Kantorowicz
Ernst Kantorowicz, biographe de Frédéric II de Hohenstaufen
Vivet et non vivit (Il vit et n’a pas vécu)*. À la fin de sa monumentale monographie consacrée à l'empereur Frédéric II (1194-1250), Ernst Kantorowicz a placé cette citation latine, car il était indubitablement animé par une intention mystique : le mythe de l’Empereur Hohenstaufen, figure-clef, est rappelé ainsi à la vie, au-delà des siècles, au-delà de la mort physique. Dès la parution de ce maître-ouvrage en 1927, Ernst Kantorowicz acquiert d’un coup la célébrité.
Ernst Hartwig Kantorowicz, né en mai 1895 à Posen, est issu d’une vieille famille juive en vue. Après avoir passé son Abitur (baccalauréat) en 1913, il entame des études d’ingénieur commercial à Hambourg, afin de pouvoir, plus tard, gérer l’entreprise familiale, une fabrique de spiritueux. Dès qu’éclate la Première Guerre mondiale, Kantorowicz se présente comme volontaire au XXe Régiment d’Artillerie de campagne de Posnanie, où il servira jusqu’à la fin des hostilités. Il revient du combat la poitrine constellée de décorations.
En mai 1918, il s’était inscrit à l’Université de Berlin, en faculté de philosophie. C’est dans la capitale qu’il vécut la révolution, ce qui l’amena à retourner dans sa province natale de Posnanie, pour s’engager immédiatement dans un Corps Franc, dont le but était de défendre les revendications allemandes dans cette région de l’Est du Reich. Au cours du printemps 1919, il est engagé contre les Spartakistes à Berlin, et puis, en mai, alors qu’il étudie les sciences économiques, contre la République des Conseils à Munich.
Il déménage ensuite à Heidelberg. Il fait connaissance avec le poète Stefan George et, immédiatement après avoir remis sa thèse de doctorat (sur « L’essence des associations musulmanes d’artisans »), se consacre au thème de sa vie : la figure de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen.
Indubitablement, il a été amené à ce choix, inspiré par les poèmes de Stefan George. Dans son poème « Rom-Fahrer », George avait averti ses disciples en faisant allusion au destin tragique de l’Empereur Frédéric II et de son petit-fils Konradin. « La grandeur des grandeurs de Frédéric, véritable nostalgie des peuples » est une nouvelle fois évoquée dans le poème « Die Gräber in Speier ». George y rappelle la figure de ce petit-fils de Béatrice de Bourgogne, dont la tombe est à Spire (Speyer) ; elle avait été la seconde épouse de Frédéric Barberousse. George voyait dans le règne de Frédéric II revivre la politique générale des Empereurs germaniques issus de ces premières lignées que furent les Carolingiens, les Ottoniens et les Saliens, une politique générale couplée au sens impérial et romain de l’État, à la culture grecque et orientale.
La fin des grands temps
Dans ses Conversations avec Stefan George, Edith Landmann fait dire au poète ce qu’il ressentait face à la figure de Frédéric II, des Allemands en général. Question d’Edith Landmann : « Vous avez évoqué le passage de la belle ère allemande médiévale à l’époque plus prosaïque de Rudolf von Habsburg… ». Réponse de George : « Ce Rudolf était déjà un roi bourgeois. Avec lui, c’est autre chose. Les grands temps sont passés. C’est insaisissable, ce qui s’est passé là ; pourra-t-on jamais revenir au-delà de cette césure ? La meilleure explication de ce passage me semble celle-ci : à certaines époques, les dieux visitent un pays et quand ils repartent, les hauts temps s’évanouissent ».
Le « Frédéric II » d’Ernst Kantorowicz décrit le déclin des Staufen, et fait de cette description une lecture si captivante, qu’elle ne laisse aucun lecteur indifférent. « Quelle impression cela a fait sur les Italiens, la mort de ce bel homme ! Les Allemands, en revanche, lui ont comme tapé sur l’épaule, en lui demandant de restreindre ses élans et en lui disant : tu aurais mieux fait de rester au pays, voilà ce qui arrive quand on ne le fait pas ». « Cette phrase, écrit Edith Landmann, m’est restée gravée dans la mémoire… ».
Stefan George disait de Kantorowicz qu’il était « ce que les Français nomment un "Chevalier" » et, ajoutait-il, « il était si entièrement "Chevalier", qu’on ne s’en apercevait plus ». Homme du monde, très élégant dans le choix de ses vêtements, dans sa gestuelle quotidienne, dans son langage ; il avait tout, dit le germaniste Boehringer, d’un escrimeur, virtuose du fleuret. « Son intelligence, qui avait la faculté de pénétrer profondément en toute matière, se doublait d’une étonnante capacité à percevoir les choses dans leurs interrelations ; c’est sur ces facultés intellectuelles-là que repose sa vision et sa présentation si grandioses et si vivantes de l’histoire ».
