Sparte
Hommage à la Prusse de la Grèce antique
Si la Prusse-Brandebourg fut le “pôle nord” et l'Autriche le “pôle sud” de l'histoire allemande moderne, la politique et la civilisation helléniques furent marquées pendant des siècles par l'opposition entre Athènes et Sparte. L'Autriche et la Prusse ne furent pas seulement des constructions étatiques : elles ont également incarné une manière d'être, un état d'esprit, un style, une éthique. Il en est de même pour Athènes et Sparte. Ce dualisme resta d'ailleurs bien vivace longtemps après que les 2 cités-États grecques eurent perdu leur puissance et même leur indépendance.
À l'instar de l'ancien Empire allemand, qui comprenait une multitude d'États dont certains étaient de taille microscopique, la Grèce antique ne formait pas une unité politique ; c'était une mosaïque de villes et de confédérations, toutes jalouses de leur indépendance. Certaines de ces poleis jouèrent, en leur temps, un rôle éminent, politiquement ou culturellement. Citons par ex. les villes grecques d'Asie mineure, Éphèse, Milet et Smyrne, les colonies grecques de la Mer Noire, de Sicile ou d'Italie du Sud. Sur le continent hellénique, ce furent Corinthe et Thèbes, Argos et Némée, Éleusis et Delphes, sans oublier les nombreuses villes-États de la Mer Égée : la Crète, Chypre, Rhodes, Samos, Lesbos, Delos, Chios, etc...
Chacun de ces noms renvoie à une facette de “l'hellénité”, incarne un aspect unique, irréductible, de la culture grecque. Pourtant, seules Athènes et Sparte ont acquis une dimension historique mondiale. C'est qu'elles furent, avant tout, des “idées” [archétypes] au sens platonicien, c'est-à-dire susceptibles, selon les circonstances, de se réactualiser, de se réincarner sans cesse. Elles ne furent pas des concepts abstraits mais des modèles vivants d'existence historique pouvant à tout moment orienter l'histoire réelle. La Guerre du Péloponnèse, cette “guerre mondiale grecque” selon la formule magistrale de Thucydide, constitue l'épiphanie de cette opposition, où se résorbe l'insurmontable dualité Sparte-Athènes. Pour Platon mais aussi pour Rousseau et, plus récemment, pour Maurice Barrès, Sparte était l'archétype de “l'État vrai”. Or, cet archétype sert depuis longtemps de repoussoir à une politologie qui s'est dégradée en “science de la démocratie” au service de “l'esprit du temps”.
Sparte ou Spartacus ?
On peut, bien entendu, être spartakiste, puisque ce terme ne renvoie pas à un groupe d'extrême-droite mais à un mouvement communiste (le communisme passant déjà pour une forme de démocratie). Être spartakiste, cela n'a plus rien de dégradant. Le spartakisme, c'est de gauche, donc c'est bien. Le mot n'évoque-t-il pas l'esclave Spartacus, originaire, non de Sparte, mais de Thrace, qui avait organisé la révolte contre ses maîtres romains ? Sparte, en revanche, voilà le diable. La “spartitude”, c'est synonyme de rudesse, de dureté, de vexations inutiles... Mais que valent les beaux discours sur la “démocratie” quand survient l'Ernstfall (le cas d'urgence, la situation périlleuse, exceptionnelle) ? L'instant où la question n'est plus de savoir si l'on va se permettre un peu plus ou un peu moins de confort “démocratique” ? Où le défi existentiel se résume en 2 mots : se battre ou disparaître...
Combien pèsent, sur le plateau de la balance, les sophismes libéraux-démocratiques le jour où les armées ennemies franchissent la frontière, saluées par des cinquièmes colonnes qui déroulent joyeusement le drapeau de l'étranger et s'alignent pour la collaboration ? À ce moment-là, la seule alternative n'est-elle pas : Aut Spartiates aut Spartacus (Ou bien Spartiate ou bien Spartakiste) ?
Aujourd'hui, au nom de Sparte, qui se souvient du mythe d'Hélène, la plus belle femme du monde ? Qui se souvient que Castor & Pollux, le couple inséparable des 2 frères héros qui recevra plus tard une patrie céleste en devenant la constellation zodiacale des Gémeaux, étaient d'origine spartiate et furent honorés à Sparte ? On a oublié que Cythère, île fortunée dédiée à Aphrodite, faisait partie du territoire de Sparte. Révolu est le temps où les écoliers découvraient, le cœur battant, les légendes de l'Antiquité classique et s'enthousiasmaient de ce que Sparte, pourtant située au centre de la plaine de l'Eurotas, ait renoncé, jusqu'à la période hellénistique, à se construire des remparts. Si les Spartiates n'ont pas voulu ériger des fortifications artificielles et des forteresses, c'est parce qu'à Sparte, les hommes, c'était l'État. Ces hoplites, qui misaient sur la force de leurs poings et de leurs armes, savaient que chacun était une pierre d'un rempart vivant : l'esprit de défense de la Polis. Qui se rappelle enfin ce que rapportaient Aristote, Plutarque et d'autres écrivains antiques : nulle part ailleurs, dans aucun autre État grec, la femme n'avait autant de droits civils et publics que dans cette cité dorienne qui exaltait comme nulle autre la fraternité virile ?
La Gérousie
On oublie souvent, semble-t-il, que Sparte fut le premier État au monde à posséder une sorte de tribunal constitutionnel. Il s'agit des 5 éphores ou “gardiens des lois” qui pouvaient même traduire les rois (il y en avait toujours 2 à la tête de la polis) devant leur juridiction. Il faut rappeler que Sparte, justement parce que sa constitution était “spartiate”, a toujours su étouffer dans l'œuf l'émergence de tyrans populaires, ce qui ne fut pas le cas des autres cités-États grecques. Soucieux de donner une expression politique à la sagacité, à l'expérience et à la sagesse des Anciens, les Spartiates créèrent la Gérousie : aucune affaire importante de l'État ne pouvait être tranchée sans l'assentiment préalable de ce Conseil des Anciens qui, avec les 2 rois représentant le couple de Gémeaux mythologiques, Castor et Pollux, comprenait 30 membres au total. Pour siéger à la Gérousie, il fallait avoir au moins 60 ans. L'appartenance à ce corps, incarnation politique du principe de séniorité, était définitive : seule la mort pouvait y mettre fin. Il ne fait guère de doute que la stabilité politique de Sparte, pendant des siècles, était due en partie à cette institution, capable de déjouer à temps tous les projets précipités, les initiatives inconsidérées ou les idées non mûries.
Mais ni la belle Hélène ni les dioscures siégeant au firmament étoilé ni la sagesse du Conseil des Anciens n'ont aujourd'hui droit de cité lorsqu'il est question de Sparte. Même le poète Tyrtée, qui vivait au VIIe siècle avant notre ère et dont les éloges de Sparte sont nombreux, paraît oublié. Et pourtant, Tyrtée était Athénien de naissance. On dit qu'il boitait et avait été maître d'école. Ce n'est que plus tard qu'il devint panégyriste de Lacédémone et citoyen spartiate. Plus de 2.000 ans après, le Souabe Hegel allait bien à Berlin où il devint... philosophe de l'État prussien ! C'est dans la guerre, disait Hegel, que se manifeste la cohésion de chacun avec l'ensemble. Et il ajoutait que la guerre était l'esprit et la forme où se focalisait l'essentiel de la substance éthique d'un peuple ou d'une nation.
Quant à Tyrtée, j'hésite à le citer car, s'il vivait de nos jours, ses éloges de l'héroïsme spartiate lui vaudraient certainement d'être marqué du signe infamant d'“extrémiste de droite”. Une de ses élégies, consacrée aux héros de la deuxième guerre médique, paraîtrait presque obscène à des oreilles pacifistes, à l'instar du fameux vers d'Horace selon lequel « il est doux et honorable de mourir pour la patrie » (Carmina III, 2, 13), ou encore de Hölderlin dont on s'obstine — sans succès — à faire un Jacobin en puissance :
« Sois grande, ô ma patrie,
Et ne compte point les morts ;
pour toi, ma bien-aimée
Aucun mort ne sera de trop ! »
Le Romain Horace et l'Allemand Hölderlin sont en fait des fils posthumes de Tyrtée, Spartiate d'adoption, qui, dès le VIIe siècle avant notre ère, proclamait son mépris pour l'homme, fût-il par ailleurs de qualité ou de haut rang, qui ne fît pas ses preuves sur un champ de bataille. Voici les premiers vers d'une élégie à laquelle se réfère explicitement Platon dans son dialogue Des Lois (629, a-e) :
« Je ne ferais nulle mention ni ne tiendrais compte d'un homme,
Quand il serait couronné à la course ou à la lutte,
Aurait la taille et la force d'un cyclope,
Serait aussi rapide que le vent de Thrace,
Serait plus beau que Tithonos
Et plus riche que, jadis, Midas et Kinyras,
Quand il serait de sang plus noble que Pélops, fils de Tantale,
Et aurait la magie du verbe d'Adraste,
Et serait grand en toutes choses,
S'il n'est pas grand dans la tourmente du combat !
Car il ne sera pas brave à la guerre
Celui qui ne supporte pas de regarder la tuerie sanglante
Et n'attaque pas l'adversaire
En l'affrontant de près.
C'est la vraie vertu, le plus beau et le meilleur des prix
Que le jeune sang puisse un jour conquérir. » (1)
L'État guerrier
[Hoplite spartiate, symbole de la cité en armes (vers -500, Berlin Antikenmuseum).]
Les vers de Tyrtée, Spartiate d'adoption, nous rappellent sans équivoque possible que Sparte fut un État guerrier au sens le plus vrai du terme. Un État encaserné, a-t-on pu dire, un État pratiquant l'élitisme eugéniste et dont certains aspects évoquent le communisme de guerre. Le modèle de la politeia selon Platon, aristocrate athénien mais spartanophile. Une synthèse apparemment perverse entre prussianisme et socialisme. Et le cauchemar de tous les libéraux, de Wilhelm von Humboldt à Karl Popper et à Henri Marrou.
Il ne faut pas s'illusionner : toutes ces descriptions, même exagérées dans les détails, même caricaturales (et caricaturées pour les besoins de la polémique) ont un fond de vérité. Athènes exceptée, aucun autre État antique ne nous est mieux connu que celui des Spartiates qui se nommaient eux-mêmes Lacédémoniens (le Spartiate était l'homme libre, citoyen à part entière). Les anecdotes les plus effarantes reposent sur de solides témoignages. Il est hors de doute que Sparte, même et surtout à une époque avancée de l'histoire antique, était, comparée à Athènes, un État extrêmement archaïque, rude et xénophobe. Et il est indéniable que jusqu'à la fin, cet État a veillé jalousement et orgueilleusement à préserver cette différence-là. Inutile de broder sur l'orgueil ostentatoire, sur la morgue du Spartiate, fût-il citoyen ordinaire. Chaque Spartiate était moitié roi moitié brigand. Les textes authentiques de Tyrtée lui-même sont là pour infirmer toute tentative de banalisation.
Tyrtée nous montre sans conteste un État où le guerrier l'emportait sur le bel esprit et le marchand. Toute la culture était axée sur la chose militaire et l'idéal était le sous-officier d'active. Quand une mère avait perdu son fils à la bataille, elle refusait laconiquement (c'est le cas de le dire) toutes condoléances : « Je n'ignorais pas qu'il était mortel », et ce que proclame solennellement le chœur de la pièce de Schiller Die Braut von Messina : « La vie n'est pas le bien suprême » (acte 4, sc. 10), était, à Sparte, le b.a.-ba de la formation politique de n'importe quelle recrue. L'épigramme du lyrique Simonidès dédié aux Spartiates tombés aux Thermopyles exprime lapidairement ce que l'on attendait du soldat :
« Passant, va dire à Sparte
Que tu nous as trouvés, gisants
Conformément à ses lois. »
Vouloir minimiser a posteriori la sévérité spartiate est une entreprise vouée à l'échec. La civilisation lacédémonienne n'était guère littéraire mais très athlétique. À Sparte, la poésie fut un produit d'importation, comme en témoigne l'exemple des 3 grands poètes, Tyrtée, Terpandros et Thaletas : le premier venait d'Athènes, le second d'Antissa (île de Lesbos), le troisième de Crète. Sparte les fit venir comme poètes officiels, un peu comme la Prusse prendra à son service les Souabes Hegel et Schelling, le Baron de Stein, originaire de Nassau, le Hessois Savigny et le Saxon Ranke. La cuisine était austère, c'était le cauchemar des gosiers corinthiens, crétois ou sybarites. Les distributions collectives de “soupe au sang” étaient considérées, hors de Sparte, comme un vomitif.
Un système d'éducation terrible
[Les jeunes Spartiates reçoivent une éducation très dure. On leur rase les cheveux, et ils vivent nus hiver comme été. Ils n'ont plus de vêtements, sauf un manteau, pour les grands froids. On les nourrit volontairement mal afin qu'ils apprennent à voler ou chasser pour survivre. Très jeunes, ils sont habitués à marcher sans chaussure. En plein hiver, les jeunes gens se baignent dans l'eau glacée. Ils craignent pas de se frotter vigoureusement le corps et de plonger dans l'Eurotas, quand la campagne est enneigée.]
