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  • Herder

    herder10.jpg◘ Herder, une autre philosophie de l'Histoire

    Publié en 1774, l’essai de Herder (1744-1803) sur Une autre philosophie de  l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte) soumet la philosophie des Lumières à une critique radicale qui n’est pas sans rappeler celle de Rousseau. Dénonçant la croyance dogmatique en un progrès continu de l’humanité et l’arrogance d’un rationalisme abstrait qui refuse de faire droit à la différence des cultures, Herder s’efforce d’élaborer une "autre" philosophie de l’histoire articulant plus harmonieusement l’horizon de l’universel et la reconnaissance de la dignité des singularités. C’est dire que la lecture de cet opus philosophique permet de reconduire à leur lieu de naissance de nombreux débats contemporains sur la diversité des cultures, le statut de l’universel face aux accusations d’ethnocentrisme et l’héritage des Lumières.

     

    Le philosophe, théologien et linguiste Johann Gottfried von Herder, né à Mohrungen en 1744, était un grand Européen. Son importance, sa signification et son rayonnement n'ont pas cessé depuis sa mort. À Königsberg, il a suivi les cours de théologie et a écouté les leçons de Kant. Plus tard, devenu pasteur et prédicateur luthérien à Riga, sa réputation s’accroît en bien, on vient de loin pour l'entendre mais, en son for intérieur, Herder est travaillé par une inquiétude philosophique, par un questionnement incessant qui le conduit sur la route de France, pays qu'il souhaite explorer. Au cours de ce voyage, un mal le frappa aux yeux et il demeura pendant de longs mois à Strasbourg, où le destin le fit rencontrer le jeune Gœthe qui y étudiait le droit. Les 2 hommes nouèrent une amitié très solide et Gœthe, au faîte de sa gloire, appellera plus tard son aîné à Weimar. Et si Gœthe fut davantage l'élu du destin et de la gloire, rien n'efface dans cette liaison amicale l'apport génial de Herder, sans qui Gœthe n'aurait pas été complètement Gœ the. La lecture des œuvres de Herder reste une mine d'or pour le philosophe, le linguiste, l'anthropologue et la praticien de ta littérature comparée. Jugeons-en.

    Herder initie le monde philosophique au "sens morphologique" qui permet de saisir toutes les formes d'évolutions humaines. Depuis Herder, existe une véritable philosophie de l'histoire. Grâce à ses réflexions, le pathos moderne de la distance, le sens romantique du vécu et de l’histoire sont devenus des filons féconds de la philosophie parce qu'il les explore et les dépouille des affects trop personnalisés qu'ils présentent généralement d'emblée. Raison pour laquelle on le considère comme le père des sciences humaines en Allemagne. Il est impossible d'embrasser son œuvre tout entière au départ d'un seul de ses livres, même celui qui nous offre la vision la plus complète de sa pensée, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité), ne contient pas toutes les facettes de son génie philosophique. Pour Herder, la connaissance du vivant postule la connaissance d'une évolution, d'un développement. Au départ de ce principe de base, Herder traite d'histoire, d'anthropologie, d'éducation, de théologie, de mythologie, de philosophie, de linguistique et d'art.

    L'infinitude des mondes, il la ressentait comme un cosmos animé de divin. Même si, dans sa perspective de pasteur luthérien, l'homme est une créature de la divinité, il dispose d'une fascinante et mystérieuse liberté : l'homme selon Herder est un "être laissé libre" dans l'orbite de la création. Et l'homme est libre, n'est libre, que s'il se montre capable d'assumer cette liberté. C'est donc en tant que Dieu visible et animal parmi les autres animaux que l'homme mène son existence paradoxale : cette polarité lui permet de façonner le monde, de créer des formes en permanence, dans le flux et les mutations du réel.

    La doctrine herdérienne de l'évolution n'est pas un transcendentalisme, en dépit des parallèles que l'on peut observer entre celle-ci et l'idéalisme de l'école de Weimar. Herder conçoit les idées comme des forces émanant de sources vivantes, c'est-à-dire comme des entéléchies, à la manière d'Aristote. Herder cherchait dans l’histoire ce même Dieu « qui est en la Nature ». Cependant sa démarche philosophique insiste plus intensément sur les dimensions historiques, au sens le plus large. Car dans l’histoire, Herder tentait de suivre pas à pas « la marche de Dieu à travers les formes ‘nations’ » et percevait cette marche comme celle d'un homme qui franchit les différents âges de sa vie ; plus tard, Hegel, dans sa propre philosophie de l'histoire, concevra cette marche de l'Esprit : de manière analogue, en rapport toutefois avec une dialectique objective.

    Autre élément fécond dans l'œuvre philosophique de Herder : sa vision du mythe dans la poésie et la littérature. Le mythe émerge de ce miracle qu'est le langage de l'homme, car l'homme est avant toutes choses une "créature dotée du langage". Herder constate : « Le génie de la langue est aussi le génie de la littérature d'une nation » [n.b. : Ipso facto, la liberté de l'homme, qui est son propre dans la création, se manifeste dans la création incessante de formes, toujours plus différentes les unes des autres]. Il faut donc lui laisser cette liberté intacte et permettre l'émergence de formes toujours inédites, venues d'un humus précis. Le comble de l'arbitraire est de bloquer ces émergences fécondes, par ex. en arasant les cultures portées par des langues spécifiques et en imposant des modèles stéréotypés, un peu comme tentent de le faire la "nouvelle inquisition" dans les médias français, ou dans Le Soir en Belgique, ou la marotte du political correctness dans les universités américaines.

    Toute langue, dans l'optique de Herder, connaît une phase de gestation, d'éclosion, de floraison et de frémissement. Comme aucun autre, Herder a incarné l’effervescence créatrice dans les brumes du XVIIIe siècle ; aujourd'hui encore, ses visions demeurent fécondes : son rayonnement n'a pas cessé. Son existence est restée au service de la philosophie des peuples, des arts, des poésies, en dépit des maladies qui le minaient et des soucis matériels qui les harcelaient, lui et sa famille qui comptait beaucoup d'enfants : jusqu'à son dernier souffle, il est resté actif. Pendant toute sa vie, il est resté un esprit largement ouvert pour tout ce que l'humanité avait forgé d'impassable, de vrai et de beau. Peu avant sa mort, il a eu encore la force de publier un poème imité de l’épopée espagnole, El Cid.

    ► Siegfried Röder, Nouvelles de Synergies Européennes n°5, 1994.
    (article tiré de la revue germano-russe Russland und Wir n°3/1994)

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      L’apport particulier de cet élève dissident de Kant est d’avoir développé une critique de la philosophie progressiste et universaliste des Lumières. Une de ses dimensions, déterminante pour tout le romantisme allemand ultérieur, est de mettre en question la catégorie rationaliste de la « nature » et de valoriser la diversité des cultures comme expression du génie populaire perçu dans ses profondeurs primitives et plongeant ses racines dans la poésie la plus ancienne. Avec des accentuations certes différentes d'Une autre philosophie de l’histoire (1774) aux Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), la croyance en un professorat de la Providence se retrouve chez Herder, qui a attribué à l’humanité les caractères que Leibniz lui avait reconnus : le mouvement et l’instabilité. Sa philosophie de l’histoire, dont l’originalité ne réside pas seulement dans la réhabilitation du Moyen Âge chrétien et la célébration de la communauté organique qu’elle comporte, annonce la conversion de la nature conçue comme constance abstraite en une virtualité historique appelée à se déployer inépuisablement dans le temps. Elle s’identifie, à cet égard, à une théorie du devenir organique que l’idéalisme allemand n’a cessé d’enrichir.

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     ◘ Bibliographie en français.

