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  • Brocéliande

    texte à venir

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    Brocéliande contre le monde moderne

    Notes pour servir à la constitution d'un Front Brocéliande contre le monde moderne

    « J'ai revêtu plusieurs aspects
    Avant d'atteindre ma forme naturelle.
    J'ai été le fer étroit d'une épée
    (Je le croirai si je le revois)
    J'ai été une goutte dans l'air
    J'ai été une étoile scintillante
    J'ai été un mot dans un livre...
    J'ai été un tisonnier dans le feu
    J'ai été un arbre dans un fourré »

    Câd Goddeu (Le Combat des Arbres)

    « ... l'intuition, qu'il y a quelque vaste processus à l'œuvre qui réalise l'acmé de la création, l'entéléchie de toute lutte vitale, dans ces larges et fraîches feuilles d'extase magique, qui s'ouvrent et frémissent dans l'air invisible ».

    John Cowper Powys

    totem-10.jpgLa forêt était vivante. Par les rumeurs, les grands gestes, les hauteurs mouvantes, les silences tapis, les lueurs vertes, les éclats soudains lorsque le soleil tombe, la forêt vive nous parlait. Nous étions, en quelque sorte, ses enfants. Nous aimions la verticalité de la forêt, les cimes perdues, presque indiscernables, les racines tels de gros serpents, l'humus, le pourrissement délicieux des feuilles. Les troncs, plus ou moins espacés, évoquaient de longues notes de musique qui finissaient par s'accorder dans le tumulte polyphonique de la forêt. Mais chaque arbre avait son message, sa présence propre. Les arbres ont de si fortes individualités que nous en oublions les essences et les espèces. Comme les humains, les arbres ont leurs histoires et, je m'aventure à l'affirmer, leurs consciences !

    Je crois à cette individualité ancrée dans la terre et doucement vaguante, en son faîte, avec le vent, le ciel ! Je crois à l'individualité farouche des arbres, des terres, des animaux et des hommes. L'homme moderne ne reconnaît que ce qu'il peut classer dans quelque abstraite catégorie. Aussi bien, je ne suis pas un homme moderne. La densité de l'être, sa force, sa vertu, son bonheur témoignent de l'intense singularité de toute chose...

    Cet arbre qui m'adresse un signe de bienvenue lorsque le chemin tourne et revient du côté du soleil n'a pas son égal et je me soucie fort peu de ce qu'en pensent les naturalistes. Il verdoie doucement dans l'air encore pâle d'Avril. Toute la mélancolie du renouveau bruit avec le vent venu des hauteurs qui retourne vers elles les paumes cendrées des feuilles, comme des mains, avec leurs nervures intelligentes. Cet arbre me salue quand je passe — mais il me semble que sa grande tâche est un colloque avec des présences que je ne vois pas mais dont la profusion architecturale des branches est le Temple. Les Tibétains croyaient que la symétrie attire les démons. Mais ils croyaient aussi à l'harmonie et à l'interdépendance universelle, et je vois ce matin qu'il n'est rien de moins symétrique ni de plus harmonieux que ce Temple feuillu...

    Je veux bien être traité de panthéiste ! C'est en effet la grande manie des abstracteurs modernes. Pourtant, ce mot, pour moi, ne veut rien dire. Car ce que disent les arbres à mon entendement est d'un ordre trop subtil pour convenir à de grossières terminologies. Panthéiste ? Si l'on y tient ! Mais avec Plotin et Saint­-François, avec Taliesin et Novalis ! Je sais fort bien que la beauté — où s'unissent la transcendance et l'immanence — n'est pas omniprésente, que souvent la transcendance s'éloigne, et que l'immanence devient lourde en cet âge de fer. J'aime les arbres car ils nous enseignent la légèreté. Certes, les arbres ne volent pas mais ils accueillent les oiseaux, hôtes et protecteurs des libertés les plus fragiles. Il faut bien voir que les racines des arbres ne sont pas moins dans le Ciel que dans la terre. La plus haute branche est l'éloge ultime de la terrestre légèreté. Veulent-ils nous enseigner l'esprit ceux qui ne frissonnent point avec le souffle à la plus haute branche de leur désir ?

