Grundtvig
PAGANITÉ CHEZ N.F.S. GRUNDTVIG
Arbres de la Liberté, cultes druidiques et révolution culturelle chez Nicolaï Frederik Severin Grundtvig
Nicolaï Frederik Séverin Grundtvig (1783-1872), pasteur et écrivain danois, est considéré comme “le fondateur de l'éducation des adultes” dans les pays nordiques. Il est à l'origine des idées pédagogiques fondamentales ayant conduit à la création de la “folkehojskole” danoise. Il était convaincu que la connaissance était indispensable à l'épanouissement personnel et que l'ensemble des citoyens devait avoir accès à l'éducation tout au long de la vie.
Dans le contexte européen à la fin du XVIIIe et au début du XIXe, le renouveau païen allemand n'était pas isolé. En France, dans la seconde moitié du XVIIIe, la déchistianisation avait fait des progrès considérables, touchant même le petit paysannat, les artisans et les boutiquiers. Ce changement de mentalité est considéré comme un signe avant-coureur important de la Révolution de 1789. Dès les premières années de l'ère révolutionnaires, on assiste à la naissance d'un culte non chrétien de la liberté, qui s'exprime à travers le calendrier révolutionnaire, les fêtes populaires et les temples bâtis dans un style allégorique et abstrait, assez pédant et imitant sans grande originalité l'architecture de la Rome antique. Dans toutes ces innovations, la plus intéressante, à nos yeux, est le culte de l'arbre de la liberté, qui renoue avec le vieux culte européen de l'Arbre de Mai.
Préparés par le romantisme celtisant d'Ossian et par certains courants du déisme qui se revendiquait une religion de la nature, les cultes néo-druidiques ressurgissent en Grande-Bretagne, renouant avec des traditions bardiques héritées du Moyen-Âge. À partir de 1781, apparaissent des ordres druidiques-maçonniques. À partir de 1792, on assiste en Angleterre à des cérémonies tenues par des druides vêtus de blanc et proférant d'antiques prières autour de cercles de pierres dressées et d'autels celtiques. En 1819, des cérémonies semblables animent le rassemblement des bardes gallois, lors de la fête celtique traditionnelles de l'Eisteddfod.
En Suède, le romantisme d'inspiration germanique trouve son principal écho dans la Ligue Gothique, constituée en 1811. Étudiants et intellectuels affiliés à ce cercle, parmi lesquels se rangent les poètes E. J. Geijer et Esaias Tegner, ainsi que le fondateur de la gymnastique suédoise P. H. Ling, se donnent des noms tirés de l'ancienne mythologie germanique ou des sagas norroises, se rassemblent sur des places entourées d'un cercle de pierres et y tiennent le thing. Ils se réfèrent aux dieux anciens, ils se livrent à des recherches historiques et à l'actualisation littéraire du passé gothique, à partir duquel ils veulent refonder l'identité nationale suédoise.
Mais c'est au Danemark que renaissent des références plus durables à la mythologie nordique. Les bases jetées à l'époque ont permis de forger une conscience mythologique, identitaire et politique dont l'effet se fait encore sentir aujourd'hui, surtout dans les milieux dits de “gauche”. Cette tradition identitaire de la gauche révolutionnaire danoise débute avec Jens Baggesen qui effectue en 1789, année de la Révolution à Paris, un voyage en Allemagne. Il se rend en lisière de la forêt de Teutoburg, où, sur une hauteur, on célèbre le souvenir de Hermann/Arminius, vainqueur des Romains et des légions de Varus. Dans ses souvenirs, Baggesen nous a laissé ce texte :
« Nulle part je ne me suis senti plus libre, plus citoyen du Nord, plus frère dans la grande famille des peuples de notre côté des Alpes qu'ici, au sommet de la forêt chérusque où, pour la première fois, la puissance du Sud a plié devant celle du Nord. J'ai vu la naissance de la liberté en Europe dans le ravivement du souvenir d'Arminius ; et j'ai suivi d'un regard ivre de joie sa course vers l'Ouest. Avec les Anglo-Saxons, elle est passée en Albion, avec les Francs, en Gaule. Et maintenant elle brille d'un double éclat dans l'assemblée française ».
