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  • Mythe

    Pour une nouvelle définition scientifique du mythe,

    expérience du numineux

    • Analyse : Kurt HÜBNER, Die Wahrheit des Mythos, C.H. Beck, München, 465 p., 1985. 

    Science et mythe sont considérés, dans le langage usuel qui reflète les options de l'idéologie dominante, comme deux catégories antagonistes. Par suite, notre culture, ensemble hétéroclite de valeurs divergen­tes et de modes divers d'appréhension du réel, est caractérisée par une dualité. D'une part, le réel est examiné au départ de la science de type mécaniciste / newtonienne, réductionniste et moderniste, seg­mentante (comme le mental “qui coupe”), une scien­ce qui “désenchante” le monde, pour reprendre la terminologie de Max Weber. D'autre part, les hom­mes ne cessent d'interpréter la nature, les senti­ments, les phénomènes que sont la naissance ou la mort au travers d'un filtre non scientifique. Or cette non-scientificité de la démarche d'une immense ma­jorité de nos contemporains est un fait objectif, dans la mesure où il existe et qu'il n'est pas “éradicable”.

    Cette présence objective de la pensée mythique a fait l'objet d'investigations d'ordre scientifique. Mais pour arriver su stade actuel de cette science du my­the, inaugurée par Mircea Eliade et Kurt Hübner, en­tre autres “mythologues”, le cheminement a été long. Or une bonne connaissance de l'histoire de ce cheminement appareil indispensable, aujourd'hui, pour traiter scientifiquement, raisonnablement, objec­tivement de la pensée mythique, du Mythos.

    Dès le départ, la pensée scientifique, techniciste, technomorphe, mécanique, a rencontré une âpre résistance. Cette pensée juge les choses politiques par la “métaphore de l'horloge” plutôt que par la “mé­taphore de l'arbre”. Dans une telle optique, l'État est une horloge que l'on peut démonter et remonter, dont les pièces sont toutes interchangeables et non pas le résultat d'une croissance organique unique et vivan­te. Premier refus dans cette résistance : la domination des enchaînements mécaniques de causalités, d'où est évacué toute forme de sens. La nature (et le monde) devient ainsi une vague entité expurgée de toute vie voire de toute dynamique propre et autono­me. La pensée mythique, ou les diverses démarches qui voudront en prendre le relais, viseront toutes à redonner du sens à la nature, à retrouver le numi­neux qu'elle recèle (je reviendrais tout à l’heure sur la notion de “numineux”, soit les forces à l'œuvre dans le monde sans que je puisse directement les appré­hender). Cette recherche de sens, cette volonté d'ap­préhender le numineux que recèlent tous les phéno­mènes est le propre des pensées holistes (ganzheit­liches Denken), tels, en ordre chronologique dans l'histoire des idées, l'organologie de Shaftesbury, la révolte de Rousseau contre les sciences (mécani­ques) de son temps, la vision de Herder et du mou­vement littéraire du Sturm und Drang, la vision gœ­théenne de la Nature, relayée par le système de Schelling, la mystique de la Nature de Novalis, le re­tour des mythes dans les littératures romantiques. Mais toutes ces révoltes ont été insuffisantes, imprécises, trop enthousiastes, trop subjectives, trop a­xées sur le moi de l'observateur (cf. George Gus­dorf).

    Il a fallu attendre plus d'un siècle et demi pour obtenir une image plus précise, plus scientifique au sens holiste du terme, plus sereine du mythe.

    1. L'interprétation allégorique et eu-héméristique du Mythe :

    Le mythe serait une allégorie du réel, qui n'aurait au­cun fondement, serait produit de la pure imagination, du pur arbitraire, serait sans consistance réelle. Ain­si, dans cette optique rationaliste, au sens du XVIIIe siècle, le soleil accède au statut de mythe parce que son lever et son coucher sont beaux et happent l'imagination poétique des hommes. De même, l'ap­parition de la lune, sa trajectoire dans le ciel nocturne sont des événements quotidiens, très beaux : l'obser­vateur de l'âge mythique hypostasie et personnalise ses sentiments esthétiques et crée de la sorte un my­the, qui devient persistant. Ici, il n'y a pas prise au sérieux du mythe, qui est vu comme un mode mi­neur, imparfait, naïf et infantile d'appréhension du monde.

    2. L'interprétation du mythe comme “maladie de l'esprit” :

    Le mythe serait le propre de “l'âge infantile” de l'hu­manité. Une imagination primitive et maladroite crée des dieux qui, de ce fait, ne sont que nomina et non numina, c'est-à-dire des noms sans substance et non des substances sans nom. Les dieux de la my­thologie ne sont plus ainsi que des généralités lingui­stiques, des avatars plus ou moins édulcorés de dieux anciens, liés à un temps ou à un espace parti­culiers, qui ne sont évidemment plus tels hic et nunc qu'ils ont été jadis. Comme l'interprétation allégorique, l'interprétation “pathologique” refuse de pren­dre le mythe au sérieux et ne lui concède aucune fa­culté d'appréhender le réel.

    3. L'interprétation du mythe comme poésie, comme “belle apparence” :

    Gœthe et Winckelmann en ont été les principaux exposants. Pour eux, le mythe est poésie, résultat de la fantaisie du narrateur, de son imaginaire. Le mythe n'est nullement dévalorisé dans cette interprétation, il devient “belle apparence”, “beau reflet” d'une natu­re qui couvre également sur le mode poétique. La frontière entre poésie et réalité devient floue, ce qui permet d'approcher, certes vaguement et maladroite­ment, le numineux.

    4. L'interprétation ritualistique / sociologique du mythe :

    Cette interprétation prend son envol à la fin du siècle dernier (Frazer, Malinowski, etc.). Le mythe n'est plus circonscrit dans le règne des apparences, des reflets, des illusions ou des allégories. En tant que rite ou que facteur sociologique, il détient sa propre rationa­lité. Il suscite une forme d'existence humaine qui a des retombées pratiques et objectives dans la vie. Il est le moteur et la base d'une communauté humaine précise qui n'existerait pas en tant que telle, qui n'e­xisterait pas objectivement, si ce mythe n'existait pas. Le mythe procède ainsi de rituels magiques, que l'on range sous le concept de “totémisme”. Le mythe est pris au sérieux dans cette école, mais, la vogue évolutionniste et darwinienne aidant, le stade du mythe est considéré comme “primitif” et “barbare”, donc il doit être dépassé ou sera inéluctablement dépassé par les progrès de la civilisation.

    5. L'Interprétation psychologique du mythe :

    Son principal exposant n'est autre que Frédéric Nietzsche. Dans La naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique, le sens de “l'être” n'est rien d'autre que cette “volonté originelle” (Ur­wille) métaphysique que Schopenhauer avait posée comme l'égale de la chose en soi (Ding an sich). Cet­te volonté recouvre la diversité du réel mais s'incarne simultanément dans une quantité infinie de phéno­mènes concrets. En toutes choses vit et se consume cette pulsion, cet instinct (Trieb) éternel et omnipré­sent. Comme il ne cesse jamais de se manifester, il nous apporte chaque jour souffrances et peines, joies et passions. Toutes les formes d’existence sont ainsi des manifestations de la fertilité incessante de la “volonté à l'œuvre dans le monde”. C'est pour le Nietzsche de La naissance de la tragédie, un vitalisme dionysiaque qui chante la vie dans sa plénitude et non pas dans ses manifestations individuelles, personnelles ou particulières, toutes éphé­mères dans le flot continu d'émanations de la vie. Fa­ce à ce réel, tout de profusion, se positionne le rêve apollinien, expression du principium individuationis, créateur de belles formes éphémères. L'apollinien donne donc l'illusion d'un ordre du monde, d'un cos­mos. Le pôle apollinien de l'âme grecque cherche à figer des formes qui puissent durer le plus longtemps possible devant le flot ininterrompu de l'Ur-Eine, de l'unicité originelle et vitale. Car sans la force de cette illusion, le monde sombrerait rapidement dans le chaos, dans la mer immense et insondable des formes générées dans le désordre par la volonté, la vie. Le mythe des Olympiens et le mythe apollinien, chanté par Homère, est donc, pour Nietzsche, la sublimation d'une nécessité spirituelle et psychologique qui est le besoin de stabilité : il n'a pas d'autre réalité. Le mythe n'est donc pas objectif. Pas plus que la science d'ailleurs : celle-ci ne serait qu'une mani­festation du ressentiment des faibles qui l'ont in­ventée pour défier le pouvoir des forts.

    Chez Wundt, dont la démarche n'est ni poétique ni philosophique, mais psychologique et sociologique, la fantaisie mythologique existe en tant que force motrice dans les sociétés humaines mais n'est pas, comme chez Nietzsche, une manifestation “apolli­nienne” du principium individuationis, mais une création de “l'imaginaire du peuple”, donc d'une col­lectivité ou, plus exactement, d'une communauté.

    Plus tard, la psychanalyse, autre tradition intellectuel­le moderne que les Chrétiens qualifient de “philosophie du soupçon”, reprend à sa façon l'interprétation de Nietzsche qui voyait dans le mythe un dérivatif, une expression de l'âme qui se soulage des pres­sions que lui impose le flux vital ininterrompu qui est, depuis Schopenhauer, “la volonté à l'œuvre dans le monde”. La psychanalyse combine en fait l'approche nietzschéenne, qui évoque une sublimation, et l'ap­proche ritualistique / sociologique, totémisante. Et c'est là que commence son réductionnisme : Freud réduit la diversité mythologique au mythe d'Œdipe.

    6. L'interprétation transcendantale du mythe :

    Elle s'enracine dans les philosophies de Hegel et de Schelling et se retrouve chez E. Cassirer. Pour He­gel, le mythe est une étape nécessaire dans l'auto­-déploiement de l'Esprit absolu, ce qui le hisse au-­dessus de la simple superstition ou de l'illusion : le mythe, pour Hegel, contient une parcelle, plus ou moins importante, de vérité. Vérité qui se dévoilera et se renforcera pleinement dans le “concept” (Begriff). Pour Schelling, dans la philosophie, stade le plus élevé de la science, c'est la même vérité que le mythe qui se manifeste, ce qui lui permet d'affirmer l'égale valeur du mythe et de la science. La différence entre mythe et science réside simplement en ceci : le fondement de l'être consiste en l'identité absolue du sujet et de l'objet, soit, en d'autres mots, en l'indifférence entre sujet et objet, entre finitude et infinitude (où l'objet est finitude, est toujours limité, tandis que le sujet relève de l'infinitude parce qu'il est sana cesse producteur de formes). Les formes sont donc mélanges différemment dosés de finitude et d'infinitude, d'objectivité et de subjectivité. Tantôt le pôle de l'Objet domine, tantôt le pôle du Sujet. Dans la philosophie, c'est la subjectivité idéale, absolue, qui domine et se manifeste par les idées, expressions de l'infinitude du Sujet ; dans le mythe, les idées s'expriment par le truchement de ces formes objectives, réelles et non idéelles, que sont les dieux. Les dieux sont donc les idées, mais dans une forme objective et réelle.

    Mais l'interprétation que fait Schelling de la mytho­logie n'est pas pour autant païenne : les dieux sont tous avatars ou rejetons d'un Dieu originel unique, comme nous l'indique la généalogie divine des Grecs : Uranos-Kronos-Zeus, où ce dernier, moins puissant que ses ancêtres, n'est plus qu'une sorte de primus inter pares. La guerre de tous contre tous, des dieux, des peuples et des cultures, permet à la plénitude, inscrite in nuce dans l'instance mono­théiste unique des origines, de se manifester dans le monde. L'étape polythéiste, dont le déploiement dans l'histoire n'est pas entièrement dévalorisé donc, puis­qu'elle est nécessaire pour révéler l'absolu enfermé dans la premier monothéisme naïf et lointain des Grecs. Donc, pour Schelling, les mythes disent le vrai, ou une forme ou un aspect du vrai, si bien que l'absolu du Dieu unique ne serait pas compréhen­sible sans ses manifestations.

    7. L'interprétation symboliste et romantique du mythe :

    La conception symbolique et romantique du mythe s'enracine dans 2 corpus philosophiques :

    • la philosophie de Herder,
    • l'exégèse des écrits védiques indiens.

    Herder voyait, dans la multitude des phénomènes, des images et des formes, autant de symboles et d'“hiéroglyphes” du divin. Les mythes, dans cette optique, acquièrent une “présence” impassable, de­viennent une sorte d'éternel présent.