    Loin de nous l'idée d'un culte de la “Nature” — car voici encore une abstraction. Je ne veux qu'honorer les arbres, comme il m'est arrivé d'honorer la mer, la neige, la nuit et le soleil. Lorsque ma conscience se prend à se considérer elle-même, elle découvre le Sans-Limite. À l'égard de moi-même, je suis infini. Je consens à cette belle idée légendaire du changement de forme. L'homme moderne doit avoir une notion fort contrainte et étroite de sa propre identité pour ne plus imaginer, comme jadis, pouvoir connaître d'autres formes et d'autres règnes. Je me suis trop attardé dans la contemplation des arbres, des animaux, des pierres pour ne pas avoir le sentiment de partager avec eux une essence ou une âme. Mon amour des forêts ne se fonde aucunement sur une quelconque détestation des villes. Car pour moi les forêts sont des villes, avec leurs peuples, leurs monuments et leurs lois. Et les villes, surtout la nuit, sont de grandes forêts mythiques où toutes les rencontres surnaturelles sont possibles. Dans la forêt comme dans la ville 2 réalités se confondent. Merlin l'Enchanteur danse sur les lisières de l'Autre monde et nous traduit en énigmes d'autres énigmes : il témoigne de la vertu métaphysique de la méditation forestière.

    howe-b10.jpgLa forêt de Brocéliande — qu'aujourd'hui la modernité menace — est l'exemple de cette vision qui perçoit les apparences comme des miroirs féeriques. Des noms viennent résonner dans la mémoire comme des pierres qui heurtent les parois d'un puits... Je voudrai dire, sans entrer dans la querelle médiévale du nominalisme et du réalisme, que les dieux sont d'abord des noms. Mieux vaut parler d'ontologie. Le nom n'est pas abstraction, il est une possibilité de l'être, une puissance. Les Dieux celtes, dont la puissance survit particulièrement en Bretagne armoricaine, en Irlande et au pays de Galles, comme en témoignent les œuvres des poètes (là où les poètes règnent, les Dieux survivent !) convoquent dans leurs noms les puissances à la fois intellectuelles et magiques. Le Dieu Lug est nommé “Salmidanach”, ce qui veut dire à peu près polytechnicien, titre qui en l'occurrence évoquera davantage la méthode d'Abellio que celle de ses confrères ingénieurs d'étroite envergure technocratique. Lug, qui rassemble dans son nom certaines vertus de Mercure ajoutées à celle de Mars et d'Apollon réunit les fonctions héroïques et sacerdotales. Il est celui qui comprend et celui qui agit. Druide et champion, il est artiste au sens non profané du terme. C'est lui qui apporte aux Tuatha Dé Dân'ann la victoire contre les Fomoires dans un combat qui ne sera point sans évoquer celui des Ases et des Variés, ou celui qui oppose les Dieux et les Titans.

    Comprendre les principes qui sont à l'œuvre dans ce combat des Tuatha Dé Dân'ann contre les Fomoires est loin d'être vain dans cet âge sombre finissant où les Fomoires et les Titans triomphent de façon si totale que l'on ne peut plus prévoir désormais que leur déclin. La nature de ces forces géantes opposées aux principes divins est de périr dans leur triomphe alors qu'il est dit des héros qu'ils “régneront sans fin”. Celui qui soumet le monde par le temps et par l'immanence est lui-même soumis au pouvoir qu'il détient. Le “réapparaître” lumineux de Lug marque le moment de son échec. Tout est possible tant que le nom du Dieu, tel un talisman, se transmet d'adepte en adepte dans le pressentiment des retrouvailles ardentes du nom et de sa puissance polyphonique.

    Les poètes, depuis toujours propagent l'idée d'une grandeur, d'une beauté, d'une intensité, d'une plénitude perdue. Même lorsqu'ils se veulent révolutionnaires, les poètes rêvent le monde nouveau comme une reconquête du monde ancien. Aragon ne fut pas le moindre chantre de Brocéliande, cette « forêt qui ressemble à s'y méprendre à la mémoire de ses héros » :

    « Chênes verts souvenirs des belles enchantées
    Brocéliande abri célèbre des bouvreuils
    C'est toi forêt plus belle qu'est l'ombre d'été

    Comme je ne sais où dit Arnauld de Mareuil
    Broussaille imaginaire où l'homme s'égara
    Et la lumière est rousse où bondit l'écureuil

    Brocéliande brune et blonde entre nos bras 
    Brocéliande bleue où brille le nom celte
    Et tracent les sorciers leurs abracadabras

    Brocéliande ouvre tes branches et descelle
    Tes ténèbres voici dans leur peaux de moutons
    Ceux qui viennent prier pour que les eaux ruissellent
    Tous les ans à la fontaine de Bellenton »

    Évoquant, ailleurs, les Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande, Aragon s'interroge, en une sorte de prière au soleil invaincu que l'on songe merveilleusement exaucée :

    « Est-ce la nuit du Christ est-ce la nuit d'Orphée
    Qu'importe qu'on lui donne un nom de préférence
    Celui qui ressuscite est un enfant des fées

    Que la nuit se déchire et qu'il naisse à souffrance
    C'est toujours le soleil, nous en sommes certains
    Et ses Pâques seront les Pâques de la France ».

