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  • Schuon

    cvh810.jpgFRITHJOF SCHUON

    OU L'UNITÉ DE L'ESSENCE-CIEL

    (Pour son 90ème anniversaire)


    podcast

    [Quêteur de sagesse (l'essentiel, c'est l'essence du ciel en “langue des oiseaux”), Schuon est aussi un peintre exceptionnel. Ci-contre : Indien Sioux lors de sa prière au soleil]

    « Et telle que serait la folie d'un homme qui, ne sachant ce que c'est que la navigation, se mettrait sur mer sans pilote, telle est la folie d'une créature qui embrasse la vie religieuse sans avoir la volonté de Dieu pour son guide. » (Bossuet)

    « Il est des hommes qui adorent le soleil parce qu'il est une manifestation de Dieu ; il en est d'autres qui refusent de l'adorer parce qu'il n'est pas Dieu, ce qu'il semble prouver par le fait qu'il se couche. Les adorateurs du soleil pourraient faire valoir à bon droit qu'il ne se couche pas, mais que c'est la rotation de la terre qui crée cette illusion ; et on pourrait comparer leur point de vue à celui de l'ésotérisme, qui, d'une part, a conscience du caractère théophanique et pour ainsi dire sacramentel des grands phénomènes du monde visible, et, d'autre part, connaît la nature réelle et totale des choses et non tel aspect ou telle apparence seulement.

    Mais il faut mentionner aussi une troisième possibilité, celle de l'idolâtrie : il est des hommes qui adorent le soleil, non parce qu'il savent qu'il manifeste Dieu, ou que Dieu se manifeste par lui, ni parce qu'ils savent qu'il est immortel et que ce n'est pas lui qui se couche (le fait que le soleil se déplace à son tour, à ce qu'il paraît, n'entre pas en ligne de compte dans un symbolisme limité à notre système solaire), mais parce qu'ils s'imaginent que Dieu est le soleil ; dans ce cas, les contempteurs exotéristes du soleil ont beau jeu de crier au paganisme. Ils ont relativement raison, tout en ignorant que l'idolâtrie — ou plus précisément l'héliolâtrie — ne peut être qu'une dégénérescence d'une attitude légitime ; attitude non exclusive sans doute, mais en tout cas consciente de la situation réelle, au point de vue du sujet aussi bien qu'à celui de l'objet. » (Frithjof Schuon, L'Ésotérisme comme Principe et comme Voie, p. 216) 
     

    C'est le 18 juin 1997, que « le plus grand philosophe du XXe siècle » selon Jean Biès (1), a discrètement fêté ses 90 printemps, à la lisière des vastes forêts de l'Indiana, près de la petite cité universitaire de Bloomington, aux États-Unis, où il vit depuis 1980.

    Quelques jalons biographiques

    fs410.jpgPrès d'un siècle auparavant, la ville de Bâle en Suisse avait bercé les premières années de son enfance (2), quasiment au son du violon de son père, d'origine wurtembergeoise. Après un apprentissage de dessinateur d'art sur tissus dans une entreprise de Mulhouse, Frithjof Schuon qui est d'ascendance alsacienne par sa mère, effectue son service militaire dans l'armée française, tout en poursuivant des études d'Islamologie à l'Institut de la Mosquée de Paris. Il voyage au Maroc et en Algérie, approfondit ses connaissances des arts et métiers traditionnels d'Extrême-Orient, et rencontre en 1932 le Shaykh Ahmad al-Alawî, Maître d'une tariquah soufie, dont il deviendra le disciple. Lors d'une escale au Caire en 1938, Schuon rend une visite courtoise à René Guénon avec lequel il entretenait d'importantes relations épistolaires. Pendant plus de 20 ans il sera d'ailleurs le plus proche collaborateur de Guénon auprès de la revue Études Traditionnelles.

    Indépendamment de son engagement au sein de l'Islam, Schuon se lie à quelques-unes des personnalités les plus remarquables des tribus sioux Lakota d'Amérique du Nord, et accomplit plusieurs séjours auprès d'elles durant les étés 1959 et 1963. Son journal, ainsi que maintes études d'une acuité exceptionnelle et de splendides fresques peintes témoigneront de son empathie à l'égard de la primordialité de cette civilisation qu'il désignera de l'épithète de “Rubérien” ou “Ruberindien”.

    Cependant, la déclaration de guerre l'oblige à écourter un voyage en Égypte et en Inde pour servir sous le drapeau tricolore ; puis, la lueur des hostilités s'estompant, il gagne la Suisse où il s'établit à Pully, près de Lausanne sur les bords du Lac Léman. C'est sur ces coteaux paisibles que va se peaufiner, pendant près de 40 ans, les linéaments d'une œuvre qui sert l'arc-en-ciel divin de la Vérité parce qu'elle témoigne dans les labours du cœur humain de la Grâce de la Présence.

    Une œuvre “essence-ciel”

    Si l'on tente de ceindre — tant que faire se peut ! — d'un seul regard cette somme (3) spirituelle incomparable, l'éclat premier qui en rejaillit parait s'énoncer autour de 3 principes fondamentaux : Le Beau, Le Vrai et Le Bien, qui, à l'instar des lois globales  de la physique, mais avec une dimension — universelle qui les implique, conditionne toute une hiérarchie des états d'être du microcosme au macrocosme. Platon dans sa célèbre formule “le beau est la splendeur du vrai” avait confirmé le lien indissoluble qui unit la beauté et la vérité. Ce qu'il convient de souligner, c'est que ces notions comme toutes celles présentes dans les différents livres de Schuon, doivent être appréhendées au plus intime de soi, (re)-vécues par chacun, comme une aventure intérieure.

    Ces éléments donnés pour préciser en quoi dès que l'on aborde les religions, et plus généralement le champs de la transcendance, on ne saurait se passer d'une herméneutique des formes et de la substance symboliques dont sont constituées les Révélations. Faute de quoi les concepts ne véhiculent qu'une sorte de constructivisme intrinsèquement subjectif.

    Devant l'efflorescence actuelle de groupes néo-païens et l'opacité que recèle l'expression même de paganisme, il convient de nous interroger sur ce phénomène. Comme l'atteste la citation de Schuon en exergue, nul mieux que lui n'est à même de clarifier et rectifier certaines dérives  néo-païennes, à l'image de celle offerte dans une récente revue de la “nouvelle droite” française. Ainsi se confirmera l'impérieuse nécessité de la perspective schuonienne pour cette fin du second millénaire.

    Le néo-paganisme selon la “nouvelle droite”

    8910.jpg[Dans un entretien avec Charles Champetier publié dans la revue Éléments en juillet 1997 (couverture ci-contre) et repris en appendice de la nouvelle édition de son livre éponyme, l’auteur de L’Éclipse du sacré (La Table Ronde, 1986), répond à ceux qui assimilent paganisme et athéisme que pour lui « le paganisme est incompatible avec l’athéisme, entendu « comme négation radicale de toute forme de divin ou d’absolu ». Critique à l’égard du christianisme, il ne se définit pas « comme antichrétien, mais plutôt comme achrétien ». Il estime par ailleurs qu’on ne peut ignorer que nous avons « derrière nous deux siècles d’histoire non païenne (ou fort peu) » et qu’« on ne peut faire comme si cette histoire n’était pas advenue, en s’efforçant de renouer […] avec une tradition interrompue ».]

    Le n°89 de juillet 1997 d'éléments pour la civilisation européenne, s'ouvre sur un remarquable éditorial intitulé « sortir du nihilisme » dont le propos se poursuit en quelque sorte au sein d'un entretien avec Alain de Benoist, intitulé « Comment peut-on être païen ? ». Extrêmement synthétique et pleinement justifié dans son diagnostic, l'éditorial d'éléments souffre néanmoins d'une certaine incomplétude en ce qu'il ajourne la logique même qui le sous-tend. En effet, un tel constat ne devrait-il pas déboucher sur un rattachement à l'une des Voies authentiquement traditionnelles ? Dans le cas contraire ne demeurons-nous pas simple spectateur-sociologue, d'un discours au demeurant brillant ? Ce sont les premières questions que suscite cet éditorial comme l'entretien qu'a accordé A. de Benoist.

    En page 11 de celui-ci, nous découvrons, on ne sait trop pourquoi, ce qui suit :

    « Les groupes “néopaïens” extrêmement nombreux qui évoluent dans ce milieu échappent rarement à ce syncrétisme (c'est nous qui soulignons), en fait un patchwork de croyances et de thèmes de toutes sortes, où l'on voit se mêler les tarots et les “charmes” karmiques, l'interprétation des rêves et les invocations à la Grande Déesse, les traditions hermétiques égyptiennes et les Upanishads, Castañeda et le roi Arthur, Frithjof Schuon et la psychologie jungienne, le marteau de Thor et le Yi-King (...), etc. ».
     

    Pour un lecteur peu ou non instruit des Doctrines Traditionnelles, et surtout qui ne dispose pas d'information précise sur F. Schuon, ce qui précède prête à diverses supputations qui ont en commun d'altérer l'image de ce dernier. En effet :

    ♦ M. Schuon pourrait passer pour l'un des dirigeants ou conseillers de ces “groupes néo-païens”.
    ♦ On pourrait penser que M. Schuon avalise une quelconque idée de néopaganisme, ou cautionnerait l'une des tendances ou formulations du courant New Age ou de l'un des auteurs ci-dessus cité.

    Or tout ceci est contraire à la Vérité et l'œuvre inestimable de F. Schuon en apporte une éclatante réfutation. Mais il y a plus ennuyeux, ce sont les 2 termes de “syncrétisme” et de “patchwork” accolé à sa personne qui ne peuvent qu'induire que son propos correspondrait à un “syncrétisme” (sic) ou un “patchwork” (sic), ce qui est encore une fois l'exacte inverse de la réalité.

    Il suffit pour s'en convaincre de se pénétrer des 2 citations suivantes :

    ♦ « le paganisme c'est la réduction de la religion à une sorte d'utilitarisme » (4) ;
    ♦ « Le paganisme, s'il ne se réduit pas à un culte des esprits — culte pratiquement athée qui n'exclut pas la notion théorique d'un Dieu —, est proprement un “angélothéisme” ; le fait que le culte s'adresse à Dieu dans sa “diversité”, si l'on peut dire, ne suffit pas pour empêcher la réduction du Divin — dans la pensée des hommes — au niveau des puissances créées. L'unité divine prime le caractère divin de la diversité : il est plus important de croire à Dieu — donc à l'Un — que de croire à la divinité de tel principe universel. L'Hindouisme ne perd pas de vue l'Unité ; il a tendance à voir l'Unité dans la diversité et dans chaque élément de celle-ci. On ne saurait donc sans grave erreur comparer les Hindous aux païens de l'antiquité, pour lesquels la diversité divine était quasiment quantitative » (5). 

    Les interprétations limitatives d'Alain de Benoist

    thumb10.jpg[Pour AdB, il s'agit de « se référer à la “mémoire” du paganisme, non d’une façon chronologique, pour en revenir à “l’antérieur”, mais d’une façon mythologique pour rechercher ce qui, au travers du temps, dépasse le temps et nous parle encore d’aujourd’hui ». Il n’est donc pas question d’un retour mais d’un recours au paganisme, comme « point de départ d’une nouvelle aventure de l’esprit, une nouvelle aventure de l’âme faustienne ». Être païen, c’est adhérer à une certaine conception du sacré, de la spiritualité. Ce n’est pas adorer Apollon ou vénérer Odin, même si l’on peut se rendre à Delphes et méditer sur le mythe apollinien, ou visiter Gamla Uppsala et se recueillir sur les tertres funéraires des divinités nordiques. Ce qui importe aux yeux d’AdB c’est de saisir quelle forme d’appréhension du monde représente le paganisme, de comprendre à quel univers intérieur il renvoie. Le paganisme pose entre l’homme et l’univers une relation fondamentalement religieuse, il sacralise le monde et le célèbre quand le christianisme le sanctifie et l’en détache. ]

    Il est manifeste qu'A. de Benoist, sans doute par tempérament, n'a malheureusement jamais étudié (6) les écrits de Frithjof Schuon. C'est regrettable, particulièrement, dans l'optique de cet article, l'ouvrage Regards sur les Mondes anciens (7) et le chapitre (pp. 9-35) qui lui donne son titre, de même que le chapitre du même livre « Dialogue entre Hellénistes et Chrétiens » (pp. 71-89) qui répond à notre sens bien mieux que ne le fait Heidegger de ce que fut la relation amphibologique mais véritable entre les anciens Grecs et les premiers Chrétiens.

    Ceci exprimé, il convient d'éclaircir les points suivants :

    ♦ Maîtrisant à la perfection les catégories de la Métaphysique Universelle (8), M. Schuon ne saurait de ce fait en aucun cas être suspecté de syncrétisme ou de toute autre idée du même genre. Rappelons que Guénon a plus d'une fois montré la différence entre synthèse et syncrétisme d'une part, et la nécessité d'un rattachement à une tradition religieuse avérée d'autre part. En l'occurrence et comme pour M. Schuon, ce fut le Soufisme au sein de l'Islam Traditionnel.
    ♦ Quant à la psychologie jungienne et à Jung en particulier (9), nous citerons ce judicieux commentaire de Schuon (10) à propos de l'exigence d'une “vigilance implacable” quant à “la réduction du spirituel au psychique” : « D'après C.G. Jung, l'émersion figurative de certains contenus du “subconscient collectif” s'accompagne empiriquement, à titre de complément psychique, d'une sensation nouménale d'éternité et d'infinitude ; c'est ruiner insidieusement toute transcendance et toute intellection. Selon cette théorie, c'est l'inconscient — ou subconscient — collectif qui est à l'origine de la conscience “individuée”, l'intelligence humaine ayant 2 composants, à savoir les reflets du subconscient d'une part et l'expérience du monde externe d'autre part ; mais comme l'expérience n'est pas en soi de l'intelligence, celle-ci a nécessairement pour substance le subconscient, et on en vient alors à vouloir définir le subconscient à partir de sa ramification. C'est la contradiction classique de toute philosophie subjectiviste et relativiste ». Il est difficile d'être plus clair quant à la dénonciation des erreurs de la “psychologie” jungienne, comme des dérives farfelues de groupes néo-païens !

    D'autre part, on ne saurait, sans fausser ce qui est présupposé dans toute Révélation ou Tradition authentique, parler des écrits de M. Schuon (11) — ou de tout autre représentant qualifié de la Sophia perennis (12) — de la même façon que ceux des philosophes des XIXe et XXe siècle. Dans le cas contraire, on retomberait dans un relativisme (13) n'autorisant pas un acte de foi plénier.

    Métaphysique et philosophie ne sont pas synonymes !

    On s'interroge sur l'existence distincte de ces 2 termes dès lors que quasi toutes les sciences “dures” (sic) ou “humaines” (re-sic) les emploient alternativement et sans se préoccuper un seul instant du sens que ceux-ci avaient à l'origine. Ce confusionnisme (14) est assez grave car il fausse toute tentative d'interprétation du fait religieux. René Guénon a pourtant définitivement établit la distinction radicale qu'il y a lieu de retenir entre philosophie et Métaphysique (15), et la démarche “quelque peu honteuse et confuse” (16) de Heidegger se trouve renvoyée à sa juste place.

    Quoique nous estimons beaucoup la pertinence de certaines analyses critiques d'Heidegger sur le sens de la technique dans le monde moderne, nous ne pouvons acquiescer à l'engouement disproportionné que certains lui voue à l'instar du “gourou” de la psychanalyse Jacques Lacan (17). F. Schuon a bien circonscrit les confins de la pensée d'Heidegger, lorsqu'il relève dans Les Stations de la Sagesse :

    « Pour Heidegger, la question de l'Être “a tenu en haleine l'investigation de Platon et d'Aristote”, et : “ce qui a été arraché jadis, dans un suprême effort de pensée, aux phénomènes, bien que d'une manière fragmentaire et par tâtonnements (im ersten Anlaufen)  est rendu trivial depuis longtemps” (Sein und Zeit). Or il est exclu a priori que Platon et Aristote aient “découvert” leur ontologie à force de “penser” ; ils étaient tout au plus les premiers, dans le monde grec, à estimer utile de formuler par écrit une ontologie » (18).

    Comme tous les philosophes modernes, Heidegger est loin d'avoir conscience du rôle tout “indicatif” et “provisoire” de la pensée en métaphysique ; aussi n'est-il pas étonnant que cet auteur conclue, en vrai “penseur” méconnaissant la fonction normale de toute pensée :

    « Il s'agit de trouver et de suivre un chemin qui permette d'arriver à l'éclaircissement de la question fondamentale de l'ontologie. Quant à savoir si ce chemin est le seul chemin, ou s'il est le bon chemin, c'est ce qui ne pourra être décidé qu'après coup » (ibid.).

    Il est difficile de concevoir attitude plus antimétaphysique ; c'est toujours le même parti pris de soumettre l'Intellect, qui est qualitatif par essence (19), aux vicissitudes de la quantité, ou en d'autres termes, de réduire toute qualité d'absolu à du relatif. C'est la contradiction classique des philosophes : on décrète que la connaissance est relative, mais au nom de quoi le décrète-t-on ?

    L'estimation d'Evola et celle d'Henry Corbin

    Julius Evola rejoint là-dessus Schuon lorsqu'il note que « le sens de l'existentialisme de Heidegger [est] sans ouverture franchement religieuse », et que lorsque le philosophe de la Forêt Noire « parle du courage qu'il y a à éprouver de l'angoisse devant la mort » (20), nous sommes aux antipodes du type humain que toute religion bâtit dans la tourbe du temps.

    L'anecdote sympathique d'Heidegger procédant à une génuflexion « lorsqu'il entrait dans une chapelle ou une église » (p. 17) (21), dévoile une signification dont le caractère “historique” précisément, est à comprendre dans la perspective que nous avons jusqu'à présent essayé de présenter et qui se trouve également au cœur du retournement, de la transmutation qu'effectua Henry Corbin lorsqu'il délaissa Heidegger pour l'étude approfondie de Sohrawardî, Shaykh al-Ishrâq. Daryush Shayegan écrit à cet effet :

    « Ce que Corbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre “climat de l'Être” (eqlîm-e wojûd, Hâfez), un autre niveau de présence, niveau qui était exclu pour ainsi dire du programme de l'analytique heidegerienne. Le “retour aux choses mêmes” que préconisait Husserl, les mises entre parenthèses, le retrait hors des croyances admises que prônaient les adeptes de la phénoménologie, ne débouchaient pas sur le continent perdu de l'âme pas plus que Heidegger, analysant les existentiaux du Dasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat  ou le monde de l'imaginal. Ainsi le passage de Heidegger à Sohrawardî n'était pas uniquement un parcours ordinaire, encore moins une évolution mais une rupture, une rupture qui marquait l'accès à un autre climat de l'être (...) » (22).

    C'est avec la publication de la traduction française du livre du sage safavide Sadr al-Dîn Shîrâzî (Mullâ Sadrâ) intitulé Kitâb al-mashâ'ir (Le livre des pénétrations métaphysiques), qu'Henry Corbin mis « en parallèle, écrit Seyyed Hossein Nasr, le destin de l'étude de l'être en Occident et en Orient (...) [et] montra (...) dans sa magistrale comparaison entre l'ontologie de celui-ci et celle de Heidegger, que la découverte d'une métaphysique authentique révèle la limitation et l'insuffisance des débats qui occupent les principaux courants de la philosophie occidentale » (23).

    Ce “climat” ne s'accomplit pleinement dans les tréfonds de l'homme que par le guéret des rites qui le rétablit dans sa verticalité  chaque fois qu'il y déchoît. Or ceux-ci pour rassasier l'être de l'eau du symbole — étoile fixe — et générer toute leur efficience, reçoivent leur légitimité seulement de la radicale Transcendance du Tout Autre qui, nous affirme Le Saint Coran « est plus près de lui que sa veine jugulaire » (24), mais il est dans son évanescence  que l'homme ne cesse de l'oublier. C'est pour cette juste mesure que Jean Borella remarque encore :

    « Un simple regard sur le Parménide ou le Sophiste aurait dû suffire cependant à leur faire comprendre (parlant de Heidegger et de Derrida) qu'il ne peut y avoir de compréhension (à tous les sens de ce terme) de l'être que du point de vue, qui n'est pas un point de vue, du sur-ontologique. À défaut de s'établir dans le surontologique (on y est ou on n'y est pas), on ne peut jamais parler de l'être, mais seulement à partir de l'être, et bien que la parole elle-même soit alors tout simplement impossible. C'est ici que se trouve la réponse à la question que Derrida pose à Foucault : y a-t-il un “autre” du Logos et quel est-il ? Ou bien n'y en a-t-il pas ? Et cette réponse est la suivante : c'est le Logos  lui-même qui est l'autre (que l'être), contrairement à ce qu'affirme Parménide qui ne le conçoit que comme parole-de-l'être (ontologos) ;  sinon, comment serait-il possible de dire ce qui n'est pas ? » (25).

