Von Hentig
L’Expédition de Werner von Hentig en Afghanistan (1915-1916)
Une petite expédition allemande fut constituée au printemps 1915 dans le but de trouver des moyens de briser l'influence de l'Empire britannique en Asie. Sous l'autorité de l'officier d'artillerie bavaroise Oskar Ritter von Niedermayer et du diplomate Werner O. Hentig, la troupe passa à travers la Perse contrôlée par les Britanniques et les Russes et, après une épuisante traversée du désert en août 1915, réussit à franchir la frontière afghane afin de progresser sur Kaboul. La légation allemande avait pour but avait pour but de rallier aux côtés de la Turquie et des Empires centraux l'Afghanistan, afin d'inciter l'émir d'Afghanistan à une attaque sur l'Inde britannique afin de contraindre à la finale Londres à un accord de paix sur le théâtre des opérations en Europe. Cependant l'émir, ennemi mortel de la tutelle coloniale, comptait sur l'appui d'un contingent turco-allemand et fut déçu par la maigre “mission armée diplomatique” qui se présenta à lui. La tentative n'aboutit donc pas. L'audacieux Ritter von Niedermayer, le “Lawrence allemand”, réussit à rejoindre en septembre 1916 le territoire turc, tandis que Von Hentig suivit l'ancienne Route de la soie à travers la chaîne montagneuse du Pamir pour rejoindre la Chine fin 1916.
[Ci-dessous : Werner Otto von Hentig en 1915]
En mars 1915, le Sous-Lieutenant Werner von Hentig, qui combat sur le front russe, reçoit l’ordre de se rendre le plus rapidement possible à Berlin pour se présenter auprès du Département 3b de l’état-major général. Ce Département est un département politico-militaire. Comme il l’écrira plus tard dans ses souvenirs (Mein Leben – eine Dienstreise ; Ma vie – un voyage en service commandé), il s’était distingué, au sein de son unité, en peu de temps, comme un “spécialiste des patrouilles stratégiques, pour la plupart derrière les lignes ennemies”. Cette audace le prédisposait, aux yeux de ses supérieurs hiérarchiques, à l’aventure qu’ils allaient lui suggérer.
Werner Otto von Hentig était le fils d’un juriste bien connu à l’époque de Bismarck, qui avait occupé le poste de ministre d’État dans l’entité de Saxe-Cobourg-Gotha. En fait, W. O. von Hentig était diplomate de formation. Sa promotion était toutefois récente et il n’était encore qu’aux échelons inférieurs de la carrière. Mais, malgré cette position subalterne, il incarnait déjà, avant 1914, une sorte de rupture et surtout il personnifiait une attitude différente face au monde, celle de sa jeune génération. Celle-ci ne considérait plus que le service diplomatique était une sinécure agréable pour l’aristocratie. Déjà lors de sa période de probation, comme attaché à la légation d’Allemagne à Pékin, il avait pu sauver beaucoup de vies lors des troubles de la guerre civile chinoise, grâce à ses interventions, répondant à une logique du cœur. Dans les postes qu’il occupa après la Chine, notamment à Constantinople et à Téhéran, il se distingua par ses compétences. Ce n’est pas sans raison que l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Léon y Castillo, Marquis de Muni, porte-parole de tous les diplomates accrédités dans la capitale française, avait évoqué, dès le 3 janvier 1910, dans les salons de l’Élysée, une “ère nouvelle de la diplomatie”.
En 1915, on avait donc choisi Hentig pour une mission tout-à-fait spéciale. Comme tous les experts ès-questions orientales, y compris le futur célèbre indologue Helmuth von Glasenapp, avaient déjà reçu une mission, c’était lui que l’on avait sélectionné pour mener une expédition politique en Afghanistan. Les sources disponibles ne nous rendent pas la tâche facile : sur base de celles qui sont encore disponibles, nous ne pouvons guère décrire avec précision le but exact de cette mission ni définir quelle fut la part dévolue aux Turcs. Hentig écrit dans ses mémoires : « Après que le front occidental se fût figé, on songea à nouveau à frapper l’Angleterre par une opération politique au cœur de son Empire, l’Inde. Ce fut la visite du Kumar d’Hatras et de Mursan Mahendra Pratap au ministère allemand des Affaires étrangères, puis au quartier général impérial, qui constitua le déclic initial ». De plus, l’idée avait reçu l’appui d’un docte juriste musulman, Molwi Barakatullah.
Au départ de Kaboul, les Allemands voulaient soulever contre l’Angleterre toute la région instable (et qui reste instable aujourd’hui) entre l’Afghanistan et l’Inde de l’époque. De Kaboul également, ils voulaient introduire l’idée d’indépendance nationale dans le sous-continent indien. Les alliés indiens dans l’affaire étaient 2 personnalités vraiment inhabituelles, décrites de manières fort différenciées selon les rapports que l’on a à leur sujet. Mursan Mahendra Pratap, quoi qu’on ait pu dire de lui, était un patriote cultivé ; il appartenait à l’aristocratie indienne et avait consacré toute sa fortune à soulager les pauvres. Il voulait créer une Inde indépendante qui aurait dépassé l’esprit de caste. Barakatullah s’était rendu à Berlin en passant par New York, Tokyo et la Suisse. Au départ de la capitale prussienne, il voulait amorcer le combat contre la domination impérialiste anglaise.
[Ci-dessous : Oskar von Niedermayer, au centre]
Hentig posa une condition pour accepter la mission : il voulait que celle-ci soit menée comme une opération purement diplomatique et non pas comme une action militaire. Pour attirer le moins possible l’attention, le groupe devait rester petit. Outre les 2 amis indiens, Hentig choisit encore 2 “hodjas”, des dignitaires islamiques, et, parmi les 100.000 prisonniers de guerre musulmans de l’Allemagne, dont la plupart avaient d’ailleurs déserté, il sélectionna 5 combattants afridis très motivés, originaires de la région frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan actuel. Ces hommes se portèrent volontaires et ne posèrent qu’une seule condition : être équipés d’un fusil allemand des plus précis. À l’expédition s’ajoutèrent le médecin militaire Karl Becker, que Hentig avait connu à Téhéran, et un négociant, Walter Röhr, qui connaissait bien la Perse. L’officier de liaison de l’armée ottomane était Kasim Bey, qui avait le grade de capitaine. Le groupe partit avec 14 hommes et 40 bêtes de somme. À Bagdad, ils rencontrèrent un autre groupe d’Allemands, dirigé, lui, par un officier d’artillerie bavarois, Oskar von Niedermayer. Ces hommes-là, aussi, devaient atteindre Kaboul, mais leur mission était militaire (cf. Junge Freiheit n°15/2003).
En théorie, l’Iran était neutre mais sa partie septentrionale était sous contrôle russe tandis que le Sud, lui, se trouvait sous domination anglaise. Hentig, pour autant que cela s’avérait possible, devait progresser en direction de l’Afghanistan en évitant les zones contrôlées par les Alliés de l’Entente. Cette mesure de prudence l’obligea à traverser les déserts salés d’Iran, que l’on considérait généralement comme infranchissables. Les souffrances endurées par la petite colonne dépassèrent les prévisions les plus pessimistes. Elle a dû se frayer un chemin dans des régions que Sven Hedin, en tant que premier Européen, avait explorées dix ans auparavant. Il faudra encore attendre quelques décennies pour que d’autres Européens osent s’y aventurer. Même si les Russes et les Britanniques mirent tout en œuvre pour empêcher la colonne allemande d’accomplir sa mission, celle-ci parvint malgré tout à franchir la frontière afghane le 21 août 1915. Dès ce moment, les autorités afghanes agirent à leur tour pour empêcher tout contact entre Hentig et ses hommes, d’une part, et la population des zones montagneuses du Nord du pays, d’autre part. Hentig constata bien vite l’absence de toute structure de type étatique en Afghanistan et remarqua, avec étonnement, que les tribus du Nord, qui ne pensaient rien de bon du pouvoir de Kaboul, voyaient en lui le représentant de leurs aspirations. En tout, le pays comptait à l’époque au moins 32 ethnies différentes et 4 grands groupes linguistiques.
[Ci-dessous : l'Émir Habibullah Khan]
Hentig ne disposait que d’une faible marge de manœuvre sur le plan diplomatique. Les Anglais, pourtant, en dépit de pertes considérables, ne s’étaient jamais rendu maîtres du pays, ni en 1839 ni en 1879 mais ils avaient appliqués en Afghanistan le principe du “indirect rule”, de la “domination indirecte”, et avaient transformé le roi en vassal de la couronne britannique en lui accordant des subsides : l’Émir Habibullah recevait chaque année des sommes impressionnantes de la part des Anglais. En même temps, le vice-roi et gouverneur général des Indes, Lord Hardinge of Penthurst, veillait à ce que le roi afghan n’abandonne pas la ligne de conduite pro-anglaise qu’on lui avait suggérée. Enfin, les services secrets britanniques, que Rudyard Kipling a si bien décrits dans son roman Kim, étaient omniprésents. Dans un tel contexte, le roi ne songeait évidemment pas à pratiquer une politique d’équilibre entre les puissances, a fortiori parce que l’Italie avait quitté la Triplice, parce que la Russie avait lancé une offensive dans le Caucase et parce que les succès de l’armée ottomane se faisaient attendre.
Hentig décida alors d’appliquer le principe qu’utilisaient les Britanniques pour asseoir leur domination : obtenir l’influence politique en conquérant les esprits de la classe sociale qui donne le ton. L’Allemagne n’était pas entièrement dépourvue d’influence en Afghanistan à l’époque. À Kaboul, dans le parc des pièces d’artillerie de l’armée afghane, Hentig découvre de nombreux canons de montagne fabriqués par Krupp, avec, en prime, un contre-maître de cette grande firme allemande, un certain Gottlieb Fleischer. Celui-ci aurait été tué par des agents britanniques tandis qu’il quittait le pays, selon la légende.
[Ci-dessous : Mahendra Pratap (au centre) à la tête de la mission diplomatique avec les délégués allemands Werner Otto von Hentig (d.) et Niedermayer (g.) à Kaboul en mai 1916]
Systématique et habile, Hentig parvint à obtenir l’oreille des décideurs afghans, en jouant le rôle du conseiller bienveillant. Il fut aider dans sa tâche par un groupe d’hommes de l’entourage d’une sorte de chancelier, Nasrullah Khan, un frère de l’Émir. Ce groupe entendait promouvoir l’idée d’une indépendance nationale. En très peu de temps, Hentig a donc réussi à exercer une influence considérable sur ce groupe nationaliste ainsi que sur le jeune prince Habibullah. Finalement, l’Émir lui accorda à son tour toute son attention. Celui-ci, selon une perspective qualifiable de “féodale”, considérait que le pays était sa propriété privée. Hentig tenta de lui faire comprendre les principes d’un État moderne. Sans s’en rendre compte, il jeta les bases du combat afghan pour l’indépendance nationale. L’Émir s’intéressa essentiellement au principe d’un budget d’État bien ordonné car cela lui rapporterait davantage en impôts que tous les subsides que lui donnaient les Anglais.