    [Ci-dessous : Lady of the Well. Cette sculpture de Rose Garrard se tient au centre de Malvern (Worcestershire) et orne une fontaine d'eau de source provenant des collines de Malvern]

    39729210.jpgRien ne s'oppose davantage à la poésie, qu'elle soit métaphysique, prophétique, ou telle une prière accordée au limpide mystère du “tao” du moment présent, que l'idéologie progressiste qui applique à l'ensemble de l'humanité une logique semblable à celle qui guida les armes des exterminateurs d'hérétiques. Comment ne pas reconnaître que dans l'esprit des progressistes, au sinistre “Dieu reconnaîtra les siens”, fatal aux Cathares et à leurs voisins, se superpose désormais un abominable “l'avenir reconnaîtra les siens”. Cette “postéromanie” du progressiste est le principe même de son inhumanité. Le progressiste qui s'est fait un Dieu de l'Avenir passe allègrement sur les malheurs passés et présents, surtout celui des “archaïques” condamnés par l'histoire. Or archaïques, il faut bien le reconnaître que nous autres poètes le sommes à la perfection. L'éloge du monde naît d'un sentiment d'où naissent à leur tour les Dieux qui demeurent de toute éternité dans la mémoire du monde. Cette formule n'est paradoxale qu'en apparence car la mémoire du monde et la mémoire humaine lorsqu'elle s'ouvre à la poésie sont un même infini où Lug peut apparaître, disparaître, changer d'apparence et de pouvoir avec cette promptitude lumineuse qui lui est propre.

    Toute la question est de savoir s'il doit exister ou non une dimension d'intemporalité dans le monde. Nommer les Dieux, c'est répondre par l'affirmative à cette question. Si Lug agit, si les Tuatha Dé Dân'ann ne sont pas irrévocablement soumis, c'est qu'en effet une dimension persiste en ce monde qui n'est point soumise à la chronologie. C'est cette dimension qui justifie notre propos ainsi que toutes les études sur la tradition celtique dont, hélas, les témoignages d'époque sont rares. Mais ainsi que l'écrit Françoise Le Roux : « Nous pouvons affirmer a bon droit que l'inconvénient chronologique n'entre pas en ligne de compte : la religion des Celtes se rattache à une tradition qui est irréductible aux contingences du temps et de l'histoire ».

    Les récits médiévaux qui témoignent des mythes celtes se caractérisent par la présence d'un Hors du temps qui n'est autre que l'Or du temps que cherchait André Breton (dont l'œuvre, au lieu d'être réduite à l'histoire de l'avant-garde littéraire gagnerait à être réinterprétée dans une logique sacerdotale, armoricaine et bardique), et dont l'action sur le temporel et le visible est précisément la source inépuisable de la légende. Rares sont les critiques qui ont remarqué à quel point les récits, si visiblement engagés dans les combats du siècle de Steinbeck, par ex., témoignaient aussi de l'Invisible qui ordonne la légende des Chevaliers de la Table Ronde. Dans toutes les œuvres importantes du XXe siècle, à commencer par celles de Joyce, de Jünger ou de Montaigu, ce qui doit être dit se rapporte à une légende dédoublée dans l'invisible. Ce monde côtoie l'Autre monde dont les frontières sont chacune de nos heures intenses.

    Ce qui, dans nos récits irlandais, bretons ou gallois nous parvient de la puissance de la Légende ne peuple si naturellement nos songes que pour mieux affirmer cette intemporalité qui nous recueille parfois dans nos déroutes et nos désastres comme une clairière bienfaisante. L'éclaircie de l'être dont parle Heidegger est la clairière où s'apaisent les combats, où la lumière pure soudain nous inonde d'une surnaturelle nature, d'une transcendance immanente. Lorsque l'être se révèle, le monde devient à la fois plus intense et plus léger et se fait à la ressemblance de Lug, nommé par notre ardente quête d'un monde délivré de l'esprit de pesanteur. Cessons de mépriser les Anciens en leur attribuant nos conceptions les plus ineptes et affirmons la précellence d'une métaphysique celte, métaphysique non d'universitaire vétilleux mais de poètes, voire, pour reprendre la formule géniale de John Cowper Powys, métaphysique elfique, toute animée de métamorphoses et de cette innocence du devenir qui, loin de nier la permanence de l'être en célèbre les chatoyantes beautés. « Il faut absolument éviter, écrit encore Françoise Le Roux, de voir les dieux celtes suivant un compartimentage étroit des fonctions transformées en petits métiers ou en attributions locales car on aboutit dans ce cas à une religion naturiste, zoolâtre ou totémiste qui a très peu de chances d'avoir existé autrement que dans l'esprit de ses créateurs modernes ». Cette observation pertinente se laisse étendre à d'autres domaines. La tendance moderne à attribuer à l'adversaire ses propres défauts est si générale que l'on ne peut qu'être frappé par la justesse du portrait que les modernes font d'eux-mêmes lorsqu'ils décrivent les religions “archaïques” comme soumises entièrement à l'immanence, à la loi du plus fort ou à l'idolâtrie des forces naturelles.