À 7 ans révolus, les enfants appartenaient à l'État qui prenait en charge leur éducation. Les garçons, notamment, devaient gravir, échelon par échelon, les étapes de la hiérarchie dans les formations de la jeunesse d'État. La musique et la poésie étaient considérées comme des accessoires de la pédagogie d'État. L'autonomie du sens et du goût esthétiques n'était guère prisée : la danse réduite à un exercice gymnique, la poésie au rôle d'auxiliaire de l'éducation politique et la musique à un instrument de drill et de dressage. Outre le chant choral, musique militaire et chansons de marche au son de la flûte (qui jouait dans l'Antiquité, on le sait, le rôle de nos tambours et trompettes) : tel était le parnasse spartiate.
La vertu suprême était le patriotisme poussé jusqu'au sacrifice et la subordination des intérêts individuels au salut de l'État. Obéissance, endurcissement des corps et des âmes, frugalité et discipline faisaient partie des règles de vie les plus naturelles. La discipline, surtout, imprégnait et modelait toutes choses : celle des enfants et des adultes, discipline à l'école, discipline à table, discipline du corps et de l'esprit, de la conception à la tombe : c'était l'art de gouverner à la spartiate. Est-il besoin de souligner que dans cette polis dorienne, la pédérastie, amours “inverses d'homme à homme”, comme disait Hans Blüher, était omniprésente ? Force est de la considérer comme une devotio lacedaemonia, spécifique d'un État organisé en Männerbund (confrérie virile). Dans ce domaine comme dans d'autres, n'enjolivons rien.
Le Taygète
Même observation à propos d'une loi que Plutarque fait remonter à Lycurgue, le législateur semi-légendaire de Lacédémone : à sa naissance, l'enfant est examiné par les Anciens du clan. S'il est jugé sain, bien fait et vigoureux, il est déclaré digne d'être éduqué. Si en revanche, le Conseil des Anciens le trouve malingre et mal constitué, l'enfant est “exposé” au fond d'un précipice rocailleux du Taygète. Car « ils pensaient que pour un être incapable, dès le début de sa vie, de se développer et de devenir sain et fort, il vaut mieux ne pas vivre du tout car il ne sera utile ni à lui-même ni à l'État » (Lycurgue, 16).
De l'eugénisme spartiate à l'avortement libéral
Cette loi est à mes yeux la seule dans la constitution de Sparte qui devrait trouver grâce auprès des tenants actuels de l'ordre libéral-démocratique, quoique pour des raisons opposées : les Lacédémoniens formés à l'école de Lycurgue avaient une pensée eugéniste alors que nos parasites obéissent à des motivations essentiellement individualistes et hédonistes : ce n'est pas pour “améliorer la race”, c'est pour augmenter leurs chances d'“épanouissement personnel” qu'ils souscrivent à l'adage selon lequel “être né ne confère aucun droit à la vie” : de nos jours, le “citoyen adulte” ne se laisse nullement prescrire si l'enfant venu au monde doit vivre ou non. Le Conseil des Anciens, institution “réactionnaire”, a été remplacé, en ce qui concerne le sort du nouveau-né ou du fœtus, par l'auto-détermination du “conseil parental” et, si urgence il y a, par le droit de la mère dans le sein de laquelle se développe, tel un abcès, le fruit de ses entrailles.
La possibilité, admise par la société, de pratiquer, comme à Sparte, l'“exposition” de l'enfant (à ce détail près que l'opération est chronologiquement avancée au stade du fœtus) contraste favorablement avec les méthodes “barbares” de Sparte où la mort n'était même pas intra-utérine. L'avancement progressif du meurtre silencieux à une période comprise entre le premier et le sixième mois de la grossesse, et son remplacement, au niveau du vocabulaire, par un doux euphémisme, l'“interruption de grossesse” (IVG), sont considérés comme des acquis d'une civilisation qui paraît avoir définitivement surmonté Sparte. C'est ainsi qu'en Allemagne par ex., on considère comme un “progrès” le meurtre d'enfants par le Gebärstreik ou “grève des ventres” bien que cette grève-là fasse chaque année mille fois plus de victimes enfantines que n'en fit, en 7 siècles d'histoire spartiate, l'exposition rituelle sur le Taygète...
La liberté de la femme
[Les Spartiates entraînent au sport les filles comme les garçons. Elles lancent le disque et le javelot, pratiquent, à demi-nues, la course à pied. Les Athéniens se moquent de ces “montreuses de cuisse”. Mais les jeunes Spartiates savent aussi danser et chanter.]
La sympathie du démocrate sincère est toujours allée à Athènes, jamais à Sparte. L'homme de parti, l'honnête homme respectueux de l'ordre libéral-démocratique, se voudrait Périclès, au moins en miniature. Personne, en revanche, ne souhaite passer pour un héritier ou un disciple de Lycurgue ! Athènes est synonyme, on le sait, de Lumière, de Culture, de Démocratie et Périclès est la superstar de ces divinités éthérées. Par contre, la Sparte de Lycurgue passe pour avoir été pire que la Prusse frédéricienne, presque une préfiguration antique de l'État national-socialiste ! “Louons ce qui nous affaiblit et nous désarme ! Méfions-nous de ceux qui nous parlent d'union, de force, de grandeur, de discipline, de cohésion ! Ou nous risquerions de glisser vers le fascisme — et Hitler de revenir !” : C'est à peu près le discours que tient, la main sur le cœur, l'Occident démocratiste et bien-pensant.
L'objurgation, tantôt articulée du bout des lèvres tantôt hurlée, se gonfle démesurément dans le bourdonnement des médias. Il existe donc bien ce que j'appelerais une réaction émotionnelle antispartiate. Elle nourrit la lutte contre tout ce qui, de près ou de loin, pourrait évoquer l'ascèse, l'héroïsme ou la discipline. Se recommander de Sparte, admirer Sparte comme paradigme d'étaticité sévère, certes, mais puissante et capable, voilà qui, aujourd'hui, choque. Comme pouvait choquer, voici 5 siècles, le fait de nier la trinité divine ou l'incarnation du Christ.
Et pourtant, sur les traces de Plutarque et de Platon, j'ai rassemblé ici quelques bons points en faveur de Sparte. Il faut tout d'abord signaler que dans cette Sparte au “conservatisme” rigide, les femmes pouvaient faire tout ce qui leur était strictement interdit à Athènes-la-libérale. À Lacédémone, les femmes étaient beaucoup plus libres que les hommes. Non seulement en amour mais en affaires. Elles jouissaient de droits inconnus partout ailleurs. Au IIIe siècle, par ex., les femmes spartiates possédaient plus de richesses (y compris des biens fonciers étendus) que leurs maris, leurs frères ou leurs amants (Plutarque, Agis, 5, 23, 29). Aristote, déjà, reprochait à Lycurgue de n'avoir pas extirpé le « dérèglement et le matriarcat » des femmes spartiates (Politique, 2, 1270a, 6).
À l'étranger habitué à un strict et exclusif patriarcat, la ville de Sparte offrait presque le spectacle d'un État “exotique”, dominé par les femmes (Plutarque, Numa, 25,3) : « Les femmes spartiates ont sans doute été assez irrévérencieuses et se sont sans doute comportées de façon extrêmement virile, surtout à l'égard de leurs maris puisqu'à la maison, elles détenaient un pouvoir sans partage et qu'à l'extérieur elles intervenaient en toute liberté dans les affaires d'État les plus importantes ». Et pourtant, elles n'avaient rien de spadassins hirsutes et grivois : leur charme un peu abrupt était proverbial dans toute l'Hellade. Leur liberté semblait excessive même aux Athéniens les plus “progressistes” et les plus “éclairés”.
La rigueur d'un État guerrier résolument viril était adoucie par la grâce souriante, la malice, l'élégance spontanée de ses jeunes femmes qui, contrairement à leurs sœurs d'Athènes, avaient accès aux exercices sportifs et gymniques. Comme les hommes, les femmes lacédémoniennes étaient célèbres pour leur sens de la répartie et leur laconisme (le mot, d'ailleurs, nous est resté : Sparte est située au centre de la Laconie). Plusieurs anecdotes témoignent de cette vivacité de l'esprit, de cette concision propres aux Spartiates. Comme une étrangère disait à Gorgo, épouse de Léonidas, roi de Sparte : « Vous autres Lacédémoniennes êtes bien les seules à pouvoir dominer vos maris », Gorgo répliqua avec superbe : « Après tout, c'est nous, et nous seules, qui les mettons au monde ! » (Plutarque, Lycurgue, 14, conclusion).
Sans Sparte, pas d'Athènes
Mais concluons. Nous venons d'inscrire le nom de Léonidas. Nous avions, au début de ce texte, cité Simonidès célébrant les Lacédémoniens morts aux Thermopyles face à la supériorité numérique des Perses : « Voyageur, va dire à Sparte... ». Disons-le laconiquement : si l'on considère la civilisation grecque comme le fondement permanent de la culture européenne, on ne peut ignorer Sparte. Toute la culture de la Grèce classique, que l'on identifie volontiers à Athènes, n'aurait jamais pu s'épanouir si un peuple de guerriers, comparativement prosaïque, discipliné, en odeur de quasi barbarie, n'avait pas combattu jusqu'à la mort, pour sauver l'Hellade, aux Thermopyles, à Salamine et à Platée. Les victoires militaires, qui ne furent possibles que grâce à la présence spartiate, ont alors conquis, préservé et élargi cet espace où purent s'épanouir librement le théâtre grec, la philosophie grecque, la science grecque et même la démocratie grecque. C'est ce qu'il faut se garder d'oublier.
Regardons Sparte, presque étrangère dans sa rudesse. Cette société a pu pervertir jusqu'à la caricature des traits qui ont existé, à un degré moindre, dans toute polis grecque. Mais surtout, Sparte, qui incarnait au plus haut point toutes les potentialités de la polis, nous rappelle brutalement combien toute l'Antiquité classique nous apparaîtrait étrangère si nous cessions d'y projeter notre propre humanisme. Sparte nous fait également saisir le sens du mot politeia à l'état chimiquement pur : l'État, « le plus froid de tous les monstres froids », comme l'affirme le Zarathoustra de Nietzsche. On peut ne pas aimer Sparte. Mais quiconque se sent une attirance pour l'héritage grec doit se souvenir que toutes ces merveilles, toute cette splendeur, tout ce qui, en nous, “parle” et nous enthousiasme (au sens étymologique du terme), que tout cela n'a pu s'épanouir et se déployer que dans un monde soustrait à la menace du despotisme oriental par le sacrifice suprême de quelques dizaines de milliers d'hommes.
Mais Sparte nous remet aussi en mémoire les fondements de la culture européenne sur lesquels on fait si volontiers l'impasse aujourd'hui : l'espace où cette culture a pu éclore n'était certes pas défendu par des déserteurs ou des objecteurs de conscience ! Il était défendu par des soldats résolus face à la supériorité numérique écrasante de l'adversaire. Les meilleurs guerriers, la plus belle discipline militaire, étaient à Lacédémone. Après la victoire sur les Perses, aucun équilibre harmonieux ne put s'établir entre les 2 types de société grecque qu'incarnaient respectivement Sparte et Athènes. Peut-être fut-ce là la grande tragédie de la Grèce antique. Culturellement, Sparte fut une impasse. Mais Athènes elle-même, la “voie” athénienne, nous le pressentons aujourd'hui, pouvait-elle se poursuivre en ligne droite jusqu'à nous ?
Peut-être, après tout, la culture n'est-elle qu'un intermède, un gaspillage stérile d'énergie sur l'arrière-plan des espaces cosmiques infinis. Un certain défaitisme gagne autour de nous. Il déclare publiquement que l'orientalisation de l'Europe, si elle s'était accomplie beaucoup plus tôt, nous aurait épargné bien des maux. Pour ce genre de discours, les victoires grecques sur les Perses ne signifient donc rien. Mais c'est déjà une autre histoire. Il reste que Sparte nous rappelera toujours, de façon lancinante, une vérité éternelle, largement occultée de nos jours : sans un certain degré de “spartitude”, non seulement aucun État n'est possible, mais aucune civilisation ne peut vivre et… survivre.
Il faut redécouvrir notre héritage lacédémonien.
► Gerd-Klaus Kaltenbrunner, Orientations n°12, 1990.
(texte paru dans Criticón n°100, mars-juin 1987 ; tr. fr. : Jean-Louis Pesteil)
◘ Note :
(1) – Dans le dialogue de Platon, Clinias ajoute : « C'est un fait que (ces poèmes) sont venus jusque chez nous, importés de Lacédémone » (ndt).
◘ Documentaires : Sparte — Ancient Warriors - The Spartans 1/3 — 2/3 — 3/3
De la symbolique du “lambda” grec
On sait que le film 300 a suscité par mal de controverses, tournant autour des limites du bon goût, et qu’il a provoqué une grande émotion dans le monde entier. C’est pourquoi bien peu de gens auront prêté attention aux détails des costumes. Peut-être, certains auront-ils été irrités d’avoir vu, sur les boucliers [aspis koilè] des Spartiates défendant les Thermopyles contre les Perses supérieurs en nombre, un cône sans base, pointu et étroit (Λ).
Il s’agit d’une forme archaïque de la lettre grecque “lambda” (majuscule), qui équivaut, phonologiquement, à notre “L”. Dans les représentations de l’histoire de Sparte, on a des indices que les hoplites, effectivement, portaient des boucliers décorés de la sorte et où le “lambda” était une abréviation de Lakedaimon, Lacédémone, le nom de Sparte aux temps classiques. Depuis la deuxième guerre messénienne (640 à 620 av. JC), quand les hoplites spartiates avaient pour la première fois marché au combat en formation de phalange, on peignait des “lambda” sur les boucliers à Sparte afin de mieux se reconnaître. Cette explication est en apparence plausible, la phalange constituant une masse compacte et alignée d’hommes lourdement armés. On aurait retrouvé cette pratique ailleurs : les Athéniens peignant une chouette sur leurs boucliers et les Thébains, un sphinx.