    Bien d'autres remarques seraient à formuler sur cet entretien qu'A. de Benoist à d'ailleurs renouvelé dans la revue Antaïos (26), ce qui justifie à nos yeux la présente mise au point. Ainsi à propos des nuances qu'il y aurait lieu de faire entre aimer et ne pas aimer le monde, dans la référence à la lère Épître de Jean (2, 15) [« N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde », formule jugée emblématique d'un « dire non » à la vie et au monde]) que donne A. de Benoist (p. 15), mais nous ouvririons alors un autre débat. Néanmoins nous ne poserons qu'une très simple question pour en dégager les prémisses : n'est-il jamais arrivé, dans toute son existence, à A. de Benoist de maudire, et de vouer aux gémonies la terre entière, même l'espace d'un instant ?

    Pareillement nous ne pouvons pas nous accorder avec A. de Benoist lorsqu'il dit qu'« il n'est que trop évident que [l'ésotérisme] sert aisément de support à tous les délires » (p. 11), c'est un peu court ! (27) En l'occurence un certain néopaganisme véhicule autant sinon davantage de délires (sic), surtout lorsqu'il refuse de se présenter pour ce qu'il est. C'est pourtant grâce à l'apport guénonien que nous pouvons distinguer entre occultisme et Ésotérisme, surtout dans son sens doctrinal. Ne conviendrait-il pas mieux alors de parler de spiritisme (rebaptisé channeling, comme il est indiqué d'ailleurs) ou d'occultisme ?

    Nous ne pouvons supposer qu'un livre de Sel et de vie — à la dimension impeccablement axiale, et véritable viatique pour l'homme moderne décentré comme l'est L'Esotérisme comme Principe et comme Voie, de F. Schuon, qui vient d'être réédité, véhiculerait un pareil “délire” (sic) ? Nous sommes persuadé que tel n'est pas le propos d'A. de Benoist, et que seul les nécessités de l'entretien lui ont obvié la possibilité de clarifier ce point.

    Une lettre ridicule du rédacteur en chef d'“éléments”

    À la fin des Actes du XXVIe Colloque national du GRECE, le 1er décembre 1996, intitulé « Les grandes peurs de l'an 2000 », A. de Benoist relève : « Je suis toujours un peu surpris de voir à quel point il est parfois difficile pour chacun d'entendre des points de vue avec lesquels ils ne sympathisent pas. Je suis un peu différent, (...) en général, j'aime bien entendre des gens qui disent des choses que je ne pense pas (...) » (28). Fort de cette belle profession de foi, nous souhaitons que le présent petit écrit soit lu en observant si possible le sens de cette dernière !

    Suite à un échange de correspondance relativement à ce numéro, son rédacteur-en-chef m'a fait part de son refus de publier ma mise au point (29) et de quelques objections vaniteuses dénuée de toute pertinence. J'en relèverai 3 qui sont symptomatiques d'une clôture épistémologique :

    a) M. Champetier estime que l'on ne saurait s'autoriser à “déduire quoi que ce soit des limites évidentes de notre constitution humaine”. Mais il ne lui vient pas un seul instant à l'esprit que ces limites ne sont si évidentes que pour lui, et que c'est lui-même qui arbitrairement se les pose !

    Nous sommes ici en présence de l'aporie kantienne-type qui induit obligatoirement une clôture épistémologique. Kant estimait en effet que « la philosophie est non un instrument pour étendre la connaissance mais une discipline pour la limiter » (30).  Or cette limite réside ici dans l'aperception et la mission octroyée à la ratio. Autrement énoncé, c'est le serpent qui se mord la queue pour emprunter à l'un des épisodes ubuesques de Tintin au Congo l'image qui qualifie au plus près la réflexion du rédacteur d'éléments.

    Sur un autre plan, M. Champetier en ne tenant aucun compte des remarques — plus haut — relatives à la fonction (31) des écrits schuoniens, entérine curieusement un égalitarisme méthodologique en ce qu'il prétend a priori récuser la pertinence de ceux-ci sans se soucier des conséquences que cela implique. En d'autres termes : M. Champetier a-t-il, oui ou non, suivi une Initiation authentique, quel est le degré et la qualité  de réalisation de celle-ci, et enfin, maîtrise-t-il, oui ou non, tout ce qui découle — Métaphysique comprise — d'une Tradition donnée ? La réponse à ses diverses questions ne peut qu'être négative et il apparaît dès lors que nous sommes en présence d'un incroyable orgueil dû à une ratio mutilée.

    b) M. Champetier cite Wittgenstein, manifestement sans l'avoir vraiment lu. Il traduit quasi littéralement tout en la surinterprétant sa formule “sur ce dont on ne peut parler il vaut mieux se taire”. Outre que l'on peut également renvoyer Wittgenstein aux observations citées en a), celui-ci n'infére aucunement — contrairement aux positivistes du Cercle de Vienne —  d'une impossibilité du langage à désigner une acception alors que son expression la proscrirait. Dans une étude importante (32), Jean-François Malherbe relève :

    « Nul athéisme donc chez Wittgenstein qui s'en tient strictement à montrer qu'il n'y a pas de savoir sur Dieu, si du moins l'on entend par savoir ce qui peut faire l'objet d'un discours sensé, et à suggérer une possiblité (ineffable) de Dieu. Mais il n'en va pas de même chez les positivistes logiques qui se sont référés au Tractatus comme à une “Bible”. Ce que refusent obstinément les néo-positivistes — et qui les distingue radicalement de Wittgenstein —, c'est la possibilité que le langage montre des choses qu'il ne peut pas dire. Le problème de Dieu est donc, à leurs yeux, strictement dépourvu de sens, même de ce sens ineffable dont Wittgenstein pensait qu'il pouvait se montrer sans se dire ».

    c) M. Champetier estime que l'on « retrouverait paradoxalement dans l'humanisme moderne (...) [une] démarche d'absoluité propre à la métaphysique ». Ou est-il allé chercher pareille incongruité ? Primo, comment entend-il le terme “métaphysique” ? Secondo, lorsque nous lisons, — connivence de vue ? — comme allant de soi, chez A. de Benoist, l'expression “métaphysique de la subjectivité” (33), nous nous demandons ce qu'il faut comprendre exactement par là ? En réalité, l'humanisme moderne nous apparait d'abord marqué par un refus ou une ignorance manifeste de toute dimension de transcendance et a fortiori d'Absolu, ce qui ne l'empêche pas d'absolutiser des concepts purement relatifs, — le phénomène de la sécularisation — ce qui constitue sa principale aberration. F. Schuon souligne bien que « l'humanisme (...) exalte de facto l'homme déchu et non l'homme en soi. L'humanisme des modernes est pratiquement un utilitarisme pointé sur l'homme fragmentaire ; c'est la volonté de se rendre aussi utile que possible à une humanité aussi inutile que possible » (34), ajoute-t-il avec humour.

    Présence de Frithjof Schuon à l'aube du 3ème millénaire

    Michel Valsan signale qu'« il existe nécessairement un principe d'intelligibilité de l'ensemble, correspondant à la sagesse qui dispose cette multiplicité et cette diversité. Mais ce principe ne peut être que métaphysique » (35). Nous croyons que l'honneur revient à Schuon d'avoir livré, à tous ceux qui s'en montrent dignes, les clefs — le principe d'intelligibilité — inestimables des grandes sagesses incréées. Ce faisant, la responsabilité lui est dévolue d'un double écueil : celui d'une interprétation erronée par manque de qualification, et où même la sincérité peut s'avérer un piège, et celui de l'utilisation équivoque et délibérément altérée.

    Or l'une des vertus proprement traditionnelle est de servir “La Tradition” et non de s'en servir (36). Dans cette configuration humaine se déclôt soit l'être transfiguré par l'appel intérieur à la verticalité, ou broyé par l'implosion d'une volonté qui le vampirise. Sur ce choix existentiel, comme sur bien d'autres, quels seraient les autres Métaphysiciens  en cette fin du XXe siècle qui apporteraient dans un langage aussi cristallin les réponses aux questions légitimes que l'humain, parfois pétri d'angoisse, se pose légitimement ? C'est dans l'équilibre fragile  où se dévoile les arcanes de la quête que se meut également le mystère de la rencontre de Dieu avec sa créature.

    Dès lors pourra-t-on approcher, comprendre, notre insistance sur le service et la Grâce dont Schuon est investi pour ce prochain millénaire, alors que partout se généralisent des conflits qui trouvent leur sens originel et par là-même final au sein d'une incompréhension capitale de la relation de l'Un et du multiple ? Cette portée ontologique  a entre autre été relevée par Jean Biès (37) à la fin des entretiens que F. Schuon lui avait accordé voici quelques années alors qu'il résidait encore en Suisse. À juste titre, J. Biès compare la fonction de Schuon avec le Prophète Élie. L'Universalité vraie — qui est l'exact contraire de l'universalisme dégénéré abstrait ou cosmopolitisme totalitaire — que Schuon incarne, constitue justement, en cette fin de siècle où se généralise le triomphe de la parodie (38), comme une sorte de miracle. Songe-t-on un instant que l'une des perspectives essentielles d'un livre tel que De l'unité transcendante des religions est d'offrir le socle inébranlable — par delà tous les confusionismes aberrants du New Age —, et la colonne vertébrale céleste sur laquelle s'édifient et puisent toutes les religions, et à travers cette Unité  qui discerne, d'assécher jusqu'à une certaine limite le stérile jeu des conflits théologiques ?

    Selon la doctrine bien connue de Saint Augustin qui est comme l'image inversée du discours d'A. de Benoist :

    « En soi, la réalité qu'on appelle aujourd'hui religion chrétienne, existait même chez les anciens, et n'a pas manqué depuis le commencement du genre humain jusqu'à ce que le Christ vînt en la chair, à partir de quoi la religion vraie, qui existait déjà, commença de s'appeler chrétienne » (39).

    De l'Islam au Christianisme, du Paganisme à l'Hindouisme ou au Bouddhisme, le vêtement de l'exotérique se dissout toujours devant la venue de l'Ineffable. Car comme le formule merveilleusement Schuon :

    « les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore » (40).

    N'entrons-nous alors pas dans le temps où il nous faudrait concevoir le paganisme non comme un unilatéralisme formel, toujours en opposition, ce qui est le propre d'une expectative qui résèque toute dimension métaphysique et spirituelle — mais plus simplement et plus véridiquement comme un simple moment de l'être, une goutte dans l'océan du divin ?

    C'est dans ce sillon qu'à l'été de l'année 1980, Georges Gondinet, qui actuellement dirige les éditions Pardès, adressait une lettre ouverte à A. de Benoist, dont les termes nous semble toujours d'actualité :

    « “Là où existe une volonté, existe un chemin”, déclarait Guillaume d'Orange. Malheureusement, si vous possédez une incontestable volonté, vous vous arrêtez en chemin. À l'imitation de Renan, vous proposez une “réforme intellectuelle et morale”, mais vous la proposez à une société qui appelle sourdement une révolution totale » (41).

    Puissions-nous miser sur cette révolution du cœur  flamboyant, qui se consume dans la fidélité inébranlable aux Principes de La Tradition.

     
    Frédéric d'Hölkelunn, Vouloir n°142/145, 1998.

    [♦ nota bene : cet article peut être rapproché de la contribution d'Olivier Dard, « Paradoxes et masques de la misosophie » aux Dossiers H (consacré à F. Schuon), L'Âge d'Homme, 2002. Du même auteur, une courte monographie sur Schuon sera bientôt disponible chez Pardès dans la coll. "Qui suis-je ?". Signalons  aussi son site dédié à Schuon.]

    ◘ Notes :