    ♦ Œuvres de Herder :

    • Histoire et culture, GF, 2000 : Herder a joué un rôle subtil dans la problématisation de l'universalisme moderne en prenant en compte la pluralité des cultures. Soutenant que l'homme n'est ce qu'il est qu'en vertu de ses appartenances, contribua-t-il à la formation de la pensée nationaliste, comme lui en fait gloire Charles Taylor ? Amorça-t-il des bouleversements dont les conséquences, dès lors que la communauté de langue et de tradition (Folk) se trouverait remplacée par la race, ne seraient pas sans rapport, ainsi que le suggéra Louis Dumont, avec les pires tragédies des siècles suivants ? Ou bien faut-il considérer, en suivant Jan Patocka, que sa tentative aura correspondu à cette "modification plus chaleureuse des Lumières" selon laquelle l'affirmation des valeurs universelles et la reconnaissance du travail des singularités, loin de se combattre, parviendraient à se compléter ? En réunissant Une autre philosophie de l'histoire (1774), l'essai le plus brillant de Herder, et les passages significatifs des Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité (1784-1791), ce volume fournit les principales pièces d'un dossier qui reste parmi les plus controversés chez les interprètes du trajet philosophique et politique des Modernes.
    • Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, tr. Edgar Quinet (1827-1828), intro., notes et dossier par Marc Crépon, Presses-Pocket / Agora, 1991. On peut télécharger les 3 tomes de l'édition princeps en français, sans appareil critique donc : le 1er sur Google Livres, le 2ème sur Gallica ou sur Google livres, le tome 3 sur Gallica.
    •  Philosophie de l’histoire de l’humanité, tr. E. Tandel, 3 t., Firmin Didot, 1861-1862
    • Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité, intro. & tr. M. Rouché, Aubier/Mont., 1962.
    • Une autre philosophie de l'histoire pour contribuer à l'éducation de l'humanité, intro. & trad. Max Rouché, Aubier/Montaigne, 1943. « Herder, qui, dans Une autre philosophie de l'histoire affirme et nie tout à la fois qu'il existe des vérités autres que locales et transitoires, valables uniquement pour un peuple et un siècle donnés, restera actuel tant que notre civilisation hésitera comme lui entre les valeurs éternelles et œcuméniques de l’humanisme chrétien, - les valeurs absolues mais locales d’une race ou d’une nation particulière – et la négation de toute valeur absolue, même locale, prononcé par la relativité généralisée. »
    •  Journal de mon voyage en l’an 1769, intro. & tr. M. Rouché, Aubier, 1942
    • Traité sur l'origine de la langue, intro. & tr. P. Pénisson, Aubier, 1978.
    • Dieu : quelques entretiens, PUF, coll. "Théologiques", 1996.
    • Histoire de la poésie des Hébreux, tr. A. de Carlowitz, Didier, 1844.
    • Feuilles de palmier : Contes orientaux (av. AJ Liebeskind), tr. M. Kaufmann, 3 t., Paulin, 1833
    • Herder, intro. & extraits choisis par É. Bréhier, La Renaissance du Livre, 1925
    • Les Francs-Maçons et autres textes, tr. L. Duvoy, Grammata, 2010
    • Questions de Benjamin Franklin relatives à l'établissement d'une société de l'humanité, Grammata, 2010
    • « Lieder », Revue de l'Est, 1864. On trouvera traduits quelques extraits de ce recueil de chants populaires (Volkslieder), publié par Herder dans les dernières années de sa vie, et dont le titre posthume (Stimmen der Völker in Liedern = Voix des peuples dans leurs chants) résume la thèse dont ses écrits théoriques antérieurs apportent la démonstration. La préface définit d'ailleurs la nature du Volkslied et son origine populaire. Alors que la poésie savante s'attache à la recherche des images, à la grâce des couleurs, à la belle ordonnance de l'ensemble, le "chant populaire" est l'expression spontanée et naïve d'un sentiment primitif. Il en traduit la mélodie interne [die Weise]. Qu'importent la banalité ou l'insignifiance du contenu, les imperfections ou les maladresses de la langue, « le chant être fait pour être entendu, non pour être vu, entendu avec l'oreille de l'âme ». Traducteur remarquable, Herder a su retrouver, dans les chants populaires des divers peuples, les résonances particulières à ceux-ci et la marque de leur génie propre. Fidèle à l'esprit plutôt qu'à la lettre, il a ouvert le vaste domaine encore mal connu de l'Edda scandinave, des romances espagnoles, des balades écossaises. Homère, Shakespeare, le légendaire Osian sont ses modèles, mais aussi d'innombrables auteurs inconnus dont la tradition orale a pieusement conservé les œuvres mais a aussi oublié les noms. Dans ces "archives" de tous les peuples, un chant venu de Lithuanie où la fiancée prend mélancoliquement congé de sa vie de jeune fille (Chant de la fiancée) voisine avec un chant d'amour lapon (Le voyage vers la bien-aimée) ou une vieille légende danoise (Ballade du Seigneur Oluf). On ne saurait surestimer la contribution apportée par l'œuvre de Herder à la poésie allemande. Le jeune Gœthe à Stasbourg en accueillit avec enthousiasme les théories et s'inspira largement des thèmes (Le Roi des Aulnes, La petite Rose de bruyère) que lui offraient les "Voix des peuples". Plus tard, le romantisme y puisera à son tour avec une nouvelle génération de poètes qui trouvera dans Le cor merveilleux de l'enfant (de Arnim Brentano, 1806-1808) son modèle. Cf. aussi Le Messie de Haendel.

    ♦ Monographies :

    • O. Dekens, Herder, Belles Lettres, coll. les figures du savoir, 2003. « Herder n'est pas l'ennemi de l'universalisme des Lumières. Il n'en critique que la version mécaniste et figée, celle qui oublie qu'une authentique universalité n'est pensable qu'en intégrant l'ensemble de la diversité humaine. Ce souci de la pluralité ne signifie pas pourtant que le philosophe doive considérer d'une égale manière toutes les civilisations . La perception que nous avons de l'humanité prend appui, en effet, sur une culture particulière, riche d'une histoire singulière et dont il serait illusoire et à vrai dire absurde de vouloir s'abstraire. L'universel doit donc être compris à partir d'un point de vue original, dans une perspective définie, celle à laquelle notre appartenance nationale et culturelle nous a assignés. Herder tente ainsi d'unifier dans sa pensée universalisme et perspectivisme, ce qui bien sur ne va pas sans tensions. Cette position est au principe d'une forme de nationalisme difficile à appréhender par les catégories usuelles. Il ne s'agit en effet nullement de prôner une quelconque supériorité de la nation, incarnation politique d'un peuple particulier ; il s'agit seulement d'indiquer en quoi notre appartenance culturelle, et non politique, est une donnée incontournable, et dont nous n'avons pas à rougir. Les nombreux textes que Herder consacre aux travaux populaires peuvent être compris comme une tentative de retour aux sources vivaces de la civilisation germanique, avant que celle-ci ne succombe à la tentation de l'imitation. »
    • Herder et les Lumières : L’Europe de la pluralité culturelle et linguistique, N. Waszek (dir.), Revue Germanique Internationale n°20, PUF, 2003
    • Herder et les Lumières : Essai de biographie intellectuelle, P. Rehm, Hildesheim, Olms, 2007
    • Le Dieu à venir, leçons V & VI, Manfred Frank, Actes Sud, coll. Le génie du philosophe, 1990
    • JG Herder : la raison dans les peuples, P. Pénisson, Cerf, coll. Bibli. franco-allemande
    • Philosophie des formes symboliques, E. Cassirer, t. I, Minuit, 1972
    • Les Anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Z. Sternhell, Fayard, 2006 (cf. art. Libé) .