    La découverte du patrimoine sanskrit a contribué à valoriser les cultures passées, à les considérer com­me étant de valeur égale aux cultures présentes, si­non supérieures. Ainsi, le mythe est revalorisé d'une manière surprenante, en dépit de l'Aufklärung domi­nant.

    Ce sera F. Creuzer qui donnera une définition pres­que scientifique du mythe, en s'appuyant sur les théories de Herder. Le mythe est donc symbole qui reflète l'infini dans une forme finie et sensible. Le di­vin se révèle, ou, plus exactement, révèle une parcel­le de lui-même dans le mythe, révélation qui s'estom­pe eu fil des temps, car les prêtres s'en emparent et le dénaturent en fables et en contes. Le polythéisme nécessaire, tel que l'avait défini Schelling, dégénère par l'action délétère des prêtres qui, trop pressés de voir advenir l'Absolu au terme d'un développement li­néaire de l'histoire, schématisant à outrance, désen­chantent les “formes finies et sensibles” par lesquel­les le divin se manifeste dans le monde. Mais, pour Herder comme pour Creuzer, le sens des mythes de­meure accessible à ceux “qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre”, surtout lorsqu'ils é­coutent et regardent autour d'eux, lorsqu'ils per­çoivent, dans la nature et dans la vie du peuple, les manifestations éparses et tardives du mythe originel.

    L'engouement pour la culture védique a suscité une vogue d'orientalisme qui, pourtant, s'est évanouie bien vite. Les “mythologues” se sont alors penchés sur les mythes de leur propre peuple. Ce fut essen­tiellement, dans le monde germanique, l'œuvre des frères Grimm.

    Plus tard, autre étape fondamentale dans l'explora­tion de nos mythes européens, J.J. Bachofen, que la postérité retiendra comme le théoricien du matriarcat originel, se penche sur le culte de la Mère et le culte des morts, qu'il considère comme identiques. Ces cultes se sont d'abord manifesté dans les symboles, en l'occurrence celui de l'œuf, puis seulement dans le mythe, posé, dans l'œuvre de Bachofen comme “l'exégèse du symbole”. Il y a donc antériorité du symbole par rapport au mythe chez Bachofen. Au­jourd'hui, le sens qu'ont signifié le symbole puis le mythe a été refoulé au plus profond de l'âme ou des souvenirs du peuple. En Grèce, l'origine tellurique / chthonienne des divinités olympiennes s'aperçoit, se­lon Bachofen, dans le fait que celles-ci jurent par les eaux du Styx, c'est-à-dire par le “monde du des­sous”, l'Unterwelt, le “monde du centre de la Terre”, dont ils sont issus, comme l'enfant est né dans la ventre de sa mère. Refoulement ne signifie nullement disparition et les mythes des origines, fussent-ils pré­olympiens, fussent-ils telluriques / chtoniens, sont toujours quelque part présents. Mythes chtoniens, mythes homériques / olympiens et mythes chrétiens vivent les uns à côté des autres dans nos sociétés européennes contemporaines et seule une optique faussée les perçoit comme successifs sur une ligne du temps considérée comme vectorielle.

    8. L'interprétation du mythe comme expérience du numineux :

    Les tenants de ce type d'interprétation partagent, comme Görres, les frères Grimm, K.O. Müller ou Ba­chofen, la conviction que le Mythe exprime une réali­té divine. Dans l'optique des tenants de l'«interprétation numineuse» (comme U. von Wilamowitz-Moel­lendorf, W.F. Otto, Rudolf Otto, Vilhelm Grønbech, J. Evola, J.P. Vernant, K. Kerényi et M. Eliade), le mythe est expérience du numineux, comme l'exprime très clai­rement U. von Wilamowitz-Moellendorf :

    « Les dieux sont là. Nous devons considérer cela comme un fait, le reconnaître tel, comme les Grecs, voilà la première condition pour comprendre leurs croyances et leurs cultes. En sachant qu'ils sont là, nous affirmons que leur présence repose sur une perception, que celle-ci soit intérieure ou extérieure, que ce soit le dieu lui­-même qui soit perçu ou une force quelconque qui en est l'émanation ».

    « Songeons aux millénaires qui nous ont précédés ; les contacts entre les dieux et les hommes devaient être quotidiens, permanents ».

    Pour Walter Otto, les dieux sont les formes originel­les de la réalité. Le divin est présent pour les Grecs, qui n'apprennent pas à le connaître par miracle ou par de sombres mystères mais par « expérience natu­relle ». Le dieu surgit dans les processus naturels les plus banals, dans les joies quotidiennes, dans le ha­sard, dans les tréfonds de l'âme. Il va et il vient, il est éternel et toujours présent, toujours susceptible de faire ou de refaire irruption dans la trame du quoti­dien. Les dieux ne sont pas reclus dans un «au­-delà» mais, au contraire, sont ancrés dans le temporel.

    Citons Evola, Révolte contre le monde moderne (1ère éd. fr. 1972), quand il évoque la non- représentation des dieux par des figures personnifiées, notamment chez les Pélasges et les Romains des origines de Rome : « C'est... l'idée ou la perception de purs pouvoirs ..., dont la conception romaine de nu­men est, encore une fois, une des expressions les plus appropriées. Le numen, à la différence du deus (tel que celui-ci fut conçu par la suite), n'est pas un être ou une personne, mais une force nue, se définis­sent par sa faculté de produire des effets, d'agir, de se manifester – et le sens de la présence réelle de ses pouvoirs, de ces numina, comme quelque chose de transcendant et d'immanent, de merveilleux et de redoutable à la fois, constituait la substance de l'ex­périence originelle du “sacré”... ».

    Pour Evola, l'homme traditionnel n'a pas la môme ex­périence du temps que l'homme moderne : sa sensi­bilité va au-delà du temps, même s'il demeure dans le temporel. Et c'est par le filtre de cette sensibilité supra-temporelle qu'il juge et évalue les phéno­mènes du monde.

    Jean-Paul Vernant résume en une phrase succincte la vision de ceux qui perçoivent dans le mythe la ma­nifestation du numineux : « il faut accepter le mythe comme une dimension irrécusable de l'expérience humaine ». Dans ce sens, le mythe, par sa complexi­té, ses polarités et ses contradictions, qu'occulte la rationalité moderne, qui est une terrible simplifi­catrice, révèle des éléments fondamentaux du réel.

    Le mythe est donc une “présence agissante”, une é­nergie (terme où l'on retrouve les termes grec ergon et allemand wirken). Le mythe donc, en tant que présence agissante, est soit visible soit occulté, effacé ou “en état de dormition”. Il faut savoir qu'il peut dès lors ressurgir. Le mythe ne se laisse pas ap­préhender par une logique simple et positive : ses manifestations sont diverses et innombrables. La pensée mythique est donc une pensée du pluriel, de la pluralité. On ne peut connaître toutes les formes de manifestation du mythe. Une forme inconnue de nous, aujourd'hui, peut surgir demain de façon inat­tendue.

    Cette dimension inconnue rapproche le mythe de la notion grecque-européenne de tragique (bien mise en exergue par Clément Rouet), rappelle la notion hégélienne de “ruse de la raison” ou “l'hétérotélie” dont nous parlait Jules Monnerot.

    Mythe et tragique nous obligent à nous mettre en état d'éveil permanent, en état d'alerte, pour réceptionner l'état d'urgence, le tragique, l'Ernstfall. Toute pensée mythique, tout sens du tragique, postule une mobilisation permanente des énergies sur le plan politique.

    Kurt Hübner reconnaît clairement la dimension mythi­que de toute politique cohérente et durable. Néan­moins, ajoute-t-il, le XXe siècle est l'espace-­temps où les “pseudo-mythes”, manipulés par les démagogues, ont eu le vent en poupe et se sont impo­sés aux populations. Avec Kérenyi, Hübner reconnaît cependant que les “pseudo-mythes” des grandes for­mations politiques de ce siècle répondent, sans dou­te incomplètement et maladroitement, au besoin de mythe que ressent l'homme. Mais le rapport mythe / politique est une autre thématique, que nous aborde­rons plus tard.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°142/145, 1998. (Conférence prononcé en mai 1993 dans le Périgord)


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    L'itinéraire grec :

    du réalisme des mythes à la désincarnation par les idées

    Malgré une lecture littérale de la critique nietzschéenne du platonisme (qui concerne plus sa réception occidentale que le Platon de l'histoire), avec pour corrolaire la défense d'un amoralisme supérieur qui se situe "par-delà bien et mal" considérés comme des absolus intemporels (notions étrangères au monde grec antique), ce texte de Catherine Salvisberg a néanmoins le mérite de nous inviter à découvrir en la pensée mythique une ressource contre le nihilisme entendu comme logique historique occidentale née des idéologies de la césure entre homme et monde.
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    Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le modèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Épinal. Les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout naturellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout naturellement ? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pensée ordonnée, soumise à la raison et à la logique. Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "second mouvement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini" ; elle est devenue notre "référent grec".

    Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase...

    Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la tragédie comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique ; il voit naître et vivre des mythes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination ; c'est pourquoi il apparaît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée actuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mémoire historique, dans la grande mémoire, celle qui porte la source, les racines, la matrice de notre présent et donc de notre futur. Les mythes qui dominent toute notre Antiquité européenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence matérielle intacte, ne rendent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles portaient en elles.


    I. La pensée par les mythes


    La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses approches, qu’intellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des romantiques du siècle dernier, ne peut plus faire appel qu'à la raison pour comprendre : nous sommes devenus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vitalité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les mythes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pauvre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles. Selon les siècles, les idéologies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbolisme qui n'est en fait que le reflet de concepts modernes : certains y ont vu l'expression d'un inconscient collectif, d'autres ont donné aux mythes une fonction sociale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le visiteur d'un musée qui est séparé de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact. Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profondément enraciné dans la culture grecque tout au long de son évolution et qui, de surcroît, présente l'intérêt d'être partiellement passé dans notre culture : le mythe d'Heraklès.

    Le mythe d'Heraklès

    HERAKLESD'origine purement grecque, et plus précisément dorienne d'après des sources aussi sérieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Méditerranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une personnalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double problème qui nous préoccupe : la perception du mythe et l’évolution de la pensée.

    Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera toujours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses Douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exemplaire. Ce héros a des faiblesses ; rendu fou par Héra, il commet des crimes (il tue sa première épouse, princesse de Mégarée, ainsi que ses trois enfants, d’où la purification de cette souillure par les Travaux dont aucun ne devait être réalisable), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nombril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, guérisseur (il est parfois associé à Asclépios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées ; l'époque moderne ne connaît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on supprime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbriqués qu'ils en sont indissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses qualités, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d’ailleurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière. Une tradition en fait aussi une divinité chthonienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts. Mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons : là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.

    Le rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes

    Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous venons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance extérieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont passés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plupart allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consistait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complètement leurs cadavres. À la suite de cet exemple, Walter Otto (in Dionysos, Mythe et culte) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite : "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite". Et Otto de révéler "la disproportion entre l'acte lui-même et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est caractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au travers de mythes et de rites, que nous ne sommes capables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".

    Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révélera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.

    II - La pensée par les idées

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    Si l'on connaît la place privilégiée que Nietzsche accorde à la musique par rapport aux autres arts, comme émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes critiques que le philosophe allemand proférera à l'égard de Socrate, "l'homme qui ne sait pas chanter". Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique ; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les mythes, de les concevoir autrement que dans la pensée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus encore, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une explication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue entre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge : "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réellement arrivée ?". Et Socrate répond : "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des arguments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument rationnel destiné à se substituer à un élément mythologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très accessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance rationnelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

    Les mythes n'en sont pas pour autant abandonnés : ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre. Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet exposé, dans toute la force et la puissance ambiguës d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhumaine, ses débauches et ses passions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes, en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les travaux seront des épreuves d'utilité publique ; il devient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui jalonnent sa vie : il accepte librement le sacrifice ; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invoqué dans les situations difficiles (on l’appelle "Alexikakos", le détourneur de maux) et il devient le "héros" par excellence. Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la même épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéalisé n’aura pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, purificateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ.

    La rationalisation est le prélude de la moralisation

    Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les divinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous apparaît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Platon va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il appellera “des mensonges de poètes”, et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui. En invoquant le monde des idées, Platon a ouvert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent : le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le cheval noir ; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc ; les 2 chevaux sont conduits par le cocher : la raison. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses 2 composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible ; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Heidegger appelle avec bonheur “la pensée calculante”.

    Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les places des villages, où, à l'instigation des syndicats d’initiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majorettes. Pourtant nous savons que les civilisations sont mortelles : la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la technique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire profonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte : Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la création, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû délaisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des débuts, nous forgerons de nouveaux mythes pour de nouveaux printemps.


    Catherine Salvisberg, Vouloir n°56/58, 1989.

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    ◘ Muthos et logos : un chiasme irrésolu ?

    • Présentation de l'extrait de texte : En 1953 Georges Gusdorf publiait sa thèse de doctorat dans laquelle il tentait de montrer que "la conscience philosophique est née de la conscience mythique", dont elle s'est dégagée lentement, "par la rupture d'un équilibre où se trouvait atteinte une harmonie désormais perdue à jamais". Offrant ainsi la synthèse parfaite d'une longue fable anthropologique (teintée d'évolutionnisme au sens où l'ontogenèse pourrait réinvestir historiquement la phylogenèse) ayant au moins le mérite de révéler sa morale cachée, il estimait que le mythe,  porteur d'une explication incomplète parce que pré-scientifique du monde, ne s'en applique pas moins à "un mode de présence au monde qui refuse le détour de la médiation discursive" : le propre du mythe est de tirer son autorité non pas d'une analyse des concepts, mais d'un sens ontologique de l'être dans le monde et de ses relations fondamentales avec le tout de la réalité qui l'englobe".

    Les recours au mythe - aussi bien que les retours - expriment donc une part d'ombre de notre culture à assumer pour conjurer tout malaise en celle-ci : "les nations d'Occident souffrent parce qu'aucun système mythique ne peut plus assurer l'unanimité en elles et entre elles. Elles sont à la recherche d'une formule de leur équilibre vital". Il conviendrait donc de fonder rationnellement le mythe qui resterait sinon "refoulé". On comprend que par mythe est ici entendu l'imaginaire collectif voire politique. De fait il existe des mythes modernes (par ex. ceux liés à la science) dans nos sociétés industrielles, quand bien même on pourrait distinguer avec Jan Marejko "les mythes propres au mythocosme et les mythes alogaux [coupés de toute mise en récit comme ceux du progrès et de la consommation] propres au technocosme" (La Cité des morts, p. 151).

    En rabattant le mythe (supposé induire une ingérence surnaturelle dans les affaires humaines) sur une histoire culturelle, Gusdorf entendait prévenir ainsi certaines dérives (millénarismes, propagande totalitaire d'un Homme nouveau, etc.), manquant néanmoins par là un enjeu pratique : si l'imaginaire certes intervient dans la construction du réel, il n'a pas qu'un rôle adaptatif mais aussi transformateur (cas du mythe mobilisateur chez Sorel par ex.). C'est d'ailleurs pourquoi Wittgenstein remarque qu’un ethnologue comme Frazer qui pense expliquer des rites en les rendant « vraisemblables pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui », aboutit généralement à les expliquer par la superstition : « il est très remar­quable que ces usages soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités » (Remarques sur "Le Rameau d’or" de Frazer). Or, rappelle Wittgenstein, dire que « ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses » est d’autant plus absurde que lorsque ces conceptions et un certain usage « vont en­semble, l’usage ne provient pas de la façon de voir, mais ils se trouvent justement tous les deux là ». En d’autres termes, « on ne peut que décrire et dire : ainsi est la vie humaine ».

    Le mode de compréhension des "techniques du corps" (pour reprendre une expression de Mauss) interdit donc de les réduire à des formes de présentation de soi imposées par des contraintes de re­présentation sociale, naturalisées du fait de leur incorporation lors de la prime éducation, et ayant une signification identitaire. Les techniques du corps possèdent une véritable efficience, même si leur caractère traditionnel peut conduire, dans le monde moderne, à ne plus cultiver cette efficience, et donc à les oublier : « Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie ». La fonction vitale de certaines manières d’agir, léguées par la tradition et augmentant la capacité physique de l’individu à agir sur son environnement, techniques efficaces pour domestiquer son habitat, justifie également l’attribution à la technique du corps d’une fonction écologique d’adaptation et de transformation des éléments de l'expérience humaine.

    Au travers de cette digression, nous avons voulu indiquer que, loin d'être une forme "inférieure" de la pensée, le mythe réinvesti, en reliant sens et forme, pratiques et mentalités, expérience transindividuelle et sens de l'action publique, peut jouer un rôle structurant en anthropologie politique. Le passage d'une conscience occidentale (dont est emblématique l'extrait ci-dessous de Gusdorf rivé au mythe de l'individu) à une conscience européenne, pareil au serpent qui change de peau, répond à cette urgence : il devient dès lors initiateur d'historialité de son destin partagé par toute sa génération.

    *****

    14130310.jpgEntre la conscience mythique et la conscience réflexive, il n'y aurait donc pas à choisir. L'antagonisme peut se résoudre en une réconciliation, car les 2 composantes de l'affirmation humaine sont appelées à se compléter mutuellement. Le rôle de la réflexion est essentiellement critique. L'impérialisme du mythe expose la communauté aux plus graves dangers. Il appartient à la critique de veiller à éviter les entraînements de cet ordre. Mais elle doit elle-même obéissance à l'autorité profonde, lorsque celle-ci lui apparaît justifiée, lorsqu'elle y retrouve l'authenticité d'une vocation humaine.

    La conscience mythique ne signifie donc nullement le renoncement à la raison. Bien plutôt, elle nous apparaît dans le sens d'un élargissement et d'un enrichissement de la raison. Si la raison est l'organe suprême de la pensée humaine, la fonction de la vérité, cette fonction doit ressaisir et ordonner en nous les aspirations opposées, faire justice à chacune d'elles en lui reconnaissant la place qui lui revient. Seule une fiction permet de mettre la raison à l'abri du temps et de l'histoire, d'en faire un pouvoir purement formel, sans rapport avec les exigences concrètes de l'être dans le monde. Ce malthusianisme est d'ailleurs voué à l'échec, s'il est réduit à ses propres forces. Il ne parvient à subsister qu'en réintroduisant clandestinement les énergies immanentes qu'il a commencé par rejeter. « Quand les philosophes veulent mettre la raison à l'abri de l'histoire, disait M. Merleau-Ponty, ils ne peuvent oublier purement et simplement tout ce que la psychologie, la sociologie, l'ethnographie, l'histoire et la pathologie mentale nous ont appris sur le conditionnement des conduites humaines. Ce serait une manière bien romantique d'aimer la raison que d'asseoir son règne sur le désaveu de nos connaissances » (1).

    Il ne s'agit donc pas de perdre la raison, mais de la sauver. Une investigation de la raison intégrale ne peut pas se permettre de rejeter par principe l'affirmation des mythes sous prétexte qu'elle nous renvoie à l'imagination, aux passions, à l'affectivité, alors que l'intellect ne saurait admettre aucune influence de cet ordre. Ce n'est pas s'abandonner à l'anarchie que de reconnaître dans l'affectivité un fondement des valeurs humaines. Les instincts nous enracinent dans l'univers. Ils fournissent les principes d'orientation primitifs de l'être dans le monde. L'homme dont les instincts sont déréglés, c'est l'aliéné, celui dont nous disons justement qu'il a perdu la raison. Couper la raison des instincts, qu'elle prolonge en les promouvant, c'est donc se condamner à déraisonner. Mais accepter les vections instinctives, ce n'est pas pour autant s'en faire l'esclave. C'est se donner le droit de les juger. De même, on ne peut vaincre l'affectivité qu'en lui obéissant, en retrouvant en elle des éléments indéniables d'authenticité.

    Les mythes ne doivent donc être acceptés qu'à titre indicatif et sous bénéfice d'inventaire. La philosophie n'est nullement appelée à devenir une mythologie, une compilation des fables de tous les temps. Plutôt, il lui appartient d'accueillir le témoignage de la mythologie, et de chercher à en déchiffrer le sens. Plus que la magie des images ou la beauté des histoires importe l'intention profonde. Les mythes offrent une sorte de banc d'essai de toutes les valeurs humaines. Une morphologie ou une typologie des mythes serait donc l'introduction à une connaissance de l'homme concret, si différent de l'homo philosophicus usuel. La philosophie traditionnelle fait effort pour désincarner la personne, en sorte que l'homme de la rue ne se reconnaît pas dans le schéma intellectualisé qui est censé lui apporter son image. Et lorsque par hasard le philosophe se fait entendre des non-initiés, dans le cas si rare d'un Bergson et d'un Sartre, le penseur est accusé par ses confrères de céder au goût du jour et de ne devoir son succès qu'au snobisme. Ou bien, on lui reproche de verser dans la littérature. C'est qu'en effet l'homme concret, abandonné par les philosophes, est devenu le patrimoine des hommes de lettres, et spécialement des romanciers, dans le monde contemporain. Les mythes romanesques donnent de l'homme réel des descriptions bien plus fidèles que celles des penseurs de profession. C'est pourtant l'élucidation de la condition humaine qui est la tâche du philosophe.

    Le propre du mythe est de nous saisir comme un sens de vérité, beaucoup plus vrai que tout ce que nous pourrions en dire. Le mythe de l'âme dans le Phèdre, le mythe de Tristan s'adressent à nous directement, nous sommes frappés comme d'une allégorie de l'être, dont la vérité intrinsèque dévoile un sens de ce que nous sommes. La force persuasive n'est pas dans le mythe. Elle se trouve en nous et s'éveille sous l'allusion pour s'emparer de notre être tout entier. La pérennité des mythes n'est pas due aux prestiges de la fabulation, à la magie de la littérature. Elle atteste la pérennité même de la réalité humaine. Nous nous retrouvons, après les millénaires, dans la mythologie grecque et dans la révélation chrétienne. La surdétermination des mythes ne cesse même de renouveler leur sens : les chevaux du char de l'âme, le breuvage magique des amoureux, la croix du Christ, les symboles mythiques opèrent en nous avec une efficacité immédiate. Les images même semblent revêtues d'une validité transcendante : les 2 coursiers de Platon et leur cocher, les images chrétiennes, le cep, le pain, le vin, les paraboles sont ce qu'ils sont, et ne pouvaient être autres. Nous les reconnaissons comme si nous les avions nécessairement et de tout temps connus.

    En effet, par un mystère surprenant, le mythe s'adresse à chacun dans son propre langage. Il apporte à chaque homme une révélation spéciale - échappant par là à toutes les déterminations objectives des mythologues professionnels. André Gide l'a dit avec force : « La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon, qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter (...). Et le lait que ma soif y puise n'est point le même assurément que celui qu'y buvait Montaigne, je sais - et que la soif de Keats ou de Gœthe n'était pas celle même de Racine ou de Chénier... D'autres viendront, pareils à Nietzsche, et dont une nouvelle exigence impatientera la lèvre enfiévrée... Mais celui qui, sans respect pour le dieu, brise la cruche, sous prétexte d'en voir le fond et d'en éventer le miracle, n'a bientôt plus entre les mains que des tessons. Et ce sont les tessons du mythe que le plus souvent les mythologues nous présentent... » (2).

    Ainsi se laisse pressentir l'idée d'une mythologie de la mythologie, évitant de lâcher la proie pour l'ombre, qui serait peut-être la mythologie véritable et nous donnerait en même temps le mouvement le plus secret, le mystère de la raison - ces chiffres premiers et derniers sur lesquels se fonde l'eschatologie implicite dont procèdent nos raisons d'être. Le mythe nous renvoie à une formule de l'homme. Non seulement mode de présentation, forme d'expression, mais encore et surtout nœud des valeurs foncières, complexe vital.

    Le mythe n'est pas la fin de la raison, mais plutôt son commencement. Et la raison concrète ne doit pas sonner le glas de la mythologie ; plutôt elle doit se donner pour tâche une sorte de reprise des mythes, une légitimation et une discrimination. Les mythes énoncent la matière de la réalité humaine, les valeurs à l'état sauvage, et par là ils signifient indistinctement le meilleur et le pire. Aux mythes de l'ascension vers les sommets s'opposent les mythes de la descente aux enfers. Aux mythes de l'humain s'oppose la floraison monstrueuse des mythes de l'inhumain - de l'inceste, du meurtre, de la guerre, du chaos. Le mythe est de l'ordre de la nature humaine ; il développe indistinctement toutes les possibilités de cette nature. Le rôle de la raison critique sera donc un rôle de purification. Elle doit faire passer l'homme, par l'authentification de ses valeurs, de la nature à la culture, c'est-à-dire à la morale.

