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  • Faye/Nietzsche

    1746223459.jpgNietzsche vu par Guillaume Faye

    Réponses de Guillaume Faye au questionnaire du site "Nietzsche académie". Écrivain engagé, ancien membre du GRECE, ancienne figure de la Nouvelle droite, GF est l'auteur dernièrement de Mon programme aux éditions du Lore.

    Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

    La lecture de Nietzsche a constitué la base de lancement de toutes les valeurs et idées que j’ai développées par la suite. Quand j’étais élève des Jésuites, à Paris, en classe de philosophie (1967), il se produisit quelque chose d’incroyable. Dans ce haut lieu du catholicisme, le prof de philo avait décidé de ne faire, durant toute l’année, son cours, que sur Nietzsche ! Exeunt Descartes, Kant, Hegel, Marx et les autres. Les bons pères n’osèrent rien dire, en dépit de ce bouleversement du programme. Ça m’a marqué, croyez-moi. Nietzsche, ou l’herméneutique du soupçon... C’est ainsi que, très jeune, j’ai pris mes distances avec la vision chrétienne, ou plutôt christianomorphe du monde. Et bien entendu, par la même occasion, avec l’égalitarisme et l’humanisme. Toutes les analyses que j’ai développées par la suite ont été inspirées par les intuitions de Nietzsche. Mais c’était aussi dans ma nature.

    Plus tard, beaucoup plus tard, récemment même, j’ai compris, qu’il fallait compléter les principes de Nietzsche par ceux d’Aristote, ce bon vieux Grec au regard apollinien, élève d’un Platon qu’il respecta mais renia. Il existe pour moi un phylum philosophique évident entre Aristote et Nietzsche : le refus de la métaphysique et de l’idéalisme ainsi que, point capital, la contestation de l’idée de divinité. Le « Dieu est mort » de Nietzsche n’est que le contrepoint de la position aristotélicienne du dieu immobile et inconscient, qui s’apparente à un principe mathématique régissant l’univers.

    Aristote et Nietzsche, à de très longs siècles de distance, ont été les seuls à affirmer l’absence d’un divin conscient de lui-même sans rejeter pour autant le sacré, mais ce dernier s’apparentant alors à une exaltation purement humaine reposant sur le politique ou l’art. Néanmoins, les théologiens chrétiens n’ont jamais été gênés par Aristote mais beaucoup plus par Nietzsche. Pourquoi ? Parce qu’Aristote était pré-chrétien et ne pouvait connaître la Révélation. Tandis que Nietzsche, en s’attaquant au christianisme, savait parfaitement ce qu’il faisait. Néanmoins, l’argument du christianisme contre cet athéisme de fait est imparable et mériterait un bon débat philosophique : la foi relève d’un autre domaine que les réflexions des philosophes et demeure un mystère. Je me souviens, quand j’étais chez les Jésuites, de débats passionnants entre mon prof de philo athée, nietzschéen, et les bons Père (ses employeurs) narquois et tolérants, sûrs d’eux-mêmes.

    Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

    Le premier que j’ai lu fut Le Gai Savoir. Ce fut un choc. Et puis, tous après, évidemment, notamment Par-delà le bien et le mal où Nietzsche bouleverse les règles morales manichéennes issues du socratisme et du christianisme. L’Antéchrist, quant à lui, il faut le savoir, a inspiré tout le discours anti-chrétien du néo-paganisme de droite, dont j’ai évidemment largement participé. Mais on doit noter que Nietzsche, d’éducation luthérienne, s’est révolté contre la morale chrétienne à l’état pur que représente le protestantisme allemand, mais il n’a jamais vraiment creusé la question de la religiosité et de la foi catholique et orthodoxe traditionnelles qui sont assez déconnectées de la morale chrétienne laïcisée. Curieusement le Ainsi parlait Zarathoustra ne m’a jamais enthousiasmé. Pour moi, c’est une œuvre assez confuse où Nietzsche se prend pour un prophète et un poète qu’il n’est pas. Un peu comme Voltaire qui se croyait malin en imitant les tragédies de Corneille. Voltaire, un auteur qui, par ailleurs, a pondu des idées tout à fait contraires à cette « philosophie des Lumières » que Nietzsche (trop seul) a pulvérisée.