    ♦ Articles :

    ◘ Liens :


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    Pièces-jointes :

     

    La vérité de la fable

    [Ci-dessous : Ossian évoque les esprits sur les rives de la rivière Lorca par le peintre hongrois Károly Kisfaludy, 1822]

    ossian10.jpgDurant tout le XVIIIe siècle, la France ne connaîtra pas d'hypothèses ni de théories concernant la mythologie qui n'émanent de la philosophie des Lumières. En revanche, dans d'autres pays d'Europe, une réflexion nouvelle prend pour objet la mythologie, non seulement celle des peuples de l'Antiquité classique, mais aussi celle des peuples contemporains, celle du « peuple », qu'elle nomme alors poésie populaire. Ce mouve­ment, qui présente des formes un peu différentes selon les pays, participe du préromantisme, du Sturm und Drang : il constitue à coup sûr une réaction contre l'esprit des Lumières et la tyrannie intellectuelle française imposée par celui-ci. Une des premières manifestations de ce mouvement voit le jour en Angleterre et servira à la fois de porte-drapeau et d'ouvrage de référence où puiser exemple, méthode et enthousiasme. Curieusement cet ouvrage est un faux, (…) c'est le célèbre faux d'Ossian. En 1760 paraissent des fragments de poésie épique attribués à un ancien barde, provenant de manuscrits datés du XIIe au XVIe siècle, et traduits anonymement. (…) Ce recueil bénéficia d'un succès considérable, non seulement cri Angleterre, mais dans toute l'Europe, succès qui, paradoxa­lement, ne se démentit pas lorsqu'on put prouver l'imposture. Dès la publication on n'hésite pas à comparer à Homère ce harde écossais venu du fond des âges : Ossian ouvre les portes d'un monde poétique entièrement nouveau, où l'effusion sentimentale prime la réflexion et où la spontanéité, parfois brutale, de la nature ignore les règles de l'art. (…)

    Un autre pays d'Europe, la Suisse, joua un rôle important dans ce mouvement qui préluda à une nouvelle réflexion sur le mythe et à la naissance du folklore. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, une réaction se fait jour à travers les publications d'un certain nombre d'écrivains, dirigée contre la tyrannie française de l'esprit des Lumières. Déjà en 1727, Béat-Louis de Muralt dans ses Lettres sur les voyages exalte la droiture, la simplicité, l'heureuse obscurité de la nation suisse. Cette idée est reprise par Albrecht von Haller (1708-1777), Bernois qui publie Die Alpen, poème où il chante les traditions d'un peuple naturel et libre. Jean-Jacques Bodmer (1698­-1783), d'origine allemande mais fixé à Zurich, recherche les Antiquitates locales : on trouve déjà chez lui l'idée développée plus tard par les frères Grimm selon laquelle la poésie d'une nation fait partie intégrante de son histoire. Et ses découvertes ne concernent pas une poésie épique médiocre, puisqu'il s'agit du Minnesang, de Parsifal et des Nibelungen. On peut voir dans la personne de Justus Möser (1720-1794) un autre prédécesseur des frères Grimm, puisqu'il étudie les coutumes des commu­nautés rurales, et sous ce terme il entend aussi bien le droit coutumier et les usages que les superstitions, dont on découvre toujours la raison d'être si l'on veut bien se donner la peine de la chercher. Enfin Johannès Müller (1752-1809) fait l'histoire de la Confédération suisse, mais une histoire qui n'oublie pas de prendre en compte la légende. G. Cocchiara résume fort bien l'apport de la Suisse dans ce mouvement qui concourt à la naissance du folklore comme discipline :

    « Dans une époque où l'esprit des Lumières voyait dans les traditions populaires des erreurs de l'esprit humain, les historiens suisses et Möser les considèrent comme un élément constitutif de l'humanité : d'où leur exigence de les introduire dans l'histoire et d'en faire l'assise du caractère original et fondamental de toute nation » (Storia del folklore in Europa, 1952).

    C'est à l'écrivain allemand Johann Gottfried Herder (1744­-1803) que revient le mérite de donner corps à toutes ces idées éparses. Son œuvre marque le moment où pivote la réflexion sur l'histoire des sociétés et des peuples et sur le mythe, en particulier dans la mesure où celui-ci est intégré à celle-là comme un élément constitutif. Il s'agit donc d'une quasi­-inversion des théories de Fontenelle sur la mythologie et, plus généralement parlant, de celles de la philosophie des Lumières. C'est aussi, plus profondément, une tout autre philosophie de l'histoire. L'histoire de l'humanité ne consiste pas en un progrès continuel vers un plus grand rationalisme, partout identique. « Herder y voit le jeu contrasté d'individualités culturelles — nous dit Louis Dumont (in Essais sur l’individualisme, 1983) — dont chacune constitue une communauté spécifique, un peuple, Volk, où l'humanité exprime chaque fois de façon irremplaçable un aspect d'elle-­même [ ...] Dans le flux de l'histoire, il y a non pas simplement progrès (Fortschritt), mais, à l'intérieur des grands ensembles de civilisation, l'antique et le moderne, ce qu'on appellerait une succession d'épanouissements (Fortgang, Fortstreben) tous d'égale nécessité, d'égale originalité, d'égal mérite, d'égal bon­heur », selon les termes mêmes de Herder. La créativité des peuples prend sa source dans la collectivité et non dans les individus. Les cultures, qui sont l'émanation de cette créati­vité, sont comme des organismes vivants qui ont des périodes d'expansion et de repli, de vigueur et de faiblesse.

    L'esprit des peuples s'exprime éminemment dans la poésie populaire, forme la plus primitive, la plus vraie, du langage. « Les chants populaires, les fables, les légendes sont le résultat des croyances d'un peuple, de sa sensibilité, de ses facultés, de ses efforts : on croit parce qu'on ne sait pas, on rêve parce qu'on ne voit pas, on s'agite à l'intérieur de son âme, entière, simple et pas encore développée. Tous les peuples non civilisés chantent et agissent, leurs chants sont les archives, le Trésor de leur science et de leur religion, de leur théogonie et de leur cosmologie, des hauts faits de leurs pères et des événements de leur histoire, l'écho de leur cœur, l'image de la vie domestique dans la joie et la douleur, près du lit nuptial et de la tombe ». Dans le texte, dont est extrait ce passage et qui est un Fragment d'une correspondance sur Ossian et les Chants des peuples anciens (1773), Herder affirmait que l'Allemagne possédait une poésie populaire comparable à celle d'Ossian. À sa connaissance, de nombreuses régions conservent des chants populaires, chants du terroir, chansons paysannes pleines de vivacité et de rythme, naïves et fortes dans leur expression. Mais personne ne se soucie de les recueillir, d'aller dans la campagne, sur les marchés et dans les ruelles des villages, de collecter les rondeaux traditionnels, les chansons aux mauvaises rimes, de les faire imprimer pour les faire connaître aux critiques « si soucieux de compter les pieds et de vérifier les rimes ». Et cependant chaque peuple fait son propre portrait par sa poésie : « Les nations guerrières chantent les exploits valeu­reux ; les nations tendres chantent l'amour ; un peuple intelli­gent fabrique des énigmes [...] ; les peuples qui connaissent des conditions de vie terribles créent des dieux terrifiants pour eux-­mêmes ». Des exemples bien choisis et bien explicites de ces poésies permettraient de comprendre intuitivement l'âme singulière et attachante de chacun des peuples. Cet appel à la collecte de la poésie populaire sera entendu au début du XIXe siècle en Allemagne, qui verra dans les 20 premières années de ce siècle le même balancement qu'en Angleterre au milieu du siècle dernier, entre l'authentique et le falsifié. Le recueil de Clemens Brentano et d'Achim von Arnim, Le Cor enchanté de l'enfant (Des Knaben Wunderhorn), est réécrit par ses « collec­teurs » à l'usage de leur propre classe sociale, alors que les contes recueillis par les frères Grimm (Kinder-und Hausmärchen, 1812-1815) respectent, en dépit de quelques remanie­ments, l'essentiel de l'esprit et de la structure du récit.