Il n’y a toutefois aucune preuve archéologique de cette pratique. Quand on trouve des représentations de la phalange, surtout sur des vases, on a plutôt l’impression que chaque soldat peignait son bouclier de manière individuelle, avec des motivations magiques, afin de tenir l’ennemi à distance et de protéger le porteur de l’arme défensive. Nous devons toutefois constater qu’en règle générale, la symbolique militaire des Grecs de l’antiquité n’était pas fort développée ; ils ne connaissaient par ex. pas l’usage de signaux sur le champ de bataille, au moyen de drapeaux. Cette carence générale rend plausibles les thèses qui estiment qu’il n’y avait aucun équipement uniforme chez les Grecs, où tous les combattants auraient porté un bouclier identique.
Le symbole du “lambda” demeure toutefois relativement inconnu. Pourquoi le “lambda” n’a-t-il jamais été repris comme symbole politique, n’a-t-il jamais joué de rôle dans notre histoire récente, alors que le mythe de Sparte, depuis l’ère des grandes révolutions, n’a cessé de croître ? Des Jacobins aux fascistes, on a tenté maintes fois de ressusciter l’État guerrier, d’en imiter sa constitution, en référence à l’égalité qu’il préconisait pour les uns, en référence à son militarisme pour les autres. Mais personne n’a repris le “lambda” à son compte.
Les choses vont changer vers le milieu du XXe siècle. C’est l’époque où émerge aux États-Unis un mouvement homosexuel, qui malgré de nombreux recoupements avec d’autres subcultures plus ou moins marginalisées, a fini par rechercher ses propres signes et formes d’expression symboliques. La plupart des militants homosexuels étaient en faveur de symboles “doux”, comme la rose, le drapeau arc-en-ciel, des symboles doublés de masculinité ou de féminité. D’autres voulaient une symbolique soulignant le rôle de victime des homosexuels, comme celle du triangle rose, insigne infâmant des homosexuels dans les camps de concentration. Mais, dans ce vaste mouvement homosexuel, existait également une minorité “martiale” qui voulait reprendre le “lambda” seul ou en combinaison avec d’autres symboles de la gay pride.
En 1970, la New York Gay Activists Alliance choisit le “lambda” comme emblème. Quatre ans plus tard, l’International Gay Rights Congress d’Edimbourg le reprend. Par la suite, il s’est rapidement répandu dans tous les pays occidentaux. Les interprétations, qui justifient le choix de ce symbole, sont variées. Certains affirment que le “lambda” est celui de Lesbos, l’île de Sapho, où la légende affirme que l’éros homosexuel entre femmes y était pratiqué [l'école de jeunes filles de Lesbos a probablement emprunté au modèle pédagogique éraste/éromène mais celui-ci n'a en fait rien à voir avec l'homosexualité au sens moderne]. D’autres enfin se réclament directement de Sparte, car, à Sparte, on pratiquait le “pédérastie dorique”, à laquelle les homosexuels entendaient se référer. La “pédérastie dorique” aurait été pratiquée à Sparte : un guerrier adulte et un guerrier en voie de formation devaient former à 2 un “binôme”, également sur le plan sexuel [la “camaraderie virile” n'implique pas nécessairement de pratiques sexuelles, la pédérastie étant avant tout un relais d'apprentissage social entre un tuteur plus âgé et un adolescent]. Ils devaient s’épauler au combat et dormaient sous la même tente.
Cette tradition spartiate et dorique contredit l’image que se donnent la plupart des homosexuels d’eux-mêmes. Raison pour laquelle le “lambda” est le symbole le plus contesté du mouvement homosexuel. Nombreux sont ceux qui entendent le “neutraliser” en le réinterprétant : on affirme qu’il est le symbole, en physique, de la “longueur d’onde” et, partant, de l’énergie ; et on prétend aussi que ce “L” grec signifie “libération”. Des voix se sont élevées, parmi les homosexuels, pour bannir le “lambda” des symboles “légitimes”.
Peu importe l’issue de cette guerre des symboles. L’arrière-plan que constitue cette querelle nous permet de regarder avec d’autres yeux ce qui se trouve entre les lignes dans le scénario du film 300, au-delà de toutes les polémiques auxquelles nous avons assisté.
► Karlheinz Weismann, Junge Freiheit n°18/2007.
♦ Du même auteur sur l'eros grec : « Intimität braucht Schranken – Sexueller Mißbrauch : Der pädagogische Eros hat nichts mit Gewalt und Zwang zu tun » (Junge Freiheit, mars 2010).
• nota bene : l'expression « citoyen lambda », utilisée en français pour désigner le citoyen de base, ne renvoie aucunement à Sparte. Le terme lambda (adj. et subst.), popularisé dans l'argot des grandes écoles (cf. Smet, Nouv. arg. de l'X, 1936, p. 166), est devenu, par allusion à la place de cette lettre dans l'alphabet grec, synonyme de moyen, quelconque.
• Autres films sur Sparte.
pièces-jointes :
Le mythe spartiate
“République de demi-dieux”, “prodigieux haras” pour sang noble, patrie virile du courage et de l’énergie, Sparte fascine, Sparte inquiète, mais Sparte ne finit pas de briller de comme un soleil d’acier dans nos ténèbres ploutocratiques.
Il faut attendre véritablement le XVIIIe siècle pour que l’Antiquité fasse son grand retour dans le domaine de la philosophie politique. L’antiquomanie s’empare alors de la France.
Antiquomanie et laconophilie
Premier grand écrivain frappé par ce phénomène intellectuel, Montesquieu, qui se révèle fervent admirateur de Lycurgue, en qui il voit le fondateur d’une république vertueuse, la République de Lacédémone. Même fascination chez le marquis d’Argenson qui, devant le spectacle de la corruption de la Cour et de la misère des campagnes, remarque : « L’égalité est le seul bien général et jamais législateur n’a eu plus raison que Lycurgue sur ce point là » (1). Le philosophe Helvétius loue, lui aussi, « ce grand homme échauffé par la passion de la vertu » (2) qui a créé une cité vertueuse. Les encyclopédistes succombent également à la laconophilie. Le chevalier de Jaucourt, auteur dans l’Encyclopédie de l’article “Lacédémone (république de —)”, ne tarit pas d’éloges sur Sparte et les Spartiates :
« Il semble que la nature n’ait jamais produit des hommes qu’à Lacédémone (…) Soumettant les autres peuples à la force des armes, ils se soumettaient eux-mêmes à la vertu (…) Aussi je déclare avec Procope que je suis tout Lacédémonien. Lycurgue me tient lieu de toute choses ; plus de Solon, ni d’Athènes [car] (...) à Athènes on apprenait à bien dire et à Sparte à bien faire » (3).
L’on retrouve Sparte et Lycurgue au cœur de l’œuvre du plus célèbre laconophile français, l’abbé de Mably, qui s’exclame : « Que Lycurgue, mon cher Aristias, était profond dans la connaissance de nos vertus et de nos vices ! » (4) . Il rapporte que Lycurgue « proscrivit l’usage de l’argent et les arts inutiles. La tempérance devenait ainsi la principale des vertus parce qu’elle inspire nécessairement le mépris des richesses ; et ce mépris (…) est toujours accompagné de l’amour de l’ordre et de la justice » (5). Car, estime l’abbé, « le premier magistrat et la première loi d’une république, ce doit être la tempérance ; et le peuple le mieux gouverné après les Spartiates, c’est celui qui approchera le plus de leur frugalité » (6). C’est dans ce but que Lycurgue institua les kléroï, ces lots de terre d’égale valeur attribués à chaque citoyen, qui n’en était pas propriétaire mais seulement usufruitier. Ainsi, remarque Mably, « pour rendre les citoyens dignes d’être véritablement libres, Lycurgue établit une parfaite égalité dans leur fortune » (7).
Mais le plus célèbre admirateur de l’Antiquité spartiate reste Jean-Jacques Rousseau. Dans son Discours sur les sciences et les arts, il exalte le modèle de Lacédémone, « aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d’hommes » (8). Pour lui, « les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemple à toute la Grèce ; toute la Grèce était corrompue et il y avait encore la vertu à sparte ; toute la Grèce était esclave, Sparte seule était encore libre » (9). Dans le Contrat social, Rousseau se réfère encore à Sparte, cette fois pour définir la volonté générale :
« Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opère que d’après lui. Telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue » (10).
De même, pour sauvegarder la vertu et la pitié des citoyens, Rousseau préconise la censure « pour conserver les mœurs (…) en empêchant les opinions de se corrompre », le tribunal des Éphores constituant l’exemple suprême : « Quand Sparte a parlé sur ce qui est ou n’est pas honnête, le Grèce n’appelle pas de ses jugements » (11). Le philosophe est aussi partisan d’enlever les enfants à leurs familles, pour les instruire ensemble sous la responsabilité de magistrats âgés soigneusement sélectionnés, comme à Sparte… Toutefois, Sparte ne fait pas l’unanimité parmi les philosophes des “Lumières”, et Voltaire s’indigne : « Qu’est-ce donc que Sparte ? une armée toujours sous les armes si ce n’est plutôt un vaste cloître ».
Sparte et la Révolution française
La vieille querelle entre Athènes et Sparte ressurgit, en pleine Révolution française, dans l’opposition entre les Girondins et les Montagnards. C’est ainsi que Vergniaud, le chef des Girondins, rejette avec horreur le régime austère et guerrier de Sparte, ennemi des arts et du commerce. Au contraire, leurs adversaires Montagnards érigent Sparte en modèle. Robespierre ne s’exclame-t-il pas dans son grand rapport du 7 mai 1794 : « Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses » ? L’on comprend mieux la fascination qu’exerce Sparte sur les plus enragés des révolutionnaires si l’on se remémore cette citation de l’abbé de Mably :
« Lycurgue opposa son génie à celui des spartiates et osa former le projet hardi d’en faire un peuple nouveau. Il ne crut pas impossible de les intéresser tous, par l’espérance ou par la crainte, à la révolution qu’il méditait » (12).
Ce que traduira de la sorte Billaud-Varenne, dans son rapport du 20 avril 1794 sur la théorie du gouvernement révolutionnaire :
« citoyens, l’inflexible autorité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la république » (13).
Pour faire des Français ce « peuple nouveau », les Montagnards vont accorder une place importante à l’éducation des enfants. Ainsi le conventionnel Deleyre, ami de Rousseau, s’inspire directement de Sparte en proposant d’enlever les enfants de 7 à 18 ans à leurs parents et de les mettre dans des maisons d’éduction où ils vivraient en commun, exécuteraient des exercices de gymnastique et des danses guerrières. Comme à Sparte, les filles seraient éduquées comme les garçons. De son côté, Saint-just prône une éducation militaire des jeunes gens calquée sur celle voulue par Lycurgue et rapportée par Plutarque. L’École de Mars, future École spéciale militaire de Saint-Cyr, fondée alors, ne fut-elle pas surnommée la “colonie des Spartiates” ?
« Lycurgue entreprit d’instituer un peuple, — s’enthousiasmait Rousseau quelques années avant la Révolution. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins » (14). De même, Rabaut Saint-Étienne préconisera-t-il l’organisation par la République, le dimanche, d’exercices de gymnastique, de jeux publics et de fêtes. « La gymnastique publique, les exercices militaires, les hymnes civils, les uniformes des enfants, la censure exercée par les anciens, un Sénat formé de citoyens de plus de soixante ans — écrit Parker —, ce que proposait, en bref, c’était de transformer les Français en Spartiates tous les dimanches » (15). Une mobilisation totale qui n’est pas sans annoncer les grandes heures de l’Italie fasciste et du IIIe Reich…
Leurs adversaires ne manqueront pas d’accuser les Montagnards de vouloir remodeler la France d’après le modèle spartiate. Dès l’An III, Volney dénonce « une secte nouvelle [qui] (...) a juré par Sparte ». Et le révolutionnaire de rappeler aux bons esprits utopistes et rousseauistes le caractère élitiste et inégalitaire de la république de Lacédémone :
« à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait, sous un joug affreux, six cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient de nuit à la chasse des hilotes, comme des bêtes fauves » (16).
En 1796, Gracchus Babeuf, instigateur de la fameuse Société des Égaux [accusée par le Directoire de conjuration], qui tire son nom des Homoioï spartiates, s’inspire de la constitution de Lycurgue en préconisant la division égale des terres. Son échec et sa mort brutale [en mai 1797] marquent la fin de l’influence de Sparte sur la politique française. Le coup d’État du 18 Brumaire semble bien ressusciter Rome avec ses consuls, son sénat et son tribunat.
Sparte et les nationalistes
Comme souvent en matière d’idées politiques, le mythe spartiate va basculer de gauche à droite et devenir la référence exclusive du camp nationaliste. En effet, au début du XXe siècle, c’est l’écrivain nationaliste Maurice Barrès qui avoue, dans Le voyage de Sparte (1906, rééd. Magellan & Cie, 2004, 6 €) son admiration pour les lois édictées par Lycurgue en des termes fort nietzschéens :
« Il y a là des articles obscurs mais, dans leur ensemble, ces grandes vues rationnelles m’enchantent. Voici l’un des points du globe où l’on essaya de construire une humanité supérieure. Il est trop certain que la vie n’a pas de but et que l’homme pourtant a besoin de poursuivre un rêve. Lycurgue proposa aux gens de cette vallée la formation d’une race chef. Un Spartiate ne poursuit pas la suprématie de son individu éphémère, mais la création et le maintien d’un sang noble » (17).