    Le mythe propose toutes les valeurs, pures et impures. Il ne lui appartient pas d'autoriser tout ce qu'il suggère. Notre époque a connu l'horreur du déchaînement des mythes de la puissance et de la race, lorsque leur fascination s'exerçait sans contrôle. La sagesse est un équilibre. Le mythe propose, mais c'est à la conscience de disposer. Et c'est peut-être parce qu'un rationalisme trop étroit faisait profession de mépriser les mythes, que ceux-ci, demeurés sans contrôle, sont devenus fous. Pas plus que la reconnaissance des mythes n'est le rejet de la raison, elle n'est le refus de la morale. Bien au contraire : les grandes époques de civilisation ont toujours défini sous forme d'un idéal mythique leur style de vie. Le guerrier spartiate, l'Athénien poli, le citoyen romain, le chevalier médiéval, l'humaniste, l'honnête homme, présentaient pour un temps donné le type de l'excellence humaine en forme de mythe incarnant les plus hautes valeurs. Et les modèles même de toute sagesse militante, le génie, le saint, le héros
    empruntent leur nom à des hommes réels, mais en revêtant leur personnage d'une perfection formelle qui relève du mythe bien plutôt que de l'histoire.

    La mythologie fournit donc un inventaire des possibilités humaines, une écriture chiffrée développant toutes les intentions implicites constitutives de l'être dans le monde. Chaque époque de la culture recommence l'œuvre d'exprimer les structures de l'homme dans les langages du temps, langage de l'art, langage de la politique et de la philosophie. D'âge en âge, les formes d'expression se renouvellent, mais, dans la tapisserie de Pénélope qu'est l'histoire de l'humanité, la trame demeure. Cette trame, nous la trouvons dans l'attestation des mythes, dans cette unité d'inspiration qui les maintient actuels lors même qu'ils paraissent périmés. Le mythe date et ne date pas, car il est contemporain de l'humanité. Il permet à l'homme de prendre conscience, dans le temps, de sa vocation par-delà le temps.

    La conscience mythique paraît bien constituer, en dernier ressort, le foyer de toutes les affirmations de transcendance. Expression de l'homme intégral, elle fait droit, en les sublimant, à toutes les aspirations humaines ; elle réalise la promotion de l'instinctif au spirituel. Chaque fois, d'ailleurs, l'entendement critique s'insurge contre la violence qui lui est faite. Pour lui, la conscience mythique serait la boîte de Pandore, dont s'échappent tous les maux qui dévastent l'univers.

    Mais la permanence de la conscience mythique permet seule de ramener à l'unité les diverses formes de transcendance : théologie, ontologie, doctrines sociales - autant de formulations de l'exigence mythique. Il y a une histoire de la transcendance, selon les vicissitudes de son affirmation d'âge en âge. Les moments critiques de la culture correspondent au passage d'un système de mythes à un autre. L'affirmation de valeur en fonction de laquelle se réalise la mise en place de l'homme dans le temps se renouvelle en même temps que le monde lui-même. C'est ainsi par exemple que la philosophie de l'histoire a pu intervenir comme un produit de remplacement de la théologie. Le mythe du progrès, pour certaines époques, s'est substitué à la foi en Dieu ; la conscience de participer à l'histoire a remplacé celle de faire son salut... Mais les mythes eux-mêmes ne résistent pas à la pression des évidences contraires. Et la mort des mythes risque de produire ce désespoir ontologique dont dépérissent les civilisations primitives. Les peuples forts ont confiance dans leurs mythes, ainsi que le montre bien l'exemple de la Russie et celui des États-Unis. Les nations d'Occident souffrent parce que aucun système mythique ne peut plus assurer l'unanimité en elles et entre elles. Elles sont à la recherche d'une formule de leur équilibre vital.

    Il ne semble donc pas que l'exigence mythique soit appelée à disparaître. Elle peut renouveler sa matière et les modalités de son expression. Mais l'intention demeure identique. Car la conscience mythique désigne l'instance suprême, régulatrice de l'équilibre ontologique de l'homme. Elle révèle le chant profond de la destinée humaine, dans sa plénitude qui englobe le temps et dépasse le temps. « La mythologie, écrivait Novalis, contient l'histoire du monde des archétypes : elle enclôt le passé, le présent, l'avenir » (3). Et Kierkegaard note, d'une formule décisive : « La mythologie consiste à maintenir l'idée d'éternité dans la catégorie du temps et de l'espace » (4).



    Georges Gusdorf, conclusion de Mythe et Métaphysique, Champs-Flammarion, 2e éd. 1984.

    (1) Bulletin de la Société française de Philosophie, 1947, p. 132. Cf. le mot de Montesquieu : « Chose singulière ! Ce n'est presque jamais la raison qui fait les choses raisonnables et on ne va presque jamais à elle par elle. »
    (2) Gide, Considérations sur la Mythologie grecque (fragment du Traité des Dioscures), dans Morceaux choisis de Gide, NRF, 1935, p. 185.
    (3) Novalis, Grains de pollen (1798), dans Petits Écrits, tr. Bianquis, Aubier, 1947, p. 77.
    (4) Cité dans Wahl, Études kierkegaardiennes, Aubier, 1938, p. 444.

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    Textes supplémentaires :

    Muthos apophantikos

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    Le mythe. Ce mot autour duquel se concentre toute la pensée grecque à ses origines est, pour nous, presque inconsistant. Nous l'utilisons pour désigner des états obscurs de la conscience ou des stéréotypes de la société. Il tient lieu de fourre-tout dans lequel on empile récits, légendes, fictions et croyances hétéroclites. À partir de quoi on s'autorise à le considérer comme une forme élémentaire de la pensée dont les enfantillages mettent d'autant plus en valeur le sérieux de la raison adulte. Cette prétention est conforme à nos sociétés évolutives qui jugent toute antériorité comme une phase dépassée de l'histoire. Même l'intérêt que l'on porte parfois au mythe ne se dépêtre pas de ce sentiment. La plupart du temps, il s'inscrit dans le cadre opérationnel de la recherche scientifique. Dès lors, comme objet d'une investigation possible, il est mis en réserve du savoir.

    Dans le langage qui est le sien, Nietzche voit dans cette condescendance à l'endroit du passé la marque d'un ressentiment. Il repose sur l'incapacité de la raison à contrôler le temps et son “il était”. En réalité, la question se pose ici de notre rapport avec le commencement grec qui nous tient lieu d'origine. Or, explique Martin Heidegger dans l'Introduction à la métaphysique, l'erreur « consiste à croire que le commencement de l'histoire est constitué par ce qui est primitif et arriéré, maladroit et faible ». Tout au contraire, ajoute-t-il, le commencement « est ce qu'il y a de plus inquiétant et de plus violent. Ce qui vient ensuite n'est pas un développement du commencement, mais celui-ci s'affadit et, s'étendant, il ne peut se maintenir en lui-même, il devient à la fois anodin et excessif dans la difformité du grand, conçu comme grandeur et extension purement numériques et quantitatives ». Le mythe appartient à une telle irruption. À sa manière, il n'a cessé de gouverner tous les aspects de notre histoire, la justice et la loi, la politique et l'économie, la connaissance et l'art, les travaux et les jours. Que cette puissance inaugurale du mythe n'apparaisse plus ouvertement à notre époque ne diminue en rien sa puissance mais témoigne, plus certainement, du rabougrissement de la modernité. Cela revient à dire que l'homme ne parvient pas jusqu'à lui-même car il ne croît plus sur un terrain favorable. Le mythe lui fait défaut.

    En nous demandant ce qu'est le mythe, nous ne cherchons pas à satisfaire une vaine curiosité intellectuelle. Nous essayons de prendre la mesure de notre provenance et de son oubli. Il ne s'agit pas de nous fabriquer une mythologie pour les besoins de la cause ni de raviver celle des grecs. Il convient plutôt de répondre au défi d'un monde qui, loin d'être englouti dans un passé lointain, continue à nous être proche et même à nous devancer. Le mythe n'est pas d'hier. Il est au seuil de toute existence. Il se pourrait, not., qu'il fût le trait le plus secret de toute la poésie moderne dans son aspiration à l'inconnu. Mais la transition qui en découle est une forme de la continuité, une métamorphose. C'est pourquoi une civilisation ne peut rien attendre de décisif d'une autre. Sa propre configuration est la seule susceptible de connaître la mutation qui, depuis le début, se prépare en elle. Aussi le passage de notre monde, entièrement constitué sur le mode de la métaphysique occidentale, vers une autre tournure, a-t-il peu de chance de réussir par juxtaposition des cultures et des traditions les plus disparates. Dans cette ligne, si l'on reconnaît dans le mythe la source de notre histoire, il n'est plus transposable. À contre-courant des opinions, dès lors, nous sommes tenus de dire qu'il n'y a de mythes que grecs. Cela n'exclut nullement les approches comparatives avec les autres peuples mais force à comprendre le mythe dans sa totalité et dans son éclairage spécifique. Loin de l'appauvrir, cette limitation en fera ressortir toute la splendeur. Dans son unité, le mythe grec est parvenu à une hauteur sans égale. Avec lui, sont mis en présence les hommes et les dieux dans la sphère du destin.

    À vrai dire, on ne sait plus bien ce qu'est un dieu. On l'associe à la religion et à la foi, tout à fait à tort si l'on écoute avec soin cette parole de René Char :

    Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n'existent pas.

    Le pluriel est à souligner. Cette déclaration du même poète lui donne tout son sens :

    Dieu l'arrangeur, ne pouvait que faillir. Les dieux, ces beaux agités, uniquement occupés d'eux-mêmes et de leur partenaire danseuse, sont toniques. De féroces rétiaires refluant du premier, mais en relation avec lui, nous gâtent la vue des seconds, les oblitèrent.

    On ne peut être plus clair pour montrer le gouffre qui sépare le monothéisme et ses conséquences du monde des dieux grecs. La formule de Nietzsche, Dieu est mort, est sans doute un autre écho de l'occultation évoquée par René Char. Chronologiquement, c'est l'inverse qui est vrai. Mais, en fait, elle est contemporaine à toutes les époques de notre histoire. Paradoxalement, l'horizon judéo-chrétien efface le sens de la déité en le subordonnant à un dieu créateur de tout ce qui est, et même du sacré. Mais notre pensée a été tellement pliée à cette représentation que même l'athée le plus convaincu n'échappe pas à l'idée de cause et de production. Rien de semblable chez les grecs pour lesquels le monde n'a ni commencement, dans le sens d'une genèse, ni fin. Leurs dieux ne sont pas éternels mais sont dits immortels face aux mortels que nous sommes. Penser le mythe revient donc, dans un premier temps, à s'arracher au monothéisme sans, pour autant, renoncer au divin. Toutefois, un regard neuf sur le mythe doit se garder des perspectives héritées au cours de l'histoire de la métaphysique dans la structure onto-théo-logique qui est la sienne. C'est ainsi que l'esprit de conquête et d'organisation universelle qui préside aux sciences modernes s'interdit ipso facto l'accès à la perception grecque du divin et du mythe. C'est pourquoi il est également indispensable d'exposer brièvement les explications transmises thétiquement à travers des méthodes et des calculs totalement étrangers au mythe grec, et ce afin de les repousser.

    Un rapport authentique avec un savoir ou une manière d'être n'est possible que dans leur langue, du moins à travers un cheminement qui y tend. Telle n'est pas l'intention des sciences qui plaquent leurs représentations massives sur les choses. Chacune d'entre elles ayant un centre d'intérêt spécifique, elle contribue en outre à fragmenter la compréhension. Des philologues éminents, not. Max Müller et de Bréal, voient dans les mythes des faits d'ordre philologique. À l'origine du langage, on ne pourrait exprimer que des objets et des qualités concrètes. Ensuite certains phénomènes de la nature frappent l'esprit humain jusqu'à privilégier les mots qui servaient à les désigner, comme l'orage ou le soleil. Par ex., Œdipe tuant son père Laïos et épousant sa mère Jocaste ne serait autre que le jour qui met fin à la nuit dont il est sorti et avec laquelle il s'unit, vers le soir. Les théories animistes et anthropologistes voient dans le mythe l'expression naturelle de la pensée humaine à une phase primitive de son développement. « Enfants et sauvages, écrit S. Reinach, projettent en dehors la volonté qui s'exerce en eux ; ils peuplent le monde, en particulier les êtres et les objets qui les entourent, d'une vie et de sentiments semblables aux leurs ». Cette conception relève du postulat arbitraire qui fait des Grecs et des Romains des enfants ou des sauvages.

