parlement le problème du génocide arménien. « Mme (Angela) Merkel (de l'Union Démocratique Chrétienne), ne sollicite pas cette requête au parlement allemand parce qu'elle aime les Arméniens aux yeux noirs foncés », dit-il. « Elle joue cette carte parce qu'elle est contre l'adhésion à l'UE de la Turquie. »
Le journaliste et sociologue turc arménien Etyen Mahcupyan souhaite aussi mettre un bémol à la rhétorique dans cette querelle sémantique. Quelle que soit la vérité historique, dit-il, « le terme de génocide est seulement d'usage chez les extrémistes. Je n'aurais rien contre le fait que ce mot ne soit pas été utilisé. » Rarement dans les décennies récentes, dit Dink Hirant, les opportunités pour une amélioration des relations turco-arméniens n'ont été aussi bonnes qu'elles ne le sont aujourd'hui. Le gouvernement d'Erdogan, dominé par les fondamentalistes musulmans, est bien moins un produit de l'esprit nationaliste de la bureaucratie turque que ses prédécesseurs. Et c'est là quelque chose dont l'Europe devrait chercher à tirer parti.
L'Allemagne surtout, qui porte aussi en tant qu'ancien allié de l'Empire ottoman sa part de blâme dans la tragédie, serait mal avisée d'écrire n'importe quelle résolution. Elle devrait plutôt faire des propositions concrètes : « Pourquoi les Allemands ne mettraient-ils pas Eriwan au défi de mieux sécuriser le vieux réacteur nucléaire à Metsarot ou ne feraient-ils pas pression sur Ankara pour rouvrir ses frontières avec l'Arménie ? [ndt : depuis, cette question a été réglée] » Selon Dink, Berlin pourrait aider économiquement et et soutenir diplomatiquement les modérés qui existent de part et d'autre : « Véritablement, les possibilités sont inépuisables. »
► B. Zand , Der Spiegel (avril 2005).
Notons aussi l'étonnante resortie du livre La politique du sultan : le massacre des Arméniens : 1894-1896 par Victor Bérard, helléniste et orientaliste (1864-1931), qui enquêtera en s'efforçant à l'impartialité et la mesure (1897 [Revue de Paris puis chez Armand Colin], reprint 2005 chez le Félin, 157 p., 18 €). L'auteur, sous les conseils de Ernest Lavisse qui avait déjà constaté les effroyables massacres d'Arméniens en 1895 à Constantinople, partit courageusement étudier sur le terrain les soubresauts de la politique ottomane du sanguinaire sultan Abdul-Hamid II (1876-1909).
◘ Résumé : Le martyre arménien a commencé bien avant le génocide des années 1915-1916. Dès 1895, Victor Bérard, un intellectuel et voyageur français désireux d'étudier « sans opinion préconçue » la question de l'Orient, constatait ainsi les violences répétées faites à cette minorité chrétienne de l'empire ottoman. Observateur incisif, Bérard dévoilait du même coup la personnalité du bourreau en chef, le sultan Abdul-Hamid II. En deux ans, cette chasse aux bouc émissaire coûte la vie à 300.000 êtres humains. Cinq cents communautés arméniennes sont supprimées ou atteintes, leurs biens volés, pillés, détruits. « Comment, en pleine paix, un homme a-t-il pu concevoir une telle entreprise et comment, sous les yeux de l'Europe, a-t-il pu la mener à bien ? » demande Victor Bérard. L'auteur n'est plus sur le terrain en 1915 quand les Jeunes-Turcs la portent à son terme, prenant pour eux le mot prêté à un sbire du Sultan : « On supprimera la question arménienne en supprimant les Arméniens ». Bérard, qui l'avait entendu en son temps, trouvait l'idée « monstrueuse et incompréhensible pour un cerveau européen » ! Mais le XXe siècle européen ne faisait que commencer.
Ce qu'il y a de précieux dans ce témoignage historique, par-delà sa dimension dramatique, c'est un rappel à notre actualité de l'ignorance irresponsable des gouvernements européens concernant la "question de l'Orient". Comme toujours, le silence profite aux bourreaux... Le gouvernement turc aujourd'hui encore est toujours dans ce jeu de minimisation de son histoire, par peur stupide d'une perte de crédibilité, comptant sur l'affairisme pour calmer les remontrances de l'opinion publique européenne, ce qui en dit sur la réalité politique du pays...
"Le XXe siècle aura battu tous les records en matière de persécutions, dûment attestées, et dont seule, une certaine veulerie occidentale fait mine de réduire ou d'ignorer l'horreur polymorphe. C'aura été l'un des titres de gloire de la Subversion que d'ajouter aux modes de tortures classiques, agissant exclusivement sur le corps, toute la panoplie des tortures psychiques, capables de dépersonnaliser l'individu et d'en faire l'ombre antithétique de lui-même. Les produits chimiques altérant ou détruisant la conscience sont venus prouver a contrario que les croyants en Dieu étaient des anormaux, puisque l'État, expression de la normalité, n'y croit pas, et que c'était donc faire acte d'humanité et de salubrité publique que de les guérir en leur faisant renier leur foi ! Quant à la cohabitation psychiatrique des croyants et des malades mentaux, elle n'a pas d'autre but que celui d'amalgamer la folie et la foi en une caricarure diabolique de la « folie de la croix » : les croyants une fois devenus fous à leur tour par contamination, il est aisé de démontrer que les croyants sont des fous. Devant un tel raffinement dans le sadisme, on est en droit de se demander qui sont les véritables fous, des victimes ou de leurs bourreaux.
Et de vrai, pour tuer un peuple, le plus commode est de tuer sa foi. C'est en supprimant celle-ci qu'on supprime l'espoir, et c'est quand les hommes sont privés d'espoir qu'on en vient à bout le plus facilement : ils meurent alors de l'intérieur, deviennent tout ce que l'on veut, embrassent même de faux espoirs, ceux des lendemains incantés. Pourtant, si l'on peut tuer les témoins de l'Esprit, on ne peut pas tuer l'Esprit dont ils sont porteurs. Il est connu que le sang des martyrs en suscite toujours plus, que s'organisent les résistances, que toute doctrine spirituelle trouve un regain de vigueur dans les caves du supplice, dans les catacombes du silence. Ce qui fut vrai pour les premiers chrétiens livrés, sous Néron, Dèce et Dioclétien, aux bêtes et aux torches, l'est encore aujourd'hui pour les chrétiens d'un Orient où le soleil se lève en cachette. Mais cela l'est aussi pour les Hassidim traînés au crématoires, pour les Tibétains massacrés dans Lhassa et, d'une façon générale, pour tous les peuples qui, fuyant sous le vent hurleur des épouvantes de l'« Âge sombre », serrent encore contre eux la parole du salut, la syllabe d'éternité. Tous les coups frappent les connaissants, aucun, la Connaissance. Si l'on s'étonne de l'acharnement et de la longueur des tourments, c'est que, même défigurée, la Connaissance pardonne toujours à l'ignorance, et c'est ce que l'ignorance ne lui pardonne pas."
► Jean Biès, Retour à l'essentiel, Delphica/L'Âge d'Homme, Lausanne, 2004, p.62-63.