Sparte où le règne des surhommes, des demi-dieux comme les appelait Rousseau… Barrès ajoute :
« J’admire dans Sparte un prodigieux haras. Ces gens-là eurent pour âme de vouloir que leur élevage primât » (18).
En 1969, un autre Maurice, Bardèche, publie un essai intitulé Sparte et les Sudistes.
« Ce que j’appelle Sparte, écrit-il, c’est la patrie où les hommes sont considérés en raison de leurs qualités viriles qui sont mises au-dessus de toutes les autres » (19). Toutefois, remarque l’écrivain, « ce qui définit Sparte, ce n’est pas la caserne, comme on le croit trop souvent, mais le mépris des faux biens » (20).
C’est pourquoi, estime-t-il, « il y a un socialisme de Sparte, que Sparte affirme en dressant ses faisceaux » (21). De même, s’enthousiasme-t-il pour le culte de la virilité spartiate dans lequel le beau-frère de Robert Brasillach veut voir un pré-fascisme :
« L’éducation n’avait pas d’autre but que d’exalter le courage et l’énergie. Les garçons vivaient entre eux le plus tôt possible, dans des troupes analogues à celles des balilla de l’Italie fasciste ou des Hitlerjugend » (22).
Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’il estime que les SS « furent les soldats de Sparte » (23).
Quelques années avant que Bardèche ne rédige son essai, en pleine guerre d’Algérie, le mythe spartiate a fait une timide réapparition à l’extrême-droite de l’échiquier politique grâce à Dominique Venner. Effectivement, l’ex-bras droit de Pierre Sidos choisit alors le casque de Sparte comme emblème pour sa Fédération des étudiants nationalistes (FEN) puis pour Europe-Action. Exit, donc, la croix celtique popularisée par Jeune nation. Sparte, patrie du courage et de la vitalité, devient ainsi une référence constante de la jeunesse nationaliste, et l’un des innombrables bulletins locaux de la FEN, publié à Béziers, sera baptisé en toute simplicité Spartiate. Ce tropisme pour Lacédémone se transmettra d’Europe-Action au GRECE, et lorsque certains membres de la Nouvelle droite créent, en 1975, le mouvement de scoutisme Europe-jeunesse, ils adoptent comme symbole un très beau casque de Sparte stylisé, toujours utilisé aujourd’hui.
Récemment encore, au moment de choisir un emblème, les Jeunesses Identitaires ont opté pour le “lambda” de Lacédémone qui ornait les boucliers des Spartiates. Ce choix se veut un hommage aux combattants de la bataille des Thermopyles ainsi que l’expliquent ses animateurs : « Sparte, avec l’exemple de ces 300 résistants spartiates, est restée un modèle pour les Européens authentiques, modèle qui leur redonne du courage quand il le faut ! ». Dans la même mouvance “identitaire” est né à l’automne 2005 le Groupe Sparte, cercle de réflexion chargé du travail intellectuel et de la recherche théorique. La référence au GRECE est évidente et pleinement assumée, même si le choix pour un groupe purement intellectuel du glorieux nom de Sparte, bastion de l’anti-intellectualisme et adversaire résolu des sophistes athéniens, peut surprendre.
► Édouard Rix, Réfléchir & Agir n°30, 2008.
◘ Notes :
- (1) Journal et mémoires du marquis d’Argenson.
- (2) Helvétius, De l’esprit, essai III, chap. VII.
- (3) « Lacédémone (république de –) », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772.
- (4) Abbé de Mably, Les entretiens de Phocion in Œuvres complètes, Lyon, 1796, vol. 10, p. 95. (5) Ibid, p. 98. (6) Ibid.
- (7) Abbé de Mably, Observations sur l’histoire de la Grèce in Œuvres complètes, vol. 4, p. 20.
- (8) JJ Rousseau, Œuvres complètes, Pléiade/Gal., 1964, vol. 4, p. 20. (9) Ibid, p. 83. (10) Ibid, p. 536. (11) Ibid, p. 459.
- (12) Abbé de Mably, Observations sur l’histoire de la Grèce in Œuvres complètes, vol. 4, p. 16.
- (13) Le Moniteur, 21 avril 1794.
- (14) Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne in Œuvres complètes, Pléiade/Gal., 1964, p. 956-957.
- (15) HT. Parker, The Cult of Antiquity and the French Revolutionaries, Chicago, 1937, pp. 134-135.
- (16) Volney, Leçons d’histoire (sixième séance) dites aussi Leçons prononcées à l’École normale en 1795 / an III, Œuvres complètes, vol. VII, 1825, p. 125. La Terreur, nourrie en réalité de la peur panique de l'ennemi intérieur ou extérieur renversant la République, y est expliquée par le culte de l’Antiquité (qui imprègne la rhétorique révolutionnaire de députés souvent avocats nourris d'auteurs latins) qui charrierait un catéchisme révolutionnaire surdéterminant : les Romains y sont décrits comme un peuple de pillards conquérants et d’esclavagistes aux antipodes de la liberté moderne telle qu’elle est entrevue désormais et dont Benjamin Constant fera la théorie dans sa conférence donnée en 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour les anciens la liberté, c’était collectivement pour un peuple, de ne pas être soumis à un autre peuple ; pour les modernes, c’est au niveau de l’individu que cette liberté a du sens. Il s’agit de vouloir faire ce que l’on désire sans être contraint par l’arbitraire du pouvoir ; c’est aussi une liberté d’opinion, de comportement social refusant la tradition, de choix de sa profession non déterminé par la famille. Rétrospectivement il est néanmoins possible de considérer cette conception d'un libéralisme philosophique (pour lequel l'individualisme politique oblitère l'individualisme économique) chez ce pamphlétaire voltairien comme idéologie justificatrice du rôle de la bourgeoisie d'affaires dans les affaires publiques. Remarquons toutefois son rôle pionnier en études sociales : son rapport La loi naturelle ou le catéchisme du citoyen (1793) présenté comme « un code du bon sens et des honnêtes gens » préconise en particulier le développement de l'hygiène et de l'instruction à une époque où les épidémies et l'analphabétisme étaient monnaie courante. Concernant la charge de Volney dans sa leçon, elle a surtout valeur de témoignage, en tant que réaction thermidorienne contre la politique de la Terreur (qui résulterait des modèles romains proposés à la jeunesse, enthousiasmant celle-ci au point qu'elle ait voulu les mettre en pratique d’une manière radicale). Elle ne peut certes être acceptée comme une explication historique bien que ce fut le cas au XIXe siècle par les partisans de la Révolution qui y trouvaient une excuse à la Terreur. Notons juste qu'après la chute de Robespierre et de Saint-Just en juillet 1794, la réaction thermidorienne fait cesser le culte de l’Antiquité. La mode du bonnet phrygien est terminée en mars 1795. Quand on invoquait Brutus pendant la Terreur, on était écouté avec gravité, après Thermidor, cela entraine les rires. Napoléon, soucieux de se présenter comme le continuateur de la Révolution face aux graves dérives de corruption et de spéculation sous le Directoire, usera par contre à nouveau de la phraséologie antique à outrance pour asseoir sa politique de relève puisant dans le droit romain pour régorganiser le pays : les termes de Consul, de Sénat, de Légion (d’honneur), puis d’Empire avec ses aigles comme étendards impériaux, sont tirés de l’histoire romaine.
- (17) Maurice Barrès, Le voyage de Sparte, éd. du Trident, 1987, p. 130. (18) Ibid.
- (19) Maurice Bardèche, Sparte et les Sudistes, Pythéas, Sassetot-le Mauconduit, 1994, p. 99.
- (20) Ibid, p. 103. (21) Ibid, p. 112. (22) Ibid, p. 101. (23) Ibid, P. 214.
◘ Sparte, l'État militaire
Lorsque Platon conçut son Utopie, il s'inspira des institutions réelles d'une communauté hellénique, l'État-cité de Sparte, qui était la plus grande des grandes puissances de son temps. Si l'on examine les origines du système lacédémonien, on constate que les Spartiates se trouvèrent acculés à la nécessité d'accomplir leur tour de force et de se doter, en vue de cette tâche, de leur “institution originale” parce qu'à une époque antérieure, ils avaient une orientation particulière : les Spartiates, en effet, s'étaient séparés à un certain moment de leur histoire de l'ensemble des États-cités helléniques.
Les Spartiates eurent une réaction toute particulière au danger commun qui menaça toutes les communautés helléniques au VIIIe siècle av. JC, lorsque, du fait du cours immédiatement antérieur du développement social, les rendements de surfaces cultivées dans la Grèce péninsulaire et dans l'Archipel, patries de la Société hellénique, se mirent à diminuer, tandis que la population de l'Hellade se multipliait rapidement. La solution “normale” trouvée à ce problème commun de la vie hellénique du VIIIe siècle consista en une nouvelle extension de la surface cultivable totale possédée par les Grecs grâce à la découvete et à la conquête de nouveaux territoires outre-mer. Dans la galaxie des nouvelles cités helléniques qui virent le jour à la suite de ce mouvement général d'expansion outre-mer, il y en avait une, Tarente, qui se réclamait d'une origine spartiate mais, même si cette prétention était conforme au fait historique, son cas fut unique. Tarente fut la seule cité hellénique d'outre-mer qui ait prétendu être une colonie de Sparte, et cettetradition tarentine ne fait que confirmer le fait que dans l'ensemble les Spartiates ont cherché à résoudre à leur manière, et non, comme les autres, par la colonisation d'outre-mer, le problème démographique commun à toutes les cités helléniques du VIIIe siècle.
Lorsque les Spartiates constatèrent que leurs vastes et fertiles terres arables de la vallée de l'Eurotas étaient elles-mêmes trop petites pour une population croissante, ils ne tournèrent pas les yeux vers la mer, comme les Chalcidiens, les Corinthiens ou les Mégariens. La mer n'est visible ni de la ville de Sparte, ni d'un point quelconque de sa plaine, ni même des hauteurs qui l'entourent immédiatement. Le trait naturel dominant du paysage spartiate est la haute chaîne du Taygète : elle s'élève d'un façon si abrupte au bord ouest de la plaineque sa face paraît presque verticale, et son flanc est si droit et si continu qu'il donne l'impression d'un mur. Cet aspect de muraille attire l'œil vers le Langadha, gorge qui coupe la chaîne à angle droit, comme si l'architecte titanesque de la plaine et de la montagne avait intentionnellement prévu cette unique cassure apparente dans une barrière par ailleurs uniformément infranchissable pour fournir à ce peuple une sorte de sortie.
Au VIIIe siècle, lorsque les Spartiates commencèrent à sentir la gêne de la pression démographique, ils levèrent les yeux vers les collines et, considérant le Langadha, cherchèrent leur salut dans le col traversant les montagnes, comme leurs voisins, sous l'aiguillon de la même nécessité, cherchaient le leur dans la traversée de la mer. À cette première séparation des chemins, les Spartiates furent soutenus par le dieu Apollon d'Amyclée et par la déesse Athéna Chalcièque.
La première guerre messéno-spartiate (vers 736 - 720 av. JC), qui fut contemporaine des premiers établissements helléniques sur les côtes de Thrace et de Sicile, assura aux Spartiates vainqueurs la possession en Hellade de terres plus vastes que celles des colons spartiates eux-mêmes à Tarente. Mais le génie de Sparte qui dirigeait la cité et “ne souffrit pas” qu'elle eut atteint son but, la Messénie, ne put par là la “préserver de tous les maux”. Au contraire, la fixité surhumaine — ou inhumaine — de l'attitude ultérieure de Sparte fut manifestement, comme la condamnation mythique de la femme de Loth, une malédiction et non une béndiction.
Les difficultés particulières aux Spartiates commencèrent aussitôt que la première guerre de Messénie se fut terminée par la victoire de Sparte, car la tâche de vaincre les Messéniens dans la guerre était moins difficile pour les Spartiates que celle de les soumettre dans la paix. Ces Messéniens vaincus n'étaient pas des Thraces ou des Sicules barbares, mais des Hellènes de même culture et mêmes passions que les Spartiates eux-mêmes : leurs égaux sauf dans la guerre et peut-être plus que leurs égaux en nombre.
La première guerre messénio-spartiate (vers 736-720 av. JC) ne fut qu'un jeu d'enfant par rapport à la seconde (vers 650-620 av. JC), au cours de laquelle les Messéniens asservis, trempés par l'adversité et remplis de honte et de rage d'avoir supporté un sort qu'aucun autre des Hellènes ne s'était laissé imposer, prirent les armes contre leurs dominateurs et combattirent bien plus rudement et plus longtemps pour recouvrer leur liberté qu'ils ne l'avaient fait lors du premier conflit pour la conserver. Leur héroïsme tardif fut finalement impuissant à empêcher une seconde victoire spartiate, et après cette guerre acharnée et épuisante au-delà de tout ce que l'on avait vu, les vainqueurs traitèrent les vaincus avec une sévérité inouïe.
Cependant, aux yeux perçant des dieux, les Messéniens insurgés avaient obtenu leur revanche sur Sparte, au sens où Annibal devait avoir sa revanche sur Rome. La deuxième guerre messéno-spartiate bouleversa le rythme de la vie de Sparte et infléchit tout le cours de son histoire. Ce fut une de ces guerres où le fer pénètre dans l'âme des survivants. L'épreuve fut si terrible qu'elle laissa la vie de Sparte rivée à une chaîne de misère et de fer et qu'elle “aiguilla” son évolution dans une impasse. Et, comme les Spartiates ne parvinrent jamais à oublier ce qu'ils avaient enduré, ils ne purent jamais s'adoucir et par conséquent se dégager de l'impasse où les avait conduits leur réaction d'après-guerre.