    Dans le cadre des théories évolutionnistes du siècle dernier les mythes furent conçus comme l'expression d'une pensée embryonnaire, encore confuse, pour expliquer le monde. Tylor n'hésite pas à considérer la personnification des forces naturelles comme le résultat d'un transfert irrationnel du langage et des actions humaines (le soleil se lève). Malinowski propose une autre orientation en donnant au mythe une fonction de codification et de justification des croyances et des pratiques sociales. En réduisant le mythe à un reflet utilitaire et institutionnel dans l'organisation sociale, il lui a fait perdre sa signification aiguë. En France, sous l'impulsion de Marcel Griaule, se situe une interprétation plus fine qui envisage le mythe dans son intégralité. Il est conçu comme système cohérent et se suffit donc à lui-même pour un peuple donné, ce qui exclut toute tentative de comparaison. Le danger de ce type d'étude est tout autre. L'idée de système qui porte le mythe l'élève à un paradigme d'une réalité sociale, à son tour abstraite et sans vie. Pour sa part, la mythologie optique estime plutôt que le mythe est la traduction d'une image dont le sens est perdu. La légende du fil d'Ariane aurait été ainsi inspirée par la vue d'ornements en spirale, gravés sur des objets phéniciens. Quoi qu'il en soit, on en revient toujours, conformément à la conceptualisation des sciences, à une tentative de généralisation qui finit par mettre comparativement en scène la diversité des éléments ou bien des systèmes eux-mêmes. C'est pourquoi on se donne la tâche d'enquêter sur toutes les mythologies, aussi bien indo-européennes qu'africaines et océaniques. Le recueil capital est celui de Frazer, The Golden Bough (Le Rameau d'or). Cette méthode conduit à rechercher dans les mythologies classiques des caractères que l'on attribuait jusqu'alors exclusivement à des religions primitives, comme le totémisme. Dans cet esprit, A. Lang affirme :

    Des mythes très semblables à ceux des races aryennes par leur caractère irrationnel et repoussant, existent chez les Australiens, les insulaires de la mer du Sud, les Esquimaux, les Boschimans en Afrique, chez les habitants des îles Salomon, les Iroquois, etc. Les faits étant identiques on doit leur chercher une explication identique et, comme les langues dans lesquelles les mythes existent sont essentiellement différentes, une explication fondée sur la langue aryenne sera évidemment trop étroite.

    Ce schéma conduit tout droit à l'analyse structurale dont Georges Dumézil est le précurseur. La confrontation de plusieurs mythes permet de dégager des structures qui leur sont communes. Ces structures reflètent cette activité et ces catégories de l'esprit humain, et leur correspondent. La langue propre aux mythes joue le rôle d'un outil. On reconnaît là le caractère pragmatique de l'investigation moderne fondé sur des déterminations et des propriétés logiques latentes qui permettent d'assurer, dans la discontinuité, le travail continu de l'intelligence dans son périple qui va de la pensée sauvage à la pensée opérationnelle. C'est dans ce but que Lévi-Strauss ouvre la voie à une véritable science des mythes, comme il existe une science des rêves. Seulement, l'interprétation christo-théologique du monde et la pensée mathématico-technique ont éloigné la science de son commencement grec et, par conséquent, du mythe qu'elle ne peut plus aborder que de travers.

    Dans la relation à ses origines, nous pouvons accorder plus de confiance à la philosophie. C'est même vers elles qu'elle n'a cessé de se tourner depuis au moins 2 siècles. Le mythe ne pouvait donc manquer d'y faire à nouveau irruption. Dans son Introduction à la philosophie de la mythologie (1825), Schelling pose la question de la signification du mythe. Il expose d'abord la nécessité de l'unité interne de toutes les sciences que seule rend possible la philosophie. Ensuite, il considère, à juste titre, la mythologie comme un Tout cristallisé autour d'un noyau, d'une matière première, composé d'un ordre historique et dont les héros sont les dieux. L'histoire des dieux, dans la langue des Grecs, est désignée dans ce qu'ils nommaient une Théogonie. S'interroger sur la signification du mythe, c'est se demander comment peut se produire et apparaître une telle Théogonie. Chaque mythe proprement dit naît du rattachement d'un événement historique à une divinité.

    Un tel lien ne doit rien à une imagination exubérante ou arbitraire. Il répond bel et bien à ce qui se passe dans l'âme d'un peuple. Alors que la légende se contente de raconter des exploits et des événements singuliers, le mythe leur ajoute des philosophèmes, c'est-à-dire des ébauches de vérité sous une forme historique. Cette combinaison du moment historique et de la vérité est un pas considérable. Schelling a su distinguer également les différences qui subsistent entre une religion monothéiste et une théogonie mythologique. Toutefois, il est douteux, comme il le pense, que la théogonie grecque ait pu provenir d'un monothéisme primitif dont l'unité aurait été rompue. Cette position amoindrit la portée et l'originalité du mythe. Une autre réserve s'impose sur le terme même de mythologie. La mythologie est une explication du mythe, voire une science constituée, un peu comme la théologie est la science de la foi dans la dimension du dieu révélé. Mais si les Grecs ont des mythes, ils ne pratiquent pas la mythologie. Le mot existe bien, sans se rapporter à un savoir ordonné. D'ailleurs, son emploi est tardif et désigne un entretien qui a pour thème un récit pour en examiner les composantes significatives.

    Schelling saisit le mythe à partir du savoir philosophique et de son unité. Nous ne pouvons pas dire que Nietzsche renverse radicalement cet ordre, mais en éclairant la philosophie par le théâtre tragique dont la figure centrale est celle de Dionysos, il met indirectement l'accent sur le mythe. Les Dithyrambes de Dionysos, un ensemble de poèmes où prédomine la figure de Zarathoustra, est la dernière œuvre dont il a préparé lui-même l'impression. Dans l'un de ces textes dont certains apparaissent aussi dans la 4ème partie de Ainsi parlait Zarathoustra, on rencontre cette phrase :

    Le désert croît : malheur à qui recèle des déserts...

    Zarathoustra est celui qui nous enseigne le Retour éternel et le Surhomme, celui qui s'embrase au oui éternel de l'Être dont Dionysos est le dieu, autrement dit, « dans sa personne même, l'apologie et la divinisation de la vie », ainsi que le décrit Jean Beaufret. Cette manière de penser l'être est encore redevable à la métaphysique de sa distinction avec l'étant. Mais elle n'en fait pas moins apparaître une autre langue, ignorée par la tradition philosophique, celle de la métaphore qui obscurcit volontairement le sens tout en le préservant. Dans cette mesure, Nietzsche prédispose, peut-être, au “mythe du futur”, c'est-à-dire à une époque du dépassement de la métaphysique. Mais si le mythe est le mot qui nous aide à quitter le terrain de la philosophie, ou mieux, à le rendre à l'ouverture initiale à partir de laquelle un autre monde peut nous surprendre, Nietzsche ne lui est pas entièrement fidèle. En effet, dans le mythe le divin n'est pas la puissance souveraine et l'être se manifeste sous des traits multiples. En résorbant la pensée grecque et la pensée à venir dans la seule et unique figure de Dionysos, Nietzsche semble, à son insu, se faire l'adepte du monothéisme, tant il est difficile de renoncer à l'identique et de se confronter à la différence, une différence qui ne finirait pas à son tour, comme dans certains continuateurs de Nietzsche, de se dissoudre dans sa propre identification.

    C'est bien dans la tragédie que culmine le mythe. Son rapport â la poésie est donc essentiel. Mais la poésie n'a pas pour fonction, ici, de révéler des sentiments et des états d'âme sur un mode agréable au poète et à l'auditeur. Elle dit comme le mythe qui montre, selon Heidegger, traduit par J. Beaufret :

    L'appartenance mutuelle des hommes-et-des dieux en tant qu'elle seule comporte la séparation de la distance et, par là, la possibilité de l'approche, et ainsi la grâce de l'apparition.

    Mais un soupçon, semblable à celui que nous portions à Nietzsche, peut nous effleurer. Quand dans son interview du Spiegel, Heidegger déclare : "Seul un Dieu peut encore nous sauver", ne rejoint-il pas le monothéisme ? Cette parole ne peut se comprendre que dans le déploiement de la pensée de l'être. Or, pour Heidegger, Dieu et être ne sont pas identiques. Bien plus, La Lettre sur l'humanisme y insiste,

    ce n'est qu'à partir de la vérité de l'être que se laisse penser le sens du sacré. Ce n'est qu'à partir de ce qu'est le Sacré que le sens de la Déité est à penser. Ce n'est que dans la lumière propre à la Déité que peut être pensé et dit ce qu'il revient au mot Dieu de nommer.

    La dernière phrase est significative. Si nous la rapportons à la déclaration précédente, nous comprenons que, dans l'ordre du dire, seule la nomination d'un nouveau dieu peut nous être salutaire. Comme l'écrit sobrement Jean Beaufret, « ce n'est jamais qu'au nom de l'être qu'il est possible de rendre le divin parlant » (Aristote et la tragédie). Nous sommes bien plus près du mythe grec que de la Bible où c'est Dieu qui, d'un bout à l'autre, mène le bal. Nous ne débattrons pas plus avant sur ce point. Cependant, outre Hölderlin qui médite profondément la question de la manifestation des dieux, n'oublions pas la forte empreinte laissée sur Heidegger par Walter F. Otto. Ce dernier n'est pas seulement le philologue et l'historien du monde grec archaïque. Il est le premier, sans doute, à retrouver le pays des dieux grecs dans toute sa splendeur et à lui opposer les autres idées religieuses, et, au premier rang, la tradition judéo-chrétienne.

    Nous exposerons à présent les traits essentiels qui caractérisent le mythe tels qu'ils ressortent de l'œuvre et des travaux de W. F. Otto. Tenter une percée jusqu'au mythe grec, c'est lui restituer son véritable espace et sa gravité après les défigurations que lui fait subir fréquemment notre civilisation étiolée. Pour le prendre au sérieux, il faut penser avec Schelling que la mythologie n'est pas allégorique mais tautégorique :

    Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement, qui ne sont rien d'autre, ne signifient rien d'autre, mais signifient seulement ce qu'ils sont.

    On comprend à cette lecture que le mythe n'est pas assimilable au symbole qui ne possède pas de nécessité interne. Dans le mythe, le dieu est là, se manifeste clairement. C'est pourquoi il serait également erroné de le ramener à une manière de penser, à une représentation. C'est bien la manifestation même de l'être, souligne W. Otto, qui « saisit l'homme tout entier et donne figure à son attitude dans l'existence ». Le mythe est le lieu de rencontre avec le divin. La relation unique en son genre des dieux et des hommes échappe aussi bien au rationalisme qu'à son repoussoir, l'irrationnel. C'est une confrontation originaire que la logique n'a pas dépassée mais dont nous sommes, aujourd'hui, dépossédés. Avec elle, nous ne nous mouvons pas dans 2 sphères séparées. Sur le mode de la compréhension réciproque, elle implique le croisement des immortels, ceux qui sont inconcernés par la mort parce qu'ils ont en vue les mortels, et les mortels qui se savent voués à la mort sous le regard des immortels. L'être-immortel des dieux et l'être-mortel des hommes ne sont possibles que dans cette relation d'intelligence qui ne se ramène pas du tout à une catégorie subjective. Aussi bien, l'apparition du mythe ne relève-t-elle pas de la puissance humaine, ni de l'imagination ni de la Raison. Elle ne tient pas lieu, non plus, de secours dans le développement d'un argument indécis comme c'est souvent le cas chez Platon.

    Loin d'être nébuleuse ou floue, la parole mythique possède sa propre rigueur et la clarté qui lui permet de montrer, de donner à voir. Elle présuppose un étonnement et une illumination dont elle est la réponse immédiate. Dans cette mesure, le mythe n'est pas consécutif de l'ordonnance d'une société, il n'est pas le produit spécifique d'une communauté. C'est l'inverse. La force avec laquelle il révèle un monde se propage dans un peuple de telle manière qu'il construit son style de vie, ses convictions sur cet événement initial. Toute l'existence gravite autour de lui et témoigne de ce prodige, de cette rencontre bouleversante avec le divin. L'activité créatrice en est la conséquence. Otto nous apprend qu'elle provient « d'un esprit qui doit créer des formes quand l'éclat de ce qui est grand l'a touché ». Le culte est l'un des langages de cette ouverture au divin. En lui s'abrite « une proximité du sublime telle que l'homme devait faire l'offrande de sa propre personne pour devenir ainsi lui-même immédiatement la forme dans laquelle s'exprimait cette proximité ». L'activité culturelle est donc toujours solidaire d'un mythe. Elle correspond à une attitude corporelle (tendre les bras vers le ciel, par ex.) et spirituelle à travers laquelle le mythe prend figure, se manifeste dans un geste originel.

