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Golding

wg2_bm10.jpgWilliam Golding et son anthropologie sceptique

Son œuvre majeure, Sa majesté des Mouches (Lord of the Flies), est une critique fort pertinente de l’optimisme progressiste


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Né le 19 septembre 1911, William Golding peut être considéré comme le grand marginal de la littérature anglaise contemporaine. Le vécu existentiel, pour lui, a été le plus intense pendant la Seconde Guerre mondiale, où il a servi dans la marine — Golding était présent quand le Bismarck a coulé et au moment du débarquement anglo-américain de Normandie. Il a pris conscience de ce que les hommes pouvaient mutuellement s’infliger. Les expériences de la guerre ont conduit Golding, qui, avant les hostilités, croyait encore au perfectionnement de l’homme en tant qu’être social, à penser « que l’homme produit de la méchanceté comme les abeilles produisent du miel ». Le produit littéraire de cette grande désillusion est un roman, paru en 1954, et intitulé Lord of the Flies (en français : Sa Majesté des Mouches). Ce roman a permis à Golding d’acquérir la célébrité car il est devenu un succès international. 

Les contours assez simples que prend l’action dans ce roman ne nous permettent de deviner que progressivement la grande profondeur de ce récit qui a toutes les apparences de la modestie. Un groupe d’écoliers anglais, âgés entre 6 et 12 ans, échoue sur une île inhabitée du Pacifique. Les garçons se regroupent d’abord sous la houlette de Ralph, le raisonnable, qui permet le maintien d’un ordre social quasi démocratique. Mais, rapidement, une partie d’entre eux opte pour une autre voie, sous la direction de Jack, gamin agressif, totalement dénué de scrupules. Cette partie du groupe fait sécession.

lord_f10.jpgCes garçons, regroupés autour de Jack, se dénomment les “chasseurs” et abandonnent graduellement toutes les normes de la vie civilisée ; mus par leurs instincts les plus sombres, libérés par la pratique de la chasse, ils s’adonnent à l’ivresse de verser le sang, développent une fixation barbare pour les mises à mort et transforment, finalement, l’île en un enfer, après avoir allumé des brasiers qui se transformeront en incendie général. Le film, tiré du roman et réalisé par Peter Brook en 1963 met bien en exergue la mutation des garçons en une horde de sauvages. Finalement, le groupe d’écoliers est sauvé de l’auto-annihilation par l’arrivée d’un officier de marine britannique.

L’histoire est, en apparence, toute dépourvue de prétention, mais, subrepticement, elle révèle ses visées plus hautes : en effet, peu après l’arrivée des garçons sur l’île, l’un d’eux, enthousiasmé par la beauté naturelle et exotique du lieu, s’écrie : « c’est l’île de Corail ! ». Nous avons affaire, là, à une sorte de signal intertextuel, car ce cri, inséré dans l’intrigue, rappelle indubitablement la robinsonade victorienne de Robert Michael Ballantyne, The Coral Island (1858), que décrit Golding par ailleurs et en détail. Lord of the Flies est dès lors la première “anti-robinsonade”, parfaitement charpentée. L’auteur, en effet, recourt aux techniques d’écriture que présentent toutes les robinsonades, dans le but de les inverser, d’en réviser le contenu et la portée. Ces robinsonades ont été, pour la plupart, écrites à l’époque des Lumières, comme l’atteste d’ailleurs leur nom, dérivé de l’œuvre de Daniel Defoë, Robinson Crusoe (1719), qui a servi à poser l’idéal intellectuel et social de l’homme au début du XVIIIe siècle. 

[Ci-dessous : couverture Folio, 1983. Cette parabole manichéenne reste proche de la thématique d'Orange mécanique  : Toute société, même innocente, même composée d'enfants, repose toujours sur la violence. Si on a parfois confronté cette œuvre de littérature de jeunesse à la fable des Troglodytes (Montesquieu, Lettres persanes XI et XII) de par la similitude de procédé, elle n'en subvertit pas moins la teneur, non pas tant en décriant l'idée même de vertu que ceux qui s'en font les tenants, ceux-là  même qui dressent des idoles pour des hommes ignorants de leur nature et en cela enclins à s'entre-déchirer]

sa-maj10.jpgLord of the Flies entend aussi dévoiler, par le biais de la littérature, une anthropologie, dans le sens où elle rejette de manière décisive les espoirs optimistes des Lumières. Chez Ballantyne, 3 garçons, très conscients de leurs devoirs, prennent sur le dos le “fardeau de l’homme blanc” (pour parler comme Kipling) et se comportent entre eux comme des gentlemen ; chez Golding, au contraire, les garçons, qui portent, pour une bonne partie, les mêmes prénoms, s’avèrent incapable de maîtriser la situation exceptionnelle dans laquelle ils se trouvent. 

Dans The Coral Island, le processus civilisationnel, reproduit par les héros, est menacé de l’extérieur par des sauvages et des pirates ; dans le roman de Golding, les sources de la menace du Mal ne proviennent pas de l’extérieur mais de l’intériorité même de ses jeunes compatriotes. L’anthropologie sceptique de Golding acquiert toute sa pertinence dans la mesure où, dans Lord of the Flies, les enfants — généralement, dans toutes les robinsonades, les héros jeunes incarnent l’innocence — recèlent en eux le Mal.