Les relations des Spartiates avec leur environnement humain à Messène passèrent par les mêmes vicissitudes ironiques que celles des Esquimaux avec leur milieu naturel dans la zone arctique. Dans les 2 cas, on a le spectacle d'une communauté osant s'attaquer à un milieu qui effraie les voisins de cette communauté, afin de tirer de cette entreprise formidable une récompense d'une exceptionnelle richesse. Tout d'abord, cet acte d'audace semble justifié par les résultats. Les Esquimaux font une chasse plus fructueuse sur la glace de l'Arctique que leurs cousins indiens moins aventureux dans les prairies nord-américaines ; les Spartiates, dans leur guerre avec Messène, arrachent des terres plus riches aux autres Hellènes d'outre-monts que les colons de Chalcis, leurs contemporains, n'en enlèvent aux barbares d'outre-mer.
Mais dans la phase suivante, l'acte d'audace initial — et irrévocable — entraîne sa sanction inéluctable. Le milieu vaincu s'empare à son tour de son audacieux vainqueur. Les Esquimaux deviennent prisonniers du climat boréal et doivent jusque dans le moindre détail modeler leur existence d'après les exigences impérieuses. Les Spartiates, ayant dans la première guerre vaincu la Messénie afin de vivre sur eux-mêmes, se voient contraints, dans la seconde et même au-delà, de consacrer toute leur existence à la tâche de conserver ce pays. De ce jour et à tout jamais ils seront les humbles et obéissants serviteurs de leur propre domination de la Messénie. Les Spartiates s'équipèrent en vue de l'accomplissement de leur tour de force en adaptant des institutions existantes aux nouveaux besoins à satisfaire.
« La façon... dont ces institutions primitives qui, ailleurs, disparurent dans toutes les communautés grecques devant les progrès de la culture (hellénique), furent transformées en pierres angulaires de l'organisme spartiate, est une chose qui nous inspire la plus profonde admiration. On ne saurait se refuser à discerner dans cette adaptation quelque chose de plus qu'une évolution automatique. La façon méthodique et tenace dont tout a été orienté vers un but unique nous oblige à voir ici l'intervention d'un ordonnateur conscient. L'existence d'un ou de plusieurs hommes travaillant dans la même direction, et qui ont transformé les institutions primitives pour en faire l'agôgê et le Cosmos, est une hypothèse nécessaire ».
La tradition hellénique attribuait à “Lycurgue” non seulement la reconstruction de la Société lacédémonienne après la seconde guerre messéno-spartiate — reconstruction qui fit de Sparte ce qu'elle resta ensuite jusqu'à sa chute — mais encore tous les évènements antérieurs et moins anormaux de l'histoire sociale et politique de Sparte. Mais “Lycurgue” était un dieu, et les savants occidentaux moderne, à la recherche de l'auteur humain du système de Lycurgue, ont cru le trouver dans Chilon, éphore spartiate qui a laissé une réputation de sage et qui semble avoir été en fonctions vers 550 av. JC. Nous ne nous tromperons sans doute pas beaucoup en considérant le système de “Lycurgue” comme l'aboutissement des efforts accumulés d'une série d'hommes d'États spartiates pendant une centaine d'années, à partir du début de la seconde guerre messéno-spartiate.
Le trait dominant du système spartiate, celui qui explique à la fois son efficacité étonnante, sa rigidité fatale et par suite son effondrement, était son “sublime dédain pour la nature humaine”. Toute la charge du maintien de la domination de Sparte sur Messène fut pratiquement imposée aux enfants nés libres. En même temps, dans le corps des citoyens de Sparte eux-mêmes, le principe d'égalité était non seulement bien établi, mais poussé très loin.
Quoique l'on n'ait pas procédé à l'égalisation des fortunes, chaque “Égal” spartiate tenait de l'État un des fiefs ou “lots” de même surface, ou d'égale productivité, provenant du partage des terres arables de Messénie effectué après la seconde guerre messéno-spartiate, chacun de ces domaines, cultivés par des serfs messéniens rivés au sol, étant calculé de façon a assurer l'existence d'un “égal” et de sa famille suivant le frugal mode de vie “spartiate” sans qu'ils aient à travailler de leurs propres mains. Par suite, chaque “Égal” spartiate, même le plus pauvre, était économiquement en état de consacrer tout son temps et toute son énergie à l'art de la guerre, et comme chacun d'eux, si riche fût-il, était tenu à l'entraînement et au service militaires permanents et perpétuels, l'inégalité de fortune restante ne se traduisait pas, à Sparte, par le mode de vie du riche et du pauvre.
En matière de hiérarchie héréditaire, la noblesse spartiate semble n'avoir conservé aucun privilège politique refusé aux roturiers, à l'exception de l'éligibilité à la Gérousia. Pour le reste, ils étaient absorbés dans la masse ; en particuliers, les 300 chevaliers de Sparte ne furent plus, dans le système de “Lycurgue”, ils étaient devenus un corps d'élite d'infanterie lourde recruté au mérite parmi tous les “égaux” qui se livraient à une vive rivalité afin d'y être admis. La manifestation la plus surprenante de l'esprit égalitaire du système de “Lycurgue” était la situation à laquelle il réduisai les rois. Bien que ceux-ci eussent continué à se succéder au trône par droit d'hérédité, ils n'avaient conservé d'autre pouvoir important que le commandement militaire en campagne. À cela près, sauf quelques obligations et privilèges moins importants que pittoresques, les rois régnants, ainsi que tous les autres membres des 2 familles royales, devaient se soumettre pendant toute leur existence à la même discipline rigoureuse que les “égaux” ordinaires. Comme héritiers présomptifs, ils recevaient la même éducation, et leur accession au trône ne leur procurait aucune exemption.
Dans le “système de Lycurgues”, les différences de naissance et les privilèges héréditaires ne comptaient donc, dans la fraternité des “égaux” spartiates, pour rien ou peu de chose et, quoique la naissance libre eût été la condition normale pour l'administration à cette fraternité, aucun candidat à l'admission n'eût, même intérieurement, et encore moins en public, jamais songé à dire l'équivalent spartiate de “Nous avons Abraham pour père”, car la naissance spartiate n'était pas une garantie d'accession au statut convoité, bien qu'onéreux, “d'égal”. En fait, la naissance spartiate, quoique normalement exigée n'était pas une condition suffisante. Elle condamnait simplement un enfant (s'il n'était pas repoussé comme chétif après sa naissance et mis à mort par exposition) à subir le supplice de l'éducation spartiate et ces ordalies ne donnait d'autre droit au jeune homme que de postuler une place dans la fraternité des “égaux” lorsqu'il était majeur. La façon dont l'enfant supportait cette épreuve comptait plus, en définitive, que sa naissance. Il y avait des spartiates de naissance qui ne pouvaient donner satisfaction à l'épreuve de l'éducation, et à qui finalement on refusait l'admission à la fraternité des “égaux” ; on les laissait pleurer et grincer des dents dans les ténèbres du dehors dans le peu enviable statut “d'inférieurs” (périèques). Inversement, il y eut des cas — évidemment rares — où des jeunes gens non spartiates furent autorisés à subir l'éducation spartiate, et si ces “enfants étrangers” s'en acquittaient bien, il semble qu'ils aient eu le même droit à être admis parmi les “égaux” que leurs condisciples spartiates.
Si, à cet égard, le système spartiate ne tenait aucun compte des prétentions de la naissance et de l'hérédité, le dieu Lycurgue poussa encore plus loin sa méfiance de la “nature humaine”. Le réformateur social spartiate alla jusqu'à intervenir dans le mariage lui-même dans l'intérêt de l'eugénique et s'efforça de faire tout le possible de procéder à la sélection. La conscription spartiate était universelle pour la catégorie qui y était soumise, c'est-à-dire pour tous les Spartiates de naissance libre qui n'avaient pas été exposés à la naissance. Les Spartiates enlevaient les enfants à leur famille à l'âge de 7 ans pour les soumettre au sytème d'éducation. Enfin, non seulement, ils contrôlaient et entraînaient les filles aussi bien que les garçons, mais ils fort loin l'identité de traitement des 2 sexes. Comme pour les garçons, la conscription était universelle pour les filles, qui n'étaient pas formées à des occupations spécifiquement féminines, ni séparées des hommes. Filles comme garçons concouraient nus en public devant une assistance masculine.
En ce qui concerne la reproduction du bétail humain, le système spartiate pursuivait simultanément 2 fins : il visait à la fois à la quantité et à la qualité. Il obtenait la quantité (proportionnellement à l'échelle miniature sur laquelle la société spartiate était édifiée) en s'adressant à l'individu adulte mâle et en cherchant à influencer son comportement par des enccouragements et des pénalités. Le célibataire volontaire et endurci était pénalisé par l'État et insulté par les jeunes pour sa honteuse abscence d'esprit civique. Par ailleurs, le père de 3 fils n'était pas mobilisable et le père de 4 fils était libéré de toute obligation envers l'État. En même temps, la qualité fut obtenue en laissant en vigueur, dans un but eugénique conscient et précis, certaines coutumes sociales primitives régissant les relations sexuelles, survivances probables d'un système d'organisation sociale fondé sur le groupe sexuel et antérieur à celui que représentent le mariage et la famille.
Un mari spartiate n'encourait pas la condamnation publique, il s'attirait au contraire l'approbation populaire s'il prenait soin d'améliorer la progéniture de sa femme en s'arrangeant pour que les enfants de celle-ci soient conçus par un quidam qui soit un homme — ou un animal humain — supérieur à lui-même. Il semble que la femme spartiate pouvait impunément organiser la chose pour son propre compte si son mari de ne prenait pas l'initiative de chercher lui-même un remplaçant lorsqu'il était manifestaement inférieur à sa tâche. L'esprit dans lequel les Spartiates pratiquaient leur eugénique est parfaitement exposé par Plutarque dans un passage où il déclare que le réformateur de Sparte :
« ne voyait que vulgarité et vanité dans les conventions sexuelles des autres hommes qui prennent soin de fournir à leurs chiennes et à leurs juments les meilleurs géniteurs qu'ils peuvent arriver à emprunter ou à louer, et qui enferment leurs femmes et les tiennent en garde et surveillance de façon à être sûrs qu'elles n'auront d'enfants que de leur mari, comme si c'était là un droit sacré du mari, fût-il faible d'esprit, ou sénile, ou malade. Cette convention fait litière de deux vérités évidentes, c'est que de mauvais parents produisent de mauvais enfants et de bons parents donnent de bons enfants, et que les premiers qui sentiront la différence sont ceux qui possèdent les enfants et ont à les élever ».
► Arnold J. Toynbee, extrait de Guerre et Civilisation, Payot.
♦ Annexe :
Voici 25 siècles, sur ce théâtre unique, face aux “Barbares”, des Européens se découvrirent tels.
À l'aube du Ve siècle avant notre ère, dans un monde égéen peu peuplé, sous pression des “Barbares” aux frontières de l'Hellade, les Grecs avaient une faible conscience de leur identité. Tout allait changer avec les guerres médiques et la menace d'une invasion ressentie comme celle de l'Asie.
Jusqu'alors, le Barbare était avant tout l'étranger qui ne parlait pas la langue d'Homère. Sa prononciation « lourde et empâtée », comme la caractérisera Strabon au Ier siècle encore, suscite les moqueries. Le mot même de “Barbare” retranscrit les onomatopées ou le bredouillis incompréhensible que les Hellènes entendaient dans la bouche du voyageur accueilli suivant les règles d'hospitalité, mais qui était radicalement étranger à leur univers. Si le fait linguistique était la manifestation immédiatement perceptible d'une différence, ce sont les liens du sang, de la religion, des coutumes de la terre qui fondaient le sentiment d'appartenance.
Sentiment encore faible. Il n'interdisait pas les querelles entre les cités soucieuses de leur autonomie. Ce n'est pas en vain que l'on a pu parler de culture “agonale”, c'est-à-dire belliqueuse, pour les Grecs. Une vision hellénocentrée du monde, avec Delphes pour centre ou pour “nombril”, rejetait les Barbares, qu'ils soient égyptiens, carthaginois ou perses, vers des marges géographiques que seuls les voyageurs, ou encore des esprits atypiques comme Hérodote, étaient en mesure de connaître. Pourtant, la trop grande proximité du puissant empire perse à la lisière du monde grec allait radicalement modifier la perception des Barbares et, en retour, l'image que les Grecs se faisaient d'eux-mêmes.
La prise de conscience d'une menace représentée par les hordes du Grand Roi fut cependant tardive. Sur la rive asiatique de la mer Égée, l'Ionie, peuplée de Grecs, avait été brutalement conquise au milieu du VIe siècle par le souverain achéménide Darius Ier, et intégrée à un ensemble politique oriental qui s'étendait jusqu'à l'Indus. Des maîtres perses et mèdes furent imposés aux Grecs ioniens, qui devaient compter avec une forte présence étrangère sur leur territoire. Il faut préciser que les Perses et les Mèdes d'alors, mêlés aux populations disparates de la Babylonie, n'avaient plus guère de parenté avec les conquérants indo-européens arrivés dans ces régions plus de mille ans auparavant. Le fossé ethnique se doublait d'une forte opposition politique, dans la mesure où l'occupant favorisait le régime des tyrans. Mais lorsqu'en -499 les cités d'Ionie se révoltèrent, seules Athènes et Érétrie répondirent à l'appel et se portèrent à leur secours. La menace n'était pas encore ressentie comme assez pressante pour que les Grecs dans leur ensemble, et en tant que tels, en mesurent l'ampleur.