    L'activité de l'homme ainsi comprise à partir de la proximité immédiate d'un dieu irréductible, est la forme dans laquelle il se reconnaît comme porte-parole d'une présence plus haute que la sienne. C'est en ce sens que toutes les créations, toutes les constructions accordées à cette relation d'ouverture entre les dieux et les hommes sont des langages poétiques. La grande poésie n'est pas arbitraire, elle n'est pas fictive. Elle nomme le sacré, parce qu'elle en est la résonance même. Cette adéquation, qui n'est pas conceptuelle, est l'auto-dévoilement de l'essentiel. Par là, le mythe se fait parole et la langue est elle-même la vérité du mythe. Le mythe dit la rencontre avec le sublime. Que nos pensées puissent s'élargir jusqu'au sublime, cela les renvoie, dans ce monde même, au plus inapparent. Comme la lumière, l'inapparent fait exception car il donne contour à tout ce qui est mais ne se réduit lui-même à aucun phénomène. C'est parler latin que de rapporter l'inapparent à l'inaugural. Mais cette relation n'est pas entièrement fausse si l'on considère que les augures ont pour tâche d'accroître le présage, de lui donner sa vigueur. C'est ainsi que se comporte le poète qui, hors de l'oubli (aléthéia-vérité), délivre tout ce qui paraît à l'énigme de son éclosion. Est le sacré ce qui, lui excepté, porte tout ce qui est sans exception. Les œuvres humaines capables d'une telle plénitude sont poétiques, se tiennent au commencement comme le temple du monde.

    On devine aisément l'importance que joue le langage dans cette expérience et ses nuances, sa profusion de formes. Muthos comme logos désigne la parole. Dans la langue grecque ancienne Epos donne aussi un sens particulier à la parole. Par l'entremise de la philosophie, c'est logos qui prend le dessus et s'achemine, peu à peu, vers le logique tel qu'il se déploie et culmine dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel. Dans ses distinctions, W. Otto se montre assez sévère. Il amenuise très sensiblement la signification de logos à partir d'un verbe voulant dire rassembler, recueillir. Il y voit surtout le concept de tri, au sens de l'attention, du calcul et de la précaution. Logos, c'est alors la parole qui sert à convaincre, voire à tromper, comme chez les sophistes ! En revanche, muthos serait la parole qui fait autorité, qui est d'autant plus sacrée qu'elle inaugure, comme nous l'entendions plus haut, un monde : « μύθος signifie dès le début, et exclusivement dans le plus ancien état de la langue, la parole qui porte sur ce qui est advenu ou doit advenir, la parole qui renseigne sur des faits accomplis ou devant s'accomplir du seul fait qu'ils sont exprimés, bref la parole qui fait autorité ». À l'origine, le mythe désigne la parole vraie. La dignité du mythe est confortée par ce caractère fondamental de la parole qui est tenue pour une vérité plénière et sacrée. Cette façon d'envisager les choses ne confine pas plus à la superstition que la joie de se trouver devant l'apparition immédiate d'un lever de soleil ou d'un chant d'oiseau ! Dans le mythe, chante l'apparition et l'homme se contente de chanter d'après elle. Tout mythe est donc poétique comme annonce de la vérité, de l'irruption en pleine lumière des figures de l'être en son entier.

    Dans son ouverture, le mythe engage toute l'existence de l'homme. Il ne jette pas seulement les hommes et les dieux ensemble les uns vers les autres. Il leur confère leur être-ouvert à... Les dieux sont affectés par les mortels, les hommes sont touchés par le regard des immortels. W. Otto distingue 3 étapes dans cette révélation. Les attitudes physiques qui deviennent les figures manifestes du mythe, comme dans certaines danses où s'incarne l'être divin du monde (et non la satisfaction élémentaire de jouir de son corps). L'action créatrice, les œuvres de la main, les édifices humains, qui ne voient pas le jour en raison d'une quelconque utilité mais d'un besoin ou souci primordial, lié au processus du mythe. La configuration du mythe dans une parole dont la forme la plus dépouillée est le nom du dieu, son épiphanie. La langue qui est capable de s'y atteler parle à la fois d'une voix divine et de la nécessité de la louange. Cet avènement d'êtres et de noms divins se célèbre et s'éclaircit dans le chant où le mythe est présent dans l'invocation musicale que fait resplendir la Muse.

    Telles sont les articulations du mythe dans le dire qui est l'affaire des poètes. Il est la présentation du monde au foyer même de son apparition. Donner le mythe de chaque chose, ce n'est pas la disséquer dans l'acharnement des présupposés de la connaissance. C'est la tirer de l'oubli, l'arracher à l'affaissement du langage ordinaire, y compris les fonctions conventionnelles du savoir, et la rendre, comme phénomène, à l'éclat de son apparition. Or tout cela n'est possible que dans l'accès encore plus originel de la parole mythique dont le monde devient son propre mythe. L'échange propre à ce mouvement se joue dans l'unité des dieux, des hommes et du destin.


    La manifestation des dieux


    Les dieux sont des figures éclatantes qui se présentent aux hommes comme une unité. Leur manifestation est plurielle car chacune de ces figures donne la mesure à un comportement ou à une action de l'homme dans son rapport au monde. Que les dieux soient qualifiés d'immortels montre le fossé qui les sépare du Dieu éternel des Évangiles. Ils se situent au-dessus de l'existence humaine et pourtant ne prennent sens que dans ce qui les oppose à la finitude et à la détresse humaine. La disparition de l'homme sur la terre entraînerait celle des dieux. Leur immortalité ne se réfère pas à une continuité d'être mais plutôt à l'intensité remarquable de sa clarté. Ainsi, avec la fraîcheur de la jeunesse, la beauté appartient-elle à la nature des dieux. L'Idée platonicienne, en l'occurrence de la Beauté, doit sans doute beaucoup à ce règne de la splendeur et à son accroissement dans des circonstances exceptionnelles. Toutefois, elle limite à la puissance représentative une grandeur qui, dans le mythe le plus ancien, est “l'image inversée de l'homme”.

    Par leur multiplicité, les figures divines peuvent se heurter, s'opposer. Mais la discorde ne les altère pas, au contraire de ce qui arrive chez les hommes. Prenons un exemple analogique qui ne rend pas compte de la hauteur où respire le mythe, mais qui peut servir pédagogiquement. Une œuvre d'art est un mode réalisé de la beauté. Par certains côtés, elle peut être mise en jeu dans le domaine du commerce. Ce double aspect peut devenir conflictuel. Les hommes en disputeraient et en souffriraient. Mais les figures idéelles se maintiendraient égales à elles-mêmes. Cette image sommaire nous conduit justement à établir la démarcation entre le conceptuel et le mythique. Aphrodite, la déesse de la beauté, n'est pas un concept. La figure divine est le sens et l'esprit d'une mise en œuvre. Elle anime tout un monde dans ce qu'il a de favorable ou de dangereux, de joyeux ou de terrible. Cependant, aucune figure ne reste isolée. Toutes sont solidaires, chacune parle dans le cercle entier de l'être. W. Otto écrit :

    Ce qui était là tout d'un coup, c'était la totalité dans son essence, la multiplicité qui rayonne spirituellement à partir d'un point central.

    En comparaison, la conceptualisation abstraite est grossière, sans vie. Et si les dieux, en définitive, prennent une forme humaine, ce n'est pas en vertu d'un anthropomorphisme étroit. La ressemblance témoigne avant tout de la parenté indubitable qui existe entre la figure immortelle et l'homme, malgré une différence de nature. Le dieu est, en quelque sorte, la figure accomplie de l'homme. Il est le visage de l'humain quand l'homme est capable de faire face à l'illumination qui lui ouvre le paraître dans son ensemble. Encore faudrait-il faire une distinction entre l'esprit clair et libre des Olympiens et la violence des dieux archaïques, dominés par le colossal et la forme animale. Mais dans ce monde le plus ancien règne aussi la plénitude où l'homme se trouve engagé.

    À travers le mythe, la pensée atteint à une dimension bien plus aiguë de la réalité que toutes les conceptions modernes. Les dieux manifestent le monde qui se présente sous des figures multiples, toutes rapportées les unes et les autres à leur unité originelle. Pour la pensée, en faire l'expérience, c'est éviter le repli sur soi et savoir que la cause de nos actions ne dépend pas de notre volonté, de notre présomption, de la certitude rationnelle qui ne recouvre jamais la richesse de notre être. Plus encore, c'est découvrir notre fond tragique : l'absence d'issue devant la mort car ce qui est advenu se poursuit jusqu'à son terme sans la dépasser. Mais, pour un Grec, cette condition tragique est synonyme de grandeur. Écoutons Walter Otto :

    La divinité est la figure qui se répète dans toutes les formations d'images, le sens qui tient tout ensemble et qui donne à voir sa spiritualité dans celle de l'homme en tant que la plus sublime.


    L'homme et le dieu


    Le dieu est la plus haute éclaircie de l'homme. Ce n'est ni une force invisible ni un engrenage fatal. La figure originelle de l'humain est semblablement et simultanément celle du divin. Mais qu'attendre de cette relation incroyable ? Aucun soutien moral, car la moralité n'est pas une catégorie grecque. Le bien consiste à savoir le juste, c'est-à-dire ce qui convient à une chose comme telle. C'est ainsi que le juste ne s'obtient pas par le rejet moral des injures et des crimes, de la mauvaise action. En effet, le juste savoir n'oublie pas que la défaillance et l'erreur font partie de l'existence, non pas comme des défauts ni des tares, mais comme composantes de notre être. Est-ce ignorer la responsabilité individuelle ? Soyons attentifs sur ce point. La responsabilité morale, pour nous, adhère à la conscience comprise elle-même, depuis Descartes, comme lieu irréversible de la certitude subjective. Cette présomption n'a rien de grec. Il n'y a donc pas, en ce sens, de responsabilité ni de morale dans la Grèce antique. Ces déterminations y seraient même plutôt apparues comme le comble de l'irresponsabilité ! C'est dans la figure d'
    Apollon que l'homme grec vénère la liberté. Ce n'est pas un idéal. Il y reconnaît seulement sa propre capacité à agir et à prendre des décisions, sans être soumis au sentiment d'une obligation, dans l'examen de ses limites. Ces dernières ne sont pas toujours très évidentes. C'est pourquoi la liberté de savoir prime sur celle d'agir. Il en découle que la démesure peut apparaître aussi comme une manifestation authentique du divin car l'obscurcissement appartient à l'équilibre du monde. C'est à nouveau W. Otto qui nous parle :

    La divinité grecque ne révèle pas de loi qui se tienne, comme une grandeur absolue, au-dessus de la nature. Elle n'est pas une volonté sacrée devant laquelle la nature prend peur. Il n'y a pas de cœur qui parle par elle et auquel l'âme de l'homme pourrait s'adresser et se confier. La grandeur de son regard recherche honneur et adoration. Mais elle demeure elle-même dans une retraite distinguée.

    Quand l'homme vit en intelligence avec la proximité divine, il lui arrive en retour d'être effleuré de son souffle. Pas plus. La similitude entre les dieux et les hommes incite les seconds à mesurer la différence qui subsiste. Cet écart, saisi avec justesse, est déjà un bienfait des dieux. Le seul, peut-être, à espérer car il nous éclaire sur nous-mêmes et, dès lors, nous laisse le choix.


    Le Destin


    Plus encore que la relation de l'homme à la divinité, le destin est totalement incompris dans nos sociétés modernes. Habitués à un Dieu qui a tout créé, y compris la cause de son devenir, nous n'entrevoyons pas d'autre nécessité. Il en va autrement chez les Grecs. La puissance des dieux a une limite bien arrêtée : la mort. Avec les hommes, ils sont dans la co-appartenance à la mort, bien que de manière différente : immortels-mortels. Ils ne se situent pas au-delà. W. Otto rapporte cette observation d'
    Homère, dans l'Odyssée :

    Même la divinité ne peut détourner la mort de l'homme qu'elle aime, quand l'intraitable Moira ("décision") l'en frappe.