Le livre consacré à Frédéric II de Hohenstaufen, Kantorowicz l’a écrit, pour l’essentiel, dans son appartement de Heidelberg, charmante petite ville universitaire où George, lui aussi, tenait ses quartiers à l’époque, du moins pendant quelques étés jusqu’en 1926. Plusieurs passages du livre en témoignent. Stefan George et les frères von Stauffenberg en ont corrigé les épreuves et négocié sa publication auprès des éditeurs.
L’Allemagne secrète à Naples et à Palerme
Le livre contient une sorte de préambule, dont le style et la teneur sont typiques du Cercle de Stefan George : « Lorsqu’en mai 1924, le Royaume d’Italie a célébré le 700e anniversaire de la fondation de l’Université de Naples, que Frédéric II de Hohenstaufen avait fondée, on a trouvé, au pied du sarcophage de l’Empereur, dans la cathédrale de Palerme, une couronne portant l’inscription suivante : « À ses empereurs et héros, l’Allemagne secrète (das geheime Deutschland) ».
Cette couronne et ce bandeau votif avaient été déposés, selon toute vraisemblance, par des amis de George, qui séjournaient vers Pâques 1924 à Palerme : parmi eux, il y avait Ernst Kantorowicz. Son mérite demeurera, d’avoir ramené au présent la figure sublime de Frédéric II, grâce aux stupéfiantes facultés de son intelligence critique, à la pertinence profonde de son questionnement. L’État, construit en Sicile par Frédéric II, fondé et gouverné par le truchement de la Constitution de Melfi, selon les lois de la raison, se référait à l’Antiquité, jugée en son temps « païenne ».
Ce « paganisme » antique et ce recours à la raison politique contribuèrent à faire de lui, pour ses ennemis, un « hérétique ». Il n’y avait pourtant rien d’autre d’« hérétique », chez lui, que d’être simplement en avance sur son temps. Quelques siècles plus tard, personne n’aurait parlé de Stupor mundi [la « Stupeur du monde »], en faisant référence à l’œuvre qu’il avait bâtie. Frédéric II nous interpelle, nous et nos contemporains, dans tous les domaines qu’il a touchés, tout simplement parce que sa pensée, sa sensibilité, sa volonté et son action anticipaient les époques qui allaient advenir, après l’ère proprement médiévale.
En décembre 1933, Stefan George meurt à Minusio en Suisse, sur un territoire politiquement neutre, afin d’échapper aux honneurs que n’auraient pas manqué de lui réserver le nouveau régime national-socialiste. La veillée funèbre du poète fut assumée par Ernst Kantorowicz, Claus von Stauffenberg et quelques autres. Il faut rappeler ici que c’est justement Kantorowicz, et non pas seulement Stefan George, qui a conforté les trois frères von Stauffenberg dans la certitude, mythique, qu’ils étaient les descendants des Staufer et, donc, possédaient un sang royal.
Les différends d’ordre idéologique avaient pourtant déjà profondément divisé l’ « État », c’est-à-dire le Cercle de George, ce que ressentaient tout particulièrement les amis, sympathisants et membres de confession israélite qui étaient restés en Allemagne entre 1936 et 1938. Tout en ressassant ses souvenirs sur ces clivages qui divisaient cruellement le Cercle, Edgar Salin expliqua plus tard à Berlin, en quelques lignes poignantes, les sentiments de Kantorowicz, qui venait, lui, d’émigrer aux États-Unis en 1938 : « Il avait été profondément marqué par l’affliction générale qui avait uni dans la douleur tous ceux qui firent partie du Cercle mais avaient été séparés par les circonstances politiques. Mais lorsqu’il se hissa dans le train pour quitter la Suisse, il vit, à une autre fenêtre du wagon, un des "amis" lever le bras à la nouvelle mode qui régnait alors en Allemagne, et deux autres, plus jeunes, répondant à son salut depuis le quai, de la même manière ». Ces deux jeunes hommes étaient ceux qui avaient soigné et aidé George, dans les derniers mois de sa vie, à Minusio.
En novembre 1938, Kantorowicz réussit à quitter l’Allemagne, grâce à son ami le Comte Albrecht von Bernstorff, qui fut assassiné en 1945 dans la prison de Berlin Moabit. En passant d’abord par l’Angleterre, son exil finit par le conduire aux États-Unis où il enseigna, dès 1939, à l’Université de Berkeley.