    • (1) Qui écrit ceci : « S'avisera-t-on un jour que le plus grand philosophe (français) du XXe siècle n'était pas parmi ceux que l'on cite partout, mais très probablement celui qui, dans l'indifférence générale et la conjuration d'un silence bien organisé, édifia patiemment, hors de tout compromis, l'une des œuvres décisives de ce temps, la seule qui, à la suite de René Guénon, mais dans une autre tonalité, rend compte en notre langue de la Philosophia Perrenis ». Précisons encore une fois — en regard de la déclaration de Jean Biès — que F. Schuon est naturalisé Suisse et né en Suisse !
    • (2) Pour de plus amples détails biographiques, voir l'étude d'Olivier Dard, parue dans les colonnes de Vouloir et intitulée : « Frithjof Schuon le Jnâni : transparence et primordialité chez un Métaphysicien et Maître spirituel du XXe siècle », in : Vouloir n°1 (Anc. Série : n°114-118), avril-juin 1994. [Du même auteur, « Frithjof Schuonn : Témoin de la transparence métaphysique du monde », in : Connaissance des religions, numéro spécial "Frithjof Schuon 1907-1998", 1999]
    • (3) Au sens où le terme est usité, par ex., dans le titre de la célèbre Somme Théologique  de Saint Thomas d'Aquin.
    • (4) Voir, F. Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, p. 92.
    • (5) Idem, op. cit., p. 91.
    • (6) L'un de ses proches collaborateurs nous a d'ailleurs confirmé le fait lors d'un entretien téléphonique !
    • (7) Éd. Traditionnelles, 1980. Cet ouvrage vient d'être réédité aux éd. Nataraj, 06.950 Falicon, France. Signalons également la réédition de 2 ouvrages capitaux de Schuon : a) L'Ésotérisme comme Principe et comme Voie, coll. l'Être et l'Esprit, Dervy, 1997 ; b) L'Œil du Cœur , L'Âge d'Homme, 1985.
    • (8) Telle qu'elles sont exposées chez Aristote et que Schuon a corrigé dans le chapitre II/1, « Catégories Universelles », in : Avoir un Centre, pp. 73-95, Maisonneuve & Larose, 1988.
    • (9) Que semble apprécier A. de Benoist, qui lui avait naguère consacré une chronique dans le Figaro-magazine  en date du samedi 28 février 1981. Cet intérêt porté à l'œuvre de Jung, qui a reçu une réfutation définitive par Titus Burckhardt, ne rejaillit-elle pas sur sa propre conception du paganisme ?
    • (10) In : Images de l'Esprit : Shinto, Bouddhisme, Yoga, note 54, p. 111, Courrier du Livre, 1982. L'ami d'enfance de Schuon, Titus Burckhardt, a démontré toute l'absurdité du concept d'“inconscient collectif” et la confusion qu'entraine la “psychologie” évolutionniste de Jung dans Science moderne et Sagesse Traditionnelle, ch. IV, pp. 87-127, Archè-Milano, 1986. Pareillement, nous y découvrons une splendide mise au point de l'incompatibilité totale entre Métaphysique et “théorie” (sic) darwinienne de l'évolution : voir ch. III, pp. 61-87, du même ouvrage.
    • (11) Avec une prétention monstrueuse — et c'est un euphémisme ! — M. C. Champetier, rédacteur en chef d'éléments nous a donné à mon compatriote Olivier Dard (spécialiste de l'œuvre de Schuon), dans une correspondance privée, que nous réfutons plus loin, les preuves de son étroitesse de vue conditionnée par un réductionnisme désuet en provenance directe des singeries de l'Union Rationaliste !
    • (12) Qui, rappelle Schuon, « désigne la science des principes ontologiques fondamentaux et universels ; science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même de son universalité et de son infaillibilité (...) », in : Sur les traces de la Religion pérenne, p. 910, Courrier du Livre, 1982. Parmi ses représentants, outre R. Guénon, citons, Titus Burckhardt, Ananda K. Coomaraswamy, Jean Borella, Seyyed Hossein Nasr, Jean Phaure, J. Evola, etc.
    • (13) Dont F. Schuon a amplement démontré l'inconsistance dans les premiers chapitres de Logique et Transcendance, éd. Traditionnelles, 1982, pp. 7-67, justement intitulés “La contradiction du relativisme”, “Abus des notions du concret et de l'abstrait”, “Rationalisme réel et apparent”, etc. Après une aussi irréfutable démonstration, nous ne pouvons que sourire des “post-kantiens” qui s'amusent encore avec les joujoux du “positivisme” (sic), “logique” ou pas !
    • (14)  À ce sujet, voir l'excellent petit livre de Philippe Bouet, Le Divin commerce : de la croyance à l'intelligence, éd. Harriet-Jean Curutchet, Hélette, 1995. Certains pseudo-païens devraient en méditer toute la substantifique moëlle !
    • (15) Cf. ch. VIII, pp. 115-133, d'Introduction générale à l'étude des Doctrines Hindoues, Véga, 1983. Ainsi que : La Métaphysique orientale, seule conférence que Guénon donna à la Sorbonne, éd. Traditionnelles, 1985.
    • (16) Selon les termes de Georges Vallin dans La Perspective Métaphysique, note 9, p. 237, Dervy, 1977. Nous ne voyons pas ce que l'extrême imbroglio heideggerien apporte de plus au non-dualisme Védantique ? D'ailleurs cette manie de l'a priori qu'ont les modernes  envers La Tradition ne renvoie-t-elle pas à un vieux fond d'ethnocentrisme et d'incapacité à penser l'altérité ? Si l'on nous rétorque la même réflexion, nous rappellerons, avec Guénon, que l'on ne peut prendre “la partie pour le tout” ou que le “plus ne peut s'extraire du moins”. La remarque suivante de Schuon nous paraît s'appliquer au mode de fonctionnement et au type de représentation que suscite la verbosité — pour ne pas dire le galimatias — de certains textes d'Heidegger auquel des philologues allemands éprouvés nous ont plus d'une fois confirmé ne rien comprendre (sic) ! Cette tendance ethnocentrique à plaquer la mentalité moderne sur tout et n'importe quoi : « On fait la “psychanalyse” d'un scolastique par ex., ou même d'un Prophète, afin de “situer” leur doctrine — inutile de souligner le monstrueux orgueil qu'implique une semblable attitude — et on décèle avec une logique toute machinale et parfaitement irréelle les “influences” que cette doctrine aurait subie ; on n'hésite pas à attribuer, ce faisant, à des Saints toutes sortes de procédés artificiels, voire frauduleux, mais on oublie évidemment, avec une satanique inconséquence, d'appliquer ce principe à soi-même et d'expliquer sa propre position — prétendument “objective” — par des considérations psychanalytiques ; bref, on traite les Sages comme des malades et on se prend pour un dieu. Dans le même ordre d'idées, on affirme sans vergogne qu'il n'y a pas d'idées premières : qu'elles ne sont dues qu'à des préjugés d'ordre grammatical  — donc à la stupidité des Sages qui en ont été dupes — et qu'elles n'ont eu pour effet que de stériliser “la pensée” durant des millénaires, et ainsi de suite ; il s'agit d'énoncer un maximum d'absurdités avec un maximum de subtilité. Comme sentiment de plénitude, il n'y a rien de tel que la conviction d'avoir inventé la poudre ou posé sur la pointe l'œuf de Christophe Colomb », note 1, ch. « Chute et déchéance », p. 40, in : Regards sur les mondes anciens, op. cit. Lorsque Heidegger disserte sur Platon par ex., on sent bien qu'il ne le considère pas comme ce que l'Académie et son Guide incarnait véritablement en son temps. Voir le témoignage de Diogène Laërce, à ce sujet instructif.
    • (17) Ce n'est pas en vain que nous établissons ce rapport entre Jacques Lacan et Martin Heidegger, et indépendamment du fait que tous 2 se sont sentis le besoin de se confectionner un langage imaginaire où ils puissent à la fois se réfugier et jouer par ce moyen ce rôle d'“intellectuels” dominateurs et condescendants envers autrui qui est le propre de l'hyperrationalité du monde moderne. La psychanalyste Élisabeth Roudinesco dans sa biographie de Jacques Lacan, Fayard, 1993, écrit, p. 297, à propos de Jean Beaufret qui était en cure chez le Dr. Lacan : « Quand J. Beaufret se rendit rue de Ulm, il se trouvait dans un grand désarroi. Son amant, en cure chez Lacan, venait de le quitter. (...) » Un peu plus loin : « (...) Lacan portait une attention particulière à Beaufret à cause de la relation privilégiée que celui-ci entretenait avec Heidegger » ; elle ajoute, p. 298 que, « Lacan accepta, de fait, d'être initié à une lecture de Heidegger qui était celle de Beaufret ». Beaufret fut longtemps le chef de file des heideggeriens en France. Question à A. de Benoist au sujet de l'homosexualité du sieur Beaufret et de ses relations avec un charlatan initiateur d'une secte néo-freudienne : estime-t-il qu'un vice contre-nature additionné de délires logomachiques constituent des aptitudes réelles pour être un grand “philosophe” (sic) ? Peut-il nous expliquer pourquoi le “grand” Heidegger ne s'est jamais formalisé de l'inconduite extrêmement choquante de son principal interprète français ? D'autre part et de façon non moins déterminante, relevons que l'ontologie heideggerienne ne permet pas d'entrer dans une célébration du sacré, dans une transcendance qui, reliant l'homme à l'Absolu (Dieu), le constitue en même temps gardien de la Règle et réceptacle de la Grâce déifiante ou de l'influence spirituelle de celle-ci. C'est en ce sens qu'il convient d'approcher la réponse du Pasteur Jean Borel, dans Quelle religion pour l'Europe ? Un débat sur l'identité religieuse des peuples européens, auquel A. De Benoist participa, textes et propos rassemblés par Démètre Théraios, éd. Georg, Genève, 1990 lorsqu'il dit : « L'objet par excellence de sa quête (à A. De Benoist) étant la compréhension du sacré, il ne peut pas ne pas être convaincu, par le sacré lui-même, de se laisser “sacraliser”, pour pouvoir rejoindre le sacré là où il l'attend, son mode d'être déterminant, encore une fois, le mode de son comprendre » (p. 289).
    • (18) Note 1, p. 53, Maisonneuve & Larose, 1992.
    • (19) On rappellera la célèbre parole de Maître Eckhart concernant la “prééminence” de l'Intellect sur la ratio : « Aliquid est in anima quod est increatum et increabile ; si tota anima esset talis, esset increata et increabilis, et hoc est Intellectus » [il y a dans l'âme quelque chose d'incréé et d'incréable ; si l'âme entière était telle, elle serait incréée et incréable ; ce quelque chose, c'est l'intellect]. Saint Thomas d'Aquin dit la même chose dans la Somme Théologique en I, q, 84, a, 5. Le Prophète Muhammad (sur lui la Paix et la Bénédiction de Dieu) exprime : « La première chose créée par Dieu a été l'Intellect ». Dans la théologie Orthodoxe, not. chez Maxime le confesseur, l'Intellect s'appelle le “Noûs”. [« L’intellect est, selon l’expression de F. Schuon, naturellement surnaturel. Il témoigne, dans l’homme même, de quelque chose qui dépasse tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici, et particulièrement les limites de notre nature individuelle », J. Borella, La charité, profanée, 1979, p. 130].  Enfin, le passage suivant de la Bhagavad-Gîta, ref., 14, 3, énonce la même réalité : « La Vaste-immensité (le Principe dont est issu l'Intellect) est la matrice dans laquelle je dépose ma semence. D'elle naît le premier élément, l'Intellect manifesté (...) ». Ceci pour souligner que la phrase ci-dessus de Maître Eckhart n'est ni “fausse”, ni en rien “suspecte” comme le prétend tout à fait gratuitement et de façon erronée François Chenique, pp. 92 et suiv., de son livre Sagesse chrétienne et mystique orientale, Dervy, Paris, 1996. L'un de nos amis, M. Wolfgang Wackernagel, spécialiste de Maître Eckhart auquel il a consacré une thèse publiée chez l'éditeur Vrin, nous a confirmé par écrit la rigoureuse validité de cette importante citation et sa conformité selon les dernières traductions disponibles, entre autre celle qui fait autorité du Pr. Alain Libéra [in Traités et sermons, GF, 1999]. Vu l'importance de cette citation, et malgré notre admiration pour F. Chenique, [cf. cet extrait de texte sur la métaphysique], nous ne pouvons accepter qu'il l'expédie laconiquement, pour des motifs personnels qui n'ont pas lieu d'être, et finalement, d'apologétique catholique. [Cf. aussi « La Mystique spéculative de Maître Eckhart », ch. III de Maître Eckhart, une mystique du détachement, Benoît Beyer de Ryke, Ousia, 2000, (consultable sur scribd)].
    • (20) Voir Chevaucher le tigre, pp. 122-123, Trédaniel, 1982.
    • (21) Nous connaissons des personnes d'une toute autre envergure — dans tous les sens du terme — que le jeune Champetier ou que le verbeux Heidegger, qui ont procédé de même lors de leur rencontre avec Schuon !
    • (22) C'est nous qui soulignons ! Voir pp. 41-42, in : Henry Corbin, La topographie spirituelle de l'Islam iranien, éd. de la Différence, 1990. Rappelons qu'H. Corbin fut le premier traducteur d'Heidegger...
    • (23) Voir, Seyyed Hossein Nasr, L'Islam traditionnel face au monde moderne, pp. 197-204,  L'Âge d'Homme, 1993 ; réf. à : Le livre des pénétrations métaphysiques, Kitab al-Masha'ir, intro. et trad. de Henry Corbin, coll., Biblioth. Iranienne n°10, Maisonneuve, 1964.
    • (24) Sourate Qaf, L-16.
    • (25) Voir La crise du symbolisme religieux, pp. 264-265, L'Âge d'Homme, 1990.
    • (26) Voir « Penser le Paganisme, entretien avec A. de Benoist », pp. 10-23, in : Antaïos n°11, Hindutva II, n°11, solstice d'hiver 1996.
    • (27) Rappelons que dans le Soufisme (at-Taçawwuf) le mot arabe “bâtin” se traduit par “ésotérique” ou “intériorité”. Voir, Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Dervy, 1985.
    • (28) op. cit., p. 120, éd. du GRECE, déc. 1997.
    • (29) Lettre à M. Olivier Dard du 15 sept. 1997. D'autant plus inadmissible que ce n'est pas la première fois, et que manifestement l'analyse développée dérange le confort intellectuel de M. Champetier. Et à la fin de cette année le GRECE organisait un colloque consacré à la censure !... Rapport de causalité ?...
    • (30) Kant, Kritik der reinen Vernunft, p. 256, éd. Hartenstein.
    • (31) Dans le sens Métaphysique de l'expression, ou de la finalité réelle, et de la même façon que l'entend Michel Vâlsan dans L'Islam et la fonction de René Guénon, éd. de l'Œuvre, 1984.
    • (32) Voir JF Malherbe, Le langage théologique à l'âge de la science; lecture de Jean Ladrière, Cerf, 1985, p. 41. Ce réductionnisme langagier qui s'oppose à Wittgenstein, est défini par M. Schlick dans Die Wende der Philosophie : Erkenntnis, 1, 1930. L'A., qui avait déjà publié une splendide étude sur Maître Eckhart, nous livre ici un travail de premier plan sur les rapports qu'entretient l'épistémologie scientifique avec la théologie et la Métaphysique.
    • (33) In : « Face à la mondialisation », communication au XXXème Colloque national du GRECE, « Les grandes peurs de l'an 2000 », p. 13, op. cit. L'expression revient dans l'entretien accordé à la revue Antaïos, « Penser le paganisme », op. cit., p. 11, pour qualifier le fondement de la modernité. Elle n'est guère heureuse, et nous lui substituerons celle d'“hyper-subjectivisme” ou d'“égo-lâterie”, en pensant bien sûr à Stendhal, qui est bien plus clair.
    • (34) F. Schuon, Avoir un centre, p. 12.
    • (35) Voir Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guénon, p. 13, op. cit.
    • (36) Le nom islamique de René Guénon était Shaykh Abdel-Wâhid Yahya, qui signifie “Serviteur de l'Unique”...
    • (37) Voir Jean Biès, Voies de Sages : douze maîtres spirituels témoignent de leur vérité, éd. Philippe Lebaud, 1996.
    • (38) Qui, par la doublure opérée sur toutes les facettes du réel — la pseudo “réalité virtuelle” en est un exemple extrême — produit au sein de la psyché une division, une dualité, que l'on est en droit d'appeler, respectant en cela l'étymologie, de satanisme (Satan = “celui qui sépare”).
    • (39) Saint Augustin, Retractationes, I, XII, 3 ; CSEL, t. XXXVI, pp. 58, 12.
    • (40) F. Schuon, De l'Unité transcendante des religions, p. 14.
    • (41) Cf. Totalité n°11, « La “Nouvelle droite” à la lumière de la Tradition », p. 54.

     

    ◘ Pistes de lecture

    ♦ De Patrick Laude :

    1. La Poésie Didactique de F. Schuon
    2. Notion d'ésotérisme chez F. Schuon
    3.  Mort et vie spirituelle chez F. Schuon
    4. Héritage spirituel chez Massignon et Schuon

    Perspective schuonienne sur la religion des aborigènes d'Australie (KH Oldmeadow)

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    ♦ Annexe :

    ◘ Sortir du nihilisme

     Depuis la Réforme, qui a brisé en 2 l'Europe chrétienne, la religion a perdu sa capacité d'intégration sociale : mettre fin aux guerres de religion impliquait de faire de la croyance une affaire privée et, dans le même temps, d'ériger la raison commune en nouvelle base de l'existence collective. La modernité s'est ainsi constituée par la généralisation d'une rationalité pratique qui supprime toute épaisseur normative et sacrée, en transformant toute réalité, naturelle et sociale, en système hypothétique d'instrumentalité : fondamentalement, le moteur de la modernité est une rationalité instrumentale axiologiquement neutre, c'est-à-dire indifférente aux valeurs et aux fins, dont le corollaire est le rejet de toute conception normative du bien commun.

    S'efforçant d'imposer une vision non spirituelle de la société, la modernité a tour à tour interprété la religion comme aliénation sociale, soumission à l'institution, produit consolateur de l'esprit humain, voire symptôme névrotique. Mais tous les concepts qu'elle a mis à sa place (progrès, nation, humanité, race, parti, etc.) ont été mis à mal les uns après les autres. Le sujet religieux a été dissous au profit du sujet politique, qui s'est dissous lui-même en sujet solitaire. La foi en l'homme a remplacé la foi en Dieu, mais en produisant plus d'incrédulité encore, car il n'y a pas de plus grand ennemi pour l'homme que l'homme lui-même. On n'a jamais pu durablement sacraliser le social, en le privant de ses ouvertures vers l'invisible. La modernité a ainsi échoué à répondre à la disposition qui pousse l'homme vers ce qui excède radicalement sa condition.

    En rabattant la religion sur la sphère privée, c'est-à-dire en transformant toutes les croyances en autant d'opinions – la religion devient alors un moyen pour ceux qui ont des « préoccupations spirituelles », c'est-à-dire des problèmes avec l'absolu, de formuler des opinions systématiques permettant de les résoudre –, la modernité a poussé à son terme le désenchantement du monde et suscité un indifférentisme généralisé. Cet indifférentisme, qui n'est pas de l'athéisme au sens classique, mais plutôt du matérialisme pratique, est l'une des caractéristiques les plus évidentes d'un nihilisme contemporain dont l'extension produit un désarroi (la perte des « repères ») d'autant plus sensible que les structures sociales porteuses de sens disparaissent à leur tour.

    Comment le monde actuel réagit-il à ce nihilisme ? Subissant de plein fouet les conséquences de l'individualisme, les Églises chrétiennes sont en perte de vitesse. Elles enregistrent une extraordinaire décrédibilisation du dogme, en même temps qu'un significatif report de l'exigence morale sur la société tout entière au détriment de l'obligation éthique individuelle. Les référents chrétiens ne font plus partie du paysage, alors qu'ils s'imposaient encore hier même aux athées. (Il n'y a plus un présentateur du journal télévisé qui sache ce qui se célèbre à la Pentecôte ou à l'Ascension). Face à cette situation, une minorité de « traditionalistes » se replie sur le dogme, au risque de se couper du monde, une autre tente de moderniser la foi en « rethéologisant » la sécularisation, une troisième d'inventer de nouvelles formes de ferveur associative (le pentencôtisme compte à lui seul plus de 40 millions de fidèles dans les 2 Amériques). Mais ces tentatives ne suffisent pas à redonner à la religion un rôle social : les actions des individus au sein de la société ne sont pratiquement plus déterminées par leurs croyances.

    Parallèlement, on voit à la fois renaître des littéralismes, dits aussi « intégrismes » ou « fondamentalismes », et se multiplier des sectes et des « nouveaux mouvements religieux ». Les premiers sont autant de réactions de crispation vis-à-vis d'un monde jugé hostile, mais peuvent être aussi l'habillage religieux d'une volonté identitaire ou d'une revendication politique. Les seconds traduisent un renversement de l'individualisme en son contraire : on passe de la négation du social à la négation de soi, pour s'assurer de la chaleur d'un petit groupe organisé par un gourou.

    Enfin, au-delà des sectes, on assiste à une sorte de demande spirituelle éclatée, où tout un chacun, refusant les dogmes et les formes institutionnelles établies, se compose une sorte de religion à la carte, faite d'emprunts les plus divers, censés contribuer au mieux-être individuel et au bonheur spirituel. Ce phénomène est peut-être aujourd'hui le plus répandu. La sécularisation, de ce point de vue, n'a pas tué la religion, mais en a fait renaître mille.

     On a sans doute parlé trop vite de « retour du religieux » pour caractériser des phénomènes aussi différents, auxquels il faudrait encore ajouter l'attrait pour les sagesses traditionnelles non occidentales (le bouddhisme est aujourd'hui la quatrième religion de France). Mais il n'en est pas moins symptomatique que cette quête spirituelle déborde largement les trois monothéismes et conduise parfois à des retrouvailles avec l'antérieur du christianisme, voire avec la volonté de faire renaître ce que celui-ci avait tenté de faire disparaître : l'esprit du paganisme.

    La réapparition d'un référent païen, aujourd'hui multiforme, est bien entendu également ambiguë. (La Renaissance, qui vit se multiplier les références à l'Antiquité, fut aussi le moment où l'esprit européen s'affranchit le plus complètement de l'esprit du paganisme antique). Elle prend cependant tout son sens quand on réalise que le processus de désenchantement et de « neutralisation » du monde engendré par la modernité correspond aussi à la sécularisation d'une certaine vision chrétienne du monde. Il ne s'agit pas seulement ici de reconnaître que, comme l’a dit Carl Schmitt, « tous les concepts de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés », mais de bien voir que c'est le christianisme qui, à son corps défendant, « a produit la modernité séculière laïque par le déploiement de sa logique interne d'autonomisation du monde par rapport au divin » (Christophe Bourreux, in Esprit, juin 1997). Marcel Gauchet avait à cet égard parfaitement raison de présenter le christianisme comme la « religion de la sortie de la religion ». Le survol des 2 millénaires écoulés montre que le christianisme était potentiellement porteur de nihilisme. Sortir du nihilisme, cela signifie donc sortir à la fois de la conception chrétienne du monde et de la sécularisation sur laquelle elle a débouché. Et d'abord rompre avec cette idée augustinienne d'une histoire universelle conçue comme maturation pédagogique de tout le genre humain, qui reste aujourd'hui le ressort implicite de l'idéologie du progrès.

    Malraux n'a jamais dit que le « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », mais il a dit que « la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu'au connue l'humanité, va être d'y réintégrer les dieux ». La question spirituelle n'est pas à cet égard un « luxe » dont on pourrait faire l'économie, pour éviter des querelles oiseuses ou des divisions inutiles. Elle est au cœur même des interrogations présentes, pour la simple raison qu'on ne saurait sortir de l'idéologie dominante sans répudier la matrice dont elle est issue. Quant à l'avenir, on peut se demander si la possibilité d'un sens ne réside pas d'abord dans la détresse spirituelle elle-même, dans la façon dont à travers cette détresse se révèle la nature ambivalente du nihilisme, à la fois déchéance totale et passage obligé d'une renaissance. On connaît la parole de Hölderlin : « Il est proche et difficile à saisir le Dieu. Mais là où est le danger, croît aussi ce qui sauve ». Dans Type, nom, figure, Jünger écrit : « Le recours aux mythes ne suffit plus [...] Nous devons remonter bien au-delà des types mythiques, et même des types tout court. Dieux et héros ne suffisent plus à détourner le Destin ».

    ► Robert de Herte, éditorial éléments n°89, 1997.

     

    ◘ Courte mise au point :

    La polémique sur les rapports entre ND et Tradition est d'un intérêt assez faible. On pourra pour une rapide approche se référer à l'article du doxographe S. François « Un Usage politique de l’ésotérisme : l’exemple de la ND » (résumant, de manière plus nuancée, son travail scolaire de thèse). Comme le note pertinemment JP Lippi à ce sujet, « il y a bien plus ici un “évolisme de service” qu'une réelle convergence de vues. (...) La ND prend donc finalement dans la pensée évolienne et l'École de la Tradition ce qui lui convient dans le cadre de son projet [défini alors comme une ligne “métapolitique” fondée sur un “gramscisme de droite”] et rejette le reste. Les exemples d'opposition des 2 visions du monde ne manquent pas, telle la mise en garde de de Benoist concernant la dimension potentiellement démobilisatrice de la conception cyclique du temps (cf. « Fondements d'une attitude nominaliste devant la vie », 1979) ou encore le rejet par le même de l'attitude réactionnaire (...) : “L'esprit réactionnaire est peut-être la chose au monde que j'exècre le plus” écrit-il [en] 1976 » (in J. Evola, métaphysicien et penseur politique, p. 216). Concernant AdB, reprenant le distinguo abellien il affirme simplement préférer l'attitude d'homme de connaissance à celle d'homme de puissance (aspiration habitant déjà son écriture pseudonymique à ses débuts) et se méfier des attitudes d'enfermement mental dont sont coutumières les querelles de chapelle entre guénolâtres,  lui donnant parfois l'impression d'« un reportage sur un monde d'aliénés » note-t-il désabusé dans son journal (Dernière année, 2001). Plus sérieusement, si sa lecture critique se veut résolument une « réflexion sur les fondements éthiques et philosophiques d'une nouvelle attitude devant la vie », autrement dit propose une philosophie des valeurs (au nom d'un perspectivisme pluraliste), elle n'en laisse pas moins largement impensée, en dénonçant “l'idéologie de la césure”, la question complexe du processus de sécularisation, à l'instar des répliques polémiques dénonçant de manière caricaturale soit une prétendue “idolâtrie païenne” soit un crypto-scientisme (datant du cercle Ernest Renan) sous une toge de patricien.

     

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    Dossier pédagogique Tradition & Modernité

     

    ◘ Guénon, l'ésotérisme et la modernité

    « La nuit est indispensable à l'esprit de l'homme, comme à son corps le sommeil. »

    Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse

    Le soupçon guénonien jeté sur l'historicité est caractéristique du rap­port équivoque entretenu par l'ésotérisme avec la modernité. Au ras de l'événement, la pensée de Guénon inventorie l'histoire, en procédant à une dévaluation radicale de sa légitimité. Ne constitue-t-elle pas le terrain approprié à une descente progressive, le domaine particulier où la quantité investit toutes les modalités de la signification, l'instance suprême qui préside à la solidification croissante du monde, « éloignement graduel du principe, nécessairement inhérent à tout processus de manifestation, [...] le point le plus bas revêt l'aspect de la quantité pure, dépourvue de toute dis­tinction qualitative [...] », limite au demeurant hors d'atteinte, « en dehors et au-dessous de toute existence réalisée et même réalisable » (1). Même cette face lumineuse sur laquelle Jean-Pierre Laurant a insisté, site de la trans­mission initiatique malgré tout, parachève l'inéluctable obscurcissement de la connaissance, sauf chez ceux qui s'avèrent destinés « à préparer, dans une mesure ou dans une autre, les germes du cycle futur » (2). Cependant, la dénégation de l'histoire, en l'affaire, prend encore appui sur l'historicité, puisque l'invite à détacher le cyclique du linéaire, provoque la reprise symbolique d'un corpus événementiel qui ne fait que changer de statut.