    En Allemagne, Herder a donné à la génération qui lui succède non seulement l'enthousiasme qui permet le début des collectes, qu'elles soient entreprises dans les campagnes auprès des paysans ou dans les manuscrits du Moyen Âge lorsqu'il s'agit d'anciennes légendes ; il lui a donné aussi les idées essentielles qui permettront désormais de passer de cet enthou­siasme empathique à la constitution d'un savoir mythologique nouveau, nouveau en ce sens qu'il englobera la poésie des peuples contemporains et des peuples primitifs et barbares, dont la rusticité, la grossièreté, la rudesse apparaissent précisé­ment comme le garant de leur authenticité. « Telle est la conviction neuve qui rend aux mythes une légitimité à la fois ontologique et poétique et qui prête une attention égale aux témoignages de toutes les littératures primitives ; et comme pour répondre à cette écoute neuve, des mythologies entières se désoccultent ou parfois s'inventent à demi : l’Edda, Ossian, les livres sacrés de l'Orient, les chants des Indiens de l'Amérique. On y découvre l'image d'un art avant l'art, d'une poésie antérieure à toute règle de composition. Dans cette "barba­rie", on se plaît à reconnaître une grandeur et une énergie que les langues civilisées ne possèdent plus » (J. Starobinski, Dictionnaire des mythologies, t. I, Flamm., 1981).

    En dépit de toute l'idéologie dont ce mouvement intellectuel nouveau s'entoure et s'inspire, on y voit cependant une démarche déjà ethnologique, dans la mesure où d'autres cultures deviennent non seulement perceptibles en tant que telles, mais sont susceptibles dès lors d'être des objets d'étude. Ces cultures sont éloignées dans le temps, comme celles qui ont vu naître les mythologies scandinave, germanique ou « ossiani­que », et dans l'espace, comme la civilisation de l'Inde ancienne qu'on commence à découvrir. Les efforts de ce travail idéologique tendront à rapprocher ces cultures de la culture occidentale contemporaine, lorsqu'on découvrira leur parenté. Mais l'effort le plus grand consistera sans doute à mettre au jour la culture la plus proche dans le temps et dans l'espace : la culture populaire, les traditions, la poésie et les croyances du peuple. Et non seulement elle deviendra visible comme un objet jusque-là dans l'obscurité et soudainement éclairé, mais elle sera aussi investie de la même valeur que ces anciennes cultures, barbares et rudes certes, mais respectables parce que primitives et originaires. Si les mythes de ces cultures ren­voient aux premiers modes d'expression de l'humanité, les traditions populaires renvoient, elles, aux origines du peuple, dont elles sont les archives, les témoignages de son savoir, de ses croyances et de son histoire.

    Au début du XIXe siècle l'Allemagne a subi, comme presque toutes les nations européennes, ce qu'on peut appeler le choc émotif provoqué par les poèmes d'Ossian. Mais elle dispose d'un atout supplémentaire, intellectuel celui-ci et non plus seulement affectif, celui du cadre conceptuel fourni par Herder. Il permet aux écrivains et savants allemands du début du XIXe siècle de penser les matériaux nouveaux qu'ils découvrent. La première hypothèse nécessaire dans ce retournement du rationalisme de la philosophie des Lumières voit dans le langage l'expression même de la nature humaine, consubstan­tielle à celle-ci, et dans la poésie la forme première, originaire, du langage. Ensuite chaque peuple constitue une entité originale qui n'est pas seulement la somme des individus qui le composent. Chacun de ces peuples est doué d'un « esprit », d'une « âme » et, à ce titre, vit à la manière d'un organisme. Pour Herder « les cultures sont des individus collectifs », selon la formule de L. Dumont. Chacune est différente, chacune a sa valeur propre — à commencer par les cultures populaires, qui montrent dans le contemporain la force et l'authenticité de la poésie primitive — comprenons la mythologie.

    Nous sommes — on le voit — à l'opposé de la position théorique de Fontenelle qui, en particulier, considérait le mythe comme l'effet désastreux et cumulé des erreurs de l'esprit humain, curieux de connaître les origines des phéno­mènes de la nature, mais démuni du savoir qui lui permettrait d'en découvrir les vraies causes et s'abandonnant aux délices du faux merveilleux. Pour Herder le critère du vrai et du faux n'est pas pertinent en la matière. Les mythes ne sont ni vrais ni faux : ils sont l'expression authentique de la poésie primitive, l'émanation véritable du langage humain. Une telle conception est totalement étrangère à la réflexion française de la même époque. Cependant la France a subi elle aussi le choc émotif des poèmes d'Ossian. Mais elle le subit avec un certain retard, semble-t-il, et sans en tirer des conséquences théoriques de même nature ni de même envergure. Les écrivains préromanti­ques et romantiques sont profondément sensibles à la poésie ossianique. (...) En fait le problème de l'authen­ticité des poèmes d'Ossian n'est pas pertinent. Fabriqués presque de toutes pièces, illisibles de nos jours, ils ont rempli la même fonction que des mythes authentiques en stimulant l'imagination et en déclenchant des phénomènes de dévotion et d'enthousiasme.

    ► Nicole Belmont, extrait de : Paroles païennes : mythe et folklore, chap. I, Imago, 1986.

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    ◘ J.G. Herder et sa philosophie de l'Humanité

    Johann Gottfried Herder occupe une place à part parmi les esprits initiateurs du grand mouvement de pensée qui, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, donnera à la culture allemande une position dirigeante en Europe. Il est l'un des prédicateurs les plus zélés du nouvel évangile qui annonce le dépassement du vieux monde, mécanisé et sèchement rationaliste, par une nouvelle et puissante poussée de la vie à laquelle l'on restitue sa chaleur affective. En même temps cependant, par tout le contenu positif de sa manière de voir et de penser, il demeure, plus que nul autre, ancré dans les tendances et aspirations globales de l'époque qu'il se propose de surmonter. C'est une contradiction qui traverse tout ce qu'il entreprend. Plein de projets ambitieux, d'idées grandioses embrassant la totalité de l'univers et de l'histoire, il est à la fois un esprit tourné essentiellement vers l'extérieur, qui se borne à élaborer le matériel recueilli et éprouve à tout moment le besoin de se repérer parmi les dernières nouveautés du savoir et de la praxis humaine.

    La synthèse qui réunit ces deux facettes de sa personnalité, plutôt brillante que réellement solide, s'adresse autant ou davantage au cœur du lecteur qu'au regard froid et objectif de sa raison critique. C'est ce qui explique qu'après les nombreuses aventures de jeunesse de son esprit, après avoir connu plus d'un élan vers des contrées jusque-là inexplorées de la pensée, il finit par se réconcilier avec les idées et les idéaux des Lumières, attitude qui nous oblige à constater que cette forte tête du Sturm und Drang n'a pas surmonté son époque dans les choses les plus essentielles. Ce ralliement est attesté par l'œuvre maîtresse de Herder, les Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité. C'est dans cette vaste fresque, imposante mais inachevée, dont les quatre tomes paraissent entre 1784 et 1791, que les idées du penseur viennent à maturité, assument une forme que lui-même tiendra pour la pleine expression de ses convictions les plus profondes et qu'il se contentera, pour la plupart, de défendre par la suite, sans l'approfondir.

    Le cadre de cette étude ne nous permet pas d'analyser la genèse de ces idées, de retracer dans le détail l'évolution de Herder. C'est, au demeurant, une question qui a été si souvent traitée que le lecteur désireux de se renseigner trouvera facilement ce qu'il cherche dans les ouvrages disponibles. Néanmoins, en présentant au lecteur tchèque la première traduction relativement complète des Idées, nous lui devons de situer cette pensée sur la carte spirituelle de l'Europe, compte tenu surtout des controverses que l'intérêt pour Herder, toujours vivant dans les pays tchèques, a suscitées parmi nos spécialistes quant à la place qu'il y convient de lui assigner. Le plus souvent, Herder est considéré comme un « précurseur du romantisme ». On lui attribue le mérite d'avoir porté plus loin le naturalisme et le sentimentalisme de Rousseau et donné droit de cité aux concepts de peuple et de nation. On le regarde comme un naturaliste irrationaliste qui se détourne de la philosophie des Lumières, voire qui inaugure ce revirement parmi les Allemands. Qu'y a-t-il de vrai dans ce point de vue ?

    La philosophie des Lumières, grâce à laquelle le genre humain surmonte l'immaturité dont il portait lui-même la responsabilité et atteint sa « majorité », instaure, à la place du système de vie chrétien, caractérisé par l'autorité, le contrôle et le commandement, un système « naturel » où toutes les règles de vie sont dictées par la « nature », par ce que l'homme est naïvement, en l'absence de toute contrainte et de tout préjugé erroné. Les Lumières cherchent d'abord dans la raison la voie d'accès à cet état de nature : l'on tient le naturel pour synonyme du rationnel. Par la suite (chez Hume, jusqu'à un certain point chez Rousseau, mais expressément chez Diderot et ses semblables), cette conception s'enrichit d'une compréhension nouvelle de la signification de la vie immédiate, notamment affective. L'on découvre la sensibilité comme face particulière de l'âme dont on se plaît à souligner le caractère primaire et indispensable, tout en se défendant de concevoir son rapport à la rationalité comme un conflit. Ce thème est ensuite repris par des mouvements comme le Sturm und Drang qui aboutissent, dans certains cas, à un irrationalisme effectif, élevant le sentiment, l'impression, l'intuition au-dessus des exigences de la critique rationnelle.

    Herder connaît bien les représentants les plus profonds de ce mouvement dont il subit l'influence à plus d'un égard, mais il ne va jamais aussi loin que Hamann ou Lavater. Le système de vie qu'il préconise est une version plus chaleureuse de la philosophie des Lumières, un système naturel à l'intérieur duquel la raison et la vie immédiate se trouvent dans un rapport d'équilibre harmonieux. Le concept d'harmonie n'est, chez Herder, rien de nouveau ou de spécifique. Depuis Shaftesbury, la plupart des partisans des Lumières ont édifié l'ensemble de leurs convictions éthiques sur l'idée d'un univers à la structure harmonieuse où tous les conflits sont purement apparents — un univers où l'évolution tend vers une perfection croissante continue, où le bonheur et le devoir, loin de se contredire, ne font qu'un, où les intérêts des individus ne se combattent pas, mais se complètent, où enfin même l'égoïsme se trouve investi d'une signification positive.

    L'idée herdérienne d'« humanité » est une expression de cette modification plus chaleureuse des Lumières. L'idéal d'humanité est naturel, c'est la nature même de l'homme. Bien sûr, la nature dont il y va n'est pas une simple réalité matérielle. Elle est, dans son fond, une idée qui se réalise par le perfectionnement, par l'éducation de l'individu et l'évolution historique des nations. Aux yeux de Herder, la nature ne ressemble en rien à ce qu'elle deviendra dans le courant du XIXe siècle : la simple somme des réalités susceptibles d'être saisies par des lois. La nature est divine. Au fondement de la nature, il y a une idée, et tout ce qui se réalise en son sein — chaque loi et chaque processus — s'intègre à un plan idéel. Aussi la nature est-elle tout ensemble légale et finaliste, causalement saisissable et intérieurement compréhensible. Aussi l'ordre de la nature est-il à la fois une expression de la sagesse divine, un complexe de rapport dont tous son l'œuvre de la Providence.

    Ce concept herdérien d'une nature dont les lois réalisent un plan idéel, d'une nature qui, dans son fond, est Dieu, ne représente en aucune façon un corps étranger dans l'organisme du XVIIIe siècle. Au contraire, il correspond aux aspirations profondes de cette période. Il faudrait bien nous rendre compte que la nature, le monde et la science du XVIIIe siècle demeurent très loin des entités éminemment positives que sont la nature, le monde et la science « déspiritualisés » du XIXe, dont les seules instances sont l'expérimentation méthodiquement rigoureuse et la réduction mathématique.

    Certes, le XVIIIe siècle subit, dans son ensemble, l'influence de la physique mathématique de Newton. En même temps cependant, la vision chrétienne du monde maintient son emprise sur les esprits. L'on continue à cultiver, voire, dans certains domaines, à approfondir les vieilles conceptions philosophico-cosmologiques de l'Un-Tout, du monde en tant que totalité organique. L'on ne renonce toujours pas à la très ancienne idée néo-platonicienne d'une échelle des êtres dans le monde et de la position de l'homme dans cette échelle. Bref, le sentiment de la nature et du monde propre aux époques passées et que la Renaissance a conduit à sa figure définitive, cherche encore à se formuler conceptuellement et mène un débat avec les nouveaux éléments de pensée apportés, au XVIIe siècle, par les mathématiciens et les spécialistes des sciences de la nature. On ne peut pas dire que le fonds d'idées du monde bourgeois naissant soit déterminé par les Lumières au sens du Système de la nature du baron d'Holbach ni même dans l'esprit de Voltaire. La plupart des penseurs, réticents à s'engager dans un chemin aussi hasardeux, exigent des soutiens plus solides.

    Cet appui est fourni par l'harmonisme, représenté par Shaftesbury au début et par Herder à la fin du siècle des Lumières, qui atténue la portée révolutionnaire des idées trop nouvelles et trop éblouissantes qui pourraient être cause de désespoir. Au point de vue spirituel, l'Allemagne offre un terrain particulièrement propice à cette doctrine de l'harmonie : l'influence de Leibniz y est extrêmement présente et c'est par l'intermédiaire de la philosophie leibnizienne que le XVIIIe siècle allemand reçoit l'imposante synthèse du mécanisme moderne et du néo-platonisme de la Renaissance qui devient le prototype même de la conception panharmoniste du monde qui réconcilie tous les conflits. Spinoza lui aussi exerce un certain ascendant sur le XVIIIe siècle allemand, moins par l'essai de géométrisation de la métaphysique qui fut à proprement parler son intention, qu'en tant que sa philosophie favorise la conception spéculative du monde comme un tout unique, explication de la divinité, et fraie les voies à une conciliation entre l'idée des sciences modernes de la nature, la nécessité naturelle et les concepts théologico-métaphysiques.

    Mais les arguments que cette conciliation peut alléguer à son appui ne se limitent pas aux idées de quelques métaphysiciens. Les résultats concrets du savoir positif semblent eux aussi promettre un fondement nouveau à la conception organique du monde. L'idée même de gravitation, formulée par Newton, peut être invoquée à l'encontre du mécanisme rigoureux, et le XVIIIe siècle déploiera des efforts toujours renouvelés en vue d'interpréter et de généraliser ce concept, pour en tirer parti non seulement dans la pratique, mais encore théoriquement, sur le plan de la spéculation et de la pensée. Entre les mains de penseurs comme Robinet, Lasalle ou Azaïs, mais aussi chez Buffon, la loi de gravitation devient comme une annexe de la spéculation sur le tout du monde ; Boscovich et Kant édifient sur son fondement une théorie fortement spéculative de l'univers ; les chimistes chercheront encore au début du XIXe siècle à reconvertir l'affinité chimique à la gravitation. En même temps, le champ des sciences de la nature est considérablement agrandi comparativement à celui qu'elles pouvaient prétendre embrasser au siècle précédent. En physique, les explications naïves des phénomènes de l'électricité et du magnétisme proposées par les mécanistes deviennent impossibles, ce qui mine également la croyance à la théorie mécanique, cinétique de la chaleur qui luttera durant tout le siècle avec la théorie d'un fluide calorifique.

    La théorie des fluides, qui joue un si grand rôle chez Herder entre autres, est introduite, avec les prétentions les plus ambitieuses, dans les disciplines les plus diverses. Partie intégrante de la science positive, cette théorie est cependant grevée de lourdes hypothèses spéculatives, liées à l'idée qu'on se fait, depuis l'époque de la Renaissance, de la relation réciproque du psychique et du physique. Les fluides, à mi-chemin du psychique et du physique. semblent derechef permettre de conjecturer sérieusement l'unité, sinon de la totalité de l'univers, du moins de tout le vivant. Or, la théorie des fluides contribue réellement à l'évolution de sciences positives telles que la chimie et la biologie. Ce sont les phlogisticiens qui préparent, sur le plan théorique, l'un des plus grands pas en avant accomplis par la science du XVIIIe siècle : le dépassement des notions traditionnelles relatives aux éléments. Stahl, Buffon et Linné croient alors fermement au fluide vital. En lisant les réflexions que Buffon — observateur perspicace et critique sévère, mais aussi spéculateur incorrigible — consacre aux phénomènes biologiques, l'on se souvient bon gré mal gré de l'idée antique de sympathie que le XVIIe siècle croyait avoir reléguée une fois pour toutes au nombre des idées inutilisables, car obscures et confuses.

    Enfin, c'est au XVIIIe siècle que l'on procède à la fondation des sciences concrètes de la nature qui ne peuvent s'en tenir aux seuls principes abstraits, mais s'appuient sur un travail concret avec les singularités — travail qui ne peut guère faire fond sur ce que lui fournissent les sciences abstraites de l'époque et soulève, de surcroît, de nombreux problèmes qui semblent plus aisément résolubles au moyen des concepts de la spéculation d'autrefois qu'en faisant appel à ceux de la science moderne. Comme si l'esprit humain, contraint de travailler en largeur, revenait à des notions récusées, provisoirement ou une fois pour toutes, dans la sphère des sciences mathématiques de la nature, l'on voit se porter à la parole, aussi bien en physiologie qu'en biologie, le vitalisme sommaire de Stahl et de ses partisans, tandis que le naturaliste Buffon voit la vie dans tout le cosmos comme une même force fondamentale et infrangible qu'il se défend, bien sûr, d'isoler des principes du reste de la nature. Les premiers pas de la météorologie s'accompagnent de spéculations sur l'influence des planètes sur les fluides de notre Terre. La géologie à peine née verse dans les « théories des origines » neptunienne et vulcanienne, grevées de réminiscences cosmogoniques et qui subissent aussi les retombées des spéculations auxquelles se livrent les chimistes. En élaborant, sous l'influence de Gœthe, sa théorie spéculative de la Terre, Steffens n'est pas tout à fait étranger à la science de cette période.

    En anthropologie aussi, le XVIIIe siècle assigne à la science des tâches qui, de notre point de vue actuel, ne relèvent pas de sa compétence. Dans la seconde moitié du siècle encore, Süssmilch pourra prouver « scientifiquement » l'origine divine du langage. La manière dont l'homme se comprend lui-même demeure déterminée par le récit de la Genèse qui établit sa supériorité sur le reste de la nature. En dépit des quelques contradicteurs qui commencent à élever la voix, Herder ne fait rien de contraire à l'esprit scientifique en présentant, dans son anthropologie, un commentaire du texte biblique. Le matériel fourni par la science est considéré alors généralement comme propre à éclairer et à expliquer les Écritures. C'est ainsi qu'un Huygens peut prendre la découverte des nébuleuses pour une confirmation de l'exactitude du récit de la création, selon lequel la lumière serait antérieure au soleil et aux étoiles. Certes, les voyages de découverte, l'exploration du Nouveau Monde et le contact avec des humanités primitives ont jeté une lumière nouvelle sur la question des commencements de l'homme, mais l'on persistera longtemps encore à exiger la conformité de ces faits au récit biblique. La théorie évolutionniste, dont l'importance spéculative n'a cessé, depuis Leibniz, de s'affirmer de plus en plus, trouve des défenseurs chez des auteurs comme Moscati, mais Buffon lui-même se refuse à l'appliquer à l'homme.

    Dans le domaine de la spéculation, l'on assiste alors au renouveau de tous les thèmes légués par le passé. Les méditations sur la mort et l'immortalité se multiplient comme jamais auparavant. La métempsychose et la palingénésie célèbrent une glorieuse résurrection spéculative non seulement chez des fantaisistes comme Bonnet, mais encore chez des esprits positifs comme Lessing et Hume. L'influence du piétisme et de la religiosité plus intense propre aux milieux protestants est particulièrement manifeste dans les disciplines qui relèvent des sciences de l'homme, amenant Hamann à opposer dans ce domaine un veto catégorique aux Lumières, à contester notamment les théories rationalistes du langage et les prétentions de la raison de dévoiler le mystère dernier de l'homme. La puissance des dogmes, plus particulièrement la croyance au péché originel, momentanément ébranlée par la critique rationaliste, est rétablie chez Hamann et Kant, après avoir auparavant déterminé l'itinéraire de la spéculation de Rousseau. Le thème de la ressemblance de l'homme à l'image divine revit dans la physionomie et la théologie de Lavater.

    Sous ce rapport aussi, la conception herdérienne de la vertu d'humanité comme ressemblance à la divinité et de l'homme comme microcosme fait donc bien partie du XVIIIe siècle, mais sans non plus s'écarter, dans le principe, du schéma rationaliste de la nature comme fondement de l'ordre éthique du genre humain. Sur ce point, Herder est inébranlable : il ne renonce jamais à l'opinion, propre aux Lumières, qui nie l'existence du mal radical et considère le péché originel comme impensable. Sur ce point, qui seul justifie la nécessité de la rédemption, Herder rompt avec le christianisme pour n'en conserver que des apparences purement verbales. Sa propre religion est, à la différence du christianisme entièrement immanente, naturelle ; tous les postulats en sont réalisés dans les lois de l'ordre du monde, de l'harmonie universelle. D'un autre côté, la spéculation herdérienne réussit à remplir d'un riche contenu l'idée de la « figure divine » de l'homme, elle aussi importante pour la théologie. Son œuvre est une seconde Création, son art tend vers une nature supérieure.