    C'est précisément parce que le monde n'est pas seulement ce qu'il paraît être de prime abord qu'il existe des légendes et que ces légendes nous font écrire, avec l'humilité sereine et magnifique de ceux qui savent que leurs phrases témoignent de réalités autres que strictement humaines. De la persistance de ces réalités, en dépit de tous les éloignements chronologiques que l'on voudra, je ne veux pour preuve que la présence éminente de la fée Morgane dans la poésie d'André Breton et l'évocation, moins connue, de cette secrète transparence du monde dans Le Poisson soluble : « La pluie seule est divine, c'est pourquoi quand les orages secouent sur nous leurs grands parements, nous jettent leur bourse, nous esquissons un mouvement de révolte qui ne correspond qu'à un froissement de feuille dans une forêt. Les grands seigneurs au jabot de pluie, je les ai vus passer un jour à cheval... » Julien Gracq, lui même grand célébrateur moderne du Roi-Pêcheur n'a manqué de nous prévenir : « Une suite de siècles fascinés par l'intellectualisme le plus détaché qui fut jamais avait conspiré à nous faire oublier qu'une dégradation imminente menace d'atonie tout l'édifice mental s'il n'est porté à chaque instant à la crête de l'onde vitale la plus haute, si une vibration sensible en résonance avec notre rythme le plus secret ne le fait chanter tout entier... »

    L'extinction des Mythes n'est pas pour aujourd'hui ni pour demain. Tout au plus faut-il craindre, après une période de rationalisation, l'offensive de leurs versions parodiques, schématiques, et pour tout dire grotesques, illusions funestes sur les murs de nos cavernes technologiques, sur nos écrans, « volets de fer de l'âme » selon la formule de Franz Kafka. Toute l'œuvre du poète sera de rendre au Mythe sa plasticité, à la légende sa fluidité et au nom du dieu la phrase ascendante où il doit légitimement s'inscrire pour ne point offenser ni les mondes subtils, ni les mondes intellectuels. Certes, les anthropologues, nous le disent et nous le redisent, la civilisation celte, submergée par la romanité et le christianisme, n'existe plus. Mais dans le sentiment même de la perte, dans la nostalgie d'un monde enchanté qui se divulgue dans la geste médiévale, une réalité subsiste qui ne demande qu'à renaître et qui renaît, de fait, aussitôt que l'entendement humain consent à recueillir en soi une part de l'intemporelle beauté du monde. Ce qui échappe au temps linéaire aussitôt rassemble notre âme et notre corps et notre esprit dans l'invisible présence. Être là, c'est tout un art. Il faut commencer par échapper à la linéarité, à cette démonie de l'Utile qui soumet l'instant à quelque bénéfice futur. Kenneth White a souligné la proximité des traditions celtiques et taoïstes dans cet art d'être au vif de l'instant. Avant que nos existence ne fussent soumises à l'impératif de servir, elles sont, fluides et souveraines, telles des elfes dans l'agir sans agir dont parle Lao-Tseu.

    Les textes anciens prêtent à l'Enchanteur Merlin le pouvoir de se métamorphoser à sa guise en pierre, en plante ou en animal. Une familiarité essentielle de l'homme avec les êtres et les choses, visibles ou invisibles qui l'entourent est le signe de reconnaissance des temps où l'arrogance n'avait pas encore enfermé l'homme dans la prison d'une subjectivité souffrante. Aussi bien n'est-ce point notre subjectivité qu'il faut interroger lorsque nous allons à la rencontre des dieux, mais le sens en nous d'une réalité non circonscrite par les normes profanes ou les prétendus déterminismes dont se rengorge la mentalité nihiliste. Les Dieux celtiques, j'y reviens, ne sont pas davantage objectifs que subjectifs car, à dire vrai, ce serait une impiété fondamentale que de les considérer comme des objets. Les Dieux naissent du cœur du monde, et c'est ainsi qu'il sont en notre cœur.