    Loin de dissoudre un fait, unique dans sa détermination, les correspon­dances, qui le révèlent sur leur trame, en assurent la pertinence aux différents niveaux de la compréhension. Tout se passe comme si l'ésotérique retournait l'historique selon une série temporelle involutive, le couple descente/remontée rétablissant, de l'envers à l'endroit, la fonction dévolue précédemment à la dualité grandeur/décadence. Prospective à rebours, les indicateurs du présent ouvrent alors aux commutations du primordial plutôt qu'aux altérations de l'institué. Seulement le primordial et l'institué sont désormais reconduits à ce terme insaisissable du futur antérieur où depuis toujours bascule le temps. L'ésotérique profite des difficultés de l'historicité à dissoudre un surcroît de significations excédant la rationalité des projets successifs qui la nourrissent. Orbites insolites, phénomènes récurrents, structures erratiques, autant de résidus statistiques dessinant plusieurs formations aléatoires susceptibles de résister aux hypothèses de la linéarité cumulative et de la causalité régressive. L'ésotérique n'abolit pas l'historique, non plus qu'il lui échappe, quoiqu'il en parut, mais au bout d'un certain nombre de silences, le progrès se trouve en posture sociologique d'être appréhendé comme un mystère à élucider.

    Pour preuve, dans la pensée de Guénon, le statut reconnu au Kali-­yuga, à la fois accomplissement d'un processus cyclique de la dégradation et renversement du cycle sur lui-même :

    « [...] il faut que son développement se poursuive jusqu'au bout, y compris celui des possibilités inférieures de "l'âge sombre" pour que l'intégration de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d'un autre cycle de manifestations et c'est là ce qui constitue son sens bénéfique » (3).

    D'où la tentation qui pourrait ne pas s'avérer qu'intellectuelle de concourir humainement à presser un enchaînement irrésistible. On sait que Guénon fit un choix opposé dont cependant l'issue métaphysique démentait a priori le succès. L'élite de ceux qui savent n'était-elle pas amenée à diminuer jusqu'à une quasi-extinction au fur et à mesure des amplitudes du Kali-yuga ? De toute manière céder à une fuite en avant gnostique serait revenu à acquiescer aux impostures les plus manifestes imputées à la modernité, qui, effaçant la différence ontologique jusqu'au point ultime de sa dissolution, n'hésite pas à ériger l'archaïque en mode d'établissement d'une Tradition dépouillée de maintien régulier :

    « [...] il ne s'agit plus simplement [...] de la constitution d'une sorte de "mosaïque" de débris traditionnels, qui pourrait en somme n'être qu'un jeu tout à fait vain, mais à peu près inof­fensif ; il s'agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de "détour­nement" des éléments empruntés puisqu'on sera amené aussi à leur attribuer un sens qui sera altéré, pour s'accorder à "l'idée directrice", jusqu'à aller directement à l'encontre du sens tra­ditionnel » (4).

    Le danger de contaminer l'éternel par l'élémentaire ou par l'éphé­mère, incita Guénon à mettre l'accent sur l'intégrité des rites face aux avatars prétendument initiatiques banalisés par le siècle. Pas plus que l'on l’imaginerait demander aux traces matérielles livrées par l'archéologie la restitution des traits de l'âge d'or, arrêtée que serait la démarche rétros­pective aux prises avec de véritables seuils cognitifs, un mouvement de direction contraire, destiné à accélérer la réintégration principielle, n'évi­terait pas de buter sur l'impossible vulgarisation d'une connaissance médiate à l'histoire qui va l'obscurcissant (5). Impasse prévisible d'un développement déjà à l'œuvre dans les cultures les mieux préservées :

    « [...] il suffit d'ail­leurs de voir, dans n'importe quel pays d'Orient, combien les préoccu­pations politiques (...] nuisent à la connaissance des vérités traditionnelles [...] » (6).

    Dans ces conditions ne demeure logique qu'une inlassable volonté de rattachement. Reste que Guénon, désillusionné des ressources de l'Oc­cident, privilégia l'Islam à la veille de ses convulsions majeures. Reste aussi que l'alternative de la plupart des Églises chrétiennes, l'Église catho­lique au premier rang, en faveur d'un décentrement stratégique, les portera à sanctifier les pires errements du monde moderne, du moins tels qu'elles les considéraient auparavant. C'est que l'antithèse des voies dissimulait l'unité historiale du parcours, à savoir l'homogénéisation croissante de la planète sous le signe d'une Technique assez absolue pour mobiliser les énergies réputées les plus extérieures au champ de l'histoire. Pressentant l'âge sombre à l'aube des Lumières, Vico évoquait l'avènement d'une bar­barie cultivée. Ne pourrait-on en parallèle, désigner l'organisation du Chaos comme la figure métaphysique du règne sans partage de la Technique ? Car les sociétés profanisantes tirent leur énergie du bouleversement sys­tématique des valeurs, conditionné par l'irréversibilité du rapport entre production et consommation.

    Dorénavant, le désordre matriciel prime et réprime l'ordre principiel, inversant l'herméneutique des sociétés tradi­tionnelles, qui retournaient au chaos périodiquement, dans l'intention de l'exorciser en s'y rajeunissant. Inclinaison de pôle à pôle, l'axe de la connaissance ordonne une culture-mosaïque dont la cohésion repose sur la seule densité de sa masse, « assemblage de fragments par proximité, sans construction, sans points de repère, où aucune idée n'est forcément générale, mais où beaucoup d'idées sont importantes (idées-force, mots-­clefs) », distribuée en structures molles, si l'on ose dire, un fait additionné à un autre, un événement repoussant le précédent, culture qui s'alimente au bruit, rejetant au néant ce dont on ne parle pas ou ce dont on ne parle plus, mais culture qui est parasitée par le bruit, où l'information devient opaque à force de surabondance et demeure toujours sous la menace d'une implosion (7). Qui ne voit que la sociologie de l'occulte redouble, qu'un pareil régime de l'imaginaire prétendrait contraindre à la désoccultation permanente ?

    On sait le scrupule de Guénon recommandant, lors de ses dernières années, sans que l'option musulmane diminuât la valeur du propos :

    « [...] pour le rattachement à plusieurs organisations, à la condition qu'il n'y ait pas d'incompatibilité entre elles (cela peut arriver dans certains cas), il me semble qu'on pourrait y appli­quer un proverbe qui dit : "Deux sûretés valent mieux qu'une" parce que surtout au milieu de la confusion actuelle, quelqu'un peut très bien ne pas savoir à l'avance de quel côté il lui sera possible d'obtenir les meilleurs résultats » (8).

    Si la modernité procède par l'aplatissement de toutes les valeurs également pesées à l'aune de l'évaluation individuelle, les mises en garde guénoniennes confortent, à première vue historique, les adeptes contem­porains du grand Tour de la spiritualité postmarxiste, de Katmandou à La Mecque ou à Taizé, du zen aux herbes sacrées. Cette quête, menée de désabusement en désabusement, ne réinvente-t-elle pas les images de l'er­rance qui, depuis Ulysse, signalent les aventures de la conscience occiden­tale ? Parce que rupture avec l'Orient des origines, la découverte de soi et du monde implique, pour parler comme Heidegger, la proximité de la distance. Le voyageur, lancé au péril des flots, attend des dieux qu'ils aident à son rapatriement, dans le sens le plus juste du mot. Mais, pour conduire trop loin et trop longtemps, le périple commence à effacer la trace des dieux eux-mêmes et, à leur suite, jusqu'au souvenir des terres essentielles. Pire, les substances se sont vues sommées d'entrer à leur façon dans le mouvement : « [...] l'Orient immémorial doit lui aussi être débloqué », en effet « l'Orient fut immobile parce qu'il devait être la source éternelle de nos destinées progressives » (9).

    Il est vrai que cette prescience de Ballanche affectait l'universel enrôlement du sacré réalisé à son bénéfice par une démocratie soucieuse de fermer l'histoire. Faute d'une politique explicite, l'ésotérisme serait-il condamné à travailler pour autrui ou, malgré ses succès, à se rétracter selon une morphologie sectaire ? Seulement le roman­tisme, tirant les conséquences de la révolution kantienne, a transféré à la littérature la plus grande part des pouvoirs de la métaphysique. De ce fait, l'ésotérique et le poétique sont entrés en connivence, latéralement à une société dont le futur ébauche un gigantesque chantier aux dimensions de la Terre. De Hölderlin à Rilke, l'exil des hommes a suivi l'exil des dieux. Conscience de déficience du réel, une esthétique de l'absence répond à la prise de possession du monde par le Même :

    « Le temps de la détresse est celui où l'essence de l'amour, de la souffrance et de la mort n'est plus appris. L'homme lui-même sombre dans l'indéterminé quant à son être » (10).

    Très tôt, le sentiment fut vivace, de l'artiste à l'artisan, d'une défaite de l'homme devant la machine, et il n'est pas exagéré de dire que le socialisme originel y puisa d'instinct. Mais le règne de la quantité abolit l'harmonie des correspondances : en clôturant le monde sur le profane, il matérialise le sensible et solidifie le visible. Chiffres et jalons également communs à la poésie et à l'initiation :

    « Pour nos grands-parents encore, une "maison", une "fon­taine", une tour familière, et même leurs habits, leur manteau, étaient infiniment plus, infiniment plus familiers, chaque chose ou presque, un réceptacle dans lesquels ils trouvaient de l'humain et en épargnaient. Aujourd'hui l'Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d'attrapes-vies [...]. Une maison au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américains n'ont rien de commun avec la maison, le froment, la grappe qu'avaient imprégnées les pensives expériences de nos aïeux [...] Les choses douées de vie, les choses vécues, conscientes de nous, sont sur leur déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui aurons connu encore de telles choses. Nous avons la responsabilité de sauvegarder non seulement leur sou­venir (ce serait peu de chose et bien peu sûr) mais leur valeur humaine et larique (au sens des divinités du foyer) » (11).

    Déjà, en contrepoint des Lumières, avait-on vu courir d'antiques ter­reurs, mal jugulées par le rationalisme triomphant, et qui accompagnent plus qu'on ne l'a dit la Révolution française conquérante. Julien Gracq leur a rapporté la fortune du roman noir qui lézarde alors les belles certitudes de la culture classique (12). Vecteurs impérieux d'archétypes, les mythes reviennent en force tant éclate l'ambivalence de la modernité, entre la table rase qu'elle postule et les décombres dont elle fabrique son langage. Nietzsche, comme toujours, apprécie sans fard le dilemme :

    « [...] il faut aller de l'avant, je veux dire avancer pas à pas dans la décadence (c'est ma définition du progrès moderne) » (13).

    L'éternel retour, suppose, dans sa pensée, une circularité qui n'est pas négation de l'historique, mais épure de son déroulement, de même que Guénon critiquera la conception cyclique chère à Mircea Eliade, trop marquée au regard de la Tradition d'une peur anachronique de l'histoire (14). Si donc les hantises perdurent, dans cette décadence qui colle au progrès, fascinante à l'instar de la décomposition des corps ou de la boue originelle, le retour d'Hermès contraste irrésistiblement avec l'acculturation au siècle des grandes reli­gions établies. Étrange chassé-croisé, de l'occulte et de l'institué, avertissant que le divin change de masque à la faveur d'une autre gésine de la Terre. Mais qu'en soit menacé le secret et les obstacles qui le préservent jailliront en files serrées. Guénon avisa de la multiplication des leurres, théosophie, spiritisme, recherches d'illusoires pouvoirs destinés à mettre leurs adeptes, quoiqu'ils en eussent, en bien étrange possession.

    Destruction de l'appa­rence, au cours d'une première longue durée, la modernité expose le sens, pendant une seconde, sous une impitoyable lueur qui le précipite à son tour dans la fusion dévorante d'une planète embrasée par sa propre unité (15). L'occulte prolifère, de tous les alois, exaspéré jusque dans ses rattache­ments, popularisant une eschatologie en guise de prévision. La désagrégation de l'histoire commence lorsque sa matière se dévoile : « Les idées ne convainquent plus, et les sacrifices qu'on leur a consentis déconcertent » (16), tandis que l'imaginaire dissout le réel au fur et à mesure que recule l'im­possible : « Ce qui aplanit les différences et favorise un clair-obscur où se fondent le soleil et le songe. La société n'est plus guère prise au sérieux... » (17).

    Pour sa part, Guénon ramasse et épure le long effort de restitution des sciences secrètes entrepris depuis cent ans et plus. Il l'accomplit et, l'ac­complissant, lui imprime une direction qui en accentue les effets. D'une certaine manière, l'ésotérisme fin de siècle, une fois dépouillées ses vétures romantiques et quarante-huitardes, bascule à droite, comme le nationalisme et le régionalisme, selon une pondération stratégique de la France bour­geoise, mais d'autre part l'ésotérisme reconduit à sa vocation métaphysique, assigne au politique la part réduite des épiphénomènes. En réalité, au-delà de la doctrine, le déclassement ne couvrirait-il pas une dissimulation autre­ment décisive ? « Quand on veut dérober une entreprise à la vue de la société, il existe un moyen éprouvé : la tisser dans la trame d'une autre qu'elle approuve, et même tient pour digne d'éloges » (18). L'État universel en ges­tation ressent l'urgence de désamorcer les résistances en édulcorant l'his­toricité. Au reste, comment la leçon ne serait-elle pas tirée des impasses de la contre-révolution :

    « Si la tradition se maintient, c'est lorsqu'elle touche au fond et donc touche son fond... » (19).

    Lorsqu'il trace ces lignes, Jünger garde-t-il en mémoire un symbolisme quasi maistrien, prix à payer, dans les guerres et dans le sang, pour le passage d'un règne à l'autre, initiation à des métamorphoses de la substance rendant dérisoires les effondrements de sens qui partout les signalent ? Derrière la convulsion des formes, l'angoisse se profile, d'un fonds biologique en train de vaciller.

    « L'agitation moléculaire qui atteint aujourd'hui son maxi­mum historique, qui s'étend à la dimension planétaire, qui semble devoir s'accélérer jusqu'au paroxysme, signifie-t-elle la fin des structures, de toute structure, et prépare-t-elle la dissolution ? » (20)

    Or, Guénon, qui n'a pas traité de la Technique en tant que telle, a mis cependant en accusation l'utilitarisme promoteur d'un rapport uni­voque de l'homme à ses produits. Le travailleur moderne ne parvient plus à transcender l'usage de l'objet fabriqué en une médiation qui le parti­cularise dans l'ordo rerum, à la différence de l'artisan des sociétés tradi­tionnelles, dont l'activité recouvrait l'exacte portée d'un sacerdoce (21). Pareille régulation trouve son antithèse et prouve son manque dans la dégénéres­cence de l'argent et par l'argent, selon l'exacte mesure de la poésie ril­kienne : « Le monde rentre en lui-même ; les choses de leur côté, font de même, dès lors que de plus en plus, leur existence se transfère dans la vibration de l'argent et y développe une espèce de réalité spirituelle qui, aujourd'hui déjà, l'emporte sur sa réalité tangible » (22), frisson sacré devant lequel Guénon diagnostiqua le tarissement du monde livré au seul étalon, et prenons le mot dans tous ses sens, dont le règne de la quantité puisse s'accommoder sans restrictions (23).

    On comprend pourquoi, depuis l'âge romantique, et pas seulement dans la littérature, de petits groupes d'hommes ont mis l'accent sur un courant d'émotion à capter quelque part, société, nature, divinité, si le rassemblement des individus doit triompher de leur éparpillement à l'in­térieur de chacun d'eux comme dans leurs relations propres. Alors, le pèlerinage aux sources remplace les années d'apprentissage, l'éducation devient une quête, au terme de laquelle le candidat se découvre initié à l'essence de la vie plutôt que formé par ses difficultés (24). Le rapport de la modernité au sacré paraît inversement proportionnel au décloisonnement des sociétés d'ordres : il les reconstitue sur un mode incandescent. De là l'inachèvement, l'instabilité, la dissidence du pouvoir spirituel, toutes fron­tières brouillées avec le temporel. La cléricature laïcisée cherche sa légi­timité du côté de l'opinion, à qui elle rétrocède son magistère : « Il n'y a plus de descente inéluctable, univoque, nécessaire, du principe à l'événe­ment mais des interprétations contingentes et multiples... », donc tentation permanente pour les clercs de mettre l'éternel à l'encan (25).

    Une fascination pour la communauté fermée lui répond, créatrice de mythes, obsédée par les clefs cachées de l'histoire, au moment même où l'irruption des masses prétend installer la transparence au cœur de la Cité. Par le détour du roman, de la presse, de l'idéologie, la notion d'ordre expulsée des temps démocratiques revient au gré de leurs achoppements, puisque les foules n'éprouvent la souveraineté qu'en la ramenant à une matrice providen­tielle. Quelle meilleure justification que la conjuration permanente de ceux qui se ressemblent, communion des forts en lutte avec la société qu'ils prétendent dominer, devant les vieilles angoisses sans cesse renouvelées : « Les crises, les guerres, les révolutions se produisent sans qu'on ait pu les prévoir, ou les éviter, si on les avait prévues » (26). Évidence transcen­dantale pour l'ésotérisme que cet effacement des rangs, ensuite redistribués sur le tas, dès l'instant où les hommes choisissent de se classer plutôt que de se compter, mais, qui pour autant s'abandonnent à une dynamique purement réactionnelle : « [...] personne dans l'état présent du monde occi­dental, ne se trouve plus à la place qui lui convient normalement en raison de sa nature propre », constatait Guénon (27).

    La dénonciation de la caste ou sa valorisation font appel à des malentendus identiques, négligeant qu'elle figure « la nature individuelle elle-même, avec tout l'ensemble des aptitudes spéciales qu'elle comporte et qui prédisposent chaque homme à l'accomplissement de telle ou telle fonction déterminée » (28). Mais rétablir envers et contre tout un pôle métaphysique interdit justement de céder à l'obsession du social, fut-il à manipuler au lieu de le subir. L'activisme ne perdure qu'en fonction d'une substitution moderne de la suggestion au symbole, du suffrage à l'appartenance. L'Orient détient sans doute la faculté d'un redressement qui échappe peu ou prou à l'Occident sinon analogi­quement et, en se portant vers le modèle oriental, sa vraie réforme, l'Oc­cident trouverait une protection contre lui-même. Toutefois l'envahisse­ment occidental a pris désormais des dimensions assez alarmantes pour entraîner l'Orient dans sa ruine :

    « [...] ce mouvement antitraditionnel peut gagner du terrain, et il faut envisager toutes les éventualités, même les plus défa­vorables; déjà l'esprit traditionnel se replie en quelque sorte sur lui-même, les centres où il se conserve intégralement deviennent de plus en plus fermés et difficilement accessibles et cette géné­ralisation du désordre, correspond bien à ce qui doit se produire dans la phase finale du Kali-yuga » (29).

    L'hypothèse de la crise passagère d'un Orient sous influence, cède en conséquence devant celle d'une chute irrémédiable de l'Occident emportant avec lui le reste de la planète. Mais le pire, serait-il sûr, « le signe précurseur du moment où suivant la tradition hindoue, la doctrine sacrée doit être enfermée tout entière dans une conque, pour en sortir intacte à l'aube du monde nouveau », la prévision guénonienne balise une retraite en bon ordre :

    « L'esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu'il est, dans son essence, supérieur à la mort et au changement, mais il peut se retirer entièrement du monde extérieur et alors ce sera véri­tablement la fin d'un monde » (30).

    Autour du mythe de l'arche s'est toujours cristallisée l'attente de grands passages, dont les eaux viennent engloutir terres et villes légen­daires. Mais l'imaginaire des mutations sacrées revendique aussi l'enfouis­sement des existences souterraines, descente « dans l'invisible, dans l'oc­culte ou le non-manifesté, du centre qui conserve intacte la spiritualité primordiale non humaine » (31). Et il y a peut-être un signe des temps à ce que cette doctrine traditionnelle devienne très exactement une poétique sous la plume de Rilke, acharné à soustraire une réalité dont il devine que partout l'âme commence à dépérir :

    « La nature, les choses de notre commerce et de notre usage, sont choses provisoires et caduques ; mais elles sont aussi [...] des complices de notre détresse et de notre joie, comme elles ont été les familières de nos ancêtres. Il ne s'agit donc pas seulement de ne pas condamner ou rabaisser l'Ici ; mais du fait même de la précarité qu'ils partagent avec nous, ces phénomènes et ces choses doivent être par nous compris selon la plus intime entente et transformés. Transformés ? Oui, car notre tâche est d'imprimer en nous cette terre provisoire et caduque si profondément, si douloureusement et si passionnément que son essence ressuscite "invisible" en nous. Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible » (32).