En 492 avant notre ère, 2 ans après la destruction de Milet, la traversée du Bosphore par les troupes perses que menait Mardonios, gendre du Grand Roi, précisa tout à coup l’imminence du danger. Quelques cités, soucieuses de leur autonomie, préférèrent pourtant s'accommoder d'une tutelle étrangère et même profiter de la situation pour asseoir un pouvoir jusque-là contesté. Il est vrai qu'allaient s'affronter un puissant État centralisé et une poussière de communautés de type rural, plus habituées aux querelles de voisinage qu'à la résistance à une invasion étrangère ! « Qui serait donc capable de tenir tête à ce large flux humain ? Autant vouloir par de puissantes digues contenir l'invincible houle des mers ! » écrira Eschyle (Les Perses, - 472). L'armée barbare semblait irrésistible. Mais lorsque les émissaires achéménides vinrent exiger d'Athènes « la terre et l'eau », c'est-à-dire la soumission de la cité, ils furent, simplement, mis à mort.
Après avoir incendié Naxos ou encore Érétrie, dont les populations furent réduites en esclavage, les Perses débarquèrent alors à Marathon en -490. Contre toute attente, Athéniens et les Platéens, leurs voisins, forts de la cohésion de leur phalange, sortir vainqueurs d'une bataille où l'infanterie barbare l'emportait pourtant par le nombre. Ils s'offrirent même le luxe de rentrer à Athènes au pas cadencé pour protéger la cité d'un éventuel débarquement. Dès lors, les Athéniens pouvaient se flatter, comme l'explique Hérodote, « d'avoir été les premiers de tous Grecs à affronter l'ennemi, les premiers à supporter la vue du vêtement mède et des hommes ainsi vêtus, alors que les Grecs prenaient peur rien qu'à entendre le nom des Mèdes ».
Dix ans plus tard, l'ambitieux Xerxès, successeur de Darius, décida d'une seconde expédition, préparée méthodiquement et sans commune mesure avec la précédente. Hérodote a dépeint une armée immense qui défila pendant 7 jours et 7 nuits devant son chef ! Conscients qu'il ne s'agissait cette fois non plus de représailles mais d'une véritable invasion, les Grecs s’organisèrent sous le commandement de Sparte et cela en dépit des oracles défavorable de Delphes.
La Grèce était menacée d'anéantissement. L’Achéménide voulait la réduire par la force et la noyer dans la masse des peuples déjà sous tutelle. La deuxième guerre médique commença en -480. À la tête d'une immense armée bigarrée, Xerxès passa l'Hellespont. Par la Thrace, la Macédoine et l'Épire, il descendit vers la Grèce centrale. Malgré l'héroique résistance des Spartiates de Léonidas, le défilé stratégique des Thermopyles fut franchi. Les Athéniens durent se réfugier sur leur flotte et quitter leur cité. Eux qui se considéraient comme les véritables fils de Gaïa – la Terre divinisée –, enracinés au plus profond du sol de leur patrie, ils laissèrent leurs terres aux mains de l'ennemi. Mais c'était pour prendre une éclatante revanche sur mer, à Salamine, sous le commandement de Thémistocle. Cette première victoire précédait celle du Spartiate Pausanias, l'année suivante, sur terre, à Platée.
Ces victoires et d'autres encore précipitèrent la déroute des Perses et la libération des cités grecques d'Asie Mineure, regroupées dans la ligue de Délos par Athènes en -478. Après de nouvelles victoires navales, le Grand Roi dut reconnaître l'indépendance des villes d'Ionie. Et c'est naturellement dans la bouche des Athéniens, jurant de ne jamais trahir leurs alliés au profit des Perses, qu'Hérodote place la première reconnaissance explicite de la « grécité ». Après avoir évoqué les temples saccagés et les dieux profanés par les Barbares, qui appellent vengeance, « il y a le monde grec uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos mœurs qui sont les mêmes... » (Enquête, livre VIII).
L'Hellade était sauvée et tous avaient conscience que seule l'alliance des cités avait permis de repousser l'envahisseur. Forts de leur victoire, les Grecs ne cessent alors de la raconter, d'exalter leur glorieuse résistance et de définir ce qui les distingue radicalement de vaincus qui restent néanmoins menaçants. Tous se reconnaissent dans une certaine façon de combattre. La phalange hoplitique, symbole de la cohésion de la cité, constituée de citoyens soldats luttant pour leur patrie, apparaît comme l'antithèse des armées barbares désordonnées, composées d'esclaves tributaires du Grand Roi, issues des différentes peuplades soumises aux Achéménides. L'iconographie grecque ne manque pas de les représenter au moment où ils s'apprêtent à fuir et tombent à terre, blessés, soulignant toujours le caractère exotique de leurs traits et de leur accoutrement. La pureté de la flotte grecque est également magnifiée, notamment par Eschyle. Au martèlement des rames frappant l'eau en cadence et le chant de guerre entonné d'une seule voix, le poète oppose le bruissement confus qui montent des navires barbares à Salamine.
L'absence d'ordre, la démesure, les comportements excessifs deviennent d'ailleurs les caractéristiques des Barbares. Incapables de se contrôler et de reconnaître les limites fixées à l'homme, ils perturbent l'équilibre du monde et ne peuvent que susciter la colère des dieux. Exemple de l'hubris [perte du sens de la mesure] barbare, Xerxès en personne. À la mer, coupable d'avoir démantelé un pont que ses soldats venaient d'achever, il ordonna d'administrer 300 coups de fouet et de marquer les flots au fer rouge, comme il l'aurait fait avec un esclave. De façon plus générale, face à une forme organisée et méthodique de domination qui les menaçaient, les Grecs ont, par contraste, fait de la liberté le trait caractéristique de leur civilisation.
Les contours de l'identité grecque se sont ainsi précisés dans l'adversité et la résistance commune. L'hellénisme peut désormais être perçu comme un destin historique qu'il s'agit de graver dans la pierre et dont il faut conserver la mémoire : avec la dîme du butin, un trépied d'or fut offert à Delphes, sur une colonne portant les noms des cités qui avaient combattu à Platée, et des fêtes panhelléniques de la liberté furent organisées tous les 4 ans sur le site de cette bataille. La mémoire historique des Grecs, qui se limitait jusqu'ici aux récits homériques, s'enrichit d'une référence majeure et fédératrice à laquelle on recourra toujours. L'Iliade, première épopée panhellénique, fut même réinterprétée et inscrite dans la longue série des conflits qui menèrent à l'invasion de Xerxès, tandis que la génération de Marathon était considérée comme l'égale des héros du cycle troyen. Sans doute les fils de Priam parlaient-ils la même langue et rendaient hommage aux mêmes dieux que les Achéens, mais ils comptaient des Barbares dans leur armée. La division du monde et de son histoire, « depuis que la mer a séparé l'Europe de l'Asie » en 2 blocs distincts, radicalement opposés, imposa une telle relecture.
S'il est vrai que la force de cette mémoire partagée, et sans cesse chantée par les poètes, fut mise à mal par l'atomisation des cités, la lutte contre les Perses n'en est pas moins à l'origine d'une prise de conscience identitaire. Elle est également la source de couples symboliques qui n'ont cessé de marquer les constructions historiques et politiques à venir : Europe et Asie, civilisation et barbarie.
► Emma Demeester, NRH n°7, été 2003.
◘ Chronologie :
- 546-540 : Conquête de l'Asie mineure et des cités d'lonie par Darius Ier.
- 499-494 : Révolte de l'lonie contre les Perses.
- 490 : Première guerre médique : victoire athénienne de Marathon.
- 486 : Avènement de Xerxès Ier.
- 480-479 : Deuxième guerre médique.
- 480 : Sacrifice des Spartiates aux Thermopyles. Sac d'Athènes. Victoire navale des Athéniens à Salamine.
- 479 : Victoire de Platée, libération de la Grèce. Victoire navale de Mycale, libération de l'lonie.
- 478 : Révolte et libération des Grecs d'Asie Mineure.
◘ L'appel de Tyrtée à l'arétè
La volonté qui fit de Sparte une grande nation vit encore dans les élégies [ou péans] de Tyrtée. Cette volonté eut pour résultat la formation d’un idéal sublime qui dura bien plus longtemps que la Sparte historique — à vrai dire, il n’a pas encore disparu — et dont les élégies en question constituent le témoignage le plus suggestif. La communauté spartiate, telle qu’elle est connue dans l’histoire à une époque éloignée de sa création, apparaît à beaucoup d’égards comme quelque chose de transitoire et d’excentrique. Mais l’idéal qui inspira ses citoyens et vers lequel tendirent avec une constance farouche tous les efforts, est impérissable parce qu’il représente un instinct fondamental de l’humanité. Bien que la société qui lui donna naissance nous semble avoir été partiale et bornée dans ses conceptions, cet idéal demeure vrai et valable. Platon lui-même qualifiait d’étroite l’idée que se faisait le Spartiate des devoirs et de l’éducation civiques, mais il ajoutait que ces vues, immortalisées par les poèmes de Tyrtée, forment une des bases immuables de la vie politique. D’autres, d’ailleurs, partagèrent cette opinion : en réalité, le philosophe exprima simplement l’impression générale de la Grèce au sujet de Sparte.
Les Grecs de son temps n’approuvèrent pas sans réserve Lacédémone et son système ; tous, néanmoins, admirent la valeur de son idéal. Dans toute cité il y eut un parti favorable à Sparte, qui se faisait une idée très optimiste de la constitution de Lycurgue. La majorité ne partageait pas cette admiration sans bornes. Pourtant, la place réservée par Platon à Tyrtée dans son système éducatif demeura indiscutée chez les Grecs des périodes ultérieures et devint un élément indéfectible de leur culture. Il appartient à Platon d’arranger et de systématiser l’héritage spirituel de l’Hellade : dans sa synthèse, les divers idéaux que posséda le peuple grec furent objectivés et situés selon leur parenté réelle. Depuis lors aucune modification importante n’y a été opérée, et durant 2 millénaires, l’idéal spartiate a gardé dans l’histoire la place que le grand philosophe lui avait assignée.
Les élégies de Tyrtée ont une portée éducative très grande. L’appel qu’elles font au sacrifice personnel et au patriotisme des Spartiates était certainement justifié par les circonstances au moment où elles furent écrites — Sparte était alors près de succomber sous le poids écrasant de la guerre de Messénie. Mais elles n’auraient pu faire l’admiration des époques subséquentes, en tant qu’expression suprême de la volonté qui fit oublier aux Lacédémoniens leur intérêt personnel au profit de celui de leur patrie, si elles n’avaient conféré à cet idéal une valeur éternelle et immuable. Les modèles qu’elles proposent pour tous les actes et pour toutes les pensées des citoyens ne furent pas conçus en un sursaut momentané de patriotisme guerrier : ils formaient les fondements mêmes et la raison d’être du monde spartiate.
Rien dans la poésie grecque ne montre plus clairement combien le poète trouve la source de son inspiration dans la vie de la société à laquelle il appartient. Tyrtée n’est pas un génie poétique individuel au sens moderne du mot ; il est la voix du peuple, il exprime la foi de tous les citoyens bien pensants. Voilà pourquoi il parle le plus souvent à la première personne du pluriel : « Combattons ! » crie-t-il et « mourons ! ». S’il dit parfois “je”, ce n’est ni pour donner libre cours à sa personnalité ni pour s’imposer en autorité supérieure (comme le pensèrent les Anciens qui le qualifièrent souvent de général) ; ce “je” est un “je” universel, celui que Démosthène appelait la « voix unanime de la patrie ».
Il parle donc au nom de sa patrie, et dès lors, son jugement sur ce qui est “honorable” et “honteux” acquiert une portée et une autorité bien plus grandes que s’il s’agissait de l’opinion subjective d’un quelconque rhéteur. Même à Sparte, cette relation étroite entre la volonté de l’État et celle de l’individu pouvait devenir en temps de paix assez peu effective pour le citoyen ordinaire. Mais en période de crise, la force de l’idéal se manifestait brusquement, en un élan irrésistible : la redoutable épreuve d’une guerre longue et indécise — qui n’en était alors qu’à ses débuts — devait donner à l’État spartiate sa structure d’airain.
À cette heure tragique, les Lacédémoniens éprouvèrent le besoin de disposer non seulement d’une direction ferme à la fois politique et militaire, mais encore d’une expression universellement valable des vertus nouvelles que la guerre, avec ses durs combats, venait de forger. Depuis des siècles les poètes grecs étaient les hérauts de l’arétè [excellence] ; un héraut semblable apparut alors en la personne de Tyrtée. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, la légende déclare qu’il fut envoyé par Apollon — confirmation frappante de cette croyance bizarre qui veut que lorsqu’un chef spirituel est nécessaire, il survienne immanquablement. Tyrtée vint pour exprimer en une poésie immortelle les vertus civiques indispensables en période de danger national.