Explorer à fond l'Antiquité scandinave
Au début de son itinéraire, la gauche identitaire et romantique danoise a donc tourné son regard vers la Révolution française, puis, quelques années plus tard, elle a approfondi son corpus doctrinal en explorant à fond l'Antiquité scandinave. En 1819, on trouve très nettement la trace de cet engouement dans le livre Nordens guder (Dieux nordiques) d'Adam Gottlob Œhlenschläger. En 1808, la première édition de Nordens Mythologi (Mythologie nordique) de N. F. S. Grundtvig est encore toute imprégnée de l'esprit romantique. Son édition augmentée de 1832 révèle une démarche nouvelle, très intéressante, qui annonce déjà l'anthropologie contemporaine et une sorte de pré-structuralisme. À l'époque, ces premières manifestations de notre philosophie contemporaine était qualifié de “fantaisiste” et de “subjective”.
Au lieu de fuir dans une empyrée poétique, à la façon de beaucoup de romantiques, Grundtvig, dans son interprétation de la mythologie nordique, dévoile un projet proprement politique. Le conflit entre les géants et les Ases n'apparaît plus comme un conflit entre forces imprévisibles de la nature et quiétude culturelle, mais comme les combats successifs entre 2 types de culture : Rome contre le Nord, les érudits et les élites contre le peuples, le savoir livresque contre la parole vivante, la vieillesse contre la jeunesse.
Cette approche correspondait avec les fronts politiques qui se dessinaient au Danemark de l'époque. Le nationalisme et le socialisme s'opposaient de concert à l'ancien régime qui vivait ses derniers moments. Les paysans se révoltaient contre les grands propriétaires terriens et contre une élite culturelle, politique et académique imprégnée de latin et d'allemand. Le mouvement national danois, issu du mouvement paysan et se définissant comme de “gauche”, comprend tout de suite l'enjeu de cette nouvelle interprétation de la mythologie nordique. Les bases mythologiques données par Grundtvig donne à la conscience révolutionnaire danoise et au mouvement social une épine dorsale culturelle. De cette fusion émerge une contre-culture aux formes multiples : des organisations de masses, des œuvres personnelles originales, un mouvement didactique créateur d'un réseau de “hautes écoles populaires” accessibles à tous, des paroisses chrétiennes non orthodoxes en rupture de ban avec le luthérianisme officiel de l'État danois, des sociétés de gymnastique, des clubs de tir visant à armer le peuple, des coopératives en tous domaines.
Avatars du mythologisme de Grundtvig
Dans les années de 1870 à 1880, les références directes à la mythologie scandinave perdent de leur influence dans les milieux populaires, socialistes et prolétariens. Elles ne reviendront que dans les années 1920, cette fois dans des milieux plus conservateurs. En dépit de la variante de la mythologie nordique véhiculée par l'Allemagne nationale-socialiste, les références nordiques joueront un rôle dans la résistance à l'occupation nazie de 1940 à 1945. Après la dernière guerre, elles sont tombées en désuétude.
Mais, à la fin des années 60, le mouvement contestataire étudiant danois reprend à son compte la mythologie nordique telle qu'elle avait été présentée par Grundtvig. Certaines modulations de la culture alternative soixante-huitarde sont marquées par ces références scandinavisantes. Des auteurs comme Ejvind Larsen et Ebbe Klovedahl Reich, ainsi que, plus récemment, Paul Engberg, ont joué un rôle important dans ce processus. Citons notamment cette chanson burlesque contre la technocratie, où le loup Fenris de la mythologie scandinave apparaît comme un bourgeois dévorateur. Agit-prop par la mythologie nordique !
Chez l'éditeur d'un journal de gauche, Information, paraissait pour les communes rurales un supplément intitulé Freya, imprégné de romantisme paysan. Dans un tel contexte, les “hautes écoles populaires” acquièrent une popularité nouvelle, et se placent souvent sous le signe de l'écologie : elles remettent en marche des moulins à vent, pour substituer une énergie éolienne douce aux énergies habituelles de la civilisation industrielle capitaliste contemporaine. Elles étudient la création d'énergie à partir de la biomasse. Elles enseignent le yoga et le méditation indiennes. On s'y réfère à nouveau directement à Grundtvig et à sa mythologie nordique. À Arrhus, le magasin de la contre-culture s'appelle “Yggdrasill”.