    La fragilité intérieure de Rilke, elle revient si souvent dans sa cor­respondance avec Lou Andreas-Salomé, « tout me traverse au galop, l'es­sentiel et le plus accessoire, sans que se forme jamais en moi un noyau, un point fixe » (33), le dispose à fondre l'art avec la vie comme instrument destiné à sauver, l'heure presse sur l'horloge du Temps, qui hâte leur disparition, leur inutilité, nous dirions leur obsolescence, « tant de choses visibles qui ne seront pas remplacées » (34), et les sauvant, à les réunir aux archives vivantes de l'éternel :

    « La terre n'a pas d'autre issue que de devenir invisible : en nous qui participons pour une part de nous-mêmes à l'Invisible, qui en possédons (au moins) des actions et qui pouvons aug­menter notre capital d'Invisible pendant que nous sommes ici – en nous seulement peut s'accepter cette transfiguration intime et durable du Visible en Invisible, en une réalité qui n'ait plus besoin d'être visible et tangible, de même que notre propre destin, en nous, ne cesse de se faire à la fois invisible et plus présent. Les Élégies instituent cette norme de l'existence : elles affirment, elles fêtent cette conscience. Elles l'intègrent prudemment dans son histoire, en mobilisant pour cette hypothèse de très anciennes traditions ou rumeurs de traditions [...] » (35).

    De la recharge de sacré à la revendication emblématique, il n'y a qu'un pas : « Nous sommes [...] ces transformateurs de la terre », puisant dans une hétérogénéité radicale, celle de l'intercession, « l'ange des Élégies est le garant du plus haut degré de réalité de l'Invisible », figure étrange de gardien du mystère, « Tous les mondes de l'univers s'abîment dans l'Invisible, qui est pour eux le degré de réalité suivant, plus profond... », figure terrible de veilleur hiératique, « quelques étoiles s'exaltent immédia­tement et disparaissent dans la conscience infinie des anges », témoin de l'intériorité dont le secret hante l'artiste voué à l'insécurité de l'entre-­deux, à l'épuisement de convertir en un double l'Ouvert des choses, « d'autres sont affectées à des êtres qui les transforment lentement, labo­rieusement, et dans l'effroi et le ravissement de qui elles accèdent à leur état suivant, à leur réalisation invisible » (36). L'art devient cette initiation d'un autre genre, maintenant que « tout paraît volatilisé et devenu flot­tant », que « les événements qui nous touchent le plus renoncent à être visibles », que « presque partout les catastrophes matérielles ont remplacé les événements chargés de l'esprit » (37). Il n'est pas étonnant que l'on ait pu dater la naissance de la philosophie moderne du jour où elle cessa d'accorder intérêt aux anges (38). En revanche l'angélologie rilkienne répond à une sorte de décréation, elle vise un état problématique où l'introduit l'exil gnostique :

    « Mon corps est devenu une sorte de trappe ; au lieu d'accueillir et de restituer, comme jadis, il happe, il enferme ; une surface faite de trappes dans lesquelles des impressions torturées dépé­rissent, une zone figée, un matériau non conducteur ; et, très très loin, comme au centre d'un astre en train de refroidir, le feu merveilleux qui ne peut plus que provoquer une éruption ici ou là, sous des formes troublantes et redoutables comme un cata­clysme pour la croûte indifférente. N'est-ce pas le tableau d'une véritable maladie, cet écartèlement de la vie en trois zones dont la plus superficielle ne recherche des stimulations que dans la mesure même où les puissances intérieures ne l'atteignent et ne l'ébranlent plus » (39).

    Tout se passe comme si la modernité bouleversait l'économie sym­bolique en déréglant les rapports entre l'âme, l'esprit et le sensible. Temps de l'histoire et temps du secret permutent dorénavant, de la renaissance à la nostalgie... L'obscurcissement de la Tradition s'accompagne du scin­tillement des Lumières, tandis que la remontée de l'occulte assujettit la connaissance au regard vulgaire. Guénon, de ce point de vue n'a ménagé ni les illusions ni les compromis, là où tant d'initiés prétendus se flattaient d'apporter réparations et convenances. Le déroulement cyclique ira à son terme puisqu'il est développement d'un principe. Pour autant, l'auteur de La Crise du monde moderne n'évitait pas de donner l'impression qu'il y aurait malgré tout des sites privilégiés, quant à l'esprit traditionnel, mani­festant une supériorité intrinsèque de l'Orient sur l'Occident, et de façon certaine une difficulté du christianisme, de ce point de vue, religion trop moralisante, trop sentimentale, en un mot trop offerte aux sécularisations.

    Au reste, la gnose contemporaine reprendra ces critiques sous l'accusation d'un historicisme généralisé, qui conduira à une identique survalorisation musulmane, par ex. dans la pensée d'Henry Corbin. Pour sa part, Rilke écartait du « ciel chrétien » l'ange des Élégies en le rapprochant au contraire des « figures d'anges de l'Islam », principes liés à la manifestation qui le touchaient directement : « Il y a en moi une manière, une passion finalement tout à fait indéfinissable de vivre Dieu », plus proche aussi de l'Ancien Testament que de ce qu'il appelait « la Messiade », préférence pour une divinité qui ne réclame pas la foi mais engendre l'appartenance, « Un Dieu à qui l'on appartient de par son peuple, parce qu'il vous a fait et formé depuis toujours dans vos pères », tel celui adoré par les Juifs ou les Arabes, voire « les Russes orthodoxes » ou encore « les peuples de l'Orient et de l'Ancien Mexique » (40).

    Alors que la foi nécessite de « tenir pour vrai ce qui partout où Dieu est origine, est vrai », un Dieu « éprouvé originel­lement ne sépare ni ne distingue le Bien du Mal par rapport aux humains mais pour lui-même... » (41). Réflexions qui n'étonnent guère chez un lecteur attentif de Fabre d'Olivet, et qui esquissent une politica hermetica hors des tentations de forcer la société, dans une direction ou dans une autre. Rilke qui définissait la révolution comme « l'élimination des abus au profit de la tradition la plus profonde » (42), et qui montrait un goût prononcé pour Spengler et son Déclin de l'Occident (43), pouvait à l'occasion céder à un emportement face aux soubresauts de l'histoire, mais doutait au fond de l'événement, de son intérêt, de la créance en la justice sociale : « La situation de personne dans le monde n'est telle qu'elle ne puisse tour­ner au profit particulier de son âme... » (44), intuition corroborée par les récurrences du déséquilibre métaphysique :

    « Dans un monde qui essaie de diluer le Divin dans une sorte d'anonymat, il était inévitable que prospérât cette surestimation de l'humanitarisme qui fait attendre de l'aide humaine ce qu'elle ne peut pas donner. Et la bonté divine est si mystérieusement liée à la dureté divine qu'une époque qui entreprend de la dis­tribuer en devançant la Providence fait resurgir du même coup parmi les hommes les plus vieilles réserves de cruauté » (45).

    Jamais l'ésotérisme ne se trouve en porte à faux aussi évident que lorsqu'il affronte les croyances égalitaires. Prétendre lire en filigrane des sociétés et des civilisations (et logiquement l'ésotérisme parle plus volon­tiers des secondes que des premières), la présence, fût-ce en creux, d'une répartition des hommes suivant un système de castes qui seraient natu­relles, creuse la distance majeure. À première vue, l'incompatibilité éclate, foncière, avec la démocratie, le régime par excellence frappé au signe du Kali-yuga, et l'occulte semble tenir lieu d'un exotisme par d'autres moyens. Au mal d'être-en-situation les remèdes diffèrent. Gobineau s'en va, revient, repart encore, perpétuel errant poursuivi par son époque, que l'Orient tiendra sans pouvoir le retenir, puisque les fils de Roi n'ont plus leur place nulle part, mais Guénon longtemps sédentaire, excepté son séjour algérien, ne rejoindra l'Orient qu'au terme d'un cheminement dans la Tradition.

    Mais pour Nerval, la conjugaison du dépaysement intérieur et extérieur n'empêchera pas la catastrophe finale... La Tradition pays de nulle part, le seul que le progrès n'atteigne jamais ? Et le départ de l'initié resterait-­il sans conséquences sur l'initiation ? Alors, l'abandon de l'Europe, dit­-on, par les Rose-croix, en plein XVIIe siècle, fournit un inépuisable sujet de méditations à l'adepte ou à celui qui, faute de mieux, se glisse dans la peau de l'adepte. Partout la connaissance différencie le savoir que répand l'égalité. Sur le triple critère de l'affiliation, de la transmission et de la hiérarchie, comment classer la Maçonnerie, par ex., à droite, à gauche ou encore au-dessus ? Équivoque de l'occulte, même désaccordé, qui s'ac­commode mal de la souveraineté de la foule tandis qu'il profite des coups portés par elle aux croyances officielles.

    C'est que l'ambiguïté s'attache particulièrement aux phénomènes de masses à la fois destructeurs et créa­teurs de pouvoirs, destabilisateurs sans réticence et propagateurs de confor­misme. D'une part, la modernité postule la levée de tous les secrets, de l'autre ses faveurs en accroissent irrésistiblement le volume. Il n'y a pas de découverte qui ne se paie, quelque part, d'une recouverte, un gain qui ne se traduise par une perte. Au gré des nostalgies de l'homme occidental confronté au recul de l'organique devant le mécanique, les figures du retrait purent proliférer. L'ésotérisme reproduit à ce stade, un univers absolu de la mémoire donné comme le nom profane de la Tradition. Cependant l'humanité ambitionne de mettre la science au service d'une récapitulation générale des siècles. Les contaminations étaient inévitables, dont Guénon avertira que sous prétexte de spiritualisme renouvelé, l'invisible se trouve rabaissé en technique :

    « Quant à retourner effectivement dans le passé, c'est là une chose qui, comme nous le disons ailleurs, est manifestement aussi impossible à l'individu humain que de se transporter dans l'ave­nir » (46).

    Contre les divagations des théosophes et des spirites, il en appelle à la théorie du mouvement ou à la physiologie du cerveau (47). Ce refus d'un occulte naturalisé en anticipation situe l'exacte réformation guénonienne, soucieuse de toujours rapporter la Tradition à la métaphysique, et qui donc, avec rigueur, déclasse la matière communément appelée occulte. En revanche, si pareille matière a nourri beaucoup d'élaborations sectaires, si elle a parsemé de ses atomes doctrines et comportements, la grande production idéologique lui a échappé. Difficultés de nature ou difficultés de circonstances ? L'hypothèse que l'idéologie naîtrait d'une mutation gnos­tique des grands monothéismes n'affecte pas l'occulte proprement dit. En effet, la foi lui fait défaut et il se dérobe à l'histoire, conjonction interdisant la foi en l'histoire et dans ses transformations » (48). Alors, son organisation profite-t-elle de toutes les ruptures de niveau qui réfractent le sacré ? Certainement, mais sur cette limite : les catégories du rattachement restent assujetties à la pesanteur du cycle. En quelque sorte une omniprésence sans imperium, une connaissance en danger de travestissement permanent, une autorité appuyée sur une morphologie précaire. Plus qu'un moteur, l'oc­culte ne serait-il pas une énergie ? Il constituerait, selon le sociologue américain Edward A. Tiryakian, « le sous-sol culturel » de la société occi­dentale, et serait par conséquent affecté de mouvements quasi géologiques :

    « Il y a des périodes historiques où l'ésotérique et l'occulte "font surface", où ils manifestent plus ouvertement, et ces périodes sont des périodes de changement qui s'accompagnent de tensions sociales et de déstructurations, par ex. à la Renaissance, au romantisme ou encore en notre siècle » (49).

    Ainsi l'ésotérique, partie prenante de l'avant-garde, s'avère-t-il exempt du soupçon de faire rétrograder l'esprit. Une telle sociologie de l'occulte milite pour un renversement de perspective qui prenne en considération la généralité du phénomène jusqu'à le constituer en troisième force entre la science et la religion, la science comme socle de la technologie et la religion en tant que croyance validée par l'histoire (50). Toutefois, aurions­nous affaire à la troisième composante d'une culture post-moderne ou bien à la première étape de cette dernière ? Dans les deux cas, une lecture purement profane, qui réserve plus qu'elle nie la dimension sacrée, accen­tue sans conteste la part du culturel dans les facteurs d'entraînement de ladite post-modernité (51). Assisterions-nous à la fin de l'ésotérisme, doré­navant à ciel ouvert d'après Raymond Abellio ? (52)

    Mais la matière occulte reste diverse, et dans le détail sa remontée prend des voies opposées, dont Guénon, censeur de l'occultisme, a marqué les contrastes : la fermeture aux influences d'en haut produirait un déséquilibre au bénéfice des influences d'en bas. La clôture du monde laisse proliférer la contre-initiation, telle la psychanalyse procédant par l'analyse obligatoire du futur analyste (53). Elle exploite les « résidus psychiques », provenant de centres initiatiques éteints ou de civilisations disparues, et qui en suspension dans l'air du temps deviennent aisément manipulable (54). Donc, la banalisation d'un certain occulte, loin de manifester un caractère positif, correspond à l'obs­curcissement accru de la Tradition, concourt à la descente prévisible du cycle. Là-dessus, le règne de la quantité n'offre aucune échappatoire et accentue encore, si besoin était, le pessimisme (mais quelle- signification ce mot peut-il prendre là ?) guénonien. Nous sommes loin de l'attente du Verseau, où notre fin de siècle berce quelques chimères tenaces que Guénon n'eut pas jugé aussi innocentes qu'il y paraîtrait (55). Déjà, à la fin du précédent, Saint-Yves d'Alveydre supputait la prochaine venue d'un âge d'or... (56)

    Finalement, le rapport ésotérisme/exotérisme inscrit la courbure révé­latrice. Car la Technique, en prenant possession de la Terre, laboure au plus profond. Elle ramène les songes évanouis, les pratiques disparues, les dieux oubliés. Dynamisme au rebours que Guénon a deviné et désigné. Seulement, la Technique ne travaille pas impunément à brouiller les repères qui signalent son empire, elle installe le monde dans un immense jeu de rôles incessamment redistribués, dans un échange perpétuel des identités. Comme Rilke le discerna, il s'agit de sauver les phénomènes au moment où vacillent les essences. Qu'Abellio ou Corbin aient dit leurs dettes envers la phénoménologie ne relève pas du hasard non plus. La Tradition recon­duit à l'autorité spirituelle débarrassée de tous ses adventices, Guénon n'y manqua pas :

    « Le pouvoir temporel [...] concerne le monde de l'action et du changement : or le changement n'ayant pas en lui sa raison suffisante doit recevoir d'un principe supérieur sa loi... » (57).

    Nul besoin pour le spi­rituel de valoir autrement que pour ce qu'il représente, encore qu'à l'heure de la progressive fermeture des centres initiatiques plane la menace gran­dissante d'allégeances retournées. Alors le tellurisme insinue-t-il ses sym­boles et ses figures à la faveur des grandes conflagrations de l'âge noir. Mais la réduction au bios exalte particulièrement un recours à l'héroïcité. Elle n'exprime du reste que le premier stade de l'avènement du Travailleur souligné par Jünger, en ramenant toutefois le type dégagé à un matériau humain de plus en plus indifférencié et qui, par cette indifférenciation mimétique, décalque l'ordre du vivant afin de maîtriser la reproduction de son programme. La subversion de la nature élevée au rang d'une exploitation planifiée sous couleur de bonheur universel dévoile peut-être la grande finalité cachée des sociétés profanisantes. À suivre Jünger, la Technique présenterait désormais à l'homme une traite restée trop long­temps impayée. Or, de place en place, l'homogénéité gagne les écosystèmes, fabriquant une invisible entropie depuis longtemps redoutée par la science et que Zinoniev a sans doute touchée au plus juste avec la société de rats où il croit apercevoir le communisme déjà réalisé autour de nous et même dans nos projections mentales (58). Précisément l'ésotérisme est à contre-­courant de cette involution.

    La Tradition est mère d'un modèle d'homme différencié, selon la terminologie d'Evola qui, pénétré du désa­justement actuel de chaque individu entre les 3 races le constituant à l'état normal (où elles trouvent une possibilité d'accord), celle du sang, celle de l'âme et celle de l'esprit, concluait, pour notre âge sombre, à la seule justification d'une paternité spirituelle, « absurdité de la procréation » rem­placée par « la transmission d'un savoir et d'une orientation intérieure à ceux qui sont qualifiés... » (59). Ultime aboutissement du processus de descente cyclique : l'initié ne pouvant plus rien sur le monde ordonne sa vie de telle manière que le monde ne puisse pas plus sur lui, et s'ensevelit vivant dans l'initiation qui devient une espèce d'univers parallèle au nôtre mais de plus en plus séparé de lui. Les mariages de Guénon, la fondation d'une famille, l'existence très bourgeoise qui fut la sienne, aux antipodes des refus évoliens, tout cela manifesterait-il une différence de tactique ou une opposition de stratégie ? À une Voie de la main droite, faudrait-il, pour la Tradition, préférer une Voie de la main gauche appropriée aux Signes du temps ? (60) Le débat ne relève pas de l'anecdote, non plus qu'il se résout en une question de tempérament. Dénoncer l'illusion historique implique-t-il l'accès à autre Chose que l'historicité ? (61) Ou bien, l'histoire nous gorgerait-elle d'un leurre supplémentaire ? Entre la Tradition ruse de l'histoire et l'histoire ruse de la Tradition, la limite est-elle réellement une frontière ? Et pourquoi pas le point imperceptible où le cycle opère son renversement ?

    Evola rejetait l'idée de « restes traditionnels » encore assez puissants pour exercer une influence réelle (62). Il remettait donc en question la pri­mauté orientale selon Guénon : « C'est en Orient seulement qu'on peut trouver actuellement les exemples dont il conviendrait de s'inspirer », au nom du principe même (63). En vertu de quelle raison, l'enchaînement cyclique eût-il été brisé ici et non ailleurs ? L'approche de la fin du cycle ne faisait-elle pas que presser à son tour le déclin oriental ? Guénon abandonnant l'Europe, ce départ prenait une valeur symbolique qui évo­quait le repli mythique des Rose-croix. Mais. Guénon allait mourir un an seulement avant la prise du pouvoir par Nasser, et il avait eu le temps, avec le premier conflit israélo-arabe d'assister à l'éclatement de la nouvelle question d'Orient ? N'en fut-il pas de même pour Mat-Gioï (Albert de Pouvourville), mort au bout de 1939, alors que flambait l'Asie taoïste déjà minée par la révolution (64). Et que dire de Corbin, disparaissant lorsque le shi'isme prenait le visage d'une terreur parfaitement moderne (65). Occi­dentalisation néfaste serait en l'occurrence trop peu dire, puisque le révo­lutionnaire s'exprime dans le langage et dans la doctrine du religieux. Il n'y a pas exclusion mais mutation :

    « Le contenu du Livre saint ne peut donc, dans cette logique se justifier que s'il satisfait les besoins matériels et spirituels de notre temps ; plus : que s'il les satisfait mieux encore que n'importe quelle autre école ou doctrine » (66).

    Constat iranien qui vaut ailleurs, pour des formes asymptotiques de l'occidentalisation, entendons de la modernité puisque le Québec catholique expérimenta une révolution précisément tranquille, mais génératrices de bouleversements et susceptibles de dérapages, révolution islamique aujour­d'hui, demain bouddhiste ou hindoue, s'il se peut autres encore, toutes dressées contre l'Occident mais utilisant à son égard les puissances du négatif dégagées par ce dernier, puis imposées par lui à l'ensemble de la nature comme au reste du globe (67). Il en résulte que la tradition devient idéologie, descend dans l'histoire qui la sécularise promptement en la portant à l'incandescence de l'immédiat et lui impute une justification au monde par le développement de la raison, modèle de dégénérescence (ou d'acculturation) frappant par son universalité, théologie chrétienne de la révolution ou Islam révolutionnaire, correspondant à l'avènement mondial des masses, à la naissance de l'homme générique réduit aux attributs de l'espèce tel que le célèbre le règne de la quantité.