Refus des injonctions maccarthystes
En 1951, une fois de plus, Kantorowicz agit de cette manière chevaleresque, qu’admirait tant chez lui Stefan George : c’était à l’époque où sévissait la commission McCarthy. Comme en Allemagne en 1933, Kantorowicz demeura fidèle à lui-même et refusa de prêter le serment d’allégeance et de loyauté que les États-Unis exigeaient des professeurs. Il fut licencié sur le champ.
On est touché de constater combien les traces de la vision politico-mythique de George persistent dans l’œuvre de Kantorowicz, tant d’années après la mort du poète. Kantorowicz est resté fidèle à l’« Allemagne secrète », à ce Reich de mystères et de mythes. Dans ses derniers ouvrages, il prouve encore qu’il ne cesse de servir ces mythes, d’explorer et d’étayer les concepts éducateurs et pédagogiques préconisés par le Cercle de Stefan George. À partir de l’automne 1951, il travaille à l’Institute for Advanced Study à Princeton.
En 1957, le deuxième de ses deux ouvrages majeurs sort de presse, intitulé The King’s Two Bodies (Les deux corps du Roi), qui ne fut traduit en allemand qu’en 1991 ! C’est un immense travail synoptique, composé d’innombrables pièces formant, toutes ensemble, une magnifique mosaïque, qui n’est pas toujours aisée à comprendre dans chacun de ses éléments. Tentons de cerner le noyau même de ce maître-ouvrage en donnant ses sources principales : le point de départ de la quête de Kantorowicz se situe dans la « doctrine des deux natures » de l’Église primitive, où le Christ est à la fois Dieu et homme ; ensuite dans les œuvres des juristes de Cour anglais de l’époque des Tudor, qui avaient élaboré une « christologie royale » très sophistiquée.
En 1963, Ernst Kantorowicz rejoint Stefan George dans la mort. Il avait été un grand historien juif et allemand et aussi un patriote animé par une foi nationale infaillible.
► Stefan Pietschmann (article paru dans l’hebdomadaire berlinois Junge Freiheit n°30/2000 ; tr. fr. RS).
◘ note en sus :
* : Citation faisant également pendant à la théorie, formulée à partir du cas exemplaire de Frédéric II de Hohenstaufen, des deux corps du roi : le corps mortel, sujet aux vicissitudes et aux injures de la vie, et le corps immortel, corps glorieux qui survit à l’enveloppe charnelle. Ce qui faisait dire aux juristes de l’Ancien Régime qu’en France, jamais le roi ne meurt. D’où la parole rituelle au lit de mort des monarques : « Le roi est mort, vive le roi ! »
Illustration : L'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, d’après un portrait du célèbre peintre Antonio Molino.
P0RTRAIT
UN DESTIN PARADOXAL
Ernst Kantorowicz,
Clerc-guerrier du XXe siècle
Né dans une famille juive mais devenu un ardent nationaliste allemand, chantre d'une manière de surhomme en la personne de l'empereur Frédéric II, puis contraint à l'exil par les nazis, passant du tumulte des corps-francs aux bibliothèques feutrées de la haute culture, Ernst Kantorowicz (1895-1963) a vécu comme peu d'autres sous le signe du paradoxe.
Cet homme qui passa la plus grande partie de son existence penché sur des manuscrits médiévaux et dont la vocation même impliquait une espèce de rapport sacré du document, avait imposé dam son testament la destruction de tous ses papiers personnels, comme pour interdire par avance toute tentative de biographie. Peut-être Kantorowicz, après avoir été témoin et acteur de tant d'événements, éprouva-t-il le désir de tout livrer au fleuve de l'Oubli, dérobant ainsi sa personnalité énigmatique à la curiosité du monde.
Néanmoins, le mystère ajoutant encore à la fascination, la vie de Kantorowicz devait fatalement inspirer un autre historien. Un médiéviste français a donc tenté de retracer la courbe d'un destin exceptionnel, à travers une évocation pleine de ferveur lucide qui n'a aucun rapport avec une biographie classique. Le sujet porte visiblement le livre, mais Alain Boureau a l'art de nous restituer, s'aidant de touches impressionnistes et procédant par ondes concentriques qui sont aussi des réflexions sur le métier d'historien, la singulière figure d’un clerc-guerrier du XXe siècle.