Rappelons toutefois que Grundtvig et ses prédécesseurs romantiques ne voyaient pas de contradiction entre le christianisme et la mythologie nordique, tout comme les Allemands Arndt et Jahn. En revanche, la version alternative contemporaine de ce filon nordicisant développe une critique fondamentale du christianisme. Reich et Larsen voient en lui, surtout dans sa forme protestante, le prélude structurel au capitalisme, à l'écrasement de la nature par l'industrie, à la crise de l'environnement. La Réforme apparait donc comme « un mélange d'absolutisme et de rapacité » (Reich). Quant à Larsen, il a écrit : « Ce n'est pas seulement avec Luther que nous devons engager le débat critique, mais avec le christianisme dans son ensemble. Peut-on imaginer pouvoir changer quelque chose aux maux sociaux de notre époque avant d'avoir éliminé le christianisme ».
Se référant à Herder et à Gœthe, le mouvement pacifiste danois du début des années 80, se pose comme une résistance populaire contre l'advenance problable d'un terrible Ragnarök nucléaire. Derrière l'hyper-conscience des enjeux qu'a développé le mouvement pacifiste danois, c'est l'Europe toute entière qui s'est brièvement dressée contre son asservissement séculaire par les confessions chrétiennes, puis par le système de pensée scientiste et enfin par les programmes politiques conventionnels. Nous pouvons dès lors constater que le filon mythologisant danois, et son pendant allemand, permettent de structurer une véritable alternative culturelle, pour une nouvelle gauche contestatrice capable de remettre en question le système industriel.
Les diverses formes nationales de néo-paganisme, le mouvement mythologiste, etc. font certes apparaître des profils nationaux très différents les uns des autres. Il n'empêche qu'ils sont toujours une révolte du réel-charnel contre les artifices du pouvoir, contre les manipulations des puissants qui étouffent pour mieux s'imposer. L'arbre de la liberté dans la France révolutionnaire, le mouvement druidique gallois et les fêtes de l'Eisteddfod celtisant, le gothisme suédois du début du XIXe, la contre-culture théorisée et chantée par Grundtvig apparaissent entre les révolutions de 1789 à Paris et de 1848 à Berlin, Francfort et Vienne : ce n'est pas un hasard !
► Hennig Eichberg, Vouloir n°142/145, 1998. (tr. fr. : RS) [ pdf ]
◘ Entrées connexes : Wandervogel
◘ Lire aussi :
• F. L. Jahn : “Turnkunst” et patriotisme allemand [cf. aussi article Sport sur Métapédia]
◘ Bibliographie :
- Grundtvig barde et animateur du peuple danois, Hal. Koch, Labor, 1943
- Grundtvig le Danois, Kaj Thaning, Det danske Selskab, Copenhague, 1972
- « Grundtvig et ses doctrines » (Revue des deux mondes, p. 524, 1876)
- Anthologie de la littérature danoise, FJ Billeskov-Jansen, Aubier Montaigne, 1964
- Les grands aventuriers de l'histoire (vol. 1 : Les éveilleurs de peuples : FL Jahn, G. Mazzini, A. Mickiewicz, S. Petofi, N. Grundtvig), Jean Mabire, Fayard, 1982
- NFS Grundtvig : tradition et renouveau : la conception de l'homme et du peuple, de l'education et de l'Église chez Grundtvig, à la lumière des préoccupations du monde d'aujourd'hui, textes présentés par Christian Thodberg et Anders Pontoppidan Thyssen ; traduits du danois par Jacques Piloz et Patrick Lavaud, Det danske Selskab, Copenhague, 1983, 444 p.
◘ Formes du processus de sécularisation au Danemark
Les pays scandinaves, foncièrement traditionalistes et ritualistes dans leur luthéranisme imposé par l’État, connurent au XIXe siècle dievrs courants de réveil réligieux. Au Danemark, l’orthodoxie sans vie de l’Église officielle fut dénoncée par le célèbre écrivain Grundtvig, (1783-1872), un pasteur qui se détacha de l’Église d’État pour soutenir des prédicateurs non consacrés et tenir lui-même des réunions illégales.
Valorisant la vie séculière et relativisant ou refusant le rôle médiateur de l'Église, le protestantisme comme culture a favorisé historiquement un processus de sécularisation au sens où il vient d'être défini. L'Angleterre du XVIIe siècle, avec la forte dimension religieuse qu'ont comportée ses 2 Révolutions, peut constituer un exemple privilégié. Beaucoup moins connu, mais tout aussi intéressant peut-être, est le cas de figure danois.