    De toute façon, il ne saurait y avoir de « révolution » guénonienne puisque le déroulement cyclique interdit à la Tradition de se manifester au rebours de la nécessité supra-humaine qui la commande. En s'obscur­cissant, la Tradition s'éloigne, elle ne décline pas dans une révolution qui l'abandonnerait aux avatars de l'humanité. La Tradition se retire de l'his­toire, elle la déleste et lui imprime en conséquence un mouvement accéléré de descente, à l'instar d'une trajectoire astronomique qui fait retour à son point de départ. Aussi, la réappropriation de l'occulte par une culture de la communication précipite-t-elle le retour d'Hermès, le bien nommé, dans une conversion du temps en espace gouvernée par l'achèvement du cycle actuel. La pensée de Guénon rejoint alors l'œuvre de Rilke, toutes deux raccordées à cet imaginal où Corbin avait désigné le paysage naturel de la Tradition. Espace de l'imagination créatrice, topographie spirituelle (68), qui ne se confond pas cependant avec l'espace initiatique, celui des centres réguliers, celui de l'Agartha dévolu au mystérieux Roi du Monde, celui où se tiennent ces Supérieurs plus ou moins inconnus (dont Fulcanelli offre le type énigmatique), même s'il en supporte les croyances adressées à un autre plan, monde intermédiaire parce que monde intérieur où s'épanouit « l'activité créatrice de l'homme » (69).

    Car tant de traits qui dénotent l'oc­culte nous reviennent au détour de recherches seulement philologiques ! Entre l'ésotérisme ressaisi par Guénon et l'idéologie restituée par Dumézil, n'y aurait-il que le moyen terme des origines hyperboréennes de la Tra­dition selon Evola ? Quelque chose ne serait-il en acte, ni métaphysique, ni histoire, « le symbolique dure et son évolution est largement indépen­dante de l'évolution économique et sociale » (70), qui conserverait la même autonomie vis-à-vis du Principe, existerait sans pour autant se traduire en institution ou en rattachement, et malgré tout constituerait un fonds inavoué, ou inavouable, ou encore inconscient, de représentations, que Tiryakian désigne comme un soubassement de la culture dont elles consti­tuent plutôt la superstructure, formes archétypales, structures anthropo­logiques de l'imaginaire d'après Gilbert Durand, soucieux d'en déduire une sociologie des profondeurs, retrouvailles avec la synarchie au premier sens du mot, socialité enracinée dans l'imaginaire des grandes fonctions, reflet de leurs tensions ou de leurs concordances :

    « [...] l'histoire sociale est faite de l'éternel retour et de l'éternelle éclipse des mythes qui lentement émer­gent de l'inconscient collectif, composent et rusent... » (71).

    Pourtant, cette topique sociologique garde un ton trop analytique pour satisfaire un point de vue traditionnel. Ou la sinusoïde n'exprimerait alors qu'un énoncé purement descriptif de l'idéologie (selon l'acception du mot venant de Dumézil) des sociétés : « [...] toute intention historique d'une société donnée se résout en mythe ; toute société repose sur un socle mythique diversifié, tout mythe est lui-même un "récital" de mythèmes dilemmatiques » (72), tandis qu'elle réserverait le sens d'une révolution cyclique effectuée sur un autre plan, l'idéologie, dans la signification accordée par Besançon, manifestant l'abaissement de la courbe appropriée à ce qu'Ortega y Gasset appelait la révolte des masses :

    « La masse en révolte a perdu toute capacité de religion et de connaissance, elle ne peut plus contenir que de la politique – une politique frénétique, délirante, une politesse exorbitée puis­qu'elle prétend supplanter la connaissance, la religion, la "sagesse", en un mot les seules choses que leur substance rend propres à occuper le centre de l'esprit humain. La politique vide l'homme de sa solitude et de sa vie intime, voilà pourquoi la prédication du politicisme intégral est une des techniques que l'on emploie pour le socialiser » (73).

    Si le philosophe espagnol retrouve empiriquement les préoccupations topiques de la sociologie, confronté à l'homogénéisation de la société, en relevant les vieilles démonstrations de Guizot, de Humboldt, de Stuart Mill – « pour que l'être humain s'enrichisse, se consolide et se perfectionne, il faut [...] qu'il existe une "variété de situations". Aussi, lorsqu'une possibilité fait faillite, d'autres restent ouvertes » (74), l'homme-masse partout, triomphant et d'abord au cœur de l'Europe longtemps patrie de l'homme différencié, lui inspire un sentiment de pression à la hausse, « montée du niveau historique », « hauteur du temps », « croissance de la vie », offrant parmi les métaphores les plus saisissantes de l'emballement de l'histoire (75).

    L'épistémologie contemporaine intègre de mieux en mieux le catastro­phisme dans ses hypothèses, mais elle répugne encore à considérer l'éso­térisme comme quelque chose qui en dépasserait une illustration forte mais simple. Pourtant la saturation universelle par quoi se caractérise le règne de la quantité, masses, production, matière, n'induit-elle pas un renversement de figure familier à cette logique particulière de la contra­diction qu'est la ratio hermetica ? À un certain degré de vitesse acquise, une civilisation ne se trouve-t-elle pas en difficulté de produire toujours plus le type d'homme que son mouvement créateur exige d'elle pour la soutenir ? Il aura fallu notre fin de siècle frappée de plein fouet par la crise des valeurs prométhéennes, pour comprendre que le progrès n'a jamais été un principe de réalité que pour des couches sociales bien déli­mitées, bourgeoisies occidentales ou occidentalisées, selon la conscience du futur propre à l'homme faustien (76).

    Mais Faust ne présente-t-il pas un double visage ? Lorsque le progrès se brouille, l'eschatologie réapparaît, substitution que Tiryakian interroge sans sortir de la modernité : la fin de l'illusion et l'illusion de la fin (77). Plus qu'ils ne changent, les rôles s'échangent : l'Occident réintègre le concept de tradition au moment où l'Orient éprouve le besoin de maîtriser la pratique de la modernité. Mais ni l'un ni l'autre n'entendent perdre les fruits de leurs situations anté­rieures. Stratégies croisées qui exacerbent encore les malentendus ou les haines parce que désormais les rapports de force entrevus par Guénon commencent à développer toutes leurs conséquences (78). Ce qui fait que les combats se déroulent rarement terme à terme, mais souvent à fronts renversés (79). Si bien qu'on en arrive à se demander si la renaissance de la pensée traditionnelle n'est pas pour l'Occident un moyen inédit de surmonter la crise qui l'affecte comme elle affecte le monde, crise dont Guénon, avant nul autre, si ce n'est mieux que nul autre, sut retracer la dimension métaphysique.

    L'Occident n'a-t-il pas forgé son identité phi­losophique par le statut qu'il a reconnu à la rupture ? (80) Toute l'œuvre guénonienne tourne autour de la notion de crise, et la remontée vers la Tradition de l'âge sombre à l'âge d'or passe par elle. Guénon penseur de la crise ? Certainement, dans la mesure où il est le penseur de l'obscur­cissement de la Tradition, de sa nuit. Or, la modernité à son tour glisse dans la pénombre. Double obscuration. Les raisons de l'une ne sont-elles que l'envers de l'autre ? Alors fin d'un monde, non fin du monde, comme il y a fin d'un jour. Les romantiques ont abusé de la symbolique nocturne. À cet égard, mieux que Breton, Guénon ferme le romantisme, par ses sources venu jusqu'à lui (81). Quoi qu'il arrive en effet, la nuit finira. Mais, la veille ne se ramène pas à une question physique d'abord. C'est une décision intellectuelle, et elle s'appelle l'initiation. L'initiation ou la condi­tion de l'homme post-moderne, cet autre nom de l'homme occidental / occidentalisé au stade du Kali-yuga où il est parvenu. Car, l'Orient ne se trouve plus en Orient, il serait temps que l'Occident le comprenne... (82)

     

    ► Victor Nguyen, Cahiers de l'Herne n°49 consacré à R. Guénon, 1985.

    ◘ Notes :

    • 1. R. Guénon, Le Règne de la quantité et les Signes des Temps, Gal., 1945, Avant-­propos, p. 9.
    • 2. Ibid., p. 10.
    • 3. Ibid., p. 279.
    • 4. Ibid., pp. 240-241.
    • 5. Ibid., pp. 127-134.
    • 6. « La Diffusion de la connaissance et l'esprit moderne », Études traditionnelles, mai 1940, repris dans Mélanges, Gal., 1976, p. 145.
    • 7. Abraham Moles, Socio-dynamique de la culture, Denoël, 1965, p. 66.
    • 8. Lettre à F. G. Galvao, 12-11-1959, d'après J.-P. Laurant, Le Sens caché dans l'œuvre de René Guénon, L'Âge d'Homme, 1975, p. 240.
    • 9. J.-F. Marquet, « Ballanche et l'initiative odysséenne de l'Occident », in Les Pèlerins de l'Orient et les vagabonds de l'Occident, Cahiers de l'Université Saint-Jean de Jérusalem, Berg international, 1978, p. 39.
    • 10. Jean-Michel Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, l'Herne, 1968, p. 230.
    • 11. RM Rilke, « lettre à Witold von Hulewicz », 13 nov. 1925, Œuvres, t. III, Corres­pondance, Seuil, 1972, pp. 590-591.
    • 12. Julien Gracq, Préférences, José Corti, 1981, p. 119.
    • 13. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Œuvres philosophiques complètes, Gal., 1974, p. 138.
    • 14. R. Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Gal., 1970, pp. 25-28.
    • 15. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, 1982, passim.
    • 16. Ernst Jünger, Eumeswil, La Table Ronde, 1978, p. 52.
    • 17. Ibid., p. 83.
    • 18. Ibid., p. 140.
    • 19. Ibid., p. 152.
    • 20. François Meyer, La Surchauffe de la croissance, Fayard, 1974, p. 124.
    • 21. Cf. Le Règne de la quantité, op. cit., pp. 53-65 et La Crise du monde moderne, Gal., 1946, pp. 96-112.
    • 22. RM Rilke, Œuvres, t. III, op. cit., lettre à Lou Andreas-Salomé, 1er mars 1912, p. 213.
    • 23. R. Guénon, Le Règne de la Quantité..., op. cit., chap. XV, « La dégénérescence de la monnaie », pp. 108-122.
    • 24. J. Gracq, op. cit., pp. 235-276.
    • 25. Roger Caillois, Approches de l'imaginaire, Gal., 1974, p. 65.
    • 26. Ibid., p. 85 ; de même : « [...] pour instaurer dans la société un pouvoir spirituel, il faut réunir et séparer en elle une société tout inverse, spirituelle elle aussi, dont il émanera. Elle n'aura, pour se faire écouter, que le prestige de l'esprit. Ne disposant d'aucune contrainte, il faudra qu'elle fascine », p. 88.
    • 27. R. Guénon, La Crise du monde moderne, op. cit., p. 83.
    • 28. Ibid., pp. 83-84.
    • 29. Ibid., p. 114.
    • 30. Ibid., p. 115.
    • 31. J. Evola, Révolte contre le monde moderne, éd. de l'Homme, 1972, p. 277.
    • 32. RM Rilke, lettre à Witold von Hulewicz, op. cit., p. 590.
    • 33. Rilke à Lou Andreas-Salomé, 10 août 1903, in RM Rilke-Lou Andréas-Salomé, Correspondance, Gal., 1980, p. 94.
    • 34. Lettre à W. von Hulewicz, ibid.
    • 35. Ibid., p. 591.
    • 36. Id. pp. 591-592.
    • 37. Lettre à la duchesse Gallarati Scotti, 17 jan. 1926, RM Rilke, Lettres milanaises, Plon, 1956, p. 85.
    • 38. H. Corbin, préface à Aurélia Stapfert, L'Ange roman dans la pensée et dans l'art, Berg international, 1975, p. 10. Le numéro des Cahiers de l'Hermétisme, consacré à l'Ange et l'homme, 1978, sous la direction d'A. Faivre et de F. Tristan, montre bien que les anges permettent à l'esprit de surmonter ce que les auteurs repèrent comme le dilemme typi­quement occidental du mythe et de l'histoire, de l'inconscient et du conscient.
    • 39. Lettre à Lou Andreas-Salomé, in RM Rilke-Lou Andreas-Salomé, Correspondance, op. cit., pp. 308-309.
    • 40. Lettres à W. von Hulewicz, op. cit., p. 591, à Rudolf Zimmerman, 10 mars 1922, ibid., p. 508, et à Ilse Blumenthal Weiss, 28 déc. 1921, ibid., p. 485.
    • 41. Lettre à Ilse Blumenthal Weiss, ibid., p. 486.
    • 42. Lettre à Dorothéa von Ledebur, 19 déc. 1918, citée par Philippe Jacottet, Rilke par lui-même, Le Seuil, 1970, p. 126. Quant à ce « singulier Fabre d'Olivet », Rilke en parlait en termes particulièrement élogieux : « Pour la première fois j'ai l'impression qu'il y avait là quelqu'un qui possédait la juste notion des systèmes antiques, de l'essence de leurs communication et de leurs secrets », lettre à Marie de Tour et Taxis, 17 nov. 1912, Œuvre t. IIl, op. cit., p. 43. Aussi Furio Jesi, Esoterismo e linguaggio mitologico, studi su R.-M. Rilke, G. d'Anna, 1976.
    • 43. « Le Spengler est la première chose depuis longtemps qui m'ait refait quelque unité... » écrivait Rilke à Lou Andreas-Salomé (21 fév. 1919, Correspondance, op. cit., p. 361) à qui il avait envoyé Le Déclin de l'Occident : « [...] le gros, le merveilleux Spengler est arrivé le matin de mon anniversaire et cette journée que je n'avais jamais distinguée des autres le sera désormais, cette lecture l'a remplie du matin à la nuit, et j'ai continué depuis, comme si aujourd'hui lui aussi était encore un anniversaire sans fin » (L. Andreas-­Salomé à Rilke, 17 fév. 1919, I, p. 358).
    • 44. Lettre à Herman Pongs, 21-11-7924, Œuvres, t. III, p. 580. Rappelons que les évé­nements allemands de 1918 qui trouvèrent Rilke à Munich, avaient brièvement suscité son intérêt, cf. lettre à Clara Rilke, 7 nov. 1918, Œuvres, t. III, op. cit., p. 404.
    • 45. Lettre à H. Pongs, ibid., p. 582.
    • 46. R. Guénon, « La Gnose et les écoles philosophiques », série d'articles parus dans la Gnose en 1909 et 1911, repris dans Mélanges, Gal., 1976, p. 205.
    • 47. Ibid., pp. 206-209.
    • 48. Sur les rapports entre gnose et religion dans la genèse des formations spécifiques de la pensée que sont les idéologies, on se reportera au livre fondamental d'Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977.
    • 49. Edward A. Tiryakian, « Ésotérisme et exotérisme en sociologie : La sociologie de l'Âge du Verseau », Cahiers internationaux de sociologie, vol. II, 1972, p. 48. Du même auteur « The Sociology of Esoteric Culture », American journal of Sociology, vol. 78, n° 3, nov. 1971, pp. 491-512, ainsi que le recueil de textes réunis par ses soins, On the Margin of the Visible : Sociology, the Esoteric and the Occult, John Wiley, New York, 1974.
    • 50. « La sociologie à l'Âge du Verseau », op. cit., pp. 49-50.
    • 51. Tiryakian s'appuie en particulier sur le point de vue de D. Bell, ibid., p. 39.
    • 52. R. Abellio, La Fin de l'ésotérisme, Flammarion, 1973, ainsi que Approche de la nouvelle gnose, Gal., 1981, sans oublier le Cahier de l'Herne à lui consacré en 1979 sous la direction de J.-P. Lombard.
    • 53. Le Règne de la Quantité.... op. cit., chap. XXXIV, « Les méfaits de la psychanalyse », pp. 222-229.
    • 54. Sur la notion de résidus psychiques, résidus abandonnés par les influences spiri­tuelles, lors de leur retraite sur « leurs anciens supports corporels, lieux ou objets », donc chargés encore d'éléments psychiques qui les rendent aisément manipulables, c£ Le Règne de la Quantité..., op. cit., chap. XXVII, pp. 181-196.
    • 55. À propos de l'ère du Verseau, le célèbre astrologue André Barbault remarque qu'elle ne débutera, de toute façon, pas avant le milieu du prochain millénaire : Connaissance de l'astrologie, entretiens avec Michel Reboul, Pierre Horay, 1978, p. 99.
    • 56. Cf. l'excellente monographie de Jean Saunier, Saint-Yves d'Alveydre : Ou la Synarchie sans énigme, Dervy-livre, 1982, passim.
    • 57. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Vrin, 1929, p. 148.
    • 58. Sur le fameux Der Arbeiter (1932) qui a nourri la méditation heideggerienne de la Technique (cf. JM Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, l'Herne, 1968, pp. 187­-2l2) voir le livre de J. Evola, L'Operaio nel pensiero di E. Jünger, Volpe, Roma, 1974. Du même Evola ses mémoires, Le Chemin du Cinabre, Arché, Milan, 1983, pp. 189-195. Quant à Alexandre Zinoniev, la meilleure introduction à son œuvre demeure Le Communisme comme réalité, l'Âge d'Homme, 1981.
    • 59. Le Chemin du Cinabre, op. cit., p. 201, sur sa théorie des trois races, ibid., pp. 146­-158 et ses ouvrages antérieurs, depuis réédités, Il mito del sangue, Éd. di Ar, Padova, 1978 et Sintesi di una dettrina della razza, id.
    • 60. Le Chemin du Cinabre, op. cit., pp. 186-188 et 197-198.
    • 61. Cf. J.-L. Vieillard-Baron, L'Illusion historique et l'Espérance terrestre, Berg inter­national, 1981.
    • 62. Le Chemin du Cinabre, op. cit., p. 203. 63. Orient et Occident, Payot, 1924, p. 193.
    • 64. Sur ce Lorrain (1861-1939), condisciple et ami de Barrès et de Stanislas de Guaïta, passionné par la civilisation traditionnelle du Viêtnam, qui fut l'introducteur du taoïsme en France, on se reportera à la précieuse étude de J.-P. Laurant, Mat-Gioi : un aventurier taoïste, Dervy, 1982.
    • 65. L'œuvre majeure d'Henry Corbin (1903-1978) a fait l'objet d'un remarquable Cahier de l'Herne, sous la direction de Christian Jambet, en 1981.
    • 66. Daryush Shayegan, Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ?, les Presses d'aujourd'hui, 1982, p. 124. De même, pour taoïsme et communisme, voir Mat-Gioi, Griffes rouges sur l'Asie, Baudinière, 1933.
    • 67. Ibid., l'ensemble du chap. V, « L'idéologisation de la tradition », pp. 179-238.
    • 68. H. Corbin, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn'Arabi, Flammarion, 1976, pp. 11 et sq, et cette explication du mundus imaginalis qui est imaginal et non imaginaire (au sens restrictif du terme), « notion de l'imagination comme étant la production magique d'une image, le type même de l'action magique, voire de toute action comme telle, mais par excellence de toute action créatrice; et d'autre part la notion de l'image comme d'un corps (un corps magique, un corps mental) dans lequel s'incarnent la pensée et la volonté de l'âme », ibid., p. 139. De ce point de vue, la concordance est significative entre le salut du phénomène par l'ange rilkien qui transforme le visible en invisible et les propos du théologien shi'ite Mohammad Hosayn Tabâtabâ' Y définissant l'ange comme « un atelier à produire de l'invisible » (cf. H. Corbin, Nécessité de l'angélologie, l'Ange et l'homme, op. cit., p. 68). Non que de Rilke fut un néo-musulman, même s'il peut écrire, pendant certain séjour andalou, étalant « un antichristianisme furibond » : « je lis le Coran et en maints passages, je l'entends parler d'une voix dans laquelle j'entre moi-même de toutes mes forces... » (lettre à Marie de Tour et Taxis, 17 déc. 1912, Œuvres, t. III, p. 23 ; aussi la lettre à L. Andreas-Salomé, 19 déc. 1912, Correspondance, op. cit., p. 249, « [...] ici, je lis le Coran dans une véritable stupeur – et je reprends goût aux choses arabes ») et encore moins le thuriféraire d'un quelconque impérialisme religieux. Seulement ces rencontres et ces influences ne font jouer la cohérence de la Tradition dans son imaginal qu'afin d'en particulariser les modalités diverses et opposées de son inscription historique. La commu­nication ne s'opère que dans et par l'invisible. Elle suppose, de fait ou de rite, une initiation préalable. Ce qui remet à sa juste place, dans le déroulement du Kali-yuga, le tropisme œcuménique dont nos contemporains sont saisis. Jamais la religion ne s'est autant réclamée du seul for intime, et jamais elle n'a autant prétendu au rassemblement des croyants au nom d'une morale minimum. Entreprise idéologique évidente, où chaque religion se donne comme la mieux adaptée aux problèmes du temps, ou l'histoire asservit la métaphysique, où la théologie confond l'imaginal avec le social. Historiquement, le social, comme le pressent Baudrillard, ne résulte-t-il pas du décloisonnement des sociétés d'ordres (à rap­procher de la situation des hors castes dans le monde hindou) et précisément par désa­cralisation de l'imaginal rabaissé en imaginaire tout profane ? Quitte après expérience faite des catastrophes mondaines, de se rejeter dans une esthétique du rêve, fût-il éveillé. L'âme romantique témoigne de ces oscillations de forte amplitude. En Occident comme en Orient, n'y aurait-il donc de révolution que religieuse, ou si l'on préfère en forme de sous-produit de la religion, dont elle traduirait la mutation temporelle lorsque l'imaginal d'une culture est confronté à des changements trop nombreux et trop importants pour qu'il puisse en rendre compte dans la sémiotique qui lui est propre ? En ce cas-là une tendance latente et conjoncturelle serait devenue, avec la modernité, un phénomène dominant et structurel. Et s'il est vrai que l'âge sombre marque l'avènement de l'État universel, le discours « spi­ritualiste » non moins universel qui en justifie les prétentions s'avère d'autant plus suspect qu'il revendique l'unanimité confessionnelle par l'action. Sous ce masque, une politique se dissimule, qui n'ose pas dire son nom, précisément celle du Kali-yuga, celle de l'oubli de la Tradition, celle de la confusion répandue en toute chose au nom d'une unité précipitée du ciel sur la terre. On assiste alors à la naturalisation d'une origine donnée pour supra­humaine mais que l'histoire entraîne dans sa descente. L'idéologie a remplacé l'imaginal, et substitue l'engagement à l'initiation. Nous sommes dans le domaine de l'exotérisme pur, au point le plus bas de l'involution. Par ex. cette prospective au futur antérieur, avec le colloque de Téhéran, en octobre 1977, dont le thème était : L'impact de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ? À plusieurs reprises, H. Corbin dut s'employer à recentrer des débats qui tournaient à l'illusionnisme politique, comme à l'hystérie anti-occidentale (op. cit., Berg international, 1979, passim). Faut-il ajouter que depuis... Et en domaine chrétien, cf. les pertinentes analyses de l'abbé Jean Milet, « Dieu ou le Christ ? Les Conséquences de l'expansion du christocentrisme dans l'Église catholique du XVIIe à nos jours », Études de psychologie sociale, Trévise, 1980.
    • 69. L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn' Arabi, op. cit., p. 140. Sur la possibilité d'un espace imbriqué dans le nôtre dont il différerait qualitativement, voir les propos d'Eugène Canseliet à Robert Amadou, Le Feu du soleil, Entretiens sur l'Alchimie, Pauvert, 1976, pp. 68-69 : « [...] je suis persuadé qu'il y a toute une société sur la terre, une catégorie d'individus qui vivent sur un plan autre que le nôtre », ne constituant pas réellement une société, mais « [...] le consensus des adeptes, de ceux qui ont réussi, les vrais Rose-croix », p. 70.
    • 70. Jean Molino, « Le symbole et les Trois Fonctions », in Georges Dumézil, Pour un temps, Centre Georges Pompidou/Pandora éd., 1981, p. 75. Dans le dialogue avec Jacques Bonnet et Didier Pralon qui ouvre le volume, Dumézil précise que le problème principal reste « de savoir dans quelle mesure l'idéologie et ses expressions évoluent lorsque évolue, matériellement et intellectuellement, la société qui les professe. J'ai rencontré des cas étonnants où l'idéologie tripartite subsiste alors que la société, et depuis longtemps, s'analyse et fonctionne tout autrement », p. 29, tandis que François Desbordes nous rappelle la définition dumézilienne de l'idéologie, où les mythes impliquent la religion en tant que rituel, théologie, littérature sacrée, etc. « [...] mais tous ces éléments sont eux-mêmes subor­donnés à quelque chose de plus profond qui les oriente, les groupe, en fait l'unité, et que je propose d'appeler, malgré d'autres usages du mot, l'idéologie, c'est-à-dire une conception et une appréciation des grandes forces qui animent le monde et la société et de leurs rapports », « Le Comparatisme de Georges Dumézil : une introduction », ibid., p. 52. L'oc­culte nous reviendrait-il incessamment en tant qu'archéologie de notre savoir occidental rétablissant toutes ces parentés ? Ou bien comme culture hétérodoxe enfin rendue au grand jour ? Et en pareil cas, l'aveu de son influence ne signalerait-il pas un délitement grandissant de l'objet secret sous la pression du Kali-yuga ? Tensions entre l'occultisme et l'ésotérique, mais coexistence de la pensée critique et de la ratio hermetica, l'imaginaire, à défaut de l'imaginal, différencie les approches d'une insaisissable modernité qui se dévoile en mythe sans cesser de se donner pour raison. Avec, en épaisseur, mythe du mythe et raison de la raison. Ainsi, Dumézil écrivant sa « sotie nostradamique », « ... Le Moyne noir engris dedans Varenne », Gal., 1983.
    • 71. « Le Social et le mythique. Pour une topique sociologique », Cahiers internationaux de sociologie, n° spécial, Les sociologies, vol. LXX, 1981, p. 304. Gilbert Durand a présenté un panorama conceptuel de sa théorie beaucoup plus poussé dans « La Cité et les Divisions du Royaume : Vers une sociologie des profondeurs », in L'un et le Divers, Eranos Jahrbuch, vol. 45, 1980, pp. 165-219. Pour l'attention de Guénon aux travaux de Dumezil, cf. Comptes rendus, éd. Traditionnelles, 1973, pp. 189-190. Y aurait-il eu beaucoup plus si Guénon avait vécu, que des notes de lecture ?
    • 72. Le Social et le Mythique, op. cit., p. 294.
    • 73. La Révolte des masses, Stock, 1937, Préface, p. XXVI.
    • 74. Ibid., p. XXII. Et cette réflexion : « Lorsque Guizot... oppose la civilisation européenne à toutes les autres, en faisant remarquer que jamais en Europe aucun principe, aucune idée, aucun groupe, aucune classe n'a triomphé sous une forme absolue et que c'est à cela que sont dus son développement permanent et son caractère progressif, nous ne pouvons nous empêcher de dresser l'oreille », p. XIV. Mais la démarche de Guizot ne sépare pas vraiment la raison de l'histoire. On l'aura compris...
    • 75. Ibid., titres des chap.II, III et IV.
    • 76. E. A. Tiryakian « La Fin d'une illusion et l'Illusion de la fin », in Le Progrès en question, Actes du IXe colloque de l'Association internationale des sociologues de langue française, Menton, 12-17 mai 1975, Anthropos, 1978, t. II, pp 89-129, et, du même, l'article publié en collaboration avec Ivo Rans, « Réflexions sur le catastrophisme actuel », in Pour une histoire qualitative, Études offertes à Svan Stelling-Michaud, Presses universitaires romandes, 1975, pp. 283-321.
    • 77. « [...] la présence du futur constitue le facteur sous-jacent de l'importance culturelle accordée à la modernité. Par modernité, j'entends un agglomérat d'éléments conceptuels et structuraux qui : a) soutiennent et encouragent la recherche du neuf en poussant à l'innovation, b) entraînent une évaluation positive du présent en lui accordant une légi­timité égale voire supérieure à celle de la "tradition", c) envisagent l'organisation sociale actuelle comme un instrument pour engendrer la société à venir, et d) font d'aujourd'hui le juge d'hier et de demain celui d'aujourd'hui (au lieu de l'inverse) », « La fin d'une illusion et l'illusion de la fin », ibid., p. 383. Également, Mircea Eliade, Occultisme, Sorcellerie et Modes culturelles, Gal., 1976, et Gunther Stent, L'Avènement de l'âge d'or, Fayard, 1973.
    • 78. Dans le cas où l'Occident se montrerait incapable de se réformer, Guénon avait pressenti qu'il risquerait « l'absorption ou l'assimilation » par des civilisations mieux pré­servées et que d'inévitables « révolutions ethniques » en résulteraient, Orient et Occident, op. cit., p. 125. Cf. le point de vue de Raymond Ruyer, Les Cent prochains siècles, le Destin historique de l'homme selon la nouvelle gnose américaine, Fayard, 1977.
    • 79. Ainsi lors du colloque de Téhéran, le procès sans nuances fait à l'Occident par l'ex-­marxiste et futur néo-musulman Roger Garaudy contrastant avec les interventions beaucoup plus mesurées des participants iraniens, en particulier Daryus Shayegan, « L'impact de la pensée occidentale... », op. cit., passim. Avec son livre Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ?, op. cit., Shayegan, poussera plus loin sa critique devenue entre-temps celle de l'Islam révolutionnaire et de la révolution par la tradition.
    • 80. Qui douterait de cette spécificité n'aurait qu'à se reporter à des ouvrages aussi pénétrants que ceux de Richard Sinding, Qu'est-ce qu'une crise ?, PUF, 1981 et de Julien Freund, Sociologie du conflit, PUF, 1983.
    • 81. Eddy Batache a dressé un parallèle éclairant, Surréalisme et Tradition : La Pensée d'A. Breton jugée selon l'œuvre de R. Guénon,éd. Traditionnelles, 1978.
    • 82. La médiocre influence de Guénon en terre d'Islam comme les incertitudes de ses disciples devenus musulmans, soulignées par le grand travail de Marie-France James, Ésotérisme et christianisme autour de Renée Guénon, Nouvelles Éditions latines, 1982, évitent difficilement d'être mis en rapport avec les remarques, pour beaucoup, provocantes, qui ont constitué la contribution de Robert Amadou à la Décade de Cerisy-la-Salle, « René Guénon et l'actualité de la pensée traditionnelle », 13-20 juil. 1973, sous la direction de René Alleau et de Marina Scriabine (Arche, Milan, 1980, réédition). Celui-ci, à partir de ce qu'il nomme le guénonisme, insiste sur les désaccords de faits et de doctrines entre Guénon et l'Islam. R. Amadou qui ne se prononce pas sur « l'Islam personnel » de Guénon, sur la valeur de sa foi, s'attache à la situation de Guénon par rapport à l'Islam, à son « traditionalisme spécifique », en concurrence avec toute dogmatique religieuse, du fait que la distinction/opposition entre ésotérisme et exotérisme dénierait, en pratique, à l'orthodoxie le droit de désigner et de qualifier l'hérésie, op. cit., p. 107. Surtout, nous semble-t-il, cette difficulté, cette incompatibilité peut-être de Guénon avec les religions installées et leurs exigences dogmatiques et disciplinaires, sont à la mesure d'une dérive par l'histoire, dans laquelle désormais les orthodoxies légitiment leur autorité. Reste l'occulte, en meilleure posture pour valider un recours par d'autres moyens. Mais, de toute manière, la pensée critique reçoit sa part, manifeste, que l'histoire la dégage ou que la tradition la lui abandonne. En ce sens, la modernité est déjà derrière nous, dont Malraux a décrit le climat spirituel : « La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion et le phénomène que nous sentons très bien depuis que la machine est entrée en jeu (pas la science, la machine), c'est la fin de ce qu'on pourrait appeler la valeur suprême, avec en même temps quelque chose qui semble tout le temps la rechercher », entretien avec Kommen Becirovic, André Malraux, Cahier de l'Herne, 1982, p. 21. La condition post­moderne, entre autres, ne serait-elle pas, en effet, celle où la connaissance (et le mot vaut dans une signification courante aussi) redécouverte comme périlleuse à tous les niveaux de l'histoire (la plus quotidienne ou la plus générale), l'initiation vient seule réduire, à défaut de le surmonter, le hiatus entre l'intelligence et la volonté. Ou, si l'on préfère, plus trivialement, l'ésotérisme comme trou noir dans l'historicité. En attendant la fin du cycle.