Le roi trouvait particulièrement intéressante la recommandation de dissimuler tous ses comptes au regard des Anglais, de soustraire sa fortune à la sphère d’influence britannique. Rétrospectivement, Hentig notait dans ses mémoires :
« Nous ne subissions plus aucune entrave de la part de l’Émir, bien au contraire, il nous favorisait et, dès lors, notre influence s’accroissait dans tous les domaines sociaux, politiques et économiques de la vie afghane ».
En esquissant les grandes lignes d’un système fiscal, en insistant sur la nécessité d’un service de renseignement et en procurant aux Afghans une formation militaire, Hentig parvint à induire une volonté de réforme dans le pays. Les connaissances qu’il a glanées restent pertinentes encore aujourd’hui. Ainsi, sur le plan militaire, il notait :
« Nous considérions également qu’une réforme de l’armée s’avérait nécessaire. Dans un pays comme l’Afghanistan (...), on ne peut pas adopter une structure à l’européenne, avec des corps d’armée et des divisions, mais il faut, si possible, constituer de petites unités autonomes en puisant dans toutes les armes ; de telles unités sont les seules à pouvoir être utilisées dans ces zones montagneuses sans voies praticables. L’Afghanistan doit également envisager des mesures préventives contre les bombardements aériens, qui ont déjà obtenu quelques succès dans les régions frontalières ».
La pression croissante de l’Angleterre obligea Hentig à se retirer le 21 mai 1916. Une nouvelle marche à travers la Perse lui semblait trop dangereuse. Il choisit la route qui passait à travers l’Hindou Kouch, le Pamir, la Mongolie et la Chine. Sur cet itinéraire, il fut une fois de plus soumis à de très rudes épreuves, où il faillit mourir d’épuisement. À la première station télégraphique, il reçut des directives insensées de la légation allemande de Pékin, qui n’avaient même pas été codées ! Hentig s’insurgea ce qui le précipita dans une querelle de longue durée avec le ministère des Affaires étrangères.
[Ci-dessous : Nasrullah Khan]
En février 1919, l’Émir Habibullah fut tué de nuit dans son sommeil, dans sa résidence d’hiver de Djalalabad. Son frère, Nasrullah Khan, fut problablement l’instigateur de cet assassinat. Le Prince Amanullah, qui avait été très lié à Hentig, pris la direction des affaires. En mai 1919 éclate la troisième guerre d’Afghanistan qui se termina en novembre 1920 par la Paix de Rawalpindi, qui sanctionna l’indépendance du pays. Dès 1921, Allemands et Afghans signent un traité commercial et un traité d’amitié germano-afghan.
En février 1928, Amanullah, devenu roi, est en visite officielle à Berlin. Le ministère des Affaires étrangères en veut toujours à Hentig et tente par tous les moyens d’empêcher une rencontre entre le souverain afghan et le diplomate allemand. Pour contourner cette caballe, la firme AEG suggère à Hentig de participer à une visite par le roi des usines berlinoises du consortium. Pendant sa visite, le roi découvre tout à coup son ancien hôte et conseiller, quitte le cortège officiel, se précipite vers lui et le serre dans ses bras devant tout le monde. Le roi insiste pour que Hentig reçoive une place d’honneur dans le protocole. Le Président du Reich, Paul von Hindenburg, exige du ministère des Affaires étrangères qu’il explique son comportement étrange.
En 1969, lorsque Hentig avait 83 ans, il fut invité d’honneur du roi Zaher Shah à l’occasion des fêtes de l’indépendance. Hentig profita de l’occasion pour compulser les archives des services secrets de l’ancienne administration coloniale britannique, qui étaient restées au Pakistan. Ce fut pour lui un plaisir évident car les Américains s’étaient emparé de ses propres archives après la défaite allemande de 1945 et ne les ont d’ailleurs toujours pas rendues. Dans les dossiers secrets de l’ancienne puissance coloniale britannique, Hentig découvrit bon nombre de mentions de sa mission ; toutes confirment ce qui suit : l’expédition allemande a créé les prémisses du mouvement indépendantiste afghan et donné une impulsion non négligeable aux aspirations indiennes à l’indépendance.
► Walter Rix (article paru dans Junge Freiheit n°39/2009 ; tr. fr. : RS).
◘ Bibliographie :
- Les espions de l'or noir, Gilles Munier, Koutoubia, 2009, 316 p.
- Like Hidden Fire : The Plot to Bring Down the British Empire, Peter Hopkirk, Kodansha Globe, 1997, 448 p. (recension)
◘ Article connexe :
« Les thèmes de la géopolitique et de l’espace russe dans la vie culturelle berlinoise de 1918 à 1945 » (RS)
◘ Sur la toile :
Max von Oppenheim, le “Abou Djihad” allemand et l’expédition Niedermayer-Hentig
◘ Ressources iconographiques :
À Bubendorf, près de Bâle, le récent musée afghan de Suisse, sous la direction de Paul Bucherer, possède une large collection des photographies de l'expédition Von Hentig.
Pièces-jointes :
Von Hentig et la mission allemande en Afghanistan (1915-1916)
[Ci-contre : en mai 1916 à Kaboul, de g. à d. : Molwi Barakatullah, Otto von Hentig, le Kumar Mahendra Pratap, Kasim Bey, Walter Röhr]
D’abord, une vie qui commence à Berlin le 22 mai 1886, Friedrichstrasse 42, dans un quartier chic de la ville. Le père de Werner Otto von Hentig est un important avocat qui, entre autres, défend les intérêts des princes allemands régnant ou médiatisés, ceux des ministres du Reich dont Bismarck, ceux de grands industriels. La mère travaille à ses côtés, ce qui n’est pas commun à l’époque. Lorsque le prince Karl Egon zu Fürstenberg lui demande de prendre en charge ses intérêts, il accepte. Du jour au lendemain, Werner Otto quitte son milieu prussien et protestant, ainsi que la grande ville, pour se retrouver à Donaueschingen, dans un univers catholique, bon enfant, qui est encore celui de Spitzweg. Sa mère, des précepteurs, des gouvernantes françaises le préparent, avec son frère, à son entrée au lycée. Le père ayant été nommé ministre d’État de la Saxe-Cobourg-Gotha, la famille déménage à nouveau dans l’aimable Thuringe. Hentig profite des ressources de la célèbre bibliothèque de Gotha et des collections archéologiques tout en s’initiant à la politique grâce aux occupations paternelles. Son baccalauréat en poche, il passe un semestre à Grenoble puis effectue son service militaire à Königsberg, dans le 3e régiment de cuirassiers. Il s’y familiarise avec le métier des armes et aussi avec les chevaux pour lesquels il développe une véritable passion. Le fameux Colmar von der Goltz Pacha, un des généraux les plus intéressants de la Prusse d’alors, le remarque car il a détecté en lui de grandes qualités intellectuelles et militaires. C’est là un premier signe que l’Orient lui adresse.
Tout en poursuivant des études de droit, il gagne son argent en travaillant chez un juge, chez un imprimeur, dans une morgue où il rédige le procès-verbal des dissections. Un long stage juridique à Vienne lui permet de découvrir un univers nouveau, un art de vivre inédit qui le fascine, car fait de distinction, de nonchalance et d’hédonisme, ultime sourire d’un empire bientôt voué à la disparition ! Ses examens finaux réussis, il est nommé attaché auprès de l’ambassade du Reich à Pékin. Il y retrouve des collègues exceptionnels (dont le conseiller de légation Krebs, qui maîtrise 32 langues à la perfection), il apprend le chinois, entreprend de longues randonnées dans le pays avec son cheval, assiste aux troubles suscités par la révolution de 1911 puis visite le Japon et la Corée. Mais il est temps pour lui d’assumer une fonction dans un consulat, comme l’exige le règlement. Il choisit Constantinople. Toutefois l’ordre lui est donné de se rendre à Téhéran. Là, il est accueilli par son nouveau patron, le ministre Henri XXXI prince de Reuß, « un personnage monumental » comme il dit. Le prince s’étant bien vite convaincu de ses capacités, il le surcharge de travail afin de pouvoir s’adonner sans contraintes à la vie mondaine. Même le soir, il est obligé d’être présent et d’assumer le rôle de lecteur, avec des instructions passablement cocasses :
« Lors des longues et tranquilles soirées d’hiver nous organisions des lectures. À cet effet, le prince Reuß avait choisi L’année de fer de Bloem (1). Comme le prince faisait des patiences, que la princesse Emma, sa nièce, avait des difficultés d’élocution et que l’allemand de Silvy, sa dame de compagnie anglaise, était déficient, c’est moi qui devait assumer exclusivement cette lecture. Le prince m’avait demandé de sauter les passages délicats, tout en respectant la cohérence du texte. Je ne parvenais pas à dissimuler l’enfant illégitime d’une des héroïnes, en dépit de tout ce que je pus broder sur quatre pages. Aux reproches du prince, je répliquai que si les dames avaient compris, cela ne pouvait plus leur nuire et que si elles n’avaient pas compris non plus ».
À la déclaration de guerre, il quitte Téhéran et parvient à rejoindre, à cheval, le territoire de l’empire ottoman, puis l’Allemagne. Dans un premier temps, il est envoyé sur le front russe. C’est là qu’en mars 1915 un télégramme lui demande de se présenter à Berlin. Au grand État-major, un capitaine issu des services diplomatiques lui annonce qu’il a été désigné pour prendre en charge une mission politique sur laquelle il doit garder le silence le plus complet.