    • Être nietzschéen, qu'est-ce que cela veut dire ?

    Nietzsche n’aurait pas aimé ce genre de question, lui qui ne voulait pas de disciples, encore que… (le personnage, très complexe, n’était pas exempt de vanité et de frustrations, tout comme vous et moi). Demandons plutôt : que signifie suivre les principes nietzschéens ? Cela signifie rompre avec les principes socratiques, stoïciens et chrétiens, puis modernes d’égalitarisme humain, d’anthropocentrisme, de compassion universelle, d’harmonie utopique universaliste. Cela signifie accepter le renversement possible de toutes les valeurs (Umwertung) en défaveur de l’éthique humaniste. Toute la philosophie de Nietzsche est fondée sur la logique du vivant : sélection des plus forts, reconnaissance de la puissance vitale (conservation de la lignée à tout prix) comme valeur suprême, abolition des normes dogmatiques, recherche de la grandeur historique, pensée de la politique comme esthétique, inégalitarisme radical, etc.

    C’est pourquoi tous les penseurs et philosophes auto-proclamés, grassement entretenus par le système, qui se proclament plus ou moins nietzschéens, sont des imposteurs. Ce qu’a bien compris l’écrivain Pierre Chassard, qui, en bon connaisseur, a dénoncé les « récupérateurs de Nietzsche ». En effet, c’est très à la mode de se dire « nietzschéen ». Très curieux de la part de publicistes dont l’idéologie, politiquement correcte et bien pensante, est parfaitement contraire à la philosophie de Friedrich Nietzsche. En réalité, les pseudo-nietzschéens ont commis une grave confusion philosophique : ils ont retenu que Nietzsche était un contestataire de l’ordre établi mais ils ont fait semblant de ne pas comprendre qu’il s’agissait de leur propre ordre : l’égalitarisme issu d’une interprétation laïcisée du christianisme. Christianomorphe de l’intérieur et de l’extérieur. Mais ils ont cru (ou fait semblant de croire) que Nietzsche était une sorte d’anarchiste, alors qu’il prônait un nouvel ordre implacable, Nietzsche n’était pas, comme ses récupérateurs, un rebelle en pantoufles, un révolté factice, mais un visionnaire révolutionnaire.

    • Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?

    Les imbéciles et les penseurs d’occasion (surtout à droite) ont toujours prétendu que les notions de droite et de gauche n’avaient aucun sens. Quelle sinistre erreur. Même si les positions pratiques de la droite et de la gauche peuvent varier, les valeurs de droite et de gauche existent bel et bien. Le nietzschéisme est à droite évidemment. Nietzsche vomissait la mentalité socialiste, la morale du troupeau. Mais ce qui ne veut pas dire que les gens d’extrême-droite soient nietzschéens, loin s’en faut. Par ex., ils sont globalement anti-juifs, une position que Nietzsche a fustigée et jugée stupide dans nombre de ses textes et dans sa correspondance, où il se démarquait d’admirateurs antisémites qui ne l’avaient absolument pas compris.

    Le nietzschéisme est de droite, évidemment, et la gauche, toujours en position de prostitution intellectuelle, a tenté de neutraliser Nietzsche parce qu’elle ne pouvait pas le censurer. Pour faire bref, je dirais qu’une interprétation honnête de Nietzsche se situe du côté de la droite révolutionnaire en Europe, en prenant ce concept de droite faute de mieux (comme tout mot, il décrit imparfaitement la chose). Nietzsche, tout comme Aristote (et d’ailleurs aussi comme Platon, Kant, Hegel et bien entendu Marx – mais pas du tout Spinoza) intégrait profondément le politique dans sa pensée. Il était par ex., par une fantastique prémonition, pour une union des nations européennes, tout comme Kant, mais dans une perspective très différente. Kant, pacifiste et universaliste, incorrigible moralisateur utopiste, voulait l’union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui : un grand corps mou sans tête souveraine avec les droits de l’Homme pour principe supérieur.