     

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    ◘ Puissance et spiritualité dans le traditionalisme intégral

    L'œuvre de René Guénon est indissociable d'un vaste courant phi­losophico-littéraire qui trahit l'inquiétude européenne devant l'essor tech­nique et industriel. Ce courant regroupe, au mépris des frontières natio­nales, idéologiques et confessionnelles, Georges Bernanos et Oswald Spengler, Paul Valéry et Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel et Miguel de Unamuno, Simone Weil et José Ortega y Gasset. Ces penseurs lucides traquent les symptômes de déclin spirituel derrière le fallacieux déploiement de puis­sance économique. À ces courageux prophètes convaincus que l'Occident athée, scientiste et matérialiste n'échappera pas à l'inexorable loi de mor­talité des civilisations, il faut joindre la génération des écrivains éprouvés au feu : les Ernst Jünger, Pierre Drieu la Rochelle et autres Henry Barbusse, dont la douloureuse interrogation sur le sens de la vie est née sous les “orages d'acier” de 1914-1918. C'est à cette génération qu'appartient Julius Évola.

    Au début des années 20, J. Évola exprime à travers des poèmes d'inspiration dadaïste le drame d'une personnalité forgée dans le vacarme des canons. La Guerre, notre mère : tel est aussi le titre d'un livre d'Ernst Jünger. C'est l'époque où R. Guénon rédige l'Introduction générale aux doctrines hindoues, et où G. Marcel fait incarner par les personnages de ses premières pièces les pôles de sa vision de l'existence : l'Être et l'Avoir. Chez l'auteur du Cœur des Autres (1919), le « procès de l'objec­tivation » annonce déjà la critique guénonienne du « règne de la quantité ». En 1927 paraît La Crise du monde moderne. Cette année-là, Emmanuel Berl diagnostique la « mort de la pensée bourgeoise » et G. Bernanos, dans une retentissante conférence prononcée à Bruxelles, dénonce la « reli­gion du progrès » comme « une gigantesque escroquerie à l'espérance ». N. Berdiaev appelle de ses vœux « un mouvement vers ce qui est élevé et profond ». Il croira le trouver quelques années plus tard dans le « per­sonnalisme » d'Emmanuel Mounier.

    De l'aveu même du fondateur de la revue Esprit, les alternatives doctrinales de ceux qu'on a nommés “les non-conformistes des années 30” ne sont toutefois que des slogans philosophiques exempts de toute rigueur, des cris de guerre et de ralliement, de faciles dichotomies aux assises intellectuelles fragiles. Le mot d'ordre “primauté du spirituel”, les évanescentes approximations de la “personne” que l'on oppose à “l'in­dividu” tout cela laisse sur sa faim l'esprit friand de ces références solides sans lesquelles la révolte antimoderne se dissout en une angoisse opaque de type “existentialiste”, un vague malaise néo-romantique, une “difficulté d'être” dépourvue d'horizon lumineux. On peut en dire autant de l'an­tagonisme spenglerien culture-civilisation (repris par N. Berdiaev), de la distinction établie par M. de Unamuno entre la « métaphysique vitale  » et la « métaphysique rationnelle », de l'opposition développée par S. Weil entre la « pesanteur » et la « grâce », et de tous les spiritua­lismes mal définis que le bouillonnement spéculatif de l'entre-deux-guerres fait émerger sur la toile de fond d'un obscur sentiment de décadence.

    Autant l'historien des idées ne peut qu'épingler la solidarité objective qui lie R. Guénon à tous les essayistes confessant leur anxiété devant la suicidaire “fuite en avant” d'un monde d'où « Dieu s'est retiré » (G. Bernanos), autant le regard critique, soucieux de dégager de cette fermen­tation intellectuelle une nette hiérarchie, appréhende obligatoirement la distance qui sépare le “guénonisme” non seulement de ce spiritualisme flou et nébuleux, mais aussi d'un certain passéisme politique et religieux qui, sous prétexte d'endiguer la « rébellion des masses » (O. y Gasset), « l'irruption verticale des barbares » (Rathenau), préconise un retour au monarchisme catholique. C'est notamment pour éviter toute confusion avec le traditionalisme à courte vue de Charles Maurras et d'Action Française que le traditionalisme guénonien se dit volontiers “intégral”, ce dernier adjectif soulignant par ailleurs le caractère supra-historique de la réfé­rence.

    La Tradition dont parle R. Guénon est en effet le dénominateur métaphysique commun à toutes les doctrines, religions et mythologies du passé, le noyau originel dont les croyances et les légendes ne constituent que l'écorce historique, le savoir primordial et universel qui fut révélé à l'homme au début du présent cycle, que l'humanité perdit au fil des âges, qui survécut à travers les vestiges épars des traditions particulières et dont le monde moderne consacre l’ oubli définitif, « pulvérisation de l'acquis » dont Émil Cioran fait à juste titre la caractéristique majeure de la mentalité des derniers temps.

    J. Évola a toujours partagé la conception guénonienne des origines de l'humanité, la certitude de l'existence d'une Tradition primordiale, la conviction que son oubli est à la base du développement de la modernité. L'affirmation commune d'un « dualisme de civilisation » et d'un processus involutif conduisant du monde traditionnel au monde moderne explique l'estime réciproque dont R. Guénon et J. Évola ne cessèrent de se témoigner. Le second nommé écrit :

    « Parmi les rares écrivains qui, en Occident, non par érudition, mais par un savoir effectif sur base initiatique, ont donné une contribution d'orientation et de clarification dans le domaine des sciences ésotériques et de la spiritualité traditionnelle, René Gué­non tient une place de relief » (1).

    C'est pourquoi le directeur du Diorama philosophique, expérience jour­nalistique que Pierre Pascal qualifie d'« unique et inimitable pour son originalité et sa vivacité intellectuelle » (2) convia R. Guénon à y écrire aux côtés d'Othmar Spahn, Edmund Dodsworth et Gonzague de Reynold (3).

    Réciproquement, il suffit de parcourir les ouvrages posthumes où sont recueillis les comptes rendus de R. Guénon pour s'apercevoir que ce dernier a suivi de près les moindres publications de J. Évola, y compris des articles parus dans Vita Italania et jusqu'à la présentation (préface et annotations) de Il mondo magico degli Heroi de Cesare della Riviera (4). À plus forte raison le chroniqueur du Voile d'Isis se pencha-t-il sur Révolte contre le monde moderne avec une sympathie ne l'empêchant pas de noter que « l'auteur a une tendance très marquée à mettre l'accent sur l'aspect royal au détriment de l'aspect sacerdotal » (5). Que J. Évola soit « séduit par l'assimilation de l'hermétisme â la magie » (6), qu'il tende « presque constamment à établir » cette « assimilation » (7), R. Guénon le déplore d'autant plus que la Tradition hermétique lui semble un livre « intéressant à bien des égards ». Il attribue cette fausse assimilation à une perception erronée des « rapports de l'initiation sacerdotale et de l'initiation royale », et à une volonté d'affirmer « l'indépendance de la seconde » (8).

    L'admiration mutuelle des 2 principaux représentants du tradi­tionalisme intégral ne va donc pas sans quelques réserves d'ailleurs bila­térales. Dans l'Arc et la Massue, J. Évola répond à R. Guénon sur la question fondamentale des rapports entre le sacerdoce et la royauté. Il lui reproche d'avoir « affirmé que dans les civilisations traditionnelles normales, on trouve toujours le prêtre au centre et au sommet, comme représentant suprême de l'autorité spirituelle, la royauté étant subordonnée à une caste sacerdotale » (9). Il ajoute que « cela ne se rapporte pas du tout à l'état originel, mais concerne une situation qui n'est déjà plus normale du point de vue traditionnel ».

    Les relations entre l'autorité spirituelle et le pouvoir temporel ont préoccupé R. Guénon à un point tel qu'un passage d'un de ses livres les présente comme le moteur essentiel du devenir global de l'humanité. Évoquant le conflit des brahmanes et des kshatriyas qui secoua dès la plus haute Antiquité le système hindou des castes, il écrit :

    « Il ne serait d'ailleurs que trop facile de constater que la même lutte se poursuit encore de nos jours, quoique, du fait du désordre moderne et du “mélange des castes”, elle se complique d'éléments hétérogènes qui peuvent la dissimuler parfois aux regards d'un observateur superficiel » (10).