    Devant la décision du destin, les dieux eux-mêmes cèdent. Tout se passe donc comme si les dieux ne figuraient que le versant lumineux de la vie, sans pouvoir aucun sur la pente obscure de la mort. C'est bien, d'ailleurs, ce que dit le mot dieu - ou Zeus - qui se rattache uniquement au jour (Dies). Il y a, certes, un dieu de la mort, ou plutôt des morts, Hadès. Mais en tant que dieu, il entretient la relation très singulière des vivants avec leurs morts. La décision de la mort échappe aux dieux tout comme aux hommes. Elle est envoyée par une nécessité rigoureuse, le destin. À partir de son existence propre, chacun reçoit sa part dans cette décision, conformément au terme de Moira. Il n'est permis à personne de la transgresser.

    Commencement et fin, naissance et mort sont les deux grands moments des Moires. Les noces en constituent un troisième.


    W. Otto nous rappelle que les Parques filent le destin de l'homme, c'est-à-dire suspendent la décision jusqu'à la mort. Ce n'est pas un fatalisme car les événements de la vie ne sont pas, eux, décrétés par avance. Les dieux — les grandes figures de l'existence et du monde — donnent la possibilité de voir et de comprendre la nécessité de l'enchaînement. Si l'homme la méconnaît, “il aura été l'artisan de son malheur”. Cet enchaînement ne répond pas à des critères logiques. Il met en jeu toutes les relations qui se nouent et se combinent pour impartir à chacun sa mort. Mais les Grecs se préoccupent moins de la mort organique que de sa signification. Eschyle meurt de la chute, sur son crâne, d'une tortue lâchée par un aigle ! Sans doute, faut-il interpréter ainsi : l'aigle, la hauteur atteinte par Eschyle en tant que poète tragique, la tortue, sa lenteur ultérieure, notamment en comparaison de Sophocle. C'est en ce sens qu'Eschyle porte sa mort. Sur tous ces aspects, W. Otto nous propose cette conclusion :

    Lorsque l'heure du destin est venue, il se produit quelque chose qui mérite notre attention : le dieu qui, jusqu'ici, avait fidèlement accompagné cette vie n'est plus à ses côtés. Divinité et plénitude de la vie ne font qu'un. Quand le divin l'a quittée, la vie n'est pas encore détruite, mais elle est sans génie protecteur. Le côté négatif de l'existence étend déjà sur elle son ombre froide. L'effet immédiat en est l'erreur de la pensée et l'aveuglement des résolutions. La présence divine éclaire l'homme et le garde des faux-pas. Celui que le divin a abandonné se voit trompé de toutes parts. Pour lui, le divin lui-même devient démoniaque. Il se précipite dans l'abîme, l’aveuglement le jette sans défense dans les bras de la vie adverse : celle que les dieux gardent.

    Cette dernière observation n'a pas une simple portée archéologique. Elle nous concerne dans notre histoire. La fuite des dieux, la mort de Dieu ne mettent-elles pas en péril notre être tout entier ? L'arrogance des “titans borgnes” de la domination technique, comme les appelle Ernst Jünger ne correspond-elle pas à ce voile qui tombe sur nous en nous dissimulant l'abîme ? L'approche du mythe, plus sobrement que ne le ferait n'importe laquelle des conversions idéologiques ou sociales, nous maintient sur le véritable seuil où ne cesse d'osciller l'humain dans son ambiguïté. En ce sens, le mythe est plus qu'un mot, il est le dire de ce mot et son propre accès. Il ne se confond pas avec la fable. Il n'est pas le produit de l'imagination ni de l'invention. Il ne sert pas de modèle. Il n'est pas façonné dans l'argile (figulus, le potier). Il n'est ni la supposition ni la fiction, celle, par ex., des contes fantastiques (les Ficciones de Borgès). Il est très étonnant que l'étymologie du terme (mythe) soit totalement obscure. Comme si tout se tenait là car la parole originelle se cache sous le commencement et, en même temps, s'ouvre à l'espace libre, véritable navire qui déploie ses voiles sous le vent.


    ► Hughes Labrusse in Analyses & Réflexions sur Borges, éd. ellipses, 1988.

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    thumb_10.jpgÀ lire de Walter Otto :

    ◘ LIENS :

     

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    satyre10.jpgLe scénario interprétatif selon lequel la rationalité grecque se serait peu à peu constitué par sa rupture avec le mythe continue, à bon droit d'ailleurs, à servir d'acte de naissance officiel à la philosophie. Mais ce scénario requiert néanmoins qu'on lui adjoigne deux correctifs : la reprise en compte, par Schelling le tout premier, du fondement mythique reconnu pour commun à la conscience philosophique et religieuse (Philosophie de la mythologie, 1814) ; et la relecture par Nietzsche des penseurs-poètes dits "présocratiques" (La Philosophie à l'époque tragique des Grecs, 1873) où s'origine pour une part le mouvement de "déconstruction" de l'histoire et de la notion même de "philosophie", tandis que La Naissance de la tragédie (1872) tendait à restituer au mythe (dionysiaque en particulier) la place que lui avait confisquée la pensée théorique, issue du "socratisme". Retournement décisif, donc, du "cours" jusque-là bien établi de la progression des Lumières, permettant la reprise du dialogue entre philosophie et mythologie : cette dernière n'étant plus nécessairement considérée comme une archaïcité pré-rationnelle, mais comme une donnée constitutive de la conscience et de l'expérience humaine avec laquelle il faudrait réapprendre à compter. (F. Bonardel, L'irrationnel, PUF/QSJ).

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    Mythe et Communauté

    Communication de Giorgio Locchi (XIIIe Colloque fédéral du GRECE)


    hib00010.gifAvec un bon siècle d'avance, Friedrich Nietzsche avait prévu tous ou presque tous les phénomènes qui caractérisent notre époque, comme la montée du nihilisme anarchiste, l'épidémie des névroses, l'essor extraordinaire d'un art du spectacle abaissé au niveau des "circenses" quotidiens, le commerce de la luxure. La vérification des prophéties nietzchéennes devrait frapper les esprits, les inviter à la réflexion. Il n'en est rien. Mais cela est fatal. Nietzsche avait établi pour les sociétés occidentales un diagnostic de décadence et il ne faisait que prévoir le décours normal de la maladie. Or le propre de cette maladie des sociétés qu'est la décadence, c'est l'aveuglement qui frappe le malade à propos de son état. Plus il est malade, plus il croit être en bonne santé. Une société décadente est ainsi d'autant plus progressiste qu'elle avance vers l'issue fatale de sa maladie.

    Regardons autour de nous. Tout le monde, du libéral plus ou moins avancé au communiste plus ou moins retardé, croit viscéralement au progrès, est intimement convaincu de vivre une ère de progrès et même de progrès ultime. Il voit toutes sortes de phénomènes sociaux qui dans la longue histoire des peuples ont toujours caractérisé les agonies des peuples et des cultures. Du féminisme à la montée sociale fulgurante des histrions et gens du spectacle, de la désagrégation des cellules sociales traditionnelles — pour nous la famille — aux tentatives éphémères et toujours renouvelées de les remplacer par on ne sait quelles communes, de l'universalisme masochiste à l'effondrement de toute norme sociale contraignante pour l'individu. Mais il est devenu parfaitement incapable de tirer la leçon de l'histoire, ce qui l'amène parfois à se dire que l'histoire n'a pas de sens.

    Un autre trait est caractéristique de la décadence avancée : la médiocrité des sentiments. On se chamaille hargneusement, mais on se tolère. On se fait encore la guerre, froide si possible, mais on la fait au nom de l'amour, pour libérer l'autre. Ce que l'on se fait une obligation de haïr, c'est l'abstraction de l'Autre, jamais l'Autre dans sa réalité. On hait, selon le camp où l'on se trouve, l'affreux capitalisme occidental ou l'horrible régime communiste, mais on aime le peuple russe, on aime le grand peuple américain. Les sociétés décadentes ne savent plus aimer ni haïr, elles sont déjà tièdes, puisque la vie est en train de les abandonner, leur force vitale est déjà presque toute dissipée. Cette force vitale qui donne vie aux sociétés, les organise et les lance sur le périlleux chemin de l'histoire, cette force peut recevoit plusieurs noms. Dostoïevski l'appelait Dieu et il disait donc que lorsqu'un peuple n'a plus son Dieu, il ne plus plus qu'agoniser et mourir. Friedrich Nietzsche, lui, a annoncé aux sociétés occidentales que leur Dieu était mort et qu'elles aussi allaient donc mourir. Paul Valéry, à sa façon, a ressenti la même vérité. Pour moi, "Dieu" est une définition trop étroite, trop "occidentale", de ce qu'est la force vitale d'une société. Le divin n'est qu'un élément, qu'un aspect de cette force vitale que j'appelerais plutôt, dans toute sa complexité, MYTHE.

    Le propre du mythe, tel que je l'entends, est d'entrer dans l'histoire en se créant soi-même, c'est-à-dire en créant et en organisant ses propres éléments. Le Mythe est cette force historique qui donne vie à une communauté, l'organise, la lance vers sa destinée. Le Mythe est avant tout un sentiment du monde, mais un sentiment du monde partagé et, en tant que tel, il est et il crée objectivement le lien social et, en même temps, la norme communautaire. Il structure la communauté, lui donne son style de vie, et il structure aussi les personnalités individuelles. Ce sentiment du monde est par ailleurs à l'origine d'une vision du monde, donc d'expressions cohérentes de pensée. L'histoire nous apprend que chaque peuple, que chaque civilisation a eu son Mythe. Dans la perspective ouverte par notre présent social, on a l'impression que les Mythes se rattachent toujours à une phase primordiale, désormais dépassée, du devenir humain. Que le Mythe soit pour ainsi dire la manifestation propre de l'enfance de l'humanité, est un lieu commun de la réflexion historique moderne. C'est le point de vue, inévitable, d'une pensée qui est le reflet de la vieillesse d'une civilisation.

    Lorsqu'un Mythe est mort, lorsqu'on le regarde du dehors, un Mythe nous apparaît comme un ensemble de croyances plus ou moins fantasques, comme une collection de récits imaginaires, étrangement confus, toujours contradictoires. Si l'on essaie, par l'imagination postérieure, de le reporter à la vie et à l'histoire, le Mythe semble se mouvoir contre le sens du temps, ce qui fait dire à Mircea Eliade que le Mythe est nostalgie des origines. Mais il se trouve que l'on ne peut pas étudier la vie sur un cadavre. Un Mythe vivant se reconnaît tout au contraire par le fait qu'il est harmonie, fusion et unité des contraires. Cela veut dire tout simplement que les hommes qui vivent dans le champ du Mythe et qui sont organisés par lui, ne ressentent point comme contradictoire tout ce qui paraîtra contradictoire à ceux qui sont en dehors. Le Mythe est vivante force créatrice et il le démontre justement par cette création qui infatigablement réduit et harmonise les contraires. On a eu un nom pour cette vertu réductrice des contradictions, on l'a appelée la foi. Rationnellement, nous sommes ici dans un cercle vicieux, autre forme de contradiction : le Mythe n'est vrai que par la foi, mais la foi ne vit que par le Mythe — la foi n'est créée que par le Mythe.

    Pour qui est dans le Mythe — nous le savons bien — ce cercle vicieux, cette contradiction n'en est pas une, parce que le Mythe est dans tous ceux qui relèvent de lui et il ne cesse de se créer entre eux et par eux. Car le Mythe, en effet, est création incessante de soi-même, il est — sous tout rapport — autocréation. Cela est vrai déjà au niveau du langage, qui est le niveau où se constitue l'humain en tant qu'être social. Des illustres structuralistes nous expliquent aujourd'hui que nous ne parlons pas, que nous sommes "parlés". Ils parlent évidemment d'eux-mêmes et pour eux-mêmes, en tant que représentants privilégiés des sociétés actuelles. Ils ont raison ; puisque toute langue, détachée du Mythe — c'est-à-dire du sentiment du monde — qui l'a créée, ne peut plus être que parlée, dans le sens de ceux qui l'emploient en réalité ne parlent plus, mais sont parlés. Lorsque la langue est encore vivement attachée à sa racine mythique, elle est encore en train de se créer et ceux qui l'emploient encore parlent et se parlent, loin de toute Tour de Babel.

    La langue du Mythe structure des symboles, elle crée encore les choses avec les mots. Lorsque le Mythe ne parle plus et qu'il est tout au plus encore parlé, à l'harmonie du symbole succède la discorde de 2 idées opposées, inconciliables. Cela signifie aussi, tautologiquement, qu'à l'époque du Mythe succède l'époque des idéologies, d'idéologies jaillies d'une même source et pourtant toujours opposées, qui s'efforcent vainement d'atteindre leur impossible synthèse par une "science ultime" et de retrouver par cela ce paradis perdu qui était assuré par l'harmonie du Mythe.