    Nietzsche au contraire parlait de Grande Politique, de grand dessein pour une Europe unie. Pour l’instant, c’est la vision kantienne qui s’impose, pour notre malheur. D’autre part, le moins qu’on puisse dire, c’est que Nietzsche n’était pas un pangermaniste, un nationaliste allemand, mais plutôt un nationaliste – et patriote – européen. Ce qui était remarquable pour un homme qui vivait à une époque, la deuxième partie du XIXe siècle (« Ce stupide XIXe siècle » disait Léon Daudet) où s’exacerbaient comme un poison fatal les petits nationalismes minables intra-européens fratricides qui allaient déboucher sur cette abominable tragédie que fut 14-18 où de jeunes Européens, de 18 à 25 ans, se massacrèrent entre eux, sans savoir exactement pourquoi. Nietzsche, l’Européen, voulait tout, sauf un tel scénario. C’est pourquoi ceux qui instrumentalisèrent Nietzsche (dans les années 30) comme un idéologue du germanisme sont autant dans l’erreur que ceux qui, aujourd’hui, le présentent comme un gauchiste avant l’heure. Nietzsche était un patriote européen et il mettait le génie propre de l’âme allemande au service de cette puissance européenne dont il sentait déjà, en visionnaire, le déclin.

    Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?

    Pas nécessairement ceux qui se réclament de Nietzsche. En réalité, il n’existe pas d’auteurs proprement “nietzschéens”. Simplement, Nietzsche et d’autres s’inscrivent dans un courant très mouvant et complexe que l’on pourrait qualifier de “rébellion contre les principes admis”.Sur ce point, j’en reste à la thèse du penseur italien Giorgio Locchi, qui fut un de mes maîtres : Nietzsche a inauguré le surhumanisme, c’est-à-dire le dépassement de l’humanisme. Je m’en tiendrai là, car je ne vais pas répéter ici ce que j’ai développé dans certains de mes livres, notamment dans Pourquoi nous combattons et dans Sexe et Dévoiement. On pourrait dire qu’il y a du ”nietzschéisme” chez un grand nombre d’auteurs ou de cinéastes, mais ce genre de propos est très superficiel.

    En revanche, je crois qu’il existe un lien très fort entre la philosophie de Nietzsche et celle d’Aristote, en dépit des siècles qui les séparent. Dire qu’Aristote était nietzschéen serait évidemment un gag uchronique. Mais dire que la philosophie de Nietzsche poursuit celle d’Aristote, le mauvais élève de Platon, c’est l’hypothèse que je risque. C’est la raison pour laquelle je suis à la fois aristotélicien et nietzschéen : parce que ces deux philosophes défendent l’idée fondamentale que la divinité supranaturelle doit être examinée dans sa substance. Nietzsche jette sur la divinité un regard critique de type aristotélicien.

    La plupart des auteurs qui se disent admirateurs de Nietzsche sont des imposteurs. Paradoxal : je fais un lien entre le darwinisme et le nietzschéisme. Ceux qui interprètent Nietzsche réellement sont accusés par les manipulateurs idéologiques de n’être pas de vrais « philosophes ». Ceux-là même qui veulent faire dire à Nietzsche, très gênant, l’inverse de ce qu’il a dit. Il faut dénoncer cette appropriation de la philosophie par une caste de mandarins, qui procèdent à une distorsion des textes des philosophes, voire à une censure. Aristote en a aussi été victime. On ne pourrait lire Nietzsche et d’autres philosophes qu’à travers une grille savante, inaccessible au commun. Mais non. Nietzsche est fort lisible, par tout homme cultivé et censé. Mais notre époque ne peut le lire qu’à travers la grille d’une censure par omission.