Tels Marc Bloch, l'auteur des Rois thaumaturges, collègue qu'il croisera d'ailleurs à Oxford, Raymond Aron et quelques autres, Kantorowicz appartient au groupe des grands érudits juifs modernes. Originaire de Poznan, il voit le jour dans une famille aisée, installée de très longue date dans cette Marche de la germanité. Parfaitement intégré, Kantorowicz va cependant aller très loin dans l'attachement à la patrie allemande et se montrer aussi habile dans le maniement du fusil que dans l'interprétation des sources savantes.
Combattant valeureux de la Première Guerre mondiale, durant tout le temps du conflit, il est à Verdun en 1916, reçoit la croix de fer de 2e classe et plusieurs citations. Peu après sa démobilisation, il s'engage en novembre 1918 contre les troupes polonaises. Mais bientôt, précise Alain Boureau, « la victoire du soulèvement polonais de décembre 1918 le ramène à Berlin, où il rejoint les corps francs qui écrasent l'insurrection des spartakistes en janvier 1919. Quelques semaines après, on retrouve Kantorowicz dans la Volkswehr qui prend d'assaut la République des Conseils de Bavière, le 1er mai l919. Au cours de cette attaque, il est à nouveau blessé ».
Au début des années 20, Kantorowicz devient un membre actif du cénacle qui s'est formé dès avant la guerre autour du poète Stefan George, lequel, bien plus tôt encore, avait connu Mallarmé à Paris. Dans le cadre d'un germanisme mystique, nourri de réminiscences médiévales et d'attentes messianiques, on y entretient le culte d'une Allemagne « cachée » ou « secrète » (geheim), dont la continuité à travers les siècles serait précisément assurée par une élite à la fois savante et militante. La figure de l'empereur Frédéric II Hohenstaufen y est tout particulièrement vénérée et, en 1924, Kantorowicz et d'autres membres du cercle se rendent à Palerme pour déposer dans la cathédrale de cette ville, sur le tombeau de l'ancien maître de la Cour de Sicile, une couronne de fleurs qui porte cette inscription : « À ses empereurs et à ses héros, l'Allemagne cachée ».
ÉRUDITION ET FERVEUR
En 1927, Kantorowicz publie son grand livre sur l'empereur souabe, un ouvrage qui attendra d'ailleurs... 60 ans exactement avant d'être traduit en français (chez Gallimard). Monument d'érudition mais aussi de ferveur, l'ouvrage de Kantorowicz n'a rien de sec ni de froid. En fait, il confirme l'engagement de l'auteur dans les rangs d'une fraction de la « Révolution conservatrice ». Alain Boureau a raison de souligner qu'un télescopage se produit et que le personnage de l'empereur « s'élabore comme une véritable forme collective dans l'Allemagne de Weimar ». Personnage d'une complexité et d'une richesse presque inépuisables, Frédéric II présente tant de facettes que, plongé dans le sommeil magique du souverain « jamais mort » qui attend son heure, il peut servir de référence historique et mythique aux groupes les plus divers, justifiant aussi bien le rêve d'une Allemagne centralisée sous une poigne de fer que celui d'une germanité diffuse dans une structure impériale et fédérale.
En dépit de la part qu'il a prise à la renaissance politique et culturelle de l'Allemagne, sans parler de son patriotisme, Kantorowicz sera victime en 1933 de la bêtise au front bas et au cou épais. Des crétins zélés exigent qu'il soit exclu de l'université de Francfort, où il avait été nommé en 1930. Son maître Stefan George, pendant ce temps, refuse de succomber au chant des sirènes nazies : il rejette la présidence d'honneur de la Société des poètes allemands que lui propose Goebbels et a la bonne idée de mourir à temps, le 3 décembre 1933, avant de voir le nouveau régime organiser la mise au pas de toute pensée vraiment libre.
La même année, rappelant ses états de service pendant et après la Grande Guerre, Kantorowicz écrit au ministre de l'Éducation de Prusse : « Il me semblait que moi [...] je ne puisse m'attendre à être dépouillé de ma charge en raison de mon ascendance juive : il me semblait que par les écrits que j'ai publiés sur l'empereur Frédéric II Hohenstaufen, je n'aurais pas besoin de garanties, ni passées ni présentes, pour attester de mes sentiments en faveur d'une Allemagne réorientée dans un sens national ». Ainsi que le remarque Alain Boureau, dans cette lettre où le grand historien anticipe sa démission, il apparaît « comme un réactionnaire nationaliste que seule sa judéité rejette, malgré lui, de la dérive nazie ».