Il n’innova pas en matière de style. Il composa dans une forme plus ou moins traditionnelle. Bien que les origines du distique élégiaque soient obscures même pour les critiques littéraires anciens, il a certainement été inventé avant lui. Ce distique se rattache dans une certaine mesure au mètre héroïque utilisé dans l’épopée et, comme lui, il put servir à cette époque de véhicule à n’importe quel sujet. C’est pourquoi il n’existe pas une structure invariable pour tous les poèmes élégiaques. (Les grammairiens de l’Antiquité, abusés par une fausse étymologie et par le développement ultérieur du genre, cherchèrent l’origine de l’élégie dans les chants de lamentations, mais ce fut une erreur.) Hormis le mètre élégiaque lui-même, qui aux époques très reculées ne portait aucun nom spécial pour le distinguer du mètre héroïque, on ne retrouve dans la poésie élégiaque qu’un seul élément constant. Toujours cette poésie s’adresse à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un seul individu ou d’une collectivité. L’élégie exprime le lien secret qui unit celui qui déclame à ceux qui l’écoutent ; ce lien en est donc la marque distinctive. Tyrtée, par ex., parle soit aux citoyens de Sparte soit aux gens de Sparte.
Même le poème qui débute sur un ton méditatif (fragment 9) prend pour finir la forme la forme d’une exhortation : il s’adresse aux membres d’une communauté qui — comme cela se fait couramment — est supposée, mais non désignée d’une manière explicite. Ce texte de mise en garde montre clairement le caractère éducatif de l’élégie. Celle-ci partage ce privilège avec l’épopée, mais (tel Hésiode dans sa poésie didactique) elle apostrophe de façon plus directe, plus délibérée, et avec plus de précision dans son objet. L’épopée, avec ses exemples mythiques, se situe dans un monde imaginaire ; l’élégie, qui s’adresse à un peuple qui existe réellement, nous replace dans les circonstances véritables qui inspirèrent le poète.
Pourtant, bien que les élégies de Tyrtée traitent de la vie réelle des auditeurs, leur forme est déterminée par le style de l’épopée homérique. En réalité, le poète habille un sujet contemporain du langage archaïque d’Homère. Le style d’Homère convenait d’ailleurs beaucoup mieux à Tyrtée qu’à Hésiode – bien que ce dernier ait été lui aussi obligé de s’en servir. Peut-on imaginer thèmes plus voisins de la poésie épique que ceux qui décrivent des combats sauvages et des prouesses héroïques ? Voilà pourquoi Tyrtée non seulement emprunta à Homère une grande partie de la langue, des mots, des phrases et des fragments, mais pensa encore pouvoir modeler ses poésies sur ces scènes de batailles de l’Iliade où un chef, s’adressant à ses hommes à l’instant du péril, fait appel à leur courage et à leur endurance. Il n’eut qu’à extraire ces exhortations du fond mythique de l’épopée, et à les placer dans le cadre de l’existence journalière.
Déjà dans l’épopée, les discours prononcés au moment critique de la bataille avaient pour effet de stimuler énergiquement. On a l’impression d’ailleurs qu’ils s’adressaient non pas tant aux autres personnages du récit qu’aux auditeurs des chants homériques. Il est hors de doute que les Spartiates eux aussi se montraient sensibles à ce genre d’encouragement. Il suffit dès lors à Tyrtée, pour créer son élégie, d’insuffler à ses récits véridiques des combats de la guerre de Messénie cette force morale extraordinaire qui se dégage des discours prononcés lors des batailles imaginaires d’Homère. Nous comprendrions mieux cette transposition intellectuelle si nous lisions Homère comme on le lisait à l’époque de Tyrtée et d’Hésiode — non comme l’historien du passé, mais comme le maître du présent.
La chose ne fait aucun doute : Tyrtée se croyait un homéride, et les élégies qu’il adressait à la nation spartiate étaient à ses yeux filles en ligne directe de l’Iliade et de l’Odyssée. Toutefois, ce ne sont pas les imitations plus ou moins réussies des phrases et de la rhétorique d’Homère qui rendent son œuvre vraiment grande ; cette grandeur réside dans la force spirituelle grâce à laquelle il transforme la matière et les procédés épiques en quelque chose de valable pour l’époque où il vivait. Si nous enlevons aux poèmes de Tyrtée toutes les idées, les mots, les tournures métriques empruntées à Homère, la part originale peut sembler très minime. Mais dès que nous les examinons du point de vue de celui de la présente étude, nous sommes obligés de leur reconnaître une réelle originalité.
Nous comprenons alors que ces scènes conventionnelles, ces idéaux héroïques de la période primitive, ont été en quelque sorte revitalisés par la foi de l’auteur en une autorité nouvelle à la fois politique et morale : la cité-État (cette cité-État qui surpasse et domine les individualités qui la composent et pour le salut de laquelle chaque citoyen vit et meurt). Tyrtée a complètement transformé l’idéal homérique : de l’areté individuelle du champion il a fait l’areté du patriote. Il lutta pour communiquer cette foi nouvelle à toute la société. Il tenta de créer une nation de héros. La mort est belle quand il s’agit de la mort d’un héros, et mourir pour sa patrie revient à mourir en héros. C’est la seule pensée qui puisse exalter un homme sur le point de périr : lui faire saisir qu’il se sacrifie pour un bien plus grand encore que sa propre existence.
La transmutation de l’idée d’areté du fait de Tyrtée apparaît en toute clarté dans le troisième des poèmes qui subsistent de lui. Il y a peu de temps encore, ce poème était rejeté pour des motifs de pure stylistique ; mais j’ai eu l’occasion de donner ailleurs la preuve complète de son authenticité. Il est certain qu’on ne saurait l’attribuer à une époque aussi tardive que celle des sophistes, c’est-à-dire au Ve s. Solon et Pindare le connaissaient et, dès le VIe s., Xénophane imite d’une façon évidente et transforme une de ses idées-maîtresses dans un fragment parvenu jusqu’à nous. On voit très bien la raison qui incita Platon à choisir cette élégie comme la plus représentative de l’esprit de Lacédémone parmi toutes celles attribuées à Tyrtée et connues de son temps : le poète y exprime avec force et précision la nature de l’areté spartiate.
Le poème ouvre des horizons sur l’histoire de l’évolution de l’idée d’areté depuis Homère et sur la crise qui affecta les anciens idéaux aristocratiques lors de la naissance des cités-États. Tyrtée place la vraie arétè bien au-dessus des autres vertus susceptibles, aux yeux de ses contemporains, de conférer à un individu une valeur réelle et de lui apporter la considération :
« Je ne voudrais pas, dit-il, mentionner ni respecter un homme pour ses prouesses à la course et à la lutte, même s’il avait la stature et la force des Cyclopes et s’il dépassait en vitesse la Borée de Thrace ».
Ces cas exceptionnels de l’areté athlétique avaient été l’objet d’une admiration quasi exclusive de la part de l’aristocratie dès l’époque d’Homère ; au siècle précédent, par suite de l’instauration des Jeux Olympiques, même le peuple en était arrivé à la considérer comme le summum de la perfection humaine. Tyrtée ajoute encore d’autres qualités admirées par l’ancienne noblesse :
« Et, fût-il plus beau de visage et de corps que Tithonos, plus riche que Midas et Cinyras, plus éloquent qu’Adraste, eût-il une allure plus royale que celle de Pélops fils de Tantale, je ne pourrais l’honorer pour ces raisons – même s’il se voyait gratifier de tout ce qui donne la gloire, excepté la vaillance au combat. Car personne ne se montre bon guerrier avant de pouvoir supporter le spectacle de la tuerie sanglante et d’être capable de s’élancer hardiment sur l’ennemi en le regardant bien en face. Voilà ce qu’est l’arétè ! — s’exclame Tyrtée en un transport d’émotion —, voilà les lauriers les meilleurs et les plus légitimes qu’un jeune garçon puisse remporter parmi les hommes. C’est un bien pour tous, pour la cité comme pour l’ensemble du peuple, quand un homme prend sa place et tient bon sans relâche contre les premières vagues d’ennemis et lorsqu’il chasse de son esprit toute pensée de fuite honteuse ».
Impossible d’appeler ceci de la “rhétorique tardive”. Solon parle en termes semblables. Les origines de la rhétorique remontent d’ailleurs bien loin dans l’histoire. Les répétitions qui se succèdent chez Tyrtée sont provoquées par l’émotion qui l’étreint lorsqu’il pose cette question essentielle : qu’est-ce que la véritable arétè ? Les réponses habituelles à cette question sont rejetées une à une par les dénégations successives qui figurent dans les 10 ou 12 premières lignes. Bien qu’ils ne soient ni déniés, ni périmés, tous les idéaux sublimes de l’ancienne noblesse hellène se voient systématiquement rabaissés. Et alors, une fois son auditoire parvenu au plus haut degré d’excitation, le poète proclame le nouvel idéal sévère de la citoyenneté. Il n’existe qu’un seul critère pour l’areté authentique — le bien public de la cité. Tout ce qui aide la communauté est bon, tout ce qui lui porte préjudice est mauvais. De là, Tyrtée passe tout naturellement à la gloire qui récompense celui qui se sacrifie pour sa patrie, soit qu’il meure au combat, soit qu’il rentre dans son foyer triomphateur :
« Car celui qui tombe au premier rang des combattants et qui perd sa chère vie en donnant la gloire à sa cité, à ses compatriotes et à son père — alors que sa poitrine, son bouclier bosselé et sa cuirasse sont percés par-devant de nombreux traits — celui-là est pleuré par jeunes et vieux réunis, tandis que toute la cité se répand en lamentations lugubres. Et sa tombe, et ses enfants sont honorés parmi les hommes, de même que ses petits-enfants, et toute sa descendance. Jamais son nom ni sa belle renommée ne périront, et quoiqu’il gise sous terre, il devient immortel ».
Propagé au loin par les bardes errants [aèdes], la gloire du héros homérique n’est rien à côté de celle du simple guerrier spartiate qui, selon l’expression de Tyrtée, demeure éternellement au plus profond du cœur de ses concitoyens. Cette communion parfaite en la cité-État, qui semblait n’être au début du poème qu’une obligation, devient ainsi un privilège et un honneur — la source même de toutes les valeurs idéales. La première partie définit l’idéal héroïque de l’arétè en fonction de la cité-État ; la seconde reprend en termes identiques l’idéal héroïque de la gloire. Gloire et arétè sont, dans l’épopée, inséparables. Dorénavant, la gloire se gagne et l’areté se recherche dans le cadre de la cité-État. La polis vit quand l’individu se sacrifie ; elle devient alors la gardienne fidèle du “nom” et, par ce fait même, de la vie future du héros.
Les anciens Grecs ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Un homme était mort dès que son corps périssait. Ce qu’Homère appelle psyché est le reflet ou le spectre de la personne physique, une ombre habitant dans l’Hadès, un rien. Mais si un individu dépassait la norme ordinaire d’une vie humaine et si, en se sacrifiant pour sa patrie, il s’élevait à une vie plus haute, alors la cité pouvait lui conférer l’immortalité en préservant le souvenir de sa personnalité idéale, de son “nom”. Avec le progrès de la cité-État, cette conception politique de l’héroïsme devint prédominante et se maintint tout au long de l’histoire de la Grèce. L’homme, conçu comme un être politique, atteint la perfection en perpétuant dans la communauté pour laquelle il vit et meurt.
Mais, aussitôt que la notion d’État (et en fait de la vie terrestre) commença à être mise en question et la valeur de l’âme individuelle à être exaltée — évolution qui atteignit son point culminant avec le Christianisme — les philosophes vinrent prêcher les devoirs envers une conscience jadis négligée. Même dans la pensée politique de Démosthène et de Cicéron nous ne trouvons pas encore trace d’un tel revirement. En revanche, les élégies de Tyrtée représentent le premier stade dans le développement de la moralité de la cité-État. C’est la polis qui perpétue la mémoire et immortalise le héros mort ; c’est elle aussi qui chante les louanges du guerrier victorieux rentrant chez lui sain et sauf.
« Il est honoré par tous, jeunes et vieux réunis ; sa femme lui procure beaucoup de joie et personne ne voudrait l’injurier, ni lui porter préjudice. Quand il devient vieux, ses concitoyens lui marquent leur considération et, où qu’il aille, chacun s’efface devant lui, les jeunes comme les aînés ».
Il ne s’agit pas ici de simple rhétorique. La cité-État de la Grèce archaïque était minuscule, mais il y avait en elle quelque chose de vraiment humain, de vraiment héroïque. L’Hellade, et en fait tout le monde ancien, tint le héros pour le modèle parfait de l’humanité. Dans ce poème la cité est présentée comme l’inspiratrice de la vie de tous les citoyens. Mais une autre élégie de Tyrtée nous montre comment elle peut obliger, menacer, terrifier. Le poète oppose la mort glorieuse sur le champ de bataille à l’existence misérable et vagabonde de celui qui s’est vu chasser de sa maison pour s’être dérobé à l’obligation civique lui enjoignant de combattre dans l’armée. Le proscrit erre partout dans le monde avec ses père et mère, sa femme et ses petits enfants. Pauvre et malheureux, il est un étranger pour ceux qui le rencontrent : tous le regardent comme un ennemi. Il déshonore sa race, il salit son noble visage et son corps ; il est hors la loi et la bassesse l’accompagne partout où il se rend. Voilà un témoignage très vivant de la logique inflexible avec laquelle l’État proclame ses droits sur la vie et les biens de ses citoyens.