    René Guénon dans un chapitre des Symboles fondamentaux de la Science Sacrée consacré aux traditions celtiques écrit : « Le Centre est, avant tout l'origine, le point de départ de toute chose ; c'est le point principiel, sans forme et sans dimension, donc indivisible, et, par suite la seule image qui puisse être donnée de l'unité primordiale. De lui, par son irradiation, toutes choses sont produites, de même que l'unité produit tous les nombres, sans que son essence soit d'ailleurs modifiée ou affectée en aucune façon. Il y a un parallélisme complet entre ces 2 modes d'expression : le symbolisme géographique et le symbolisme numérique, de telle sorte qu'on peut les employer indifféremment et qu'on passe même de l'un à l'autre de la façon la plus naturelle ». On ne saurait assez affirmer, contre les réductions platement naturistes, dénoncées par Françoise Le Roux, que la tradition celtique s'inscrit dans une gnose et que les druides, par leur doctrine et leurs rites étaient sans doute infiniment plus proches des pythagoriciens que d'hypothétiques adorateurs des forces naturelles. « C'est parce que les druides étaient bons métaphysiciens — écrit Françoise Le Roux — que quelques auteurs anciens et bon nombre de modernes à leur suite ont cru à des relations toutes particulières des druides et des disciples de Pythagore ». Loin d'être cet immanentisme qui réduit toutes les possibilités du monde aux seuls phénomènes, comme le font les théories modernes, la tradition celtique révèle, dans la précellence druidique, la permanence d'une primauté métaphysique, d'une “science sacrée” qui s'engage audacieusement dans la connaissance des arcanes de l'Autre monde.

    Les Dieux, les fées et même les héros qui ont une origine humaine, participent dans leur geste de la réalité de l'Autre monde. Ils œuvrent dans le monde, ils l'enchantent, confondus qu'ils sont aux rumeurs des arbres, de l'air et de l'eau, mais leurs actes et leurs paroles (et c'est bien pourquoi nous en gardons mémoire par les œuvres des poètes) obéissent aux normes de l'Autre monde. L'Autre monde est dit “monde de la paix” car il possède la paix et l'immobilité des Principes. Les principes de la chevalerie sont tels par leur appartenance à l'invariable et à l'universel. Ce qui distingue l'éthique chevaleresque, c'est le plus simplement du monde de refuser de croire que la fin justifie les moyens. Pour le chevalier du Graal, qui, par les récits médiévaux et ultérieurs nous apporte les configurations fondamentales du monde celtique disparu, les chemins de ce monde sont miroitants d'autres chemins invisibles. À chaque pas peuvent surgir l'émerveillement et l'effroi. Ce qui doit advenir dans ce monde n'a de sens que par sa résonance dans l'Autre monde.

    L'honneur, la fidélité, le mystère, ces notions honnies par le moderne président à l'exemplarité des mystères et des Légendes. Si la vie est une Quête, c'est bien qu'un sens lui préexiste. Le Barde, le Druide, le Chevalier peuvent bien avoir disparu en apparence de notre horizon historique, ils n'en demeurent pas moins un appel que chacun peut entendre dans le triste néant technologique planifié par les adeptes des titans, les soumis aux Fomoires qui, dans leur hybris insolite nous préparent un monde de clones et d'hybrides “hommes-machines”. Osons croire que le sens de l'appartenance aux castes bardiques, druidiques ou héroïques, éveillé dans les âmes par la nostalgie du courage et de l'aventure, sera une chance de retrouver une équité et une fraternité singulièrement mises à mal. Reconnaître que dans la diversité des vocations humaines, certains êtres sont plus promptement requis par la connaissance, la contemplation et la célébration que par des questions d'ordre économique ou domestique, est-ce vraiment porter davantage atteinte à l'égalité réelle ou supposée entre les hommes que ne le fait l'effective disparité des pouvoirs et des biens qui n'a cessé de croître vertigineusement avec “l'avancée” du monde moderne ? Il nous reste à inventer une autre forme d'égalité, une autre forme de liberté et une autre forme de fraternité. Je songe à la beauté héroïque par excellence de l'égalité d'âme, à la liberté conquise et non point octroyée, et à une fraternité qui dépasse le genre humain pour s'étendre jusqu'aux étoiles.

    ► Luc-Olivier d’Algange, Antaïos n°XV, 1999.

    ◘ Né en 1955 à Göttingen, Luc-Olivier d'Algange est poète et essayiste.

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