    • Pourriez-vous donner une définition du Surhomme ?

    Nietzsche a volontairement donné une définition floue du Surhomme. C’est un concept ouvert, mais néanmoins explicite. Évidemment, les intellectuels pseudo-nietzschéens se sont empressés d’affadir et de déminer ce concept, en faisant du Surhomme une sorte d’intellectuel nuageux et détaché, supérieur, méditatif, quasi-bouddhique, à l’image infatuée qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Bref l’inverse même de ce qu’entendait Nietzsche. Je suis partisan de ne pas interpréter les auteurs mais de les lire et, si possible, par respect, au premier degré. Nietzsche reliait évidemment le Surhomme à la notion de Volonté de Puissance (qui, elle aussi, a été manipulée et déformée). Le Surhomme est le modèle de celui qui accomplit la Volonté de Puissance, c’est-à-dire qui s’élève au dessus de la morale du troupeau (et Nietzsche visait le socialisme, doctrine grégaire) pour, avec désintéressement, imposer un nouvel ordre, avec une double dimension guerrière et souveraine, dans une visée dominatrice, douée d’un projet de puissance.

    L’interprétation du Surhomme comme un ”sage” suprême, un non-violent éthéré, un pré-Gandhi en sorte, est une déconstruction de la pensée de Nietzsche, de manière à la neutraliser et à l’affadir. L’intelligentsia parisienne, dont l’esprit faux est la marque de fabrique, a ce génie pervers et sophistique, soit de déformer la pensée de grands auteurs incontournables mais gênants (y compris Aristote ou Voltaire) mais aussi de s’en réclamer indument en tronquant leur pensée. Il y a deux définitions possibles du Surhomme : le surhomme mental et moral (par évolution et éducation, dépassant ses ancêtres) et le surhomme biologique. C’est très difficile de trancher puisque Nietzsche lui-même n’a utilisé cette expression que comme sorte de mythème, de flash littéraire, sans jamais la conceptualiser vraiment. Une sorte d’expression prémonitoire, qui était inspirée de l’évolutionnisme darwinien.

    Mais, votre question est très intéressante. L’essentiel n’est pas d’avoir une réponse “ à propos de Nietzsche ”, mais de savoir quelle voie Nietzsche, voici plus de cent ans, voulait ouvrir. Nietzsche ne pensait pas, puisqu’il était anti-humaniste et a-chrétien, que l’homme était un être fixe, mais qu’il était soumis à l’évolution, voire à l’auto-évolution (c’est le sens de la métaphore du « pont entre la Bête et le Surhomme »). En ce qui me concerne, (mais là, je m’écarte de Nietzsche et mon opinion ne possède pas une valeur immense ) j’ai interprété le surhumanisme comme une remise en question, pour des raisons en partie biologiques, de la notion même d’espèce humaine. Bref. Cette notion de Surhomme est certainement, beaucoup plus que celle de volonté de puissance, un de ces pièges mystérieux que nous a tendu Nietzsche, une des questions qu’il a posée à l’humanité future.

    Oui, qu’est-ce que le Surhomme ? Rien que ce mot nous fait rêver et délirer. Le Surhomme n’a pas de définition puisqu’il n’est pas encore défini. Le Surhomme, c’est l’homme lui-même. Nietzsche a peut-être eu l’intuition que l’espèce humaine, du moins certaines de ses composantes supérieures (pas nécessairement l’”humanité”), pourraient accélérer et orienter l’évolution biologique. Une chose est sûre, qui écrase les pensées monothéistes fixistes en anthropocentrée : l’Homme n’est pas une essence qui échappe à l’évolution. Et puis, au concept d’Ubermensch, n’oublions jamais d’adