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  • TIBET

    L'expédition allemande au Tibet de 1938-39

    Voyage scientifique ou quête de traces à motivation idéologique ?

    expedi10.jpg

    Synergies européennes – Bruxelles-Munich-Tübingen, novembre 2006

    ss_tib10.gifLe 20 avril 1938 cinq jeunes scientifiques allemands montent à bord, dans le port de Gènes, sur le « Gneisenau », un navire rapide qui fait la liaison avec l’Extrême-Orient. Le but de leur voyage : le haut plateau du Tibet, entouré d’une nuée de mystères, le « Toit du monde ». Sous la direction du biologiste Ernst Schäfer, s’embarquent pour une aventure hors du commun pour les critères de l’époque, Bruno Beger (anthropologue et géographe), Karl Wienert (géophysicien et météorologue), Edmund Geer (en charge de la logistique et directeur technique de l’expédition) et Ernst Krause (entomologue cameraman et photographe).

    [ci-contre au premier plan : Krause, Wienert, Beger, Geer, Schaefer]

    Tous les participants à cette expédition étaient membres des « échelons de protection » (SS), mais ce fait justifie-t-il d’étiqueter cette expédition d’ « expédition SS », comme on le lit trop souvent dans maints ouvrages ? Cette étiquette fait penser qu’il s’agissait d’une expédition officielle du Troisième Reich. Est-ce exact ? Les SS avaient-il vraiment quelque chose à voir avec ce voyage de recherche vers cette lointaine contrée de l’Asie ? Quel intérêt les dirigeants nationaux-socialistes pouvaient-ils bien avoir au Tibet ? Comment cette expédition a-t-elle été montée ; quels étaient ses objectifs, ses motifs ? À quoi a-t-elle finalement abouti ? Beaucoup de questions, qui ont conduit à des études sérieuses mais aussi à l’éclosion de mythomanies, de légendes.

    Des sources non encore étudiées…

    11524510.jpg« On a raconté et écrit beaucoup de sottises sur cette expédition au Tibet après la guerre », disait le dernier survivant Bruno Beger (1). Cela s’explique surtout par la rareté des sources, qui rend l’accès à ce thème fort malaisé. Il existe certes des travaux à prétention scientifique sur ce sujet, mais, jusqu’il y a peu de temps, nous ne disposions d’aucune analyse complète et détaillée sur les recherches tibétaines entreprises sous le Troisième Reich. Cette lacune est désormais comblée, grâce à une thèse de doctorat de Peter Mierau, un historien issu de l’Université de Würzburg (2). Le thème de ses recherches était la « politique nationale socialiste des expéditions ». Dans le cadre de cette recherche générale, il aborde de manière fort complète cette expédition allemande au Tibet de 1938-39. Mierau a découvert des sources qui n’avaient pas encore été étudiées (ou à peine) jusqu’ici. Certes, ce travail ne répond pas encore à toutes les questions mais, quoi qu’il en soit, les connaissances actuellement disponibles sur cette mystérieuse expédition se sont considérablement élargies.

    [Ernst Schäfer, 3ème en partant de la g., avec son équipe de chercheurs]

    Cette remarque vaut surtout pour les prolégomènes de cette entreprise aventureuse. Le biologiste et ornithologue Ernst Schäfer s’était taillé une bonne réputation en Allemagne, comme spécialiste du Tibet. Deux fois déjà, il avait participé, en 1931-32 et de 1934 à 1936, aux expéditions américaines de Brooke Dolan au Tibet oriental et central. En 1937, Himmler, Reichsführer SS, avait remarqué ce jeune scientifique prometteur et dynamique. Il prit contact avec lui. Schäfer était en train de préparer une nouvelle expédition. Himmler voulait simplement profiter du prestige acquis par le jeune savant. Il voulait inclure l’expédition dans le cadre de l’« Ahnenerbe », la structure « Héritage des Ancêtres » qu’il avait créée en 1935, et, ainsi, placer l’expédition sous patronage SS (3). Le spécialiste du Tibet était certes déjà membre des SS à ce moment-là, mais il aurait préféré placer son expédition sous le patronage du département culturel des affaires étrangères ou de la très officielle DFG (« Communauté scientifique allemande ») et avait effectué des démarches en ce sens (4).

    En l’état actuel des connaissances, il n’est donc pas possible d’affirmer ou d’infirmer clairement que les préparatifs de l’expédition aient été entièrement effectués sous la houlette des SS ou de l’Ahnenerbe (5). Le nom officiel de l’expédition était le suivant : « Expédition allemande Ernst Schäfer au Tibet » (Deutsche Tibetexpedition Ernst Schäfer). Himmler eut droit au titre de « patron » de l’expédition et avait tenu à connaître personnellement tous les participants avant qu’ils ne partent et de donner le titre de SS à deux des scientifiques qui ne l’avaient pas encore (Krause et Wienert). Dans les articles des journaux, l’entreprise était souvent citée comme « Expédition SS ». Schäfer lui-même a utilisé cette dénomination à plusieurs reprises (6).

    Le rôle très restreint de l’Ahnenerbe

    87387-10.jpgIl a été question de faire de l’Ahnenerbe, la communauté scientifique fondée par les SS, l’un des commanditaires de cette expédition. On peut le prouver par l’existence d’un programme de travail provisoire intitulé Ziele und Pläne der unter Leitung des SS-Obersturmführer Dr. Schäfer stehenden Tibet-Expedition der Gemeinschaft « Das Ahnenerbe » (Erster Kurator : Der Reichsführer SS) (Objectifs et plans de l’expédition au Tibet de la Communauté „Héritage des Ancêtres » sous la direction du Dr. Schäfer, Obersturmführer des SS — Premier curateur : le Reichsführer SS). Muni de ce document, le département d’aide économique de l’état-major personnel du Reichsführer SS a appuyé le dossier de Schäfer auprès de la DFG (7). Après cette démarche, l’Ahnenerbe n’a plus joué aucun rôle officiel dans les préparatifs et la tenue de l’expédition. L’historien canadien Michael H. Kater, dans son ouvrage de référence sur la question, note que cette « vague institution », aux contours flous, a causé bien des tensions entre Schäfer et les dirigeants de l’Ahnenerbe Wolfram Sievers et Walter Wüst. De plus, l’Ahnenerbe ne semblait pas en mesure de financer quoi que ce soit relevant de l’expédition (8).

    [Le zoologue Ernst Schäfer à g. et l'anthropologue Bruno Beger à d.]

    Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’expédition a été financée par des cercles ou initiatives privées. Bruno Beger dit qu’Ernst Schäfer a été en mesure de rassembler quelque 70.000 Reichsmark, dont 30.000 provenaient du « conseil publicitaire » des cercles économiques allemands ; 20.000 RM de la DFG (qui s’appelait jusqu’en 1935 : Notgemeinschaft Deutscher Wissenschaft) ; 15.000 RM sont entrés dans les caisses grâce à l’entremise du père de Schäfer, qui était à l’époque le directeur de la fabrique de produits de caoutchouc Phoenix à Hambourg-Harburg ; les 5.000 RM restants ont été offerts par le Frankfurter Zeitung (9). Ces donateurs enthousiastes et généreux avaient été séduits par la passion et l’engagement des participants, surtout d’E. Schäfer. Beger se souvient encore : « Les instruments scientifiques, les appareils, les équipements photographiques, cinématographiques, sanitaires, presque tout nous a été prêté et même donné » (10).

    Himmler, pour sa part, s’adressa à Göring pour que celui-ci mette 30.000 RM en devises à la disposition des explorateurs. Il fit verser cette somme à l’avance. Ce n’était pas une maigre somme car il fallait que l’expédition puisse disposer de toutes les sommes nécessaires en devises, pour qu’elle soit tout simplement possible (11).

    Les premiers Allemands dans la « Cité interdite »

    schaef10.gifErnst Schäfer s’occupa seul des préparatifs politiques et diplomatiques du voyage scientifique. Vu la situation internationale à l’époque, le chemin vers le Tibet ne pouvait se faire qu’au départ de l’Inde sous domination britannique : il fallait donc obtenir l’autorisation de la Grande-Bretagne. L’adhésion au projet de Britanniques en vue, Schäfer l’obtint grâce à son habilité diplomatique. Il s’embarqua lui-même pour l’Angleterre et en revint avec bon nombre de lettres de recommandation. Les participants à l’expédition ne savaient pas s’il allait être possible d’entrer dans le Tibet, alors indépendant, ni au début de leur voyage ni pendant les premiers mois de leur séjour, qu’ils passèrent pour l’essentiel dans la province septentrionale de l’Inde britannique, le Sikkim. Ce n’est qu’en novembre 1938, après de longues négociations et grâce aux bons travaux préparatoires, que leur parvint une invitation du gouvernement tibétain, comprenant également une autorisation à séjourner dans la « Cité interdite » de Lhassa. Au départ, cette autorisation de séjourner à Lhassa ne devait durer que deux semaines, mais elle a sans cesse été prolongée, si bien que les chercheurs allemands finirent par y rester deux mois. Ils étaient en outre les premiers Allemands à avoir pu pénétrer dans Lhassa.

    [Ci-haut : (de g. à d.) Wienert, Schäfer, Beger, Geer, Krause aux côtés de dignitaires tibétains, Lhassa, 1938]

    tibet-10.jpgCe résultat, impressionnant vu les difficultés de l’époque, est dû principalement au travail et à la persévérance personnelle d’Ernst Schäfer et de ses compagnons plutôt qu’à l’action hypothétique des SS et de l’Ahnenerbe. Ernst Schäfer, quand il a organisé cette expédition, a toujours mis l’accent sur son indépendance, sur ses initiatives personnelles ; il a toujours voulu mettre cette entreprise en branle de ses propres forces, pour autant que cela ait été possible. Dans ces démarches, il jouait aussi, bien sûr, la carte de ses contacts SS, les utilisait et les mobilisaient, tant que cela pouvait lui être utile ou se révélait nécessaire (12). Mais en ce qui concerne les préparatifs et le financement (mis à part l’octroi des 30.000 RM en devises), le rôle des SS est finalement fort limité, d’après les nouvelles sources découvertes et exploitées par nos nouveaux historiens.

    map10.jpgMais cette modestie s’avère-t-elle pertinente aussi quand il s’est agi de déterminer les buts de l’expédition ? Quels étaient en fait les objectifs que s’était assignés Schäfer en préparant sa troisième expédition au Tibet ? Et que voulait Himmler ? Cette dernière question est bien évidemment la plus captivante, mais aussi celle à laquelle il est le plus difficile d’apporter une réponse précise ; les sources ne nous révèlent rien de bien substantiel. Il n’y a aucune déclaration ni aucun commentaire écrit du Reichsführer SS à propos de cette expédition. Seuls quelques indices existent. Ainsi, Schäfer rapporte, dans ses mémoires non encore publiées, une conversation qu’il a eue avec Himmler et quelques-uns de ses intimes. Himmler lui aurait demandé, lors de cette rencontre, « s’il avait vu au Tibet des hommes aux cheveux blonds et aux yeux bleus ». Schäfer aurait répondu non puis aurait explicité, à l’assemblée réduite des intimes de Himmler, tout son savoir sur l’histoire phylogénétique des hommes de là-bas. Himmler se serait révélé à l’explorateur, ce jour-là, comme un adepte de la « doctrine des âges de glace de Hans Hörbiger ». Il aurait également fait part à Schäfer qu’il supposait qu’au Tibet « l’on pourrait trouver les vestiges de la haute culture de l’Atlantide immergée » (13). Ernst Schäfer n’a pas cédé : son expédition avait des buts essentiellement scientifiques et aucun autre. Schäfer n’a pas accepté l’exigence première de Himmler d’adjoindre à l’équipe un « runologue », un préhistorien et un chercheur ès-questions religieuses. Il n’a pas davantage accepté de rencontrer l’éminence grise de Himmler, Karl Maria Wiligut pour que celui-ci fasse part de ses théories aux membres de l’expédition (14). Schäfer ne voulait apparemment rien entendre des théories et doctrines occultistes et mythologisantes de Himmler et n’a jamais omis de le faire entendre et savoir (15).

    [Carte allemande montrant le chemin de l'expédition]

    Les thèses de Christopher Hale

    bundes10.jpgPourtant, on n’hésite pas à affirmer encore et toujours que cette expédition allemande au Tibet avait un but idéologique. Ainsi, dans un film documentaire de 2004, intitulé Die Expeditionen der Nazis : Abenteuer und Rassenwahn (Les expéditions des nazis : Aventure et folie racialiste) (16), cette rengaine est réitérée. Le témoignage magistral que sortent les producteurs de ce documentaire de leur chapeau est un certain Christopher Hale, journaliste britannique de son état, qui venait de publier un livre sur la question et s’était par conséquent recommandé comme « expert » (17).

    La voix off commence par dire dans l’introduction : « Déjà vers la moitié des années 30, les chercheurs SS recherchaient dans le monde entier les traces d’une race des seigneurs évanouie ». Cette recherche aurait été motivée par la « doctrine des âges de glace », déjà évoquée ici, et théorisée par l’Autrichien Hanns Hörbiger. Hale ajoute alors qu’il est parfaitement absurde d’aller chercher des lointains parents des « Aryens » en Asie, sur le « Toit du monde ». Or, c’est ce que voulait, affirme Hale, l’expédition allemande au Tibet. La raison, pour Hale, réside tout entière dans les théories qui veulent que, dans une période très éloignée dans le temps, une civilisation nordique ou aryenne, supérieure à toutes les autres, ait existé et régné sur un gigantesque empire s’étendant de l’Europe au Japon. Cet empire se serait ensuite effondré à cause du mélange entre ses porteurs nordiques et les « races inférieures ». Il aurait cependant laissé des traces, même dans les coins les plus reculés de la Terre. Au Tibet, auraient affirmé ces théories selon l’expert Hale, de telles traces se retrouveraient dans l’aristocratie. Voilà en gros ce que ce Hale a tenté de démontrer. En même temps, il a essayé implicitement de prouver que les SS et l’Ahnenerbe auraient eu un grand rôle dans la préparation et l’exécution de l’expédition.

    Cette interprétation, proposée par Hale, cadre sans doute fort bien avec les théories occultistes du Reichsführer SS, telles que les décrit Schäfer dans ses souvenirs. La « doctrine des âges de glace », la « doctrine secrète » de Madame Blavatsky et le livre paru en 1923 de l’occultiste russe Ferdinand Ossendowski (Bêtes, hommes et dieux) auraient donc été les principales sources d’inspiration de Himmler. La conception qu’évoque Christopher Hale d’un « grand empire aryen » remontant à la nuit des temps nous rappelle aussi les doctrines dualistes et racialistes de ceux que l’on nommait les « Ariosophes ». C’est plus particulièrement Jörg Lanz von Liebenfels qui présentait l’effondrement des anciens aryens comme la conséquence d’un mélange interracial. Les adeptes de ces théories, que l’on pose un peu arbitrairement comme les précurseurs occultes du national socialisme (18), ne voulaient absolument rien entendre d’une raciologie et d’une anthropologie scientifiques, comme celles de E. von Eickstedt et de HFK Günther.

    Une démarche rigoureusement scientifique

    180px-11.jpgLe documentaire Les expéditions des nazis suggère donc que les vues bizarres de Himmler, qui sont sans aucun doute attestées, ont influencé les objectifs de l’expédition au Tibet. Ce serait aussi vrai que deux et deux font quatre, alors que les documents préparatoires de l’expédition ne prouvent rien qui aille dans ce sens (19) ! Himmler aurait certes aimé convaincre Schäfer d’aller rechercher au Tibet les traces d’une antique haute culture aryenne disparue. Mais il n’y est pas parvenu. Les membres de l’expédition se posaient tous comme des scientifiques et comme rien d’autre. Ainsi, par ex., quand Bruno Beger a photographié et pris les mesures anthropomorphiques, crânologiques et chirologiques, ainsi que les empreintes digitales, de sujets appartenant à divers peuples du Sikkim ou du Tibet, quand il a examiné leurs yeux et leurs cheveux, quand il a procédé à une quantité d’interviews, il a toujours agi en scientifique, en respectant les critères médicaux et biologiques de l’époque, appliqués à l’anthropologie et à la raciologie, sans jamais faire intervenir des considérations fumeuses ou des spéculations farfelues.

    Nous pouvons parfaitement étayer cela en nous référant à un essai de Beger, sur l’imagerie raciale des Tibétains, parue en 1944 dans la revue Asienberichte (20). Dans cet essai, Beger nous révèle les connaissances scientifiques gagnées lors de l’expédition. D’après le résultat de ses recherches, les Tibétains sont le produit d’un mélange entre diverses races de la grande race mongoloïde (ou race centre-asiatique ou « sinide »). On peut certes repérer quelques rares éléments de races europoïdes. Ce sont surtout celles-ci, écrit Beger : « Haute stature, couplée à un crâne long (ndt : dolichocéphalie), à un visage étroit, avec retrait des maxillaires, avec nez plus proéminent, plus droit ou légèrement plus incurvé avec dos plus élevé ; les cheveux sont lisses ; l’attitude et le maintien sont dominateurs, indice d’une forte conscience de soi » (21). Il explique la présence de ces éléments europoïdes, qu’il a découverts, par des migrations et des mélanges ; il évoque ensuite plusieurs hypothèses possibles pour expliquer « les rapports culturels et interraciaux entre éléments mongoloïdes et races europoïdes, surtout celles présentes au Proche-Orient ». Il a remarqué, à sa surprise, la présence « de plusieurs personnes aux yeux bleus, des enfants aux cheveux blonds foncés et quelques types aux traits europoïdes marqués » (22) [ndt : cette présence est sans doute due aux reflux des civilisations et royaumes indo-européens d’Asie centrale et de culture bouddhiste après les invasions turco-mongoles, quand les polities tokhariennes ont cessé d’exister ; cette présence est actuellement attestée par les recherches autour des fameuses momies du Tarim]. Les remarques formulées par Beger s’inscrivent entièrement dans le cadre de l’anthropologie de son époque ; son essai ne contient aucune de ces allusions ou conclusions « mythologiques », contraire aux critères scientifiques ; Beger n’emploie jamais les vocables typiques de l’ère nationale socialiste tels « Aryens », « nordique » ou « race supérieure » ou « race des seigneurs » (23).

    Ernst Schäfer a explicité les buts de son expédition

    14866-10.jpgDans le même numéro d’Asienberichte, Ernst Schäfer publie, lui aussi, un essai, sous le titre de Forschungsraum Innerasien (Espace de recherche : Asie intérieure) (24), dans lequel il explique quelles ont été les motifs de son expédition. Après les recherches pionnières effectuées dans le cœur du continent asiatique, lors des premières expéditions qui y furent menées, il a voulu procéder à des recherches plus systématiques en certains domaines et fournir par là même une synthèse des résultats obtenus en diverses disciplines.

    « Tel était l’objectif de ma dernière expédition au Tibet en 1938-39 ; … elle visait à obtenir une vue d’ensemble, après avoir tâté la réalité sur le terrain à l’aide de diverses disciplines scientifiques, ce qui constitue la condition première et factuelle pour que des spécialistes en divers domaines puissent travailler main dans la main, en s’explicitant les uns aux autres les matières traitées, de façon à compléter leurs savoirs respectifs ; toujours dans le but de faire apparaître plus clairement les tenants et aboutissants de toutes choses ». La tâche principale, qu’il s’agissait de réaliser, était la suivante : « Saisir de manière holiste l’espace écologique exploré », raison pour laquelle « la géologie, la flore, la faune et les hommes ont constitué les objets de nos recherches » (25).

    n1055210.jpgObtenir une synthèse globale et scientifique de ce qu’est le Tibet dans sa totalité, tel a donc été le but de l’expédition allemande au Tibet en 1938-39. Il n’existe aucun indice quant à d’autres motivations ou objectifs dans les rapports rédigés par les membres de l’expédition, qui décrivent leurs faits et gestes au Tibet de manière exhaustive et détaillée (26). L’image qu’ils donnent du Tibet se termine par un résumé des résultats obtenus par leurs recherches, accompagné d’une liste méticuleuse de toutes leurs activités et des échantillons prélevés, ainsi que le texte d’un exposé, prononcé par Schäfer à Calcutta. Parmi les résultats, nous trouvons des rapports sur le magnétisme tellurique, sur les températures, sur la salinité des lacs, sur les plans des bâtiments visités, sur la cartographie relative aux structures géologiques, sur les échantillons de pierres et de minéraux, sur les fossiles découverts, sur les squelettes d’animaux, sur les reptiles, les papillons et les oiseaux, sur les plantes séchées, les graines de fleurs, de céréales et de fruits, auxquels s’ajoutent divers objets à l’attention des ethnologues tels des outils et des pièces d’étoffe. À tout cela s’ajoutent 20.000 photographies en noir et blanc et 2.000 photographies en couleurs, ainsi que 18.000 mètres de films (27), dont les explorateurs ont tiré, après leur retour, un documentaire officiel (28).

    Aucun indice pour justifier les hypothèses occultistes

    schaef10.jpgLe livre de Hale ne résiste pas, comme nous venons de le démontrer, à une analyse critique sérieuse. Cette faiblesse s’avère encore plus patente quand il s’agit d’analyser les thèses aberrantes de l’auteur, qui cherche à expliquer l’avènement du Troisième Reich par les effets directs ou indirects de toutes sortes de thèses et théories occultistes ou conspirationnistes. L’historien Peter Mierau l’explique fort bien dans sa thèse de doctorat : « Dans les années qui viennent de s’écouler, la double thématique du national socialisme et du Tibet a été dans le vent dans plusieurs types de cénacles. Les activités de chercheur de Schäfer, dans l’entourage de Heinrich Himmler, sont mises en rapport avec des théories occultistes, ésotéristes de droite, sur l’émergence du monde, avec des mythes germaniques et des conceptions bouddhistes ou lamaïstes de l’au-delà. Pour étayer ces thèses, on ne trouve aucun indice ou argument dans les sources écrites disponibles » (29).

    Les occultistes endurcis ne se sentent nullement dérangés par ce constat scientifique. Ils affirment alors, tout simplement, que le caractère officiel d’une telle entreprise n’est que façade, pour dissimuler la nature de la « mission secrète » et les « motifs véritables ». Quand on sort ce type d’argument (?), inutile d’insister : ces spéculations ne sont ni prouvables ni réfutables.

    schafe10.jpgTant les tenants des thèses occultistes les plus hasardeuses que les dénonciateurs inscrits dans le cadre de la « correction politique » contemporaine, ne trouveront, dans les sources disponibles sur l’expédition allemande au Tibet de 1938-39, aucun élément pour renforcer leurs positions. Même si les explorateurs ont appartenu aux SS et s’ils ont eu des rapports étroits, dès leur retour en août 1939, avec l’Ahnenerbe (dans le département des recherches sur l’Asie intérieure), l’expédition proprement dite ne poursuivait aucun objectif d’ordre idéologique, comme l’ont affirmé les participants eux-mêmes. Bruno Beger, dans son rapport (30), écrit : « Tous les objectifs et toutes les tâches effectuées dans le cadre de nos recherches ont été déterminés et fixés par les participants à l’expédition, sous la direction de Schäfer. Objectifs et tâches à accomplir avaient tous un caractère scientifique sur base des connaissances acquises dans les années 30 ». Certes, les SS espéraient que les résultats scientifiques de l’expédition permettraient une exploitation d’ordre idéologique, mais cela, c’est une autre histoire ; Himmler espérait sans nul doute que les explorateurs découvrissent au Tibet des preuves capables d’étayer ses théories. Par conséquent, la leçon à tirer de cette expédition allemande au Tibet en 1938-39 est la suivante : elle constitue un exemple évident que même dans un État totalitaire, comme voulait l’être l’appareil national socialiste et le « Führerstaat », où le parti et la volonté du chef auraient compénétré ou oblitéré l’ensemble des activités des citoyens, le doigté et l’habilité personnelles, chez un homme comme Schäfer, permettaient malgré tout de se donner une marge de manœuvre autonome et des espaces de liberté.


    ►  Detlev ROSE (article tiré de la revue Deutschland in Geschichte und Gegenwart, n°3/2006).


    • Notes :


    (1) Bruno BEGER, Mit der deutschen Tibetexpedition Ernst Schäfer 1938/39 nach Lhasa, Wiesbaden, 1998, page 6. Ce livre récapitule les notes du journal de voyage de Beger, réadaptées pour publication. Il n’a été tiré qu’à une cinquantaine d’exemplaires.
    (2) Peter MIERAU, Nationalsozialistische Expeditionspolitik. Deutsche Asien-Expeditionen 1933-1945, Munich, 2006 (cet ouvrage est également une thèse de doctorat de l’Université de Munich, présentée en 2003). On y trouve une vue synoptique des sources et de l’état des recherches en ce domaine aux pages 27 à 34. Les expéditions de Schäfer sont décrites de la page 311 à la page 363.
    (3) Michael H. KATER, Das Ahnenerbe der SS 1935-45. Ein Beitrag zur Kulturpolitik im Nationalsozialismus, Stuttgart, 1974, page 79.
    (4) MIERAU, op. cit., p. 327, note 2.
    (5) Ibidem, p. 329.
    (6) Ibidem. Les participants auraient marqué leur désaccord quant à la qualification de leur expédition. Cette révélation a été faite à l’auteur de ces lignes par Bruno Beger, via une lettre à son fils Friedrich (6 août 2006).
    (7) MIERAU, op. cit., p. 332, note 2.
    (8) KATER, op. cit., p. 79, note 3.
    (9) Communication de Bruno Beger dans une lettre de Friedrich Beger à l’auteur (27 mars 2006). Kater estime que la totalité des frais s’élève à 60.000 RM (p. 79 et ss.). Dans le documentaire « Die Expeditionen der Nazis. Abenteuer und Rassenwahn » (MDR, ZDF Enterprises & Polarfilm, 2004), on prétend que les frais totaux se seraient élevés à plus de 112.000 RM. Le documentaire produit un document, mais le narrateur du film n’en dit pas davantage. Pour en savoir plus sur le financement, cf. MIERAU, op. cit., p. 329 et ss., note 2.
    (10) Bruno BEGER, op. cit., p. 8, note 1.
    (11) MIERAU, p. 330, note 2. On trouve également un indice dans un discours tenu par Schäfer, peu avant le vol de retour, le 25 juillet 1939, à la tribune de l’Himalaya Club de Calcutta, une association de tourisme et d’alpinisme. Dans ce discours, Schäfer dit avoir reçu le soutien d’Himmler et de Goering ; cf. « Lecture to be given on the 25.7.39 by Dr. Ernst Schäfer at the Himalaya Club », page 4, Bundesarchiv R135/30, 12). Bruno Beger souligne lui aussi l’importance des devises (voir note 6).
    (12) MIERAU, ibidem, p. 331.
    (13) Ernst SCHÄFER, Aus meinem Forscherleben (autobiographie non publiée), 1994, p. 168 et ss. Voir également MIERAU, op. cit., p. 334 et ss. Cf. Rüdiger SÜNNER, Schwarze Sonne. Entfesselung und Missbrauch der Mythen in Nationalsozialismus und rechter Esoterik, Fribourg, 1999, p. 48.
    (14) SÜNNER, ibidem, pp. 49 à 53. MIERAU, pp. 335-342; l’auteur y évoque de manière exhaustive les idées que se faisait Himmler sur le Tibet et leurs sources.
    (15) KATER, op. cit., p. 79. SÜNNER, ibidem, p. 49 et ss. BEGER (voir note 9): « Le caractère de Schäfer était tel, qu’il ne permettait pas qu’on lui donne des instructions pour organiser ses voyages et pour lui en dicter les missions ; cela valait aussi pour Himmler ».
    (16) Documentaire sur DVD, Die Expeditionen der Nazis. Abenteuer und Rassenwahn, MDR, ZDF Enterprises & Polarfilm, 2004.
    (17) Christopher HALE, Himmler’s Crusade. The True Story of the 1938 Nazi Expedition into Tibet, Londres, 2003.
    (18) Pour comprendre cet univers complexe, voir Nicholas GOODRICK-CLARKE, Die okkulten Wurzeln des Nationalsozialismus, Graz, 1997.
    (19) MIERAU, p. 342, note 2, note en bas de page 1120.
    (20) Bruno BEGER, « Das Rassenbild des Tibeters in seiner Stellung zum mongoliden und europiden Rassenkreis », in : Asienberichte. Vierteljahresschrift für asiatische Geschichte und Kultur, n°21, Avril 1944, pp. 29-53.
    (21) Ibid., p. 45.
    (22) Ibidem, p. 47.
    (23) Rüdiger SÜNNER, op. cit. (note 13). R. Sünner se trompe lui aussi, lorsqu’il écrit que Beger
    « est allé indirectement à l’encontre des fantaisies himmlériennes sur l’Atlantide » (p. 51). « J’avais reçu une invitation pour participer à un débat sur la doctrine des âges de glace en 1937. Je n’ai pu que secouer la tête devant le caractère abscons des opinions qui y ont été exprimées. Mes camarades de l’expédition, y compris Schäfer, riaient bien fort des thèmes qui y avaient été débattus » : c’est en ces mots que Friedrich Beger reprend les paroles de son père (lettre à l’auteur en date du 22 juin 2006).
    (24) Ernst SCHÄFER, « Forschungsraum Innerasien », in : Asienberichte. Vierteljahresschrift für asiatische Geschichte und Kultur, n°21, avril 1944, pages 3 à 6.
    (25) Ibidem, page 4. Cette présentation correspond à la teneur de la conférence tenue par Schäfer à Calcutta, voir note 11, pages 3 et ss.
    (26) E. SCHÄFER, Geheimnis Tibet. Erster Bericht der Deutschen Tibet-Expedition Ernst Schäfer 1938-39, Schirmherr : Reichsführer SS, München 1943. En outre, se référer aux notes de Bruno Beger, voir note 1.
    (27) Cf. Lecture…. (voir note 11), page 6 et ss.
    (28) Ce film est actuellement disponible grâce aux efforts de Marco Dolcetta qui l’a réédité en 1994. A ce propos, cf. H. T. HAKL, « Nationalsozialismus und Okkultismus », in : N. GOODRICK-CLARKE (voir note 18), pp. 194-217, ici p. 204. Hakl, lui aussi, souligne le caractère strictement scientifique de l’expédition, en s’appuyant notamment sur l’essai de Reinhard Greve, „Tibetforschung im SS-Ahnenerbe“, paru dans l’ouvrage collectif, édité par Thomas HAUSCHILD, Lebenslust und Fremdenfurcht. Ethnologie im Dritten Reich, Francfort-sur-le-Main, 1995, pp. 168-209.
    (29) MIERAU, op. cit., p.28. L’auteur vise ici tout particulièrement le roman de Russell McCloud, intitulé, dans sa version allemande, Die Schwarze Sonne von Tashi Lhunpo, paru à Vilsbiburg en 1991. Dans ce roman, un ancien SS explique à l’un des protagonistes que l’histoire mondiale est le produit d’une lutte entre deux puissances occultes (pp. 144 à 173).
    (30) BEGER, op. cit., p. 278 (voir note 1). Je remercie du fond du coeur monsieur Bruno Beger et son fils Friedrich Beger pour m’avoir permis de consulter notes et documents, pour avoir répondu avec patience à mes nombreuses questions, pour avoir mis à ma dispositions les photographies qui illustrent mon article. À ce propos, je remercie également Monsieur Dieter Schwarz.

     

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