Après l’échec de la grande offensive sur le front occidental en 1914, l’État-major allemand s’interroge sur les coups qu’il pourrait porter à l’empire britannique. On songe, bien entendu, aux Indes et un plan est forgé, plan qui compte utiliser la personnalité du richissime prince héritier indien (Kumar) de Hatras et Moursan, Mahendra Pratap. Ce nationaliste, qui combat pour l’indépendance de l’Inde, avait réussi non sans peine à rallier Berlin. Ses intentions sont simples : les Allemands doivent le soutenir, lui permettre de gagner l’Afghanistan, l’aider à obtenir le soutien de l’émir qui règne à Kaboul et à soulever ses compatriotes avec l’aide de tribus locales. Lorsqu’il apprend l’importance attachée à cette mission, Hentig refuse d’en prendre la direction, soulignant qu’il ignore tout des conditions afghanes et indiennes. Pour le convaincre d’accepter, on organise une rencontre avec le Kumar et un de ses conseillers, le professeur Molwi Barakatullah. Conquis par la personnalité du prince indien, qui a son âge, Hentig finit par accepter. Mais il refuse les moyens militaires que l’on veut mettre à sa disposition, préférant la discrétion. Il n’accepte pour compagnon qu’un médecin militaire allemand et quelques soldats musulmans. En compagnie du Kumar et du professeur, il visite le camp de Wolfsdorf, où sont internés des indigènes musulmans, souvent déserteurs, provenant des colonies françaises ou anglaises. Mais ils ne sont pas disposés à écouter l’appel à la guerre sainte, car ils redoutent, s’ils sont capturés, le peloton d’exécution. Finalement quelques Afridis, provenant du no man’s land du nord ouest de l’Inde s’annoncent. Amenés à Berlin, installés dans la prison centrale (car dans un hôtel leur présence insolite aurait attiré l’attention), on leur distribue des vêtements civils et des uniforme kakis et on les dote de passeports attestant qu’ils sont des ressortissants des colonies allemandes d’Afrique. Enfin, Hentig reçoit la somme pharamineuse de plus de 2 millions de marks or. Début avril 1915, un premier échelon composé de 3 Afridis et d’un Allemand se met en route, transportant le matériel radio.
[Wilhelm Wassmuss, portrait en frontispice de sa biographie : Wassmuss – der deutsche Lawrence, Dagobert von Mikusch, 1937]
Hentig ne dit pas dans ses Mémoires que, dès août 1914, le légendaire Enver Pacha, ministre de la guerre ottoman, avait eu l’idée d’envoyer des Turcs et des Allemands en Afghanistan et que Berlin avait accepté cette idée, un premier groupe d’une quinzaine de personnes s’étant mis en route, arrivant à Alep fin septembre 1914. Mais comme leur matériel est bloqué en Roumanie, il ne leur reste qu’à tuer le temps d’une manière agréable, en jouant aux cartes et aux dés, en inventant des cocktails et en organisant de petites fêtes. Mi-décembre, le chef de l’expédition, considérée comme une expédition militaire, Oskar von Niedermayer (2) arrive à Alep, avec le matériel. Pour la première fois tous les membres de l’expédition sont rassemblés. Le 21, en compagnie du consul Wassmuss, dans lequel plus tard les Britanniques voudront voir le “Lawrence allemand” et qui déploiera son activité entre autres chez les Tangsir du Golfe persique, Niedermayer se met en toute pour Bagdad, le reste du groupe étant retardé par des difficultés administratives, les Turcs n’étant plus intéressés à l’entreprise, car ils doivent désormais faire face au débarquement britannique à Bassorah. Il n’en demeure pas moins que début 1915 Niedermayer, après le départ de Wassmuss qui aurait dû initialement assumer cette fonction, est définitivement confirmé comme chef militaire de l’expédition. Pour lui, comme pour les autres membres de cette dernière, il est évident que c’est d’abord sur la traversée de la Perse qu’il convient de se concentrer. Car si elle échoue, l’ensemble du projet tombe à l’eau.
Le 14 avril 1914 Hentig gagne Vienne, avec le reste des Afridis, le Kumar et le professeur. Puis la petite équipe gagne Constantinople où de multiples difficultés administratives les attendent. Après avoir rongé leur frein, elle s’embarque dans le train d’Anatolie, qui la conduit jusqu’à Bosanti, au pied du Taurus, la ligne n’allant pas plus loin. Il faut charger le matériel sur des chariots, traverser le Taurus et le recharger sur le train qui continue vers Alep puis Bagdad. Le Kumar, le professeur, Hentig qui sont malades, assommés par la fièvre, décident de se séparer. La caravane va continuer vers Isfahãn alors que Hentig poursuivra vers Téhéran, afin de contacter le prince Reuß, « pour clarifier, comme dit Hentig, la situation politique ». Arrivé dans la capitale de la Perse, il retrouve certes le prince, mais accompagné de Niedermayer. Ce qu’il écrit est révélateur des sentiments qu’il nourrit à son égard :
« Le prince Reuß comptait beaucoup sur mon arrivée. Depuis des mois Monsieur [on appréciera le Monsieur] Niedermayer, qui était venu avec lui en Perse, se tenait à ses côtés. Nous le connaissions d’un précédent voyage en Perse comme boursier de la princesse Thérèse de Bavière […] Sa mission actuelle était de se rendre en Afghanistan avec le reste de la mission des instructeurs. Mais il avait préféré demeurer à Téhéran pour déstabiliser, sous différents déguisements, ou avec des intermédiaires, nos ennemis, mais aussi nos amis. Mon apparition lui rappela sa mission initiale. Il m’informa que je devais lui confier la mienne, car il était le meilleur. Le meilleur peut-être, mais pas le plus apte ».
Mais que se cache-t-il sous ce « Monsieur » méprisant ? Bavarois, officier de carrière abandonnant bientôt l’uniforme pour parcourir la Perse en tous sens, où il se constitue tout un réseau d’amis et d’agents, affilié à une société secrète locale, auteur d’une thèse sur la région qu’il publiera en 1920, Oskar von Niedermayer participe aux combats sur le front français en tant que premier lieutenant de l’armée royale bavaroise, avant d’assumer la mission qui le conduira jusqu’à Kaboul.
Singulière situation : 2 Allemands, chargés d’une tâche presque identique, se détestent cordialement alors que confrontés à d’immenses difficultés, ils auraient dû réunir leurs forces. On s’est posé la question des origines de cette aversion. Elle remonte à l’époque où les 2 hommes se rencontrent à Téhéran puis empoisonnera partiellement le voyage jusqu’à Kaboul et se poursuivra, bien après la fin de la guerre, dans diverses prises de position et publications. Les causes de ce conflit sont multiples : le champ des compétences des 2 hommes est mal délimité, l’un dépendant du grand État-major, l’autre des Affaires étrangères, l’un accordant la priorité à la mission militaire, l’autre à la diplomatique. Alors que Hentig entend gagner l’Afghanistan le plus rapidement possible, Niedermayer, lui, rêve de soulever en même temps certaines tribus perses, en utilisant ses réseaux. Enfin, les incompatibilités d’humeur s’expliquent aussi par des facteurs psychologiques. Alors que le “Dionysien” Niedermayer est un Bavarois pur sang, l’“Apollinien” Hentig représente l’archétype du Prussien. Il est des différences qui ne s’effacent pas si facilement.
Après avoir récupéré ses gens à Isfahãn, Hentig, début juillet, entreprend de franchir le désert salé, suivi de près par la caravane de Niedermayer. Cette véritable « traversée de l’enfer » constitue l’unique possibilité d’échapper aux patrouilles russes et britanniques actives en Perse, formant un véritable cordon sanitaire le long de la frontière afghane, d’ailleurs en parfaite violation de la neutralité du pays. Hentig note dans son Journal :
« Nous avions devant nous une des parties les plus difficiles de notre marche, 160 km d’un désert sans eau. Dès la première étape, nous fûmes assaillis par des désagréments imprévus. Les outres, trop neuves, donnaient à l’eau un goût de graisse de mouton qui sous l’effet de la chaleur se dissolvait et se mêlait à l’eau. Bientôt, le combat pour la survie de mes gens devint un combat pour l’eau ».
Torturés par la soif, par la malaria, par la dysenterie, accablés par la chaleur et par la fatigue, l’expédition — les hommes de Niedermayer ayant rejoint ceux de Hentig — entreprend ensuite la traversée du grand désert salé proprement dit. Le 22 août 1915, la petite caravane atteint un point que la carte désigne comme étant la frontière afghane. Après une marche d’un jour et d’une nuit, les hommes épuisés arrivent dans un village où ils trouvent de l’eau en abondance. Ils peuvent s’y laver, laver leurs uniformes et les chevaux, un soin particulier étant accordé au coursier blanc du Kumar. Car l’entrée à Herat doit revêtir un caractère solennel :
« Moi-même, écrit Hentig, j’avais sauvé ma tunique de lin blanc et les parements bleus de mon régiment, ainsi que mon casque de cuirassier. Quand je songe aujourd’hui à cette solennité, ce couvre chef évoque pour moi un accessoire de théâtre ».
Le lendemain, la petite troupe fait son entrée à Herat, où elle est bien accueillie par le gouverneur et le commandant de la place. Puis la marche en direction de Kaboul reprend. Les choses sont plus faciles, il y a de l’eau et les paysans apportent du lait, des œufs, de l’orge, de la volaille et du mouton. Rapidement le physique, comme le moral, se rétablissent. Sur la grand’ route devant Kaboul, l’expédition est accueillie par un escadron et une batterie des troupes de la garde, instruites par un officier turc. Les voyageurs sont installés dans un vaste bâtiment, relativement confortable. Hentig demande aussitôt de rencontrer l’émir Habibullah mais il lui est répondu que rien ne presse, que les membres de l’expédition doivent se reposer, que de toute manière l’émir n’est pas à Kaboul, mais dans sa résidence d’été à Paghman. De la part de ce dernier, cette tactique de retardement est compréhensible car il se trouve devant une situation politico-diplomatique délicate. Après un accord conclu avec l’Angleterre, il est certes considéré comme un souverain indépendant mais aux prérogatives limitées car il n’a le droit d’entretenir des relations qu’avec les Britanniques, par l’entremise de l’India Office de Dehli. Lors du déclenchement des hostilités en 1914, il se déclare neutre, contrairement aux princes indiens. Les Anglais, habilement, le maintiennent dans l’illusion qu’il possède une des premières armées de la région :
« Mais ce qui nous fut donné de voir, note Hentig, était complètement vétuste, avec un armement hétéroclite, des uniformes de tous les styles provenant du fripier, commandé par des lieutenants de plus de soixante ans ».