Tyrtée dépeint le destin épouvantable de l’exilé avec le même réalisme qu’il mettait à décrire les honneurs rendus aux héros nationaux. Il n’est fait aucune différence entre un bannissement qu’impose la cité aux déserteurs, par mesure d’urgence, et l’exil volontaire de celui qui, abandonnant son foyer pour échapper au service militaire, se voit dès lors contraint de vivre en étranger dans une autre ville. Dans ces 2 tableaux qui se complètent, la polis apparaît à la fois comme un idéal exaltant et comme un pouvoir tyrannique. Envisagée de la sorte elle ressemble fort à une divinité et, de tous temps, les Grecs la considèrent d’ailleurs comme telle. Ils ne concevaient pas qu’il pût exister un rapport strictement utilitaire et matériel entre vertu civique et sauvegarde de la communauté. À leurs yeux, la polis constituait un universel doté d’une base religieuse. Par contraste avec l’areté de l’âge héroïque, la nouvelle arétè de la cité témoigne d’une modification des idéaux religieux de la Grèce. La polis est devenue l’épitomé de toutes les choses humaines et divines.
Rien d’étonnant à ce que dans une autre élégie célèbre dans l’antiquité — l’Eunomia [Du bon ordre législatif] — Tyrtée explique l’importance réelle de la constitution spartiate. Il s’efforce d’inculquer aux Lacédémoniens les principes fondamentaux de leur système — le même système qui, indépendamment de cela, se trouve exposé dans une vieille rhétra [loi constitutionnelle] que Plutarque, dans sa Vie de Lycurgue, a transcrite en sa langue maternelle dorienne. Tyrtée fournit une preuve importante de l’antiquité de cette précieuse relique en paraphrasant son contenu dans son élégie. Il est visible que, de plus en plus, il devenait l’éducateur de sa patrie : ses poèmes représentaient en fait un condensé du monde spartiate, en temps de paix comme en temps de guerre. Les divergences qui apparaissent dans la forme de l'Eunomia soulèvent d’intéressants problèmes pour l’histoire littéraire et constitutionnelle ; mais ceux-ci sont moins de mise dans cette étude qu’une discussion portant sur le contenu du texte.
La pensée maîtresse de l'Eunomia éclaire à la fois l’attitude prise par Tyrtée et les idéaux politiques très différents d’Athènes et de l’Ionie. Les Ioniens ne se sentaient pas liés par la tradition et le mythe ; ils s’efforçaient plutôt de répartir les privilèges constitutionnels conformément à un idéal social et légal plus ou moins universel. Par contre, Tyrtée cherche l’origine de l’eunomia spartiate dans une ordonnance divine et considère cette dernière comme la plus haute et la plus sûre des garanties :
« Zeus lui-même, le fils de Cronos et l’époux de d’Héra qui porte la couronne donna cette cité aux Héraclide sous la direction de qui nous abandonnâmes l’Erinéos venteux pour gagner la vaste île de Pélops ».
Si nous lisons ce fragment en le rapprochant du passage plus étendu qui reproduit l’ancienne rhétra, nous saisissons très bien le sens de l’allusion faite par notre poète aux origines mythiques de l’État spartiate lors de la première invasion dorienne.
Cette rhétra définit en termes formels les droits du peuple vis-à-vis du pouvoir des rois et du Conseil des Anciens. Il s’agit d’une loi fondamentale qui, aux yeux de Tyrtée, dérive également d’une autorité divine : elle fut approuvée ou même imposée par l’oracle d’Apollon à Delphes. Après la difficile victoire spartiate sur les Messéniens, le peuple commença à sentir sa force et à exiger des droits politiques en rapport avec les sacrifices consentis pendant la guerre. Tyrtée désire mettre un terme à des revendications qui pourraient devenir excessives en lui rappelant qui doit à ses rois — “la race des Héraclides” — d’occuper ce pays. C’est aux rois que Zeus donna la terre, si l’on en croit la vieille légende qui représente l’immigration dorienne dans le Péloponnèse comme “le retour de la race des Héraclides”. Ils sont donc le maillon légitime entre le jour présent et l’acte divin qui, dans un lointain passé, fonda la cité de Sparte. L’oracle de Delphes a établi pour l’éternité le statut des rois.
L’Eunomia de Tyrtée se propose de fournir une interprétation véridique de la base légale du monde spartiate. En partie exposé rationnel, en partie réminiscence mythique, l’élégie tient pour établie la puissante royauté de l’époque des guerres de Messénie. Pourtant le poète était loin d’être un réactionnaire : son poème sur la vertu civique le prouve à suffisance. En essayant de substituer une éthique basée sur la cité-État à une morale aristocratique, et en plaidant pour la participation — en tant que guerriers — de tous les citoyens à la gestion de l’État, il se montre plutôt révolutionnaire.
Toutefois il n’est pas partisan de la démocratie. Comme le montre l'Eunomia, l’assemblée populaire est la réunion de l’armée : elle vote par oui ou par non à toute proposition émise par le conseil, mais ne peut prendre l’initiative de préconiser elle-même certaines mesures. Sans doute fut-il difficile de maintenir ce système après la fin de la guerre. Il est visible, néanmoins, que les autorités se servirent de l’influence acquise par Tyrtée au cours des hostilités, en tant que guide spirituel des masses, pour imposer “l’ordre traditionnel” tel un rempart contre la marée montant des revendications populaires.
Le Tyrtée de l'Eunomia appartient à Sparte, mais le Tyrtée des poèmes de guerre appartient à toute la Grèce. Dans les épreuves du combat, au milieu des luttes partisanes d’un monde plutôt dépourvu de grandeur, surgit un héroïsme nouveau, source fraîche d’inspiration pour une poésie authentique. Cette poésie chanta les louanges de la polis aux heures les plus sombres et, de ce fait, elle acquit une place incontestée à côté du monde idéal d’Homère. Nous possédons un autre poème traitant de la guerre sous forme d’élégie, écrit peu de temps avant l’époque de Tyrtée par l’Ionien Callinos d’Ephèse, dont on est naturellement tenté de comparer la forme et le contenu aux œuvres de notre poète. La parenté des 2 auteurs n’est pas établie ; peut-être sont-ils tout à fait indépendants l’un de l’autre. Le texte de Callinos est un appel adressé à ses compatriotes pour les convier à repousser l’ennemi commun. Un fragment d’une autre poésie semble indiquer que ces ennemis étaient les hordes envahissantes de Cimmériens sauvages qui, après avoir submergé l’Asie Mineure, pénétraient dans le royaume de Lydie. Dans une situation similaire, au cours des mêmes circonstances décisives, une expérience poétique du même ordre fut donc réalisée ; en effet, Callinos, tout comme Tyrtée, imite le style d’Homère et adapte la forme épique à un sujet nouveau, à savoir la vie communautaire de la cité-État.
Mais l’esprit qui inspirait Callinos et ses compatriotes éphésiens dans leur sursaut collectif, devint l’inspiration constante de Sparte et le nerf même de tout son système éducatif. Tyrtée légua aux Lacédémoniens l’idéal nouveau d’une existence et d’un travail en commun, et la conception de l’héroïsme qu’il défendit fut celle de Sparte tout au long de son histoire. Sa voix fut bientôt entendue au-delà des frontières de Laconie et reconnue comme celle d’un prophète prêchant un genre de vie héroïque tout à la dévotion de la communauté. Dans chaque territoire grec où le courage civique était pratiqué par les citoyens ou imposé par l’État, où les héros morts pour la patrie se voyaient honorer, les poèmes de Tyrtée furent regardés comme l’expression classique du credo “spartiate” — et ceci, même dans les cités non spartiates ou anti-spartiates comme Athènes.
Ses vers furent repris au Ve s. dans les épitaphes des tombes de soldats, et au IVe s. dans les discours funèbres officiels destinés à commémorer la mémoire des combattants athéniens décédés. Ils étaient récités avec accompagnement de flûte au cours des joyeuses parties. Des orateurs attiques, comme Lycurgue, s’efforcèrent de les graver dans le cœur des jeunes aussi profondément que l’étaient les poèmes de Solon. Pour justifier la place faite aux soldats dans sa république idéale, Platon copie les injonctions de Tyrtée comme ordonnant d’accorder des honneurs plus considérables au guerrier qu’au vainqueur olympique.
Dans les Lois, il raconte qu’au IVe s. Sparte considérait encore la poésie de Tyrtée comme l’expression la plus haute de l’État dorien — de cet esprit qui faisait que tous ses citoyens déployaient un courage identique à l’heure du péril. Tous les Spartiates, dit-il, sont “farcis” de la poésie de Tyrtée. Et il montre que même les non-spartiates qui, comme lui, n’acceptent pas les conceptions lacédémoniennes sur la nature réelle de l’État et sur la perfection humaine, sont pourtant obligés d’admettre la force d’une bonne partie du message du poète.
Tyrtée, bien sûr, ne représente qu’un stade dans le développement de la communauté hellénique. Mais chaque fois que les Grecs remirent en question leur manière de concevoir l’areté, ils citèrent les vers passionnément révolutionnaires du poète et calquèrent leur credo nouveau sur les vieilles formules de son élégie relative à la vertu véritable. Dès qu’un modèle se trouve bien établi, il continue d’être valable même aux stades ultérieur ou supérieur de l’évolution ; et toute innovation doit se conformer à lui.
C’est ainsi qu’une centaine d’année après Tyrtée, le poète Xénophane de Colophon adapta son poème sur la vertu pour démontrer que seuls ceux qui font montre de capacités intellectuelles méritent d’occuper le premier rang dans l’État. Et plus tard, au cours d’une évolution, Platon, dans sa république idéale, plaça la justice avant le courage et demanda qu’on récrive les poésies de Tyrtée en les conformant à l’esprit de sa propre constitution.
Platon ne critique pas tant Tyrtée que les excès de la Sparte contemporaine. Au IVe s., elle était une puissance militaire aux conceptions étroites et rudes, et pourtant les poèmes de Tyrtée représentaient encore sa Magna Charta. À cette époque, même ses admirateurs les plus fervents étaient incapables de déceler dans la ville la moindre trace dénotant un goût esthétique. Le silence de Xénophon et les efforts infructueux de Plutarque pour voiler cette déficience sont assez éloquents pour qu’il soit utile d’insister sur cette faille dans la vertu lacédémonienne.
Par bonheur, malgré des témoignages fragmentaires, nous pouvons prouver que la Sparte de bon aloi, c’est-à-dire la Sparte héroïque du VIIe s., était mieux nantie au point de vue intellectuel que celle qui lui succéda, et que, par conséquent, elle menait une vie plus riche et mieux remplie. Bien que Tyrtée fasse avec raison un éloge plus vif du guerrier que du gymnaste, la liste des vainqueurs olympiques des VIIe et VIe s. (surtout après l’issue victorieuse de la guerre de Messénie) prouve, par la majorité écrasante de noms lacédémoniens qu’elle comporte, que Sparte donnait le meilleur d’elle dans ces compétitions pacifiques comme elle l’avait fait dans les combats.
Ajoutons qu’au cours de cette période, Lacédémone n’affichait pas pour l’art ce dédain morose et puritain qui, plus tard, fut considéré comme vraiment spartiate. Les fouilles ont révélé que ses citoyens s’employaient activement à construire et qu’ils pratiquaient un art basé sur l’imitation des styles grecs de l’Orient. Ceci concorde avec le fait que l’élégie, forme employée par Tyrtée, provenait de l’Ionie. À peu près de la même époque, le grand musicien Terpandre, originaire de Lesbos et inventeur de la lyre à 7 cordes, fit invité à se rendre à Sparte pour diriger les chœurs des fêtes religieuses et transmettre à l’art musical de la ville le style génial et nouveau qu’il venait de mettre au point.
Par la suite, la cité se cramponna désespérément au style de Terpandre et considéra toute modification qu’on pouvait y apporter comme équivalant à une révolution. Du moins ces méthodes fossilisantes prouvent-elles combien les Lacédémoniens du VIIe s. croyaient la culture esthétique capable de former complètement le caractère des citoyens. Il est dès lors facile d’imaginer la vigueur originelle de leurs dispositions artistiques au temps où elles pouvaient encore se donner libre cours.
Un complément bienvenu à notre tableau de l’ancienne Sparte est fourni par les importants fragments qui ont survécu de la poésie chorique d’Alcman. Alcman était était né à Sardes, mais avait émigré à Sparte où il gagna sa vie comme artiste. La langue de Tyrtée était toute entière empruntée à Homère ; au contraire, Alcman introduisit consciemment le dialecte laconien dans ses chœurs lyriques. Le caractère dorien ne perce que par-ci par-là chez Tyrtée sous le masque du style épique conventionnel, tandis que l’hymne écrit par Alcman pour le chœur des vierges spartiates brille de cet humour âpre et de cette force réaliste propre à la race. Ses vers, adressés à des jeunes filles qu’il nomme et loue, tout en se moquant finement de leurs petites jalousies et ambitions, nous montrent d’une manière très vivante, les rivalités passionnées que provoquaient les agones musicales de son époque et établissent qu’il régnait chez les femmes spartiates un esprit de compétition aussi ardent que celui qui existait chez les hommes.
À Sparte, si l’on s’en rapporte aux poèmes de cet auteur, les femmes avaient bien plus de liberté dans la vie privée et publique que les femmes ioniennes (qui suivaient l’exemple asiatique) et que les Athéniennes (qui copiaient l’Ionie). Au même titre que les multiples particularités proprement doriennes dans la manière de se vêtir et de s’exprimer, ces mœurs sont un pur vestige de celles de la période qui vit l’invasion et la conquête de la Grèce : l’énergie et la liberté de cette époque primitive subsistèrent bien plus longtemps à Lacédémone que dans aucune autre cité hellénique.
► Werner Jaeger, extrait de Paideia, la formation de l’homme grec (1962), Tel/Gal.