    Ces lignes capitales ne sont compréhensibles qu'à condition de donner aux mots brahmane et kshatriya une signification ontologique, une accep­tion dépassant le cadre des castes et des fonctions sociales, un sens s'élevant au niveau d'une véritable typologie spirituelle. À cette hauteur, il ne s'agit plus seulement de “prêtres” et de “guerriers”, mais d'une classification naturelle des êtres humains, d'une bipolarité psychique fondamentale dont Raymond Abellio définit très bien les termes lorsqu'il distingue les « hommes de connaissance » et les « hommes de puissance ».

    Dans le monde de la Tradition, il y a une parfaite correspondance entre d'une part l'exercice du sacerdoce et de la royauté, et d'autre part l’appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories ontologiques. C'est l’homme de connaissance qui est dépositaire de l'autorité spirituelle. C'est l'homme de puissance qui détient le pouvoir temporel. Le « mélange des castes » est notamment illustré par l'intrusion des kshatriyas dans l’Église catholique, par l'irruption d'une “volonté de puissance” sacer­dotale qui détermine l'antagonisme médiéval des “Guelfes” et des “Gibe­lins” (la “Querelle des Investitures”, le conflit de la Papauté et de l'Empire). Dans l'opposition ultérieure, sans cesse renouvelée, de l'Église et de l'État, apparaissent les « éléments hétérogènes » notamment véhiculés par l'as­cension des vaishyas. Ceux-ci constituent davantage que la “bourgeoisie marchande”. Pour rester dans la terminologie abellienne, ils forment la classe ontologique des « hommes de gestion ».

    L'envahissement de la sphère politique par la mentalité gestionnaire explique par ex. la vision prospective d'un James Burnham annonçant dans les années 1945-1950 « l'ère des organisateurs », métamorphose déci­sive de la fonction étatique. De cette situation anormale découle le transfert de la “volonté de puissance” dans des domaines autres que la politique (théorie gramsciste de la conquête de pouvoir culturel, objectif commun à la “nouvelle Gauche” et à la “nouvelle Droite”). Parallèlement, les “hommes de connaissance” se réfugient dans des milieux spirituels situés en marge des Églises (d'où la prolifération et le succès des “sectes”). L'ancienne lutte des brahmanes et des kshatriyas se poursuit sur les champs de bataille modernes de la “métapolitique” et de la “nouvelle Gnose”. R. Guénon a raison d'y voir, non seulement un conflit de castes carac­téristique des civilisations traditionnelles, mais aussi l'antagonisme de 2 types humains fondamentaux (2 « classes d'hommes », dirait Jean Thiriart) animant la totalité du devenir historique.

    R. Guénon n'a pas seulement mis de l'ordre dans le fatras ésotériste du début du siècle. C'est dans le champ de toute la pensée spiritualiste contemporaine que s'exerce son influence clarificatrice. Les actuels “révo­lutionnaires” de gauche ou de droite qui prônent une “nouvelle culture” contre la “société de consommation” ou la “civilisation marchande” opèrent une régression intellectuelle vers le stade préguénonien de la critique antimoderne. Leur horizon mental ne dépasse pas celui des spi­ritualistes d'avant-guerre, à qui suffisait la dénonciation polémique du “matérialisme”, alors que s'avère tout aussi importante la distinction des niveaux de spiritualité. Pour R. Guénon, la décadence moderne ne résulte pas d'une « négation pure et simple » du spirituel. Elle provient d'une descente d'un degré supérieur de spiritualité (la connaissance) à un degré inférieur de spiritualité (la puissance). La puissance est donc considérée comme un niveau de conscience spirituelle, ce qui conduit R. Guénon à juger les philosophies vitalistes (Nietzsche, Bergson) infiniment plus dangereuses que le matérialisme grossier qui les précède et contre lequel elles réagissent. La « contre-tradition » est plus redoutable que l'« antitra­dition », la « parodie » de la spiritualité plus menaçante que sa « négation pure et simple » (11).

    On peut citer de nombreux passages de Masques et Visages du spi­ritualisme moderne et de Chevaucher le Tigre (13) illustrant sur ce point l'accord de J. Évola. Dans le dernier ouvrage cité, et récemment réédité, le penseur italien développe une réfutation de la Weltanschauung nietzs­chéenne aussi définitive que la critique du bergsonisme à laquelle le méta­physicien français consacre un chapitre du Règne de la quantité. Ainsi, dans leur testament spirituel respectif, R. Guénon et J. Évola dénon­cent l'essentiel de l'aberration moderniste comme la réduction de l'homme à un “élan vital”, à une “volonté de puissance”. Une divergence les sépare toutefois et, tout en nous efforçant de la cerner, nous tenterons de déter­miner si J. Évola ouvre la voie à une critique post-guénonienne de la civilisation moderne, s'il opère ce nécessaire dépassement du guénonisme que les actuels pseudo-révolutionnaires de tous bords sont incapables de réaliser.

    Préfacier de la récente réédition de Chevaucher le Tigre, “évolien” compétent quoique trop souvent inconditionnel, Philippe Baillet analyse la conception que J. Evola se fait de l'Absolu. Après avoir rappelé que, pour l'auteur du Yoga tantrique, « l'Absolu n'est pas une substance fixe et immobile, mais une potestas qui reste éternellement elle-même dans la forme comme dans le sans-forme », il conclut que J. Évola « adhère à une idée de l'Être comme hiérarchie d'états de puissance » (14).

    Un des fondements du traditionalisme intégral est la “doctrine de l'identité suprême”, dont R. Guénon et J. Evola parlent à maintes reprises. Selon cette doctrine, le degré le plus élevé de spiritualité est atteint par l'identification à l'Absolu. Il en résulte que, dans la perspective évolienne, la puissance peut se situer à un niveau spirituel supérieur à celui de la connaissance. En d'autres termes, cela revient à dire que le kshatriya peut revendiquer une supériorité spirituelle par rapport au brah­mane, à condition que sa “volonté de puissance” ne se confonde pas avec « l'affirmation d'un Moi guidé [...] par la convoitise et par l'orgueil » (15), à condition que son “élan vital” soit au contraire animé « par une orien­tation transfigurante » (16). C'est toute la différence que fait J. Évola entre l'individualisme moderne, qu'il condamne aussi violemment que R. Guénon, et l'héroïsme traditionnel pour lequel il réclame, en oppo­sition avec R. Guénon, une spiritualité et une primordialité plus grandes que celles de la connaissance sacerdotale.

    Pour J. Évola, il a existé à l'origine, avant l'âge théocratique des prêtres, un « cycle héroïque » qui constitue la première phase du monde de la Tradition et qui, seul, peut servir de référence et de “mythe mobi­lisateur” dans la critique et l'action révolutionnaire antimodernes. L'ère de la théocratie sacerdotale constitue déjà un stade involutif par rapport à “l'âge d'or” qui la précède et qui est placé sous le signe de la “royauté initiatique”. Les révoltes des kshatriyas qui ébranlent le monde tradi­tionnel dans sa phase ultime rendent possibles le dépassement du point de vue sacerdotal et le retour à la spiritualité primordiale de type héroïque, à condition que la “volonté de puissance” ne dégénère pas en hypertrophie de l'ego, mais se mue au contraire en une expérience initiatique d'iden­tification avec l'Absolu envisagé comme source inépuisable d'énergie.

    De même que l'absence de cette dimension initiatique motive à elle seule les réticences de J. Évola envers le fascisme, ainsi l'auteur de Chevaucher le Tigre donne-t-il parfois l'impression que le vitalisme moderne se justifierait à ses yeux au seul prix d'une orientation intérieure vers ce qu'il nomme l'« impersonnalité active ». Cette ambiguïté pour le moins fâcheuse expose J. Évola à servir de caution spirituelle à ceux qui veulent infléchir la modernité dans le sens d'un élitisme biologique (17).

    Un tel risque de récupération idéologique existait dès 1938, date à partir de laquelle J. Evola développa sa métaphysique de la race. Rendant compte d'un article paru dans Vita Italiana, R. Guénon réfute en ces termes la distinction évolienne des « races de nature » et des « races de tradition » :

    « Il n'existe point de “races de nature”, car toute race a nécessairement une tradition à l'origine, et elle peut seulement l'avoir perdue plus ou moins complètement par dégénérescence, ce qui est le cas des peuples dits “sauvages” » (18).

    N'en déplaise à « ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique », écrit-il ailleurs, la Tradition est « éternelle ». Elle possède le « caractère intemporel » propre à « tout ce qui est métaphysique ». Les doctrines qui la formulent « n'ont pas apparu à un moment quelconque de l'histoire de l'humanité ». Il en résulte qu'« il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître », transmettre lesdites doctrines, concevoir « réel­lement et totalement » la « vérité métaphysique » qu'elles contiennent (19).

    En conséquence, le substrat humain, dont J. Évola souligne la présence au début du présent cycle, ne constitue nullement une espèce “inférieure” par rapport au “surhomme” primordial d'origine hyper­boréenne. Il ne s'agit pas de « races de nature » auxquelles la Tradition n'aurait jamais été révélée, mais de « races de tradition », en déclin spirituel relativement à un cycle antérieur où elles maîtrisaient « réellement et totalement » la vérité métaphysique. Ces races ne méritent donc absolument pas le mépris qui affleure de temps à autre sous la plume de J. Évola, auquel l'ambiance culturelle des années 30 peut servir de circonstance atténuante dans la mesure où les esprits les plus libres échappent diffici­lement à “l'air du temps”, mais dont il convient de mettre en exergue la parenté de ton avec l'arrogance d'un récent courant de pensée mêlant le social-darwinisme à l'idolâtrie nordique.

    Il est exact que la volonté guénonienne de préserver la théocratie sacerdotale contre les usurpations des kshatriyas est susceptible d'inspirer de regrettables erreurs. Ainsi en est-il de la méprise de R. Guénon lui­-même en ce qui concerne le bouddhisme sur lequel il ne rectifia son jugement qu'en 1947, grâce à l'influence éclairante de Marco Pallis et d'A. K. Coomaraswamy. Mais il est tout aussi évident que l'incompréhen­sion de J. Évola et des évoliens envers le christianisme (20) dérive de l'inaptitude à concevoir l'« identité suprême » autrement que comme ouver­ture initiatique à la pure immanence de l'Absolu.

    Or, ainsi que le montre Georges Vallin dans une remarquable étude d'inspiration guénonienne (21), l'Absolu est aussi pure transcendance, point central du cosmos échappant à tout devenir, Principe imprimant à l'univers son mouvement sans y participer et sans en être affecté. C'est la doctrine aristotélicienne du “moteur immobile”, écho occidental de “l'agir sans agir” (wei-wu-wei) taoïste. Un tel envisagement de l'Absolu implique une conception de l'« identité suprême » qu'exprime notamment cette parole de Jésus : « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Le degré le plus élevé de la réalisation spirituelle est l'acquisition de cette centralité inté­rieure, reflet microcosmique de ce que l'ésotérisme islamique appelle la “station divine”. Telle est, selon R. Guénon, la spiritualité primordiale propre à l'initié détenteur de la « fonction suprême » (22).

    L'apport guénonien à la critique antimoderne réside pour l'essentiel dans le refus de réduire la modernité au “matérialisme” et de confondre la fin ultime de la civilisation technico-industrielle avec le « règne de la quantité » qui n'en est que la phase préparatoire. C'est ce qui différencie R. Guénon, non seulement des spiritualistes de la première moitié du siècle, mais aussi des “révolutionnaires” d'aujourd'hui, dont le regard myope s'acharne sur le “bourgeoisisme” et la “démonie de l'économie” [affirmation sectaire du nécessaire primat de l'économie].

    Ces dernières expressions sont de J. Évola. Cela ne signifie pas pour autant que la dénonciation évolienne du monde moderne épouse le mouvement régressif du gauchisme et de la “nouvelle Droite” vers un spiritualisme préguénonien. En effet, parmi les « manifestations du démo­nique dans le monde moderne », J. Évola ne cite pas seulement « la civilisation mécanique, l'économie souveraine, la civilisation de la pro­duction ». Il épingle aussi « l'exaltation du devenir et du progrès », la glorification de « l'élan vital illimité » (13). J. Évola est donc d'accord avec R. Guénon pour déceler dans la mentalité moderne une composante vitaliste fondamentale, capable d'infléchir la civilisation technico-indus­trielle vers un néo-élitisme et un néo-spiritualisme douteux, par-delà les phénomènes transitoires de l'égalitarisme et du matérialisme.

    Nous ne pensons pas que les évoliens puissent contester la pertinence de ces lignes prophétiques de R. Guénon :

    « Ce ne sera certes plus le “règne de la quantité”, qui n'était en somme que l'aboutissement de “l'antitradition” ; ce sera au contraire, sous le prétexte d'une fausse “restauration spiri­tuelle”, une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d'une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale » (24).

    R. Guénon ajoute qu'« après l'égalitarisme de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inver­sée, c'est-à-dire proprement une contre-hiérarchie, dont le sommet sera occupé par l'être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des abîmes infernaux » (25).

    La fin dernière du monde moderne n'est pas la victoire du matéria­lisme et de l'égalitarisme, mais le triomphe d'un type de spiritualité fon­dant une nouvelle hiérarchie au sommet de laquelle les “hommes de puissance” auront remplacé les “hommes de connaissance”. Les origines lointaines de la modernité se situent donc dans les révoltes des “guerriers” contre les “prêtres”, dans le conflit des kshatriyas et des brahmanes qui ébranla depuis la plus haute Antiquité les théocraties traditionnelles. Ce qui doit être dépassé au sein même du guénonisme, c'est la tentation de proposer, comme remède à la crise du monde moderne, un prétendu modèle théocratique. En indiquant les limites de l'initiation sacerdotale comme degré de réalisation spirituelle, J. Évola offre aux guénoniens l'occasion d'éviter le piège du passéisme religieux. En préconisant une sorte d'al­chimie spirituelle qui transmute la “volonté de puissance” en initiation héroïque, en faisant de celle-ci le trait dominant d'un cycle plus originel que l'âge théocratique des prêtres, il oblige les guénoniens à remplacer leur référence traditionnelle par une exigence de primordialité.

    On ne peut néanmoins dire que J. Évola ouvre l'accès au stade postguénonien du traditionalisme intégral. L'œuvre de R. Guénon recèle en elle-même les germes de son propre dépassement. J. Évola peut contribuer à transcender le guénonisme en abolissant le facile antagonisme de la puissance et de la spiritualité, en dénonçant la confusion de celle-ci avec la connaissance, en complétant par le haut les degrés de réalisation initiatique, en dotant la “volonté de puissance” d'un niveau spirituel supérieur à celui du point de vue sacerdotal. Mais c'est une plus grande primordialité encore qu'est en droit de revendiquer la conception gué­nonienne de l'« identité suprême » qui fait de l'initié, non un héros épou­sant le flux perpétuel du devenir cosmique (aspect immanent de l'Absolu), mais un sage en quête d'une centralité intérieure reflétant l'unité du monde (aspect transcendant de l'Absolu).

    Il a sans doute existé à l'origine un cycle de civilisation héroïque. Il n'est pas interdit de le situer au sein de cet “âge d'or” dont parlent toutes les traditions. Mais on aurait tort de croire que “l'âge d'or” fut une époque sans histoire. La mythologie universelle nous suggère même le contraire en nous relatant les tragiques batailles qui déchirèrent le monde des origines : combat des Devas contre les Asuras dans la tradition hindoue, lutte des titans contre les dieux dans la légende hellénique, guerre des anges dans l'hébraïsme, Tuatha de Danann contre Fomoire chez les Celtes, etc. Cet archétype de la bataille primordiale peut être symbolique­ment interprété comme un conflit survenu au sein de la spiritualité des origines et opposant les adeptes de l'initiation sapientielle à ceux de l'ini­tiation héroïque.

    Si l'on s'en tient au plan de l'initiation, on peut trancher la question de la primordialité par une sorte de “jugement de Salomon”, en soutenant que les voies sapientielle et héroïque ont une valeur relative à ce que J. Evola nomme « l'équation personnelle ». Par ex., du point de vue strictement initiatique, le choix de la voix héroïque peut paraître légitime pour un une nature biologiquement privilégiée. Encore ne faut-il pas oublier que, selon certaines doctrines, et notamment dans la tradition hindoue, l'immanence cosmique à laquelle s'identifie le héros est considérée comme l'aspect “non suprême” du Principe, l'aspect “suprême” étant la trans­cendance métaphysique à laquelle aspire le sage en quête de son unité intérieure.

    Si l'on passe à présent au plan de la civilisation, il est évident, d'une part que seul un nouveau cycle sapientiel peut résoudre la crise du monde moderne, d'autre part que l'ouverture d'un nouveau cycle héroïque mar­querait, non pas l'aube d'une révolution antimoderne, mais l'actualisation des potentialités les plus profondes du monde technico-industriel. Le tra­ditionalisme intégral ne peut faire l'économie d'une reconsidération des rapports entre la puissance et la spiritualité. C'est en ce sens qu'il doit assumer l'apport de J. Évola. Mais R. Guénon doit demeurer sa référence principale, car loin de n'offrir qu'une exaltation passéiste de la théocratie, loin de ne proposer comme idéal que la connaissance spéculative propre à la fonction sacerdotale, le message guénonien présente la seule alternative valable au culte moderne de la force vitale : la beauté intérieure du sage qui retrouve en lui-même la grande harmonie de l'univers.

     

    ► Daniel Cologne, Cahiers de l'Herne n°49 consacré à R. Guénon, 1985.

    ◘ Notes :

    • 1. La Doctrine de l'éveil, Milan, Arché, 1976, p. 285.
    • 2. Julius Évola : le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 17.
    • 3. Le Diorama Filosofico était une page spéciale du quotidien Il Regime Fascista, dont la direction fut confiée à J. Évola et à laquelle, selon Pierre Pascal, « collaborèrent quelques-uns des meilleurs représentants du traditionalisme italien et européen ».
    • 4. R. Guénon juge « dignes d'intérêt » les notes introductives et explicatives de J. Évola, bien qu'elles « appellent parfois des réserves » et recèlent des « interprétations quelque peu tendancieuses ».
    • 5. Comptes rendus, éd. Traditionnelles, 1973, p. 136.
    • 6. Ibid., p. 7.
    • 7. Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Gal., 1970, p. 123.
    • 8. Ibid., p. 119.
    • 9. Actuellement inédit en français, ce livre sera publié prochainement par les éd. Pardès (trad. de l'italien par Philippe Baillet).
    • 10. Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Paris, Véga, 1976, p. 26.
    • 11. Cf. Le Règne de la quantité et les Signes des temps, Gal., 1946.
    • 12. Montréal, éd. de l'Homme, 1972.
    • 13. Éd. de la Maisnie, 1982.
    • 14. Chevaucher le Tigre, Préface, pp. XIII et XXII.
    • 15. J. Évola, Le Mystère du Graal, éd. Traditionnelles, 1977, p. 107.
    • 16. Ibid., p. 108.
    • 17. Sur le sens ultime de la civilisation moderne tel que nous le concevons, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, Pardès, coll. L'Âge d'Or, 1982.
    • 18. Comptes rendus, op. cit., p. 147.
    • 19. La Métaphysique orientale, éd. Traditionnelles, 1979, p. 23.
    • 20. Cf. notre ouvrage Julius Evola, René Guénon et le Christianisme, Paris, Éric Vatré, 1978 (diffusé par les éd. Pardès).
    • 21. La Perspective métaphysique, Paris, Dervy-Livres, 1976.
    • 22. Le Roi du Monde, Gal., 1958. C'est la fonction initiatique symbolisée,  chez Saint-Yves d'Alveydre, par le personnage du Brahatma, qui « parle à Dieu face-à-face ». Les 2 autres fonctions suprêmes, mais inférieures à la fonction initiatique, sont symbolisées par le Mahatma, qui « connaît les événements de l'avenir » (fonction sacer­dotale), et le Mahanga, qui « dirige les causes de ces événements » (fonction royale).
    • 23. Révolte contre le monde moderne, Montréal, éd. de l'Homme, 1972, p. 459.
    • 24. Le Règne de la quantité..., op. cit., p. 363.
    • 25. Pour le commentaire détaillé de ce passage, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, op. cit., p. 19.