Devant l’impossibilité d’obtenir une audience, les responsables de l’expédition, ainsi que le Kumar et le professeur décident d’une grève de la faim. Finalement, l’émir cède et accepte d’accorder une audience privée dans sa résidence estivale. Le groupe est d’abord accueilli par le « vice-régent de la souveraineté, chancelier de l’empire », le frère de l’émir, Nasrullah. Celui-ci, revêtu du costume traditionnel, représente la tendance “nationaliste” de la dynastie alors que son frère, qui est tourné vers Dehli et les Anglais, porte des uniformes et des costumes européens. Puis très solennellement Hentig, Niedermayer, le Kumar, le professeur et quelques autres sont mis en présence de Sa Majesté qui leur adresse un long discours, ambigu : « Je vous considère, leur dit-il, comme des marchands qui me proposent leurs produits. Parmi eux, je choisirai ceux qui me conviennent et qui me plaisent ». Aussitôt, les voyageurs protestent. Ils ne sont pas des marchands mais des représentants officiels de l’empereur d’Allemagne, venus afin de nouer des liens diplomatiques avec un émir souverain. Ce dernier, un peu surpris, réplique que les gens choisis par l’empereur allemand pour une telle mission sont bien jeunes. Il s’étonne aussi que leur lettre d’accréditation soit écrite à la machine. Hentig répond que des diplomates âgés, aux jambes tremblantes, n’auraient pu supporter les rigueurs du voyage et que l’empereur allemand, se trouvant sur le front au milieu de ses troupes, ne dispose pas de calligraphes qu’il laisse dans son palais de Berlin.
Pour vaincre la méfiance du souverain, les Allemands décident de s’armer de patience, de nouer des liens parmi les courtisans, de s’informer sur les rapports de force entre les différentes factions du palais. Petit à petit, l’émir s’amadoue. Il convoque Hentig pour des séances de discussion qui durent des heures. Il lui parle de son sommeil, de sa digestion, de ses lectures, de ses menus. Mais politiquement, il ne sort pas grand’ chose, sinon rien, de ces entrevues, hormis des conseils bien intentionnés concernant le développement de l’agriculture et de l’armée, la convocation du conseil des anciens, afin de tenter d’établir une relative harmonie entre les différents groupes ethniques. Avec l’agrément de Sa Majesté, qui a fini par comprendre ce que signifie la notion d’internement pour un neutre, une soixantaine de Hongrois, de Tyroliens, de Tchèques, de Serbes, de Roumains, déserteurs ou prisonniers de guerre évadés de Russie, sont libérés de sombres cachots et viennent grossir les effectifs de l’expédition. Il y a parmi eux d’habiles artisans, très convoités par le palais, un peintre et un secrétaire qui déchargera Hentig de ses travaux de bureau. Bientôt, les Allemands diffuseront un petit journal ronéotypé, qui contient des nouvelles provenant des Indes, captées par un petit récepteur trouvé sur place et remis en état. Désormais l’émir ne s’oppose plus aux travaux des Allemands, dans la mesure où il en tire également un profit personnel. Des retranchements sont construits autour du palais, l’artillerie est entraînée, des exercices et des parades attestent des progrès réalisés. Toutefois politiquement rien n’avance. Le Kumar, qui commet maladresse sur maladresse, peine à établir des contacts avec les princes indiens. Les relations entre Hentig et Niedermayer se tendent de plus en plus. Enfin, le pire finit par arriver : les prisonniers établissent une distillerie clandestine et l’on peut voir des ivrognes tituber dans les rues de Kaboul. Le scandale est parfait ! D’autres ex-prisonniers en manque de femmes se convertissent à l’Islam, autant pour pouvoir se marier que pour toucher la somme d’argent promise par l’émir. En outre, des vols sont régulièrement commis dans la caisse de l’expédition. Habibullah prend de nouveau ses distances avec Hentig et Niedermayer qui comprennent qu’il est temps de partir, avec l’autorisation de Sa Majesté. Le 21 mai 1916, ils quittent Kaboul avec quelques compagnons et se dispersent bientôt afin de pouvoir mieux franchir le barrage, qui s’est encore renforcé le long de la frontière afghano-persane. Le destin de chacun pourrait fournir une riche matière à un financier. Niedermayer, pour sa part, décide de franchir, avec quelques compagnons, la frontière de l’empire russe et de rejoindre la Perse après avoir traversé le désert du Karakoum, en se faisant passer pour un Afghan. Hentig, lui, choisit la route de l’est. Par le Pamir, il a décidé de gagner la Chine, où il dispose encore de solides amitiés. Il y parviendra, après une extraordinaire odyssée :
« Lorsque des tiers, des explorateurs éminents comme Filchner et Sven Hedin, ont la bonté de considérer mon périple à travers le Kewir, le Pamir, à travers le Kamalaklan et le Gobi comme une performance touchant aux limites des possibilités humaines, ils y ont encore ajouté les circonstances aggravantes de la guerre ».
On se demandera pourquoi la tentative allemande en Afghanistan comme celle de la pénétration aux Indes a échoué. Initialement, Berlin a commis une double erreur, d’abord en surestimant, sur la base de mauvaises informations, ses possibilités dans la région et les sympathies qu’elle pouvait y recueillir, ensuite en sous-estimant l’influence des Britanniques et, accessoirement, des Russes. Ensuite, le choix des protagonistes n’a pas toujours été heureux, le Kumar se montrant trop souvent fantasque et n’étant visiblement pas pris au sérieux par ceux qui auraient qui étaient censés le suivre aux Indes. Plus généralement, une entreprise politico-diplomatique conduite avec des moyens trop limités dans une région considérée comme uns chasse gardée de l’ennemi britannique était condamnée de but en blanc à l’échec. Ce qui demeure, en définitive, c’est l’extraordinaire et fascinante aventure de personnages hors du commun et les livres et les études qu’ils nous ont laissés.
[Ci-dessous : Couverture de Meine Diplomatenfahrt ins verschlossene Land, Legationssekretär Dr. Werner Otto von Hentig, Ullstein Kriegsbücher, Berlin-Wien, 1918]
Après leur passage en Afghanistan, que deviendront Hentig et Niedermayer ? Le premier se retrouvera à Constantinople, comme chef du service de presse de l’ambassade d’Allemagne. La guerre terminée, il sera chargé d’affaires à Sofia, ensuite consul général à Posen puis à San Francisco et Bogotà. Dans ces postes, il vivra de nouvelles aventures. Entre 1937 et 1939, il dirigera la section orientale du ministère des Affaires étrangères du Reich. Après la guerre, il représentera comme ambassadeur la république fédérale d’Allemagne en Indonésie, puis deviendra conseiller de la maison royale saoudienne. Il meurt presque centenaire en 1984. Il rédigera de nombreux textes, entre autres ses Mémoires qui connaîtront un grand succès.
Infiniment plus tragique sera le destin de Niedermayer. Il combattra encore jusqu’en 1918 sur le front français, poursuivra ses études à l’université de Munich, fera partie d’un corps-franc puis sera enrôlé dans la Reichswehr. Transféré en URSS, il contribuera à l’organisation de l’Armée rouge, adhérera en 1933, in extremis, au parti national socialiste et quittera l’armée la même année avec le grade de lieutenant-colonel. Il sera chargé de la direction d’un institut de géopolitique à l’université de Berlin. Durant la guerre, on lui confiera, après de nombreuses et vaines demandes de sa part, le commandement d’une division, composée d’« éléments asiatiques » qui sera employée en Ukraine dans la lutte contre les partisans puis transférée en Italie où le commandant en chef, le maréchal Kesselring, le privera de son commandant, le jugeant incapable de conduire une grande unité (!). En août 1944, ayant tenu des propos désobligeants sur la politique russe de Hitler, il est arrêté, emprisonné à Torgau puis libéré par les Américains. Un peu plus tard, les Soviétiques s’empareront de lui et l’incarcéreront à la prison de Wladimir où il mourra de tuberculose en 1948. Sa dernière vision aura-t-elle été celle des jardins de Kaboul ?
Il laisse une œuvre abondante, en partie consacrée à l’Afghanistan.
► Jean-Jacques Langendorf, La Voie Stratégique n°1 et 2, 2010.
◘ Notes :
- 1) L’écrivain préféré de Guillaume II.
- 2) Sur le personnage, cf. Jean-Jacques Langendorf, « L’expédition d’Oskar von Niedermayer en Afghanistan » in : Écrits afghans, Ed. Antipodos-Le Polémarque, Commercy, 2010, p. 31-57.
◘ Bibliographie :
- Pour Hentig : Werner Otto von Hentig, Mein Leben : Eine Dienstreise, Göttingen, 1962.
- Pour Niedermayer : Oskar von Niedermayer, Unter der Glutsonne Irans – Kriegserlebnisse der deutschen Expedition nach Persien und Afganistan, Dachau, 1925.
- Sur Hentig et Niedermayer : Renate Vogel, Die Persien-und Afghanistanexpedition Oskar Ritter von Niedermayers, 1915/1916, Osnabrück, 1976.
- Hans-Ulrich Seidt, Berlin-Kabul-Moskau : Oskar Ritter von Niedermayer und Deutschlands Geopolitik, München, 2002.
◘ Écrits afghans
Publié par le récent et dynamyque éditeur Le Polémarque, Écrits afghans de l’écrivain et historien militaire suisse Jean-Jacques Langendorf mêle habilement parcours d'aventuriers et enjeux géopolitiques.
Ce volume rassemble 3 textes devenus introuvables : « But where is the sweet, sweet Elisabella gone ? », « L’expédition d’Oscar von Niedermayer en Afghanistan », « Un projet russe d’invasion de l’Afghanistan au XIXe siècle », assortis d’un portrait littéraire et de la bibliographie française exhaustive de l’écrivain.
• Sur l'auteur : Auteur d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles traduits dans 4 langues, J-J. Langendorf a aussi publié des ouvrages consacrés à la tactique et à la stratégie (Le bouclier et la tempête ; Face à la guerre – L'armée et le peuple suisse ; Faire la guerre : Antoine Henri Jomini ; Histoire de la neutralité), ainsi que plusieurs biographies et romans (Un débat au Kurdistan ; La nuit tombe, Dieu regarde ; Zanzibar 14).
♦ Coédition : Antipodos (revue Impur) / Le Polémarque, 88 p., 333 exemplaires numérotés, 12 € + 4 € de frais de port
♦ Commandes : lepolemarque@gmail.com ou par écrit aux Éditions Le Polémarque 29 rue des jardiniers 54000 NANCY.
♦ Du même auteur : Les châteaux des croisades : conquêtes et défense des États latins, XIe et XIIIe siècles, Infolio (EN Crausaz, CH--1124 Gollion), 366 p., 2011, 49 €.
◘ Présentation : À 8 siècles de distance l'aventure des Croisades et des États latins d'Orient continue d'exercer sa fascination. Jean-Jacques Langendorf et Gérard Zimmermann ont parcouru entre 1961 et 1962 la Turquie, la Syrie, le Liban, la Jordanie et Israël pour y étudier les monuments militaires, religieux et civils édifiés par les Croisés. Les clichés qu'ils ont rapportés présentent des forteresses et autres sites dont certains ne sont plus accessibles de nos jours parce qu'ils se trouvent dans des zones militaires, ont été parfois détruits dans les affrontements israélo-arabes, ont été sacrifiés à l'urbanisation ou subi des restaurations outrageuses. Ce livre, après avoir évoqué la découverte des monuments des États latins par les voyageurs du XVIIIe siècle au XXe siècle, raconte comment les Croisés vécurent et guerroyèrent, avec quelles armes, tactiques et moyens logistiques ils s'imposèrent et pourquoi et comment leur domination prit fin. Il montre où et comment les châteaux francs ont été bâtis, quelles fonctions stratégiques ils remplirent, proposant enfin une description de chacun d'entre eux avec son histoire et la présentation de son état actuel, le tout appuyé sur une vaste iconographie et bibliographie.
Jean-Jacques Langendorf, qui a vécu plusieurs années en Afrique du Nord et au Proche-Orient, est l'auteur de nombreux ouvrages historiques et militaires, d'essais et de romans. Il est maître de recherches à l'Institut de stratégie et des conflits – commission française d'histoire militaire – de Paris, président de l'Institut für vergleichende Taktik de Vienne-Leipzig et membre d'honneur du Centre d'histoire et de prospective militaires de Lausanne-Pully. Gérard Zimmermann, après avoir travaillé à l'Institut d'histoire de l'art du Moyen Âge de Genève et participé à des fouilles archéologiques au Soudan, a fondé avec sa femme le Centre de Documentation du Monde Oriental et mené des campagnes photographiques au Proche-Orient. Il a réuni d'importantes archives photographiques et documentaires.
◘ Recension presse : JJ langendorf , grand voyageur, avait entrepris en 1962 un vaste périple au Proche-Orient 5turquie, Cilicie, Syrie, Liban, Israël et Jordanie) dont le but était d'explorer les principaux vestiges de l'architecture militaire des Croisades. Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il en publie le récit détaillé, dans un grand livre illustré de magnifiques photos. Mais c'est aussi l'occasion de retracer l'histoire des Croisades depuis l'entrée du calife Omar à Jérusalem (638), l'interdiction faite aux Latins d'accéder au Saint-Sépulcre (1056), le célèbre appel à la croisade lancé par le pape Urbain II (1095) et la chute d'Edesse (1144). Les Écrits afghans, du même auteur, sont d'un style tout à fait différent. Ce sont des notes prises sur le vif au cours des longues randonnées à cheval qui menèrent JJ Langendorf jusqu'à l'Indou-Kouch et à Kaboul à une époque où, déjà, les fiers guerriers de la région étaient décidés à se battre jusqu'au bout pour garder leur indépendance. Deux livres différents, mais qui ont tous 2 un point commun, celui d'être portés par le souvenir de 2 personnages de légende : le grand Thomas Edward Lawrence, l'auteur des Sept piliers de la sagesse, qui dès 1909 avait lui aussi visité certains châteaux-forts ou sites croisés du Liban, de Syrie et en Galilée, et le non moins étonnant Oskar von Niedermayer, qui fut en 1915-1916 le chef de l'expédition allemande en Iran et en Afghanistan. S'y ajoutent l'ombre de “Goltz Pacha” (le maréchal prussien Colmar von der Goltz, qui fut à 2 reprises conseiller militaire de l'empire ottoman) et celle d'une énigmatique amoureuse (« Sweet, sweet Elisabella ») dont l'évocation fait rêver. Le premier livre est à lire, le second est à déguster. [A. de Benoist, éléments n°141, oct. 2011]
De la Perse à l’Inde : les commandos allemands au Proche et au Moyen Orient de 1914 à 1945
[Ci-dessous : Wassmus en 1915 en tenue persane]
Les études historiques se rapportant aux 30 ans de guerres européennes au cours du XXe siècle se limitent trop souvent à des batailles spectaculaires ou à des bombardements meurtriers, qui firent énormément de victimes civiles, comme Hiroshima ou Dresde. Les aventures héroïques de soldats allemands sur des fronts lointains et exotiques ne sont guère évoquées, surtout dans le cadre de l’historiographie imposée par les vainqueurs. La raison de ce silence tient à un simple fait d’histoire : les puissances coloniales, et surtout l’Angleterre, ont exploité les peuples de continents tout entiers et y ont souvent mobilisé les indigènes pour les enrôler dans des régiments à leur service.
L’historiographie dominante, téléguidée par les officines anglo-saxonnes, veut faire oublier les années sombres de l’Empire britannique, ou en atténuer le souvenir douloureux, notamment en valorisant le combat de cet officier anglais du nom de Thomas Edward Lawrence, mieux connu sous le nom de “Lawrence d’Arabie”. Cet officier homosexuel a mené au combat les tribus bédouines de Fayçal I qui cherchaient à obtenir leur indépendance vis-à-vis de l’Empire ottoman. Il fallait, pour les services naglais, que cette indépendance advienne mais seulement dans l’intérêt de Londres. Le 1er octobre 1918, Damas tombe aux mains des rebelles arabes et, plus tard dans la même journée, les forces britanniques entrent à leur tour dans la capitale syrienne. Mais les Arabes étaient déjà trahis depuis 2 ans, par l’effet des accords secrets entre l’Anglais Sykes et le Français Picot. L’ensemble du territoire arabe de la Méditerranée au Golfe avait été partagé entre zones françaises et zones anglaises, si bien que les 2 grandes puissances coloniales pouvaient tranquillement exploiter les réserves pétrolières et contrôler les régions stratégiques du Proche Orient. La liberté que Lawrence avait promise aux Arabes ne se concrétisa jamais, par la volonté des militaires britanniques.
Beaucoup de tribus de la région, soucieuse de se donner cette liberté promise puis refusée, entrèrent en rébellion contre le pouvoir oppressant des puissances coloniales. La volonté de se détacher de l’Angleterre secoua les esprits de la Méditerranée orientale jusqu’aux Indes, tout en soulevant une formidable vague de sympathie pour l’Allemagne. Les rebelles voulaient obtenir un soutien de la puissance centre-européenne, qui leur permettrait de se débarrasser du joug britannique. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale, le consul d’Allemagne en Perse, Wilhelm Wassmuss (1880-1931), fut un véritable espoir pour les indépendantistes iraniens, qui cherchaient à se dégager du double étau russe et anglais. L’historien anglais Christopher Sykes a surnommé Wassmuss le “Lawrence allemand” dans ses recherches fouillées sur les Allemands qui aidèrent les Perses et les Afghans dans leur lutte pour leur liberté nationale.
Fin 1915, début 1916, le Feld-Maréchal von der Goltz, commandant en chef des forces armées de Mésopotamie et de Perse, entre dans la ville iranienne de Kermanshah. Les Perses s’attendaient à voir entrer des unités allemandes bien armées, mais le Feld-Maréchal n’entre dans la ville qu’avec 2 automobiles. Pendant ce temps, le Comte von Kanitz avait constitué un front contre les Anglais qui avançaient en Perse centrale. Les forces qui meublaient ce front étaient composées de gendarmes iraniens, de mudjahiddins islamiques, de mercenaires, de guerriers tribaux (des Loures et des Bachtiars) et de Kurdes. La mission militaire germano-perse se composait de trente officiers sous le commandement du Colonel Bopp. Le gouvernement de Teheran cultivait une indubitable sympathie pour les Allemands : l’Angleterre se trouvait dès lors dans une situation difficile. Lorsque la Turquie ottomane entra en guerre, un corps expéditionnaire britannique, sous le commandement de Sir Percy Cox, occupa Bassorah et Kourna. La Perse se déclara neutre mais, malgré cela, les Anglais continuèrent à progresser en territoire perse, pour s’assurer l’exploitation des oléoducs de Karoun, entre Mouhammera et Ahwas.
Les tribus des régions méridionales de la Perse étaient toutefois fascinées par Wassmuss, le consul allemand de Boushir, originaire de Goslar. Wassmuss traversa le Louristan, région également appelée “Poucht-i-Kouh” (Derrière les montagnes), où vivaient des tribus éprises de liberté, celles des Lours. En 1916, Wassmuss fait imprimer le journal Neda i Haqq (La Voix du droit) à Borasdjan, “pour éclairer et éveiller l’idée nationale persane”. Wassmuss travailla d’arrache-pied pour influencer le peuple iranien. Son journal en appelait à la résistance nationale et préchait la révolte contre l’ennemi qui pénétrait dans le pays. Wassmuss fut ainsi le seul à pouvoir unir les tribus toujours rivales et à leur donner cohérence dans les opérations. « Les chefs religieux distribuèrent des directives écrites stipulant qu’il était légal de tuer tous ceux qui coopéraient avec les Anglais ». Mais tous les efforts de Wassmuss furent vains : il n’y avait aucune planification et la révolte échoua, littéralement elle implosa. Elle est venue trop tard : dès le début de l’année 1918, les troupes britanniques avaient occupé la majeure partie du territoire perse, en dépit de la neutralité officielle qu’avait proclamée le pays pour demeurer en dehors du conflit.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ne s’intéressaient qu’au pétrole, qu’à assurer leur prédominance économique en Iran, et ne se souciaient guère de lutter contre l’idée nationale persane. Rien n’a changé sur ce chapitre aujourd’hui : les Occidentaux ne cherchent que des avantages économiques. Toujours pendant le second conflit mondial, près d’un million d’hommes, épris de liberté, se sont rangés aux côtés de la Wehrmacht allemande, dans l’espoir de libérer leur pays de la tutelle des puissances coloniales occidentales : parmi eux, on compte les Indiens de la Légion “Asad Hindi”, les troupes recrutées par le Mufti de Jérusalem, les combattants issus des tribus du Caucase et quelques nationalistes iraniens. Ces derniers ont également apporté leur soutien à une opération osée, et sans espoir, que l’on avait baptisée “Amina”. Elle avait été planifiée par l’Abwehr de l’Amiral Canaris et devait être menée à bien par des soldats de la fameuse division “Brandenburg”.
L’objectif était de détruire la raffinerie de pétrole d’Abadan afin d’interrompre l’approvisionnement en carburant de la flotte britannique du Proche Orient. Mais les troupes britanniques et soviétiques sont entrées dans le Sud et dans le Nord de l’Iran, le 25 août 1941 et l’opération prévue par Canaris n’a pas pu avoir lieu. Plusieurs unités iraniennes résistèrent âprement mais dès le 28 août, elles ont dû capituler. Mais la lutte clandestine s’est poursuivie : début 1942, l’Abwehr allemande engage cent soldats indiens, qu’elle a bien entraînés, pour faire diversion dans l’Est de l’Iran. Les autres théâtres d’opération, très exigeants en hommes et en matériels, et l’éloignement considérable du front persan ont empêché toute intervention directe des Allemands. Les ressortissants allemands qui se trouvaient encore en Perse, après l’entrée des troupes britanniques et soviétiques, ont courageusement continué à soutenir les efforts des résistants iraniens. Il faut surtout rappeler les activités légendaires de Bernhard Schulze-Holthus, qu’il a déployées auprès des tribus guerrières des Kashgaï. Il était le conseiller du chef tribal Nazir Khan, qui refusait de payer des impôts à Teheran. Le rejet de la présence britannique conduisit donc à cette alliance germano-perse. Après plusieurs défaites, qui coûtèrent beaucoup de vies au gouvernement central iranien, celui-ci conclut un armistice avec Nazir Khan. Ce traité promettait l’autonomie aux Kashgaïs et leur fournissait des armes. En 1943, Nazir Khan revient de son exil allemand. Les Britanniques l’arrêtent et l’échangent en 1944 contre Schulze-Holthus.
De nos jours encore, les régions du monde qui ont fait partie de l’Empire britannique sont des foyers de turbulences, surtout au Proche Orient. La question est ouverte : à quand la prochaine attaque contre le “méchant Iran”, que décideront bien entendu les “bonnes” puissances nucléaires ?
► Rudolf Moser. (article paru dans zur Zeit, Vienne, n°44/2010)
♦ Pour prolonger :
- Wassmuss "le Lawrence allemand" : ses aventures en Perse pendant la guerre mondiale, Christopher Sykes, Payot, 1936 (nb. illustrations)
- La pénétration allemande au Moyen-Orient, 1919-1939 : le cas de la Turquie, de l'Iran et de l'Afghanistan, Antoine Fleury, Institut universitaire de Hautes Études internationales, Genève, 1977
Histoire : la Russie, l’Angleterre et l’Afghanistan
À la suite de la progression de la Russie en Asie Centrale dans les années 1860 à 1870 (1), l’Afghanistan est devenu le théâtre d’affrontements entre la Russie et l’Empire britannique ! La deuxième guerre anglo-afghane a commencé en 1878, lorsque l’émir afghan, Cher-Ali, a reçu l’ambassade russe après avoir refusé d’accueillir l’ambassade britannique. L’armée anglaise, bien supérieure à l’armée afghane, lui a infligé une série de défaites. Mais, après avoir quitté les villes de Kaboul et Kandahar, elle est tombée dans des pièges, dans les défilés des montagnes et a été victime de brusques chutes de pierres. Les Britanniques ont subi de lourdes pertes par suite de maladies, malaria et refroidissements, dues aux brutales chutes de températures dans les montagnes. Quant aux Russes, ils « n’ont pas pu » empêcher, en janvier 1880, la « fuite » de Tachkent de l’émir Abdourakhman qui avait été renversé par les Anglais. Sous son commandement, des détachements afghans ont anéanti, en juillet 1880, une brigade britannique près de Maïvand.
« Nous avons été confrontés à quelque chose de bien plus grave qu’une explosion de fureur de tribus sauvages déversant leur haine sur notre envoyé, écrivait le journal The Times. Manifestement, nous avons affaire à un peuple qui se révolte, irrité par notre présence et enflammé de haine contre tous les Anglais. La conquête d’un pays désertique et peu peuplé, vaut-elle de si gros sacrifices matériels et humains ? » .
À la suite de cela, le gouvernement libéral de Gladstone a renoncé à annexer l’Afghanistan aux Indes et n’a gardé que des passages à travers l’Hindu Kouch, ainsi que le contrôle général de la politique extérieure de l’Afghanistan.
Au début de l’année 1919, le fils d’Abdourakhman, qui avait des liens étroits avec Londres, a été tué à la suite d’un coup d’état, et son fils Amanoullah a proclamé l’indépendance de l’Afghanistan. La Russie soviétique, qui soutenait tout mouvement contre les pays de l’Entente, est devenue son allié naturel. L’armée anglo-indienne, soutenue par l’aviation et les voitures blindées, a envahi le pays par le Sud. Cependant, les innovations techniques se sont montrées impuissantes devant les montagnes afghanes et l’absence de routes. On découvrit que les chars blindés étaient facilement transpercés par les balles de vieux fusils. Quant aux avions, ils tombaient, après avoir heurté un sommet, ou abattus par des tirailleurs qui se trouvaient dans les montagnes à la même altitude qu’eux. L’Angleterre a reconnu l’indépendance de l’Afghanistan.
Mais l’affrontement continuait. En 1929, Amanoullah a été renversé grâce au soutien des services secrets britanniques. Le consul général d’Afghanistan, Goulam-Nabi-Khan, a formé avec l’aide de Moscou, un gouvernement en exil à Tachkent et a commencé à recruter des partisans d’Amanoullah. Le 14 avril 1929, des éclaireurs soviétiques ont pris un poste frontière afghan sur l’Amou-Daria. Le 22 avril, un détachement commandé par Vitali Primakov (pseudonyme de Raguib-Bey) a pris la capitale de l’Afghanistan du Nord, Mazari-Charif. Puis, Primakov a déclaré au Quartier d’Asie Centrale que « dès les premiers jours, il a fallu affronter une population hostile de Turkmènes, Tadjiks et Ouzbeks ». Le 30 mai 1929, tout le détachement est retourné sur le territoire soviétique. En octobre, l’insurrection sous le commandement de Nadir Chah, ancien ministre de la guerre d’Amanoullah, a balayé les partisans d’une union, tant avec l’URSS qu’avec l’Angleterre.
Il n’est pas étonnant que le Quartier Général soviétique et son général en chef Nicolas Ogarkov, connaissant les péripéties des invasions précédentes de l’Afghanistan, aient été catégoriquement opposés à la campagne d’Afghanistan de l’année 1979. Le bureau politique ne les a pas écoutés, et 10 ans plus tard, l’armée soviétique a dû se retirer sans gloire de l’Afghanistan toujours insoumis.
► T. Aptekar, Vremia Novosteï, 09 oct. 2001. (ex : bulletin d'avril 2009 de la& Gazette du centre de langue et de culture russes)
(1) La conquête, le plus souvent pacifique, de l’Asie Centrale par les Russes a duré de 1854 jusqu’à la fin des années 1880. en 1895, le traité signé entre l’Angleterre et la Russie a défini la frontière russo-afghane.
Le premier “Grand Jeu” entre Russes et Anglais
Dès la fin du XVIIIe siècle, l'Afghanistan se trouve au cœur du “Grand Jeu” qui oppose Russes et Anglais pour le contrôle de l'Eurasie. Description.
[Ci-dessous : À la fin du XVe siècle, les Mongols s'emparent de Kaboul et détruisent la puissance afghane en Inde]
Fondateurs au XIIe siècle du sultanat de Delhi, les Pachtounes, qui ont encaissé ensuite le choc des invasions mongole et turco-mongole, ont réussi à s'imposer de nouveau en Inde du Nord, jusqu'au Bengale, à la fin du XVe siècle. Cependant, Babûr, le fondateur de l'empire moghol devenu le maître de Kaboul et de Kandahar, détruit la puissance afghane en Inde. Au cours des 2 siècles suivants, le territoire afghan est progressivement partagé entre Moghols et Safavides qui, sur place, s'appuient sur des clientèles respectives. Mais le chef des Khattak, Khosh-Hâl, entre en conflit avec le maître de l'Inde. Une révolte générale soulève les montagnes afghanes. Elle aboutit, au cours des années 1670, à la défaite des armées mogholes. C'est à partir de ce conflit que s'affirme la puissance pachtoune. Celle-ci va bientôt profiter du déclin de l'empire moghol (Aureng Zeb meurt en 1707) et de l'affaiblissement des Safavides, qui encouragent Kandahar et Hérat à se rebeller contre le pouvoir persan. Le vide politique qui s'installe en Perse et en Inde après 1732 favorise la naissance d'un véritable État pachtoune. Ahmed Abdali devient — avec le titre de “Dorrané Dorràn” (“La perle des perles”) — roi d'Afghanistan, après avoir écrasé ses rivaux Ghilzaï et assuré ainsi la domination des Dorrani. Aliined fonde ensuite un empire, qui s'étend de Meshed, en Iran oriental, jusqu'au Cachemire. Il conduit de nombreuses expéditions victorieuses contre les Mahrattes du subcontinent et les Sikhs, qui ont installé dans le Pendjab une puissante principauté.
Quand Ahmed meurt, en 1772, son royaume inclut le territoire de l'actuel Pakistan. C'est son successeur — Timour, dont le règne dure jusqu'en 1793 — qui installe sa capitale à Kaboul. Les divisions qui affectent ensuite le clan royal font que Hérat prend son indépendance et que les Sikhs l'emportent à l'est, refoulant vers sa forteresse montagneuse la puissance pachtoune.
C'est aussi à partir de ce moment, alors que s'affrontent Shah Shodjâ, le petit-fils d'Ahmed le Grand, et son rival Dost Mohammad, que se met en place autour de l'Afghanistan la rivalité anglo-russe, résumée dans la célèbre formule du “Grand Jeu” censé donner à l'une ou à l'autre de ces 2 puissances la maîtrise de l'Eurasie et, par là même, de l'ensemble du monde. Cet affrontement va déterminer pour longtemps l'histoire de la montagne afghane.
Vice-roi des Indes de 1899 à 1906, Lord Curzon a résumé cet affrontement en ces termes :
« Turkestan, Afghanistan, Transcaspienne, Perse, pour beaucoup de gens, de tels noms évoquent seulement un mystérieux lointain, le souvenir d'aventures étranges, une tradition romanesque désuète. Pour moi, je l'avoue, il s'agit là des pièces d'un échiquier sur lequel se dispute la partie pour la domination du monde ».
Depuis la fin du XVIIIe siècle, la Russie des tsars a en effet entamé une poussée vers le sud, vers les mers chaudes, qui lui apparaît indispensable à son affirmation comme puissance globale. Les armées russes ont ainsi conquis le Caucase, subjugué l'Asie centrale jusqu'aux frontières perses et aux confins himalayens, poussé également vers l'Extrême-Orient, au sud du fleuve Amour, pour s'ouvrir l'accès au Pacifique central, à la Corée et à la Chine. Face à cette entreprise, l'Angleterre verrouille les détroits turcs, développe son influence en Perse et surveille la frontière du nord-ouest d'où peut venir, à partir des passes de Khyber, le danger pour l'Inde. Le contrôle de Kaboul constitue donc, dans cette perspective, un enjeu stratégique majeur.
Les dirigeants anglais sont pourtant partagés quant à l'attitude à adopter, car les libéraux ne sont guère convaincus par l'analyse géostratégique qui commande le Great Game cher à Kipling. Gladstone parle de « sornettes » et Lord Argyll affirme que la progression de la Russie, puissance européenne, « sert les intérêts de l'Humanité ». À l'inverse, Sir Randolph Churchill, le père de Winston, considère que « plus forte sera la Russie en Asie centrale, plus faible sera la souveraineté britannique sur l'Inde ».
Du côté russe, le général Ignatiev, attaché militaire à Londres, avance pour sa part que « en cas de conflit avec l'Angleterre, il n'y a qu'en Asie que nous serons en mesure de lutter contre elle avec quelque chance de succès de l'affaiblir ». Dans cette confrontation, la Russie dispose de solides atouts : la continuité territoriale qui caractérise son empire eurasien, la liberté d'initiative dont elle dispose du fait de son régime autocratique, enfin le faible peuplement du Turkestan russe, ce qui constitue une garantie de sécurité sur les arrières du front de colonisation.
À l'inverse, la Grande-Bretagne doit compter, malgré sa puissance navale, avec la distance qui, même après le percement de l'isthme de Suez, la sépare des Indes, sur le fait que — dans un espace indien qu'elle parvient certes à contrôler mais où le rapport des forces peut évoluer — sa posture est avant tout défensive. Elle doit compter aussi avec son régime parlementaire qui peut menacer, sur le long terme, les politiques et les stratégies nécessaires.
La tension entre les 2 grands rivaux se précise à la fin des années 1830, au moment où un officier anglais défend Hérat contre une coalition russo-persane. C'est dans ce contexte tendu que l'arrivée à Kaboul de l'officier russe Vitkévitch, favorablement accueilli par Dost Mohammad, suscite les plus vives inquiétudes chez les responsables de l'Inde anglaise. L'échec de l'ambassade confiée à Alexander Burnes conduit alors les Anglais à occuper la capitale afghane pour y rétablir Shah Shodja, le rival malheureux de l'émir accusé de favoriser les Russes. Les maladresses du résident anglais William MacNaghten jetant de l'huile sur le feu, le soulèvement est général, sous la direction d'Akbar, le fils de Dost Mohammad, et entraîne le déclenchement de la première guerre anglo-afghane.
[Ci-dessous : Combats acharnés des “Habits rouges” de Sa Majesté pour le contrôle des passes de Khyber. Celles-ci commandent la sécurité des frontières nord-ouest de l'empire des Indes]
C'est dans ces conditions, en janvier 1842, que le général Elphinstone décide d'évacuer Kaboul et entame une retraite qui va se transformer en un véritable calvaire pour ses troupes. 16.000 hommes — parmi lesquels ceux des importants contingents indiens peu préparés à combattre dans le froid glacial de la montagne afghane — sont tous massacrés et un seul militaire, le chirurgien Brydon, parvient à Jalalabad pour y annoncer le désastre. Les Anglais ne peuvent rester sur cet échec et un corps expéditionnaire reprend Kaboul au printemps, mais la leçon a été comprise à Londres. Dost Mohammad est rétabli sur le trône, avec l'engagement de s'éloigner de la Russie, en échange d'importants subsides anglais.
Bloquée pour un temps à l'issue de la guerre de Crimée [1853-1856], du côté de la mer Noire, la Russie poursuit son avance en Asie centrale où Boukhara et Khiva deviennent alors des émirats “protégés”. En 1878 — alors que le Congrès de Berlin, qui fait suite à une nouvelle guerre russo-turque, bloque de nouveau les ambitions du tsar en direction des Balkans et des détroits — une mission russe est reçue à Kaboul par l'émir Sher AIi, ce qui déclenche une réaction immédiate des Anglais venus occuper Kaboul. C'est le premier épisode d'une deuxième guerre anglo-afghane.
Par le traité de Gandamak, signé en 1879, l'émir Yakoub, qui n'a pas appelé les tribus au soulèvement, cède aux Anglais les territoires tribaux de Peshawar, mais la population de Kaboul s'insurge et massacre la garnison anglaise. Il faut alors la campagne conduite par Lord Roberts pour reprendre la ville et imposer l'abdication à Yacoub, finalement déporté en Inde. La lutte continue puisque le fils de Sher Ali, Ayub Khan, bat les Anglais du général Burrows près de Kandahar. Les Britanniques installent alors sur le trône Abd er Rahman, un rival d'Ayub Khan, mais cherchent surtout, alors que vient de chuter le gouvernement conservateur de Disraëli, à calmer le jeu en évacuant le pays.
[Ci-dessous : Au début du XXe siècle, des troupes russes à la frontière de l'Afghanistan]
Des négociations anglo-russes aboutissent en 1891 à la fixation de la frontière russo-afghane (avec le curieux tracé de la “péninsule du Wakhan”, séparant Inde anglaise et Turkestan russe). Puis, en 1893, Abd er Rahman et Mortimer Durand établissent sur les monts Suleiman la frontière entre l'Afghanistan et l’empire britannique des Indes, confirmant ainsi la perte définitive des territoires pachtounes de Peshawar. Abd er Rahman conquiert alors en revanche le Nouristan et convertit de force à l'islam les populations demeurées païennes. Entamé en 1901, le règne de son fils Habibollah — qui durera jusqu'en 1919 — ouvre un XXe siècle qui aurait pu être pour l'Afghanistan celui d'une éventuelle modernisation, que semblait annoncer l'introduction de automobile et de l'imprimerie. La période voit en effet plusieurs bouleversements majeurs : la victoire en 1905 du Japon sur la Russie, que certains interprètent comme le signal d'un réveil de l'Asie, l'accord anglo-russe qui précise en 1907 l'étendue des zones d'influence des 2 empires en Perse et en Asie centrale, la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle l'Afghanistan demeure neutre, enfin la révolution russe de 1917.
[Ci-contre : la ligne Durand, nom donné à la frontière entre Afghanistan et Pakistan, établie le 12 novembre 1893 par un accord entre l'émir Abdur Rahman Khan et sir Mortimer Durand pour l'Empire britannique. Elle divise artificiellement des tribus pachtounes qui partagent la même langue et la même organisation sociale. Le gouvernement afghan n'a jamais reconnu cette ligne comme frontière]
Le Turkestan russe semble alors plongé dans l'incertitude quant à son avenir. Les bolcheviques ont initialement promis l'autodétermination aux minorités du défunt empire des tsars, mais refusé ensuite d'entendre leurs revendications. Au même moment, des troupes anglo-indiennes venues de Perse occupent Ackhabad dans le Turkmenistan. C’est alors qu'Habibollah est assassiné par un nationaliste afghan antibritannique venu de Tachkent. Le second fils de l'émir, Amanollah, prend le pouvoir après avoir écarté son frère et son oncle, l'assassin de son père étant à peine inquiété. Dès le 1er mars 1919, Amanollah dénonce la sujétion imposée de fait par les Britanniques et proclame l'indépendance complète de l'Afghanistan, quelques jours avant que la nouvelle Russie soviétique ne dénonce les accords anglo-russes. Des relations diplomatiques sont alors établies entre Kaboul et le régime bolchevique, au moment où l'Angleterre s'inquiète de l'agitation nationaliste qui gagne l'Inde, où est perpétré, le 13 avril, le massacre d'Amritsar. Quelques semaines plus tard, des incursions afghanes dans les territoires tribaux du nord-ouest conduisent au déclenchement de la troisième guerre anglo-afghane (3-28 mai 1919). Les bombardements aériens visant Kaboul et Djalalabad obligent rapidement les Afghans à demander l'armistice.
Signé le 8 août 1919 (date retenue depuis pour la célébration de la fête nationale), le traité de Rawalpindi reconnaît l'entière souveraineté de Kaboul alors que Amanollah substitue le titre de shah à celui, plus modeste, d'émir. Il conclut ensuite, en septembre 1920, un traité avec les Soviétiques, qui fournissent une aide aérienne et installent 5 consulats en Afghanistan. Reconnu par les États-Unis, le gouvernement afghan établit des relations avec la Turquie, la Perse, la France, l'Italie et l'Allemagne mais, globalement, les années 1919-1921 semblent se conclure sur un succès soviétique.
S'inspirant du modèle kémaliste turc, bientôt repris par Reza Shah en Perse, Amanollah lance un ambitieux programme de modernisation du pays qui s'appuie sur la mince couche sociale supérieure que constituent les élites occidentalisées. Trois lycées sont ainsi créés à Kaboul (un lycée de filles verra le jour dans les années 1940) qui assurent l'ouverture sur l'extérieur et préparent des coopérations culturelles prometteuses, notamment avec la France, dont les archéologues jouent alors un rôle majeur dans la redécouverte du passé antique de la région. La monarchie semble donc en mesure de conforter l'État face à l'anarchie tribale traditionnelle, de porter le nationalisme afghan et d'incarner un projet de modernisation de la société. Pourtant, les réformes engagées au pas de charge se heurtent rapidement à l'opposition d'une population rurale demeurée très rétive au changement, qui voit dans l'occidentalisation en cours une rupture insupportable avec son héritage religieux et culturel.
Désireux de transformer une société bien éloignée du degré d'évolution qui était celui de la société ottomane au sortir de la Première Guerre mondiale, Amanollah ne peut aller aussi loin que Mustapha Kemal. Et ses nombreux voyages à l'étranger ne peuvent garantir le succès de sa politique réformiste. En 1929, la révolte est générale et le roi doit fuir Kaboul pour se réfugier à Kandahar. Un bandit tadjik, Batcha-Saqao, s'empare alors de la capitale où il se proclame émir, mais les Pachtounes s'insurgent. Derrière le général Nâder — qui recrute une partie de ses troupes dans les tribus installées du côté anglais dé la frontière indo-afghane — ils reprennent Kaboul à l'usurpateur. En octobre, Nâder est reconnu comme roi et Batcha-Saqao, le Tadjik, est exécuté. Ces événements semblent redonner l'avantage aux Britanniques.
De 1929 à 1933, Nâder rétablit l'État et conserve bon nombre de réformes d'Amanollah. Il expulse les conseillers soviétiques mais, tenant d'une stricte neutralité, il refuse de les remplacer par des Anglais. Il est assassiné en novembre 1933.
L'avantage semble demeurer aux Britanniques quand le fils aîné de Nâder, Zaher Shah, un jeune homme de 18 ans formé au lycée Janson de Sailly, monte sur le trône, qu'il occupera jusqu'en 1973. Les oncles du roi, Hashem jusqu'en 1946, puis Shah Mahmoud jusqu'en 1953, dirigent le pays, qui proclame sa neutralité en 1940. Une première mission américaine se rend à Kaboul en 1942, signe que Washington se prépare à prendre le relais de Londres — dans la poursuite du “Grand Jeu”.
Le refus des Britanniques d'organiser, dans les territoires pachtounes, des frontières du nord-ouest de l'empire des Indes, un référendum permettant le rattachement de ces régions à l'Afghanistan, suscite une vive colère à Kaboul. S'installe d'emblée un climat de défiance avec le tout nouveau Pakistan né de la partition du Râj britannique. Il est significatif que l'Afghanistan ait été alors le seul État à voter contre l'entrée du Pakistan à l'ONU. Une opportunité pour l'URSS, qui entend exploiter le mécontentement afghan face à un Pakistan aussitôt rangé dans le camp occidental. Alors que la frontière entre les 2 pays est fermée en 1950, tout le commerce extérieur de l'Afghanistan enclavé transite par l'URSS, qui accorde au gouvernement de Kaboul les crédits que lui refuse Washington. La visite effectuée, en décembre 1955, par Khrouchtchev et Boulganine est l'occasion pour Moscou de soutenir les revendications afghanes sur le Pachtounistan pakistanais, et de conclure des accords économiques et militaires. Ceux-ci débouchent sur la construction d'un oléoduc soviéto-afghan, la réalisation de voies routières — dont l'une, empruntant le tunnel de Salang inauguré en 1964, reliera Kaboul à Mazar i Sharif au nord de l'Hindou Kouch et, de là, à l'Ouzbékistan soviétique — et la formation en URSS des officiers supérieurs de l'armée afghane.
Eisenhower, qui n'entend pas laisser le champ libre aux Soviétiques, se rend à Kaboul en 1959 avec, lui aussi, des projets routiers, suivi par Khrouchtchev l'année suivante, mais ce dernier ne peut cependant obtenir du Premier ministre Mohammed Daoud, un cousin du roi installé au pouvoir de 1953 à 1963, que des conseillers soviétiques soient présents dans tous les ministères. Dans le même temps, la présence à la tête du Pakistan, de 1958 à 1969, du général Ayub Khan, un dictateur militaire d'origine pachtoune (un Pathan selon le terme les désignant au Pakistan) calme quelque peu l'antagonisme entre les 2 pays.
[Ci-dessous : Le roi d Afghanistan, Zaher Shah. Il a 18 ans quand il succède à son père, le général Nâder, assassiné en 1933. Il occupera le trône jusqu'à son renversement en 1973 par son ancien Premier ministre, Mohammed Daoud. Autant le roi était pro-occidental, autant son successeur est favorable aux Soviétiques. Le “Grand Jeu” continue...]
En mars 1963, le roi Zaher Shah, dont l'autorité était demeurée jusque-là bien symbolique, décide d'écarter Daoud dont le neutralisme — affirmé dès la conférence de Bandoung de 1955 — a surtout profité à l'URSS. Pendant dix ans, de 1963 à 1973, le “règne personnel” de Zaher Shah correspond au contraire à une plus grande ouverture vers l'Occident. Dès 1959, le port du voile était devenu facultatif pour les femmes. Une Constitution est octroyée en 1964, année qui voit également l'ouverture du tunnel de Salang, ainsi que les débuts d'une activité touristique qui s'annonce prometteuse. 1965 voit la fondation du Parti populaire démocratique d'Afghanistan (en fait un parti communiste) qui se divise 2 ans plus tard entre 2 tendances, le Khalq (le Peuple) et le Partcham (le Drapeau), toutes 2 prosoviétiques (un autre parti communiste, apparaîtra en 1968, réunissant les communistes tadjiks et hazaras). Nur Mohammed Taraki et Hafizollah Amin sont à la tête du Khalq alors que Babrak Karmal dirige le Partcham, un clivage qui se confond largement avec la rivalité opposant la tribu pachtoune des Ghilzaï à laquelle appartiennent les 2 premiers et le clan royal Dorrani, lui aussi pachtoune, dont est issu Babrak Karmal, un aristocrate, fils de général, alors que ses 2 rivaux sont respectivement les enfants d'un modeste fermier et d'un petit fonctionnaire.
Ces divisions prendront tout leur sens à la fin des années 1970... Les ravages accomplis par la sécheresse et la famine, aggravés par la généralisation de la corruption, conduisent, le 16 juillet 1973, au coup d'État organisé par Mohammed Daoud qui, écarté dix ans plus tôt, bénéficie du soutien du parti communiste Khalq. Zaher Shah abdique et part en exil pour l'Italie. La République est proclamée et Daoud en devient le président. Il fait exécuter dans sa cellule un ancien Premier ministre du roi déchu et impose alors, 5 années durant, une dictature brutale qui suscite l'opposition de divers mouvements islamistes dont les dirigeants sont en exil à Peshawar. À l'extérieur, il se rapproche de l'Iran du Shah. Par l'intermédiaire de son nouvel allié iranien, il se rapproche du Pakistan, puis de l'Arabie saoudite. Cette évolution inquiète Moscou. Leonid Brejnev ne manque pas de le faire savoir lors de la visite qu'effectue Daoud en janvier 1977. Le numéro un soviétique dénonce alors les « conseillers impérialistes » de son interlocuteur et s'inquiète du rapprochement en cours avec les grandes monarchies pétrolières pro-occidentales du Golfe, démesurément enrichies à partir du premier choc pétrolier survenu en 1973.
[Au Pakistan, le général Zia, ci-dessous, s'empare du pouvoir le 5 juillet 1977. Il s'appuie sur les mouvements islamistes avec l'approbation de Washington. Le but est de contrer l'influence soviétique qui s'exerce toujours plus en Afghanistan depuis le renversement de Zaher Shah]
Le 5 juillet 1977, le succès du coup d'État organisé au Pakistan par le général Zia ul Haq — qui s'appuie, avec la bénédiction de Washington, sur les mouvements islamistes fondamentalistes — confirme les inquiétudes déjà manifestées à Moscou. Les jours de Daoud sont désormais comptés, d'autant que les 2 partis communistes rivaux se sont réconciliés en juillet 1977. Le 17 avril 1978, l'assassinat par des inconnus d'un idéologue communiste mobilise de nombreux manifestants qui accusent la CIA. Daoud réagit en faisant arrêter les responsables du mouvement, mais, le 27 avril, un coup d'État communiste ne rencontre guère de résistance. Daoud est assassiné avec toute sa famille et Nur Mohammed Taraki se proclame président le 30 avril. Son gouvernement est immédiatement reconnu par l'URSS. Pour l'un des proches du président américain Jimmy Carter, « l'URSS a gagné le Grand Jeu ». Dix ans après l'intervention à Prague du pacte de Varsovie, le caractère que l'on dit “irréversible” des “conquêtes du socialisme” semble confirmer le jugement pessimiste formulé par ce responsable américain. Mais l'histoire déjoue régulièrement les analyses apparemment les mieux fondées. Et c'est un tout autre avenir, ô combien dramatique, qui attend alors la “montagne rebelle”.
► Philippe Conrad, NRH n°49, été 2010.
◘ Pour prolonger : « Eurasisme et atlantisme » (RS)
Géographie de la “montagne rebelle”
L'Afghanistan s'étend, dans ses frontières actuelles, sur 650.000 km2. 970 km du nord au sud, 1.300 km d'ouest en est, où s'étire le curieux appendice oriental de la vallée du Wakhan, dessiné sur la carte en 1890 pour séparer l'Inde, alors anglaise, du Turkestan russe (et qui fait que l'Afghanistan dispose ainsi aujourd'hui d'une courte frontière avec la Chine). La montagne occupe les deux tiers du pays, dont 43 % sont situés au-dessus de 1.800 m (altitude de Kaboul, la capitale) alors que 10 % seulement se trouvent en dessous de 600 m.
Au centre et à l'est, le pays est coupé en deux par la masse formidable que représente l'Hindou Kouch, dont les sommets atteignent 7.000 m dans le Wakhan et entre 3.000 et 5.000 m. dans la partie centrale de la chaîne. Cette puissante barrière montagneuse sépare la vallée de l'Amou Daria (l'Oxus) — qui correspond, au nord, à l'antique Bactriane — du reste du pays. Cette région septentrionale est reliée par l'impressionnant tunnel stratégique de Salang, ouvert en 1964. Au sud-est, les monts Suleiman atteignent 3.450 m et forment la frontière avec le Pakistan, fixée à la fin du XIXe siècle sur la ligne Durand, nom du représentant britannique qui négocia son tracé avec le souverain de Kaboul. C'est dans cette chaîne, dont le franchissement fut de tout temps difficile, que s'ouvre la fameuse passe de Khyber, porte de toutes les invasions ayant déferlé sur le subcontinent indien.
Dépourvue d'unité, la géographie du pays multiplie les obstacles qui ont commandé les stratégies des conquérants successifs, avec voies d'accès et points de passage déterminants. La forteresse naturelle qu'a formée le relief de l'Afghanistan oppose à tout envahisseur des conditions climatiques particulièrement rigoureuses. La température peut monter en été jusqu'à 49° à Djalâlâbâd, alors que le thermomètre descend en janvier jusqu'à – 31° à Kaboul.
Centré sur Kandahâr (l'ancienne Alexandrie d'Arachosie), le pays pachtoune s'étend entre l'Hindou Kouch central, le Baloutchistan au sud et, à l'est, les monts Suleiman, dont le versant oriental pakistanais est également occupé par les Pachtounes.
À l'ouest, l'oasis d'Hérât (l'ancienne Alexandrie d'Ariane), demeurée soumise aux souverains safavides d'Ispahan jusqu'au XVIIIe siècle, appartient culturellement à l'espace persan.
Au nord de l'Hindou Kouch, la rive gauche de l'Amou Daria correspond au domaine tadjik et, secondairement, uzbek.
Au centre du pays, l'Hazarajat, occupé par des populations chiites d'origine mongole, apparaît isolé, tout comme le pays nouristani au nord-est de Kaboul et le Séistan au sud-ouest du pays.
Les rares cols permettant de franchir l'Hindou Kouch débouchent au sud de la chaîne sur les routes convergeant vers la capitale du pays et, au-delà, vers la passe de Khyber, ce qui explique l'importance stratégique revêtue par la région de Kaboul pour tous les conquérants venus du nord et, à l'inverse, pour les défenseurs de l'espace indien.
► Philippe Conrad, NRH n°49, été 2010.