Au Danemark, à partir du XVIe siècle, le luthéranisme imprègne l'identité culturelle et le loyalisme à l'égard de l'État. Il ne constitue pas un enjeu politique disputé et peut accompagner, sans véritable heurt, l'évolution du pays. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, à la monarchie qui adopte un despotisme éclairé et procède à la modernisation du pays correspond le piétisme, mouvement protestant né dans l'aire rhénane, qui recherche une religion plus personnelle et incite au développement de l'éducation et de l'assistance publique (1). Au XIXe siècle, le pasteur et théologien NFS Grundtvig (1783-1872) est un “intellectuel organique” au sens de Gramsci. Il développe une conception de la démocratie politique et religieuse. Selon lui, l'État – qui doit adopter un système plus libéral – peut protéger plus efficacement la liberté religieuse des individus et des communautés locales qu'une ou plusieurs Églises indépendantes. Il est donc hostile à la séparation de l'Église et de l'État.
Le problème de la séparation de l'Église et de l'État donne lieu à un conflit interne au sein du luthéranisme danois. Et il est impossible de qualifier les adversaires de la séparation de “conservateurs” (ou de réactionnaires). On le voit, la situation est structurellement différente de la situation française et, plus généralement, de celle des pays de culture catholique où le problème de la séparation entre dans le cadre de la lutte entre le cléricalisme et l'anticléricalisme (2).
Au Danemark le triomphe des adversaires de la séparation est, au bout du compte, lié à une évolution politico-religieuse, où la monarchie – devenue constitutionnelle en 1849 – apparaît le garant de la liberté religieuse, non seulement dans la société civile mais au sein de l'Église évangélique luthérienne elle-même. La législation veille à l'équilibre des libertés – celle des laïcs et celle des pasteurs –, à la démocratisation et à la décentralisation religieuse, au droit à la dissidence. Politique et religion évoluent globalement en symbiose (3). Ainsi, en 1903, les femmes obtiennent le droit de vote et aux élections paroissiales et aux élections municipales. La société se sécularise sans se laïciser.
Une relative dissociation peut se produire : le luthéranisme au Danemark – comme, d'une façon différente et en tenant compte du rôle novateur des divers “non-conformismes”, l'anglicanisme en Angleterre – peuvent servir de support à une religion civile, valable pour la nation dans son ensemble, sans qu'un puissant mouvement social conteste cet état de fait, alors qu'ils ne regrouperont plus, au niveau d'une pratique religieuse effective, qu'une minorité de “fidèles”. Institutionnellement, dans ce cas, une religion peut rester une religion établie ou nationale au sein d'une société sécularisée.
► Extrait de : « Laïcité, laïcisation, sécularisation », Jean Baubérot, in Problèmes d’histoire des religions n°5/1994, A. Dierkens (dir.), éd. de l’Univ. de Bruxelles.
• notes :
1 Voir not. M. Scharfe, Die Religion des Volkes : Kleine Kultur und Sozialgeschichte des Pietismus, Gütersloh, G. Mohn, 1980.
2 Que le conflit ait abouti, ou non, à une séparation durable.
3 C'est d'ailleurs cette symbiose que Kierkegaard contestait en trouvant son Église trop conformiste et en déclarant que « la Vérité est toujours en minorité ». [C'est d'ailleurs cette conception centrale de l'acte de foi qui explique que les charges polémiques du penseur danois contre l'Église d'État, jugée incapable d'ouvrir le chemin aux âmes simples et humbles, n'épargnent pas non plus le pasteur “dissident” Grundtvig (cf. not. Post-scriptum aux miettes philosophiques, 1847). Notons que les critiques de Kierkegaard contre les inconséquences d'un christianisme mondanisé ont contribué chez des théologiens protestants (not. allemands) au XXe s. à la réélaboration de la question des rapports entre Église visible et Église invisible, entre professer (de par ses attaches historico-sociales) et croire (par-delà toute profession extérieure). Cette tension dépasse de beaucoup le cadre historique et ne renvoie donc ni au simple choix des valeurs ni à une reliogisité émancipée de la religion ni encore à une pure angoisse sotériologique interrogeant temps et histoire mais traduit pour le chrétien un drame intérieur de la pensée, non restituable par la communication directe, celui que le Danois sublimera à travers la figure improbable du “chevalier de la foi” qui « renonce au général pour devenir l'Individu » (Crainte et tremblement), c'est-à-dire celui qui endure l'absence de toute médiation pour rester en relation privée avec la divinité, autrement dit un exilé permanent.]