    En insérant sa philosophie de l'humanité dans le contexte particulier de la nature, Herder ne s'inscrit donc pas en faux contre les tendances des Lumières. La nature en tant que série ascendante de forces organiques qui se manifestent par un degré chaque fois plus élevé de formation du type idéal auquel il s'agit de mettre la dernière main, peut devenir la conception fondamentale tant de l'histoire que des sciences naturelles. L'histoire est une continuation de la nature, conçue dans cette perspective de cohérence et d'harmonie universelles où il n'y a ni tragédie ni douleur finie qui ne puisse être soulagée, mais une unique échelle des êtres qui sont autant de modifications d'un même Être bienheureux. L'homme est microcosme au même titre que toute autre modification, mais il l'est à plus forte raison, plus il s'approche du plan dernier de la nature en tant que celle-ci représente l'expression la plus parfaite possible de l'infini dans le fini — c'est-à-dire, dans la pratique, plus il ressemble à la nature bienheureuse, harmonieuse, bonne, raisonnable et intelligente, plus il supprime les contradictions, les souffrances et les conflits occasionnés par l'égoïsme et l'injustice. La nature harmonieuse est celle où le droit et la justice sont une loi physique. L'homme harmonieux est celui qui vit en accord avec cette nature-là, ou plutôt qui l'élève consciemment à l'idée qui constitue son fond le plus propre, en sorte que puissent être atteints directement les buts vers lesquels l'on ne s'acheminait initialement que par des voies détournées. Celui qui ennoblit la nature, son second créateur, est à la fois son législateur et son pacificateur.

    C'est ainsi, en mettant en œuvre des idées à l'âge des Lumières, inspirées par la doctrine de l'harmonie universelle, que Herder refond un thème privilégié de la pensée de la Renaissance, le thème du microcosme et de l'homme sauveur de l'univers, dont il fait aussi l'axe de sa philosophie de l'histoire. L'harmonisme, dans l'optique duquel le réel est eo ipso bon, lui permet d'envisager l'histoire d'un point de vue plus systématique, plus unitaire, plus légaliste que ce n'est le cas chez ceux de ses contemporains qui subissent moins l'ascendant de la doctrine de l'harmonie. L'on tient là le trait distinctif qui met Herder à part des autres philosophes de l'histoire du XVIIIe siècle. Pour Voltaire qui, dans l'ensemble, s'en tient au concret, l'histoire est essentiellement un chaos, dépourvu de toute organisation mais coupé de sporadiques lueurs d'humanité et de raison. Les théoriciens du progrès — Condorcet, en particulier, plus systématique que d'autres — voient toutes les lois de l'histoire dans son seul côté intellectuel qui devient le critère et le moteur de tout le reste de la vie, cependant que les époques plus primitives sont dévalorisées au profit du degré atteint en dernier. Kant, se penchant sur la philosophie de l'histoire, présente une analyse magistrale de la question fondamentale du commencement de l'histoire, ainsi que du problème du progrès, mais sa conception demeure purement abstraite.

    Herder, en revanche, est tout ensemble concret et spéculatif, alliant le progrès, cette asymptote fondamentale de la philosophie des Lumières, à une appréciation véritablement historique des formes et phénomènes singuliers dans l'histoire. Cette perspective est ouverte précisément par son idée d'« humanité ». Celle-ci permet de dire, d'un côté, que le but de l'histoire — qui n'est autre chose que la vertu d'humanité — est toujours déjà atteint, dans la mesure où l'histoire ne peut être autre qu'humaine, ne peut pas ne pas découler, conformément à des lois, des ressorts intérieurs de l'être de l'homme. D'un autre côté, elle autorise aussi à parler d'un acheminement vers l'idéal, dans la mesure où la nature s'épure progressivement, approchant de plus en plus de son expression suprême, c'est-à-dire suprêmement concentrée et heureuse. Même dans les pires calamités de l'histoire, il y a une certaine valeur idéale, un certain degré de félicité et de supériorité sur le reste de la vie que l'homme ne peut jamais perdre. Or, c'est précisément dans ces catastrophes que le progrès historique puise sa force.

    La marche de l'histoire est ainsi réglée exclusivement par des lois immanentes. Le progrès historique est une nécessité, quand bien même sa marche serait lente et tortueuse. Dès lors que l'humanité est donnée, dès lors que le Deus ex machina enseigne le langage à l'homme, celui-ci s'engage dans la voie de la nécessité. Tous ses échecs sont des châtiments motivés par des fautes commises ; toutes ses réussites ont un fondement moral. Pourra le mieux réussir celui qui sera moralement le plus fort, celui qui aura atteint le degré le plus élevé dans l'échelle de l'humanité. Aussi l'histoire est-elle un lieu de formation, une école où l'instruction se fait par le moyen de châtiments sévères. La douleur et le mal, conçus comme châtiment, sont finalisés et dotés d'une signification, ne s'inscrivent donc pas en faux contre la téléologie de l'histoire.

    Étant donné ces présupposés, il n'est que naturel que Herder ne s'arrête pas aux couleurs sombres du tableau qu'il fait de l'histoire. Les grands traits de cette construction historique sont typiquement « progressistes », fidèles à l'esprit de la philosophie des Lumières. L'inertie des immenses empires asiatiques représente le degré le plus bas d'humanité. En Asie Mineure et en Mésopotamie, l'on voit apparaître l'inquiétude, le mouvement, la lutte et l'oppression, mais, du même coup, le progrès. Ce progrès assume chez les Grecs ses premières formes importantes et caractéristiques, bien que marquées encore par une certaine immaturité. L'expansion romaine, tout en propageant la civilisation, est pour le genre humain un mal terrible, débouchant sur la décadence byzantine dont la seule issue est fournie par un nouveau principe spirituel, le christianisme, et par des peuples neufs, pleins de vitalité, qui font table rase. Suit une époque de fermentation dans des ténèbres sans précédent — le Moyen Âge. Le levain proprement dit est de deux espèces différentes. Il y a, d'une part, la tradition populaire d'humanité, c'est-à-dire le christianisme authentique, qui conduit à la Réforme, d'autre part, la tradition de la culture grecque et latine qui aboutit au renouveau des arts et des sciences.

    Depuis le XVIe siècle, la marche de l'histoire suit une ligne ascendante et, malgré les efforts contraires des gouvernements égoïstes et despotiques, les idéaux d'humanité accusent une progression continue. Dans les Idées, Herder ne présente qu'une partie de cette conception. L'ouvrage — nous l'avons déjà dit — demeure inachevé, mais sa construction est néanmoins suffisamment élaborée pour nous permettre de distinguer toutes les parties capitales. Intéressant pour nous autres Tchèques est le fait que les Slaves représentent l'une de ces clefs de voûte. La tradition populaire d'humanité dont Herder se réclame dans le dernier chapitre des Idées, ainsi que dans celle des Lettres pour l'avancement de l'humanité qu'il consacre à Comenius, est, selon lui, dans ses traits essentiels, une tradition slave. Il est vrai que celle-ci, telle qu'il la présente, tient davantage de l'invention et de la conjecture que de la réalité historique.

    Dans l'idée de Herder, la doctrine bogomilienne, le hussisme, l'Église des Frères tchèques, la réforme universelle prônée par Comenius, forment un même tout, une conception homogène et une ligne d'évolution continue dont la secte albigeoise, par exemple, comme aussi les grands mouvements de la Réforme, ne sont que des ramifications. Il est plus que probable que Herder fonde ses idées quant à la vocation culturelle des peuples slaves moins sur une étude approfondie de leur culture que, bien plutôt, sur sa propre vision, luthérienne et humaniste, de la philosophie de l'histoire. Mais il est aussi tout naturel que les Tchèques eux-mêmes parlent ensuite de leur renaissance nationale comme du remboursement d'une dette culturelle. C'est Herder qui fraie la voie à cette conception et la rend possible. La « philosophie de l'histoire tchèque » la plus élaborée et la plus systématique que nous possédions doit davantage à Herder que la plupart des lecteurs contemporains ne le pensent.