DIGNITÉ SURNATURELLE DE L'ÉTAT
L'Allemagne lui collait tellement à la peau que Kantorowicz, malgré une atmosphère de plus en plus irrespirable, ne se résignera à la quitter qu'en décembre 1938. Il passe quelques semaines à Oxford, puis s'installe à New York au début de l'année 1939. De 1951 à sa mort, il enseignera à la prestigieuse université de Princeton. De cette époque date son autre chef-d’œuvre : Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (paru chez Gallimard en 1989).
On peut aussi consulter, parmi une masse énorme d’articles parus dans des revues spécialisées, le recueil Mourir pour la patrie et autres textes (PUF, 1984). Dans l'étude qui donne son titre au livre, Kantorowicz y analyse magistralement l'évolution du mot « patrie » de Rome à nos jours. Lui qui avait toujours été fasciné par la « liturgie de la puissance », qui n'avait cessé de méditer sur les origines de l'État et sur son élévation, au XVIIIe siècle, au rang de nouveau « corps mystique », voyait dans les fascismes des pseudo-religions de substitution venues s'engouffrer dans le grand vide laissé par Dieu et par l'Église. Il les accusait d'avoir « défiguré une idée à l'origine vénérable et altière » : l'idée de la dignité surnaturelle de l'État. Avait-il vraiment tort ?
♦ Alain Boureau, Histoires d'un historien : Kantorowicz, Gallimard, 1990, 175 p. Édition revue et corrigée, publiée en postface à E.Kantorowicz, Œuvres, Quarto/Gallimard, 2001, p. 1223-1312.
► Xavier Rihoit, Le Choc du Mois n°38 (mars 1991).
"Les Deux Corps du roi" d'Ernst Kantorowicz
Une révolution dans la conception du pouvoir monarchique
◘ La thèse
Le roi a deux corps : le premier est mortel et naturel, le second surnaturel et immortel. Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. Telle est la fiction théologico-politique qui fonde le consentement à l'État : elle ne tient nullement à la transcendance, mais à la certitude d'une continuité souveraine de l'institution politique. Avec un art gourmand de la mise en scène, Kantorowicz commence par exposer la métaphore du double corps telle qu'elle fut formalisée par les juristes d'Élisabeth Ire dans l'Angleterre du début du XVIIe siècle, et mise en scène dans le Richard II de Shakespeare. Puis il part à la recherche des fondements médiévaux de cette pensée. Dans la royauté des premiers siècles du Moyen Âge, "fondée sur le Christ" , le roi est déjà "humain par nature et divin par grâce". Mais cette royauté liturgique s'efface au XIIe siècle, "pour laisser la place à une nouvelle structure de royauté centrée sur la sphère du droit". Dans un second temps, Kantorowicz analyse l'expression rituelle de cette idée : quand apparaissent des effigies en cire flanquant le corps mortel aux enterrements royaux (cette pratique, attestée en Angleterre dès 1327, passe en France en 1422, à la mort d'Henri V). Quant au fameux cri "le roi est mort, vive le roi !" il n'apparaît que lors de l'enterrement de Louis XII, en 1515. La fiction de la double corporéité du roi peut se retourner contre la royauté (lors de la première révolution anglaise, on tue le roi Charles Ier au nom du Roi), mais aussi se passer d'elle : d'où le dernier chapitre du livre, consacré à la "souveraineté centrée sur l'homme". L'homme périssable porte en lui la forme perpétuelle de l'humanité. Ce qui prépare toutes les formes "républicaines" ou simplement parlementaires du dualisme corporel.
◘ Qu'en reste-t-il ?
E. Kantorowicz avouait dans la préface de son ouvrage que celui-ci avait sans doute dépassé son objet initial pour embrasser toute la théologie politique médiévale. C'est d'abord ainsi qu'il fut reçu. Livre d'une érudition étourdissante, Les Deux Corps du roi fut cité longtemps avant d'avoir été lu - surtout en France, où l'on attendit plus de trente ans sa traduction. Aussi croit-on souvent le connaître sans en comprendre toutes les implications, et prend-on pour banale une interprétation générale qui fut, en son temps, révolutionnaire. Les recherches récentes ont pu y apporter quelques ajustements : on a critiqué sa vision de la royauté christique du Haut Moyen Âge, évoqué le précédent des funérailles impériales romaines, affiné et nuancé la chronologie des rituels princiers. Demeure l'idée centrale, intacte, qui fait écrire à A. Boureau dans son autobiographie intellectuelle de Kantorowicz (Gallimard, 1990) : il réalisa "le rêve de tout historien : faire apparaître un phénomène qui était demeuré inaperçu tout en laissant des traces observables par quiconque".
► Patrick Boucheron, L'Histoire n° 315 (déc. 2006).