    Puisqu'il est harmonie des contraires, le Mythe est aussi le lien social par excellence et, de ce point de vue, il est légitime de parler à son propos de religion. Lien social, le Mythe organise la société elle-même, en assure la cohérence dans l'espace et à travers le temps. Le Mythe est bien plus qu'une Weltanschauung ; il est un sentiment du monde et aussi, tout à la fois, — mieux : par cela même — un sentiment de valeur, un mètre opérant. Il est la clé qui explique, qui suggère l'action et la norme de l'action. Je voudrais vous rappeler ici comment un Mythe peut organiser une société, dicter leur conduite à des hommes, en l'occurence les Hellènes, confrontés soudain à un problème qui leur était inconnu. Les Hellènes étaient des Indo-Européens, leur Mythe était le Mythe indo-européen, sur la base duquel il s'étaient organisés en société à descendance patrilinéaire fondée sur ce que nous pouvons appeler la valeur héroïque. Lorsqu'ils immigrèrent dans la péninsule grecque, ils se trouvèrent confrontés à une société à descendance matrilinéaire. Pour des raisons qui furent peut-être contingentes, ils ne détruisirent pas cette société étrangère. Il y eut mélange de peuples, de civilisations. Cela posait un grave problème : celui de l'opposition inconciliable entre 2 conceptions de la société et du droit.

    Dans la société matriarcale, ce ne sont pas les femmes qui font la guerre et qui détiennent le pouvoir, ce sont aussi les hommes. Mais la légitimité du pouvoir vient de la femme, on ne devient roi que parce qu'on épouse la femme qui par droit de descendance matrilinéaire est héritière du pouvoir. Dans ces sociétés le pouvoir est ainsi toujours détenu par des hommes choisis par les femmes. Or, si l'on peut légitimement penser que les Hellènes, au début du mélange, ont souvent acquis le pouvoir grâce au mariage, ils devaient quand même le légitimer du point de vue de leur Mythe, du point de vue du droit patrilinéaire. Toute une foule de récits mythiques sont là pour nous dire ces conflits et les mille voies par lesquelles les Hellènes ont toujours fait triompher leur système de valeurs. L'aventure d'Œdipe, l'Orestie, les mythes de Thésée, de Jason, du Bellérophon, le mythe même du rapt d'Europe ne sont que des exemples parmi tant d'autres. Et la suprématie du droit paternel est symbolisée, dans un Panthéon qui certes relève de 2 religions mythiques, par la présence d'Athéna, la déesse vierge, déesse guerrière mais aussi déesse de la pensée réfléchie. Athéna n'a pas de mère, elle proclame “n'être que de son père”, Zeus, et c'est elle qui est là pour absoudre tous les Orestes, qui pour venger leur père ont été acculés à assassiner leur mère.

    Ce rapport intime entre Mythe fondateur, société, système de valeurs, norme sociale, nous permet de parler de la société comme d'un organisme, de parler de société organique. Ce terme de société est du reste impropre, comme le démontre le fait que nous sommes obligés de l'adjectiver. Je dirais donc, dorénavant, communauté pour dire société organique, et de plus j'opposerai communauté à société tout court, un peu à la façon dont on oppose un concept-limite à l'autre. Cette opposition de communauté à société n'est pas nouvelle, elle a été faite par des sociologues allemands et notamment par Ferdinand Tönnies. L'intuition de ces sociologues était juste, mais elle a toujours conduit à des conclusions erronées ou à des théories assez confuses, parce que la définition de communauté par rapport à société n'était jamais donnée si ce n'est de façon implicite.

    Un Mythe est toujours nostalgie des origines, comme dit Mircéa Eliade, mais il est toujours aussi vision cosmologique d'avenir, il annonce une fin du monde, qui peut être aussi parfois commencement d'une répétition du monde et, dans un cas que nous connaissons bien, régénération du monde.

    Le Mythe, on dit aussi, n'a pas de temps. Il n'en a pas parce qu'il est le temps, le temps de l'histoire. Ainsi la communauté qu'il organise est un organisme historique qui occupe à tout moment les 3 dimensions du temps historique. Une communauté est un organisme vivant, qui est à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur. Une communauté a une conscience communautaire, qui est souvenir, action et projet à la fois. Une telle communauté, nous l'appelons peuple. Lorsqu'un peuple n'a plus la mémoire de ses origines et, comme dit Richard Wagner, lorsqu'il cesse d'être mû par une passion et une souffrance commune, il cesse d'être peuple : il devient masse. Et la communauté devient société. J'ai dit que communauté et société sont des concepts-limites. Il y a toujours un peu de la masse dans les meilleurs des peuples et il y a toujours un reste de peuple dans la masse la plus vile et la plus rabaissée. Il n'y a pas de doute, et d'ailleurs on nous en rabat les oreilles, que nous vivons à l'époque des masses, que nous vivons dans des sociétés massifiées. L'individu, n'importe lequel, est divinisé au nom de l'égalité. Tout individu social a la même valeur, la personnalité n'est jamais prise en considération — et pour cause — puisqu'il n'y a plus de système référentiel de valeur socale. Dans une communauté, par contre, la valeur humaine, qui est toujours personnalité sociale, est mesurée par son degré de conformation aux types idéaux proposés par le Mythe et que chaque membre de la communauté porte en soi comme une sorte de super-ego.

    Lorsque le Mythe s'effrite, lorsque ces archétypes idéaux ne sont plus ressentis comme tels, il n'y a plus de lien communautaire, de sorte que, à la limite, tout individu est considéré comme idéal en soi, par le simple fait qu'il est un individu. Ce qui reste pour tenir ensemble ce qui est devenu une société, c'est le lien toujours précaire et contingent créé par l'alliance des intérêts égoïstes de groupes d'individus, de classes, de partis, de chapelles, de sectes. La véritable dimension humaine, qui est dimension historique, est perdue ; la société de masse ne se soucie plus en réalité ni du passé ni de l'avenir, elle ne vit que dans le présent et pour le présent. Ainsi elle ne fait plus de politique, elle ne fait que de l'économie, et de l'économie de la pire espèce, conditionnant tous les réflexes sociaux. Symptomatiquement, la préoccupation de l'avenir, les horizons de l'an 2000, ne sont invoqués que pour justifier et faire avaler l'insuccès économique du présent.

    Vous l'avez compris, nous sommes en train de parler de nos sociétés occidentales. Ces sociétés, au sein desquelles nous sommes nés et nous vivons, sont issues de la grande œkoumène chrétienne, qui avait été formée et conformée par le Mythe judéo-chrétien. Ce Mythe est mort depuis longtemps, avec son Dieu. Même la religion, telle que ce qui reste des Églises encore la véhicule, est idéologisée, est devenue idéologie qui s'oppose à d'autres idéologies jaillies de la même source mythique, désormais tarie. Là où le Mythe avait organisé, harmonisé, uni et ainsi donné une signification et un contenu spirituel, c'est-à-dire humain, à la vie des hommes, les idéologies opposent, désunissent, désagrègent. L'idéologie rejette le Mythe comme irrationnel et prétend, elle, être rationnelle, être rationnellement fondée. Au fond, de façon implicite ou explicite, toute idéologie prétend être science et science de l'homme aussi. Et sur la lancée de sa quête de rationalisme, toute idéologie finit par se muer en anti-idéologie. En effet, puisqu'une idéologie ne va jamais sans idéologie contraire, cette constatation pousse à la recherche d'une synthèse dans une sorte de neutralité idéologique apparente, soutenue par la conviction saugrenue qu'en dernier ressort tout, même l'homme, est quantifiable, que tout peut être calculé, que la vie d'une société se réduit à un problème de gestion administrative.

    Les sociétés occidentales, par ex., ont l'illusion de retrouver l'harmonie perdue, la fusion intime des contraires grâce aux vertus de la tolérance : mais elles deviennent ainsi schizophrènes et rendent schizophrènes les individus les plus sensibles au climat social. L'individu occidental finit toujours par avoir mauvaise conscience, surtout au niveau du pouvoir, parce qu'il est tenaillé par 2 exigences opposées, qu'il ne saurait satisfaire ensemble, disons, pour simplifier : l'exigence de liberté individuelle et l'exigence de justice sociale. L'écartèlement qui est au sein des sociétés est toujours aussi au cœur des individus et cela porte parfois à des conséquences cocasses, comme dans le cas des libéraux avancés qui voudraient aussi être à la fois socialistes et dans celui des communistes et socialistes qui voudraient aussi être libéraux. Et remarquez que si on se moque du Mythe, rejeté comme irrationnel, instinctivement on voudrait bien en récupérer le bénéfice social, en proposant des Anti-Mythes avec un idéal correspondant qui serait celui de l'Anti-héros, idéal si bien représenté au niveau de la consommation quotidienne de pseudo-valeurs sociales, par l'artiste débraillé, chevelu, si possible un peu sale.

    Les sociétés communistes, elles aussi issues du Mythe judéo-chrétien, ont essayé une autre solution. Elles ont choisi l'intolérance, au bénéfice d'une seule idéologie, sommée en fait de prendre la place du Mythe. Mais puisque l'idéologie n'est pas un Mythe et donc ne peut pas être opérante dans l'âme des individus, les individus ne se conforment jamais à la norme idéologique. La conséquence bien connue en est que la société communiste est une société de contrainte. Pour être tout à fait exact : il y a dans la société communiste, à tous les niveaux, une obligation de contrainte, de sorte que l'épurateur lui-même finit toujours épuré, tandis que dans la société libéralo-démocratique on aboutit à une obligation de tolérance, dont même les délinquants finissent par bénéficier.

    Par ailleurs les sociétés communistes aussi, en dépit de certaines apparences “anti-économiques”, ne vivent que dans le présent. La démonstration en est offerte, de façon périodique mais frappante, par la condamnation de tout présent révolu, qui y assume les aspects d'une célébration rituelle. Le présent est toujours divinisé — de Lénine à Staline jusqu'à Mao — pour être infailliblement condamné et conspué dès qu'il cède la place à un autre présent. Ainsi, somme toute, on peut bien dire que l'équation sociale de la société communiste donne comme résultat la même valeur que l'équation démocratico-libérale. Microscopiquement, au niveau des individus, la société libérale est plus attrayante, d'où le phénomène de la dissidence au sein des régimes communistes, les fuites, et par réaction le mur de Berlin. Mais remarquez aussi qu'au niveau macroscopique, de la masse en tant que telle, la fuite se produit surtout en sens inverse et que donc dans cet après-guerre les sociétés socialistes se sont multipliées.

    Que faire alors, à quoi s'attendre ? Permettez-moi de revenir encore une fois à Nietzsche. Nietzsche nous a dit parmi les premiers que la civilisation occidentale était entrée en agonie, une agonie à la durée imprévisible, et qu'elle allait mourir. Les nations européennes sont condamnées ou bien à sortir de l'histoire à la façon des Bororos chers à M. Lévi-Strauss, ou bien à mourir historiquement et voir dissoudre leur substance biologique dans des nations et des peuples à venir. Au fond, tout le monde en Europe est plus ou moins conscient et c'est bien à cause de cela qu'il y a depuis quelque temps un discours sur l'Europe. Mais cette Europe est conçue comme un prolongement des actuelles réalités sociales, comme le dernier moyen pour sauver ce qui est à l'agonie, ce qui est condamné à mort, c'est-à-dire la civilisation judéo-chrétienne.

    Mais si une Europe voit le jour dans un avenir plus ou moins lointain, elle n'aura de sens, historiquement, que si elle est telle que Friedrich Nietzsche la souhaitait, portée et organisée par un Mythe nouveau, fondamentalement étrangère à tout ce qui est aujourd'hui. Nous croyons savoir que ce nouveau Mythe est déjà là, qu'il est déjà apparu. Pour cela il y a des signes et des signes derrière les signes. À ses débuts, un Mythe est toujours extrêmement fragile, sa vie dépend toujours de quelques poignées d'hommes qui déjà le parlent. Dans une étude sur ce que j'appelle la musique européenne de Johann Sebastian Bach à Richard Wagner, j'ai essayé de montrer comment ce Nouveau Mythe et la nouvelle conscience historique qui le porte sont nés, de montrer aussi par quel chemin ce Nouveau Mythe s'est dirigé vers notre présent. S'il vit encore, il ne peut survivre qu'en vertu de la totale fidélité de ceux qui le portent à son jeune passé. Certes, il n'a pas encore tout dit, peut-être n'a-t-il que balbutié. Le Mythe, lorsqu'il est vivant, est toujours en train de se dire.

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    • Habillage sonore : Herbst9