    Herder est un penseur à la charnière de deux époques. Incapable de la splendide unilatéralité de la philosophie nationale de l'histoire d'un Fichte, il n'a ni la profondeur ni l'audace intellectuelle des grandes têtes spéculatives qui animeront le mouvement de l'esprit allemand au cours des premières décennies du XIXe siècle. Son rôle se borne à transmettre à la jeune génération un condensé des thèmes de pensée de la Renaissance (l'âme du monde, la loi de polarité, l'échelle des formes, la hiérarchie des esprits, le microcosme, l'harmonie universelle) qui demeurent vivants au XVIIIe, après quoi cette jeunesse l'abandonne pour se tourner vers ses intérêts les plus propres. L'idée d'humanité elle aussi recevra chez les penseurs allemands des générations suivantes (à l'exception de quelques figures comme Humboldt) une forme nouvelle. En effet, l'alternative est claire : il faut ou bien pousser radicalement le rationalisme des Lumières jusqu'au positivisme des sciences spéciales rigoureuses, plus particulièrement des sciences de la nature dont l'implacable objectivité méthodique exclut toute spéculation, ou bien tenter d'ouvrir à l'enracinement spirituel des voies entièrement nouvelles.

    Herder n'a le courage de s'engager dans aucune de ces deux voies. C'est ce qui explique que sa philosophie nous semble aussi molle, élastique, inconsistante et peu radicale. Néanmoins, sa ferme croyance au droit et à la justice comme lois immanentes de la nature et de la société, sa confiance en l'homme comme sauveur de la Terre, sa conviction selon laquelle l'humanité ne pourra jamais connaître de déchéance totale, ne sont pas sans valeur pour nous. Ce sont des questions qu'il faut, certes, formuler, fonder et orienter autrement que Herder ne le fait, mais qu'on aurait tort de reléguer pour autant parmi les armes caduques d'une métaphysique traditionnelle réduite désormais à l'impuissance. Au contraire, si florissant que soit aujourd'hui le positivisme, la question du droit et de la justice est précisément l'une de celles où la métaphysique se voit obligée, après tous ses échecs passés, de reprendre sur nouveaux frais ses efforts pour apporter des lumières nouvelles.

    ► Jan Patocka, in Lumières et Romantisme, Annales de l’Inst. de Philos. de l’Univ. de Bruxelles, G. Hottois (dir.), Vrin, 1989.

    ♦ Nota bene : Ce texte de 1941 a été traduit du tchèque par Erika Abrams. Cette traduction est publiée avec l'aide du Centre Patočka des Facultés Universitaires saint-Louis de Bruxelles et des éditions Ousia.

    barreh10.gif◘ Texte sur le climat et les mythes

    La diversité des climats est ici analysée par Herder (1744-1803) comme facteur de différenciations psychologiques et culturelles. Cette idée, on le sait, est courante au XVIIIe siècle : mais il semble que, même chez Montesquieu, sa systématisation ait été moins étendue que chez Herder, qui y rapporte l'étiologie de l'ensemble des phénomènes de civilisation. Outre l’ébauche d'un projet de mythologie comparée, on trouvera dans ce passage celle d'une véritable théorie de l'influence du milieu sur les productions de la conscience et de l'imaginaire.

    Partout il est marqué de l'empreinte des climats sur les nations. Comparez la mythologie des Groenlandais et celle des Hindous, celle des Lapons et celle des Japonais, celle des Péruviens et celle des Nègres ; c'est une géographie complète de l'imagination humaine. Qu'on lise à un Brahmane la Voluspa de l'Islandais, et qu'on cherche à lui en expliquer l'ensemble, à peine pourra-t-il s'en former une idée, et les Védas ne seraient pas moins inintelligibles pour l'Islandais. Si chaque peuple tient aussi fermement que nous le voyons à ses propres représentations, c'est qu'elles leur sont véritablement appropriées, c'est qu'elles dérivent de leur manière même de vivre, et qu'elles leur ont été transmises de père en fils sans aucun intervalle. Ce qu'un étranger a le plus de peine à concevoir, souvent il leur semble que c'est là ce qu'ils comprennent le mieux ; ils traitent avec un respect extrême ce qui n'excite que son sourire. Selon les Indiens, la destinée de chaque homme est écrite sur son cerveau, dont les lignes délicates représentent les lettres indéchiffrables du destin : la plupart des opinions et des idées humaines ressemblent à ces tableaux mobiles; ce sont des traces de l'imagination qui dépendent à la fois et du corps et de la pensée.

    Comment cela ? tous ces peuples, toutes ces tribus ont-ils inventé leurs propres mythologies, et s'y sont-ils attachés comme à une véritable propriété ? En aucune manière. Ils ne les ont point inventées, mais ils en ont hérité ; s'ils les avaient produites eux-mêmes par leurs propres réflexions, leurs rêveries eussent été de plus en plus indignes de l'objet qu'elles embrassaient, et ce n'est point ce qui a lieu. Quand Dobritzhofer représenta à toute une tribu de braves et intelligents Abipons, combien il était ridicule de se laisser épouvanter par les paroles d'un sorcier qui les menaçait de se changer en tigre et d'imaginer que déjà ils sentaient ses griffes : "Vous tuez journellement de vrais tigres dans les champs, leur disait-il, et sans en être effrayés. Pourquoi vous alarmez ainsi d'un fantôme qui n'existe point ? Père, répondit un vaillant Abipon, vous ne connaissez rien à nos affaires : les tigres ne nous effraient pas en plein champ, parce que nous les voyons ; là, nous les tuons sans beaucoup de peine : mais les tigres artificiels nous épouvantent, parce que nous ne pouvons les voir, et qu'ainsi il nous est impossible de les tuer". Voilà, selon moi, où repose le mystère.

    Si toutes les notions que nous avons étaient aussi claires que celles que nous recevons par la vue : si nous n'avions d'idées que celles qui viennent des objets visibles, ou qui peuvent entrer en comparaison avec eux la source de l'erreur ne nous serait plus inconnue, ou du moins on ne tarderait pas à la découvrir ; mais, au contraire, la plupart des fables nationales naissent avec la parole et se propagent par elle. L'enfant écoute avec curiosité les contes qui, coulant dans son âme comme le lait de sa mère, comme le vin choisi de son père, fournissent le premier aliment à sa pensée : il lui semble qu'ils expliquent tout ce qui jusque-là a frappé ses yeux. La jeunesse y cherche le souvenir des usages de sa tribu et des images glorieuses pour ses ancêtres. Ils retracent à l'homme fait les tableaux de la vie nationale, les circonstances du climat et de la contrée, et pénètrent ainsi jusqu’au fond même de sa nature.

    Car le Groënlandais et le Tungouse ne voient pendant leur vie entière que les choses dont ils ont entendu parler dès leur enfance, et qu'ils s'accoutument ainsi à prendre pour des vérités absolues. De là, malgré la distance qui les sépare, ces cérémonies superstitieuses communes à tant de peuples à l'approche des éclipses de soleil ou de lune. De là la crainte religieuse des esprits de l'air, de l'eau et des autres éléments. À peine a-ton cru reconnaître qu'un effet existe et qu'il varie, sans que l’œil ait pu découvrir les lois par lesquelles s'opèrent ces variations, aussitôt l'oreille est frappée d'une foule de mots qui expliquent ce que l'on a vu, par ce qui est resté invisible. De tous les sens, celui de l'ouïe est en général le plus timide, le plus craintif : si ses impressions sont rapides, elles sont obscures. Il ne peut retenir et comparer les choses pour s'en rendre compte ; les objets de ses perceptions fuient et s'écoulent comme l'onde : destiné à éveiller la pensée, il est rare qu'il puisse acquérir quelque notion claire et complète sans le secours des autres sens, et surtout de celui de la vue.

    Herder, Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, Paris. 1827, t. II , p. 78-81.