Lord of the Flies est donc l’antithèse radicale de la robinsonade de Ballantyne, qui, elle, enjolivait l’aventure colonialiste anglaise. Mais elle ne constitue pas pour autant un manifeste anti-impérialiste. Les visées de l’auteur sont plus profondes : elles cherchent à saisir plus généralement les déficits constitutifs de l’humanité. Le principal impact de Lord of the Flies est d’avoir démontré que le vernis, auquel finalement se réduit notre civilisation, est très superficiel et n’offre, en fin de compte, qu’une protection bien insuffisante contre la brutalité innée de l’être humain. À plusieurs reprises, Golding a souligné que tous les pays et toutes les cultures recèlent, au fond d’eux-mêmes, un pareil potentiel de dangerosité. L’Oxford Dictionary of National Biography remarque que Lord of the Flies n’aurait certainement jamais été écrit s’il n’y avait pas eu de Bergen-Belsen ou d’Auschwitz ou si Dresde n’avait pas été bombardée par les Alliés.

Dans Lord of the Flies — le titre, rappellons-le, est une traduction littérale du concept hébraïque de “Belzébuth”, le “Seigneur des Mouches” — le tête de porc fichée sur un pieu, que les “chasseurs” offrent en sacrifice pour conjurer le danger d’un “monstre” qui les menacerait, symbolise le Mal. En voyant cette tête de porc, entourée d’une dégoûtante nuée de mouches, Simon, qui finira martyr, reconnaît que l’homme lui-même est ce “monstre”, une créature déchue.

L’homme déchu est aussi le thème du récit de Golding, se déroulant dans la préhistoire, The Inheritors (1955). Ce récit mène l’enquête sur le Mal, depuis son émergence. Lord of the Flies campe l’action dans un contexte moderne (à l’arrière-plan, une guerre atomique fait rage) ; dans The Inheritors, au contraire, le Mal est décrit dans ses formes les plus originelles. Dans Lord of the Flies, Golding cherche à corriger un genre littéraire, véhicule traditionnel de l’idéologie progressiste. Dans The Inheritors, il va se poser comme l’opposant radical à l’apôtre le plus emblématique du progrès dans le monde anglo-saxon du XXe siècle.

Si Lord of the Flies décrit l’île de corail (The Coral Island) de Ballantyne, The Inheritors cherche délibérément à inverser la thèse véhiculée par la nouvelle The Grisly Folk de H. G. Wells (1921). Dans les 2 cas, le scepticisme antiprogressiste de Golding s’exprime, avec la nette intention de provoquer de manière affichée l’idéologie dominante. Dans Lord of the Flies, ce sont des enfants qui incarnent le Mal. Dans The Inheritors, les Néanderthaliens sont posés comme les victimes innocentes de l’homo sapiens, qui veut s’imposer par la violence. Le titre, qui recèle quelque ironie, cherche déjà à montrer que la Terre n’appartient pas aux doux mais, au contraire, à leurs meurtriers ; l’aurore même de l’humanité est entachée de sang.

La querelle Wells/Golding n’est pas une simple dispute intellectuelle. Golding a certes tenté de réfuter la teneur idéologique de la brève nouvelle de Wells ; ce dernier avait émis des remarques dénigrantes au sujet des Néanderthaliens dans The Outline of History (1920). Golding les cite d’ailleurs dans les prolégomènes des Inheritors. Ce roman acquiert dès lors sa qualité intrinsèque parce que Golding, par le biais d’une expérience littéraire audacieuse, se glisse dans la peau des Néanderthaliens, posés par Wells comme des êtres incapables de raisonner. En effet, Wells leur dénie, dans The Grisly Folk toute capacité de raisonnement. Golding, lui, va tenter d’interpréter le sentiment vital chtonien de ses propres Néanderthaliens, ce qu’il résussira en campant le personnage naïf de Lok, dont il interprétera les perspectives. Sur base de l’empathie conséquente qu’éprouve Golding, la domination finale des Néanderthaliens par les hommes dotés de raison et armés de quelques artifices rudimentaires de “technologie”, prend une tournure tragique. Golding démontre de la sorte que tout progrès historique englobe simultanément pertes et profits. Contrairement à l’écrivain catholique de son époque, Hilaire Belloc, Golding n’entame pas une polémique contre le principe de base énoncé par Wells, qui postule l’évolution de l’homme au départ de prémisses primitives, mais uniquement contre l’interprétation qu’en fait Wells, c’est-à-dire celle d’un développement parfaitement libre qui ne connaît ni crises ni sauts qualitatifs provisoires. 

À partir de la rédaction de son amère robinsonade à héros unique, Pincher Martin (1956), Golding illustre sa thématique générale, celle du caractère inné du Mal en l’homme, non plus de manière collective mais de manière individuelle. Dans sa rude présentation de la situation de l’homme dans le monde, basée sur des fondements religieux, la rédemption, par la mort de Jésus-Christ, ne joue aucun rôle concret et améliorant, vu tout l’arrière-plan éminemment négatif sur fond duquel se déploie l’aventure humaine. 

Golding, à qui on attribua le Prix Nobel de littérature en 1983, est resté, sa vie durant, un isolé difficile à cerner sur la scène littéraire britannique. Il était populaire parmi ses contemporains et se désintéressait des problèmes réels de la société britannique. La critique que formule Golding à l’endroit de la civilisation a des fondements religieux : elle se borne à dévoiler, sans illusion aucune, la fragilité intrinsèque de l’homme et nous laisse en héritage un savoir profond qui devrait demeurer durable en nos esprits, et ce n’est pas là le moindre mérite de son œuvre vu la superficialité de la pensée actuelle : la société humaine n’est ni améliorable ni perfectible par l’action d’une quelconque “ingénierie sociale”.

► Prof. Dr. Heinz-Joachim  Müllenbrock, Junge Freiheit n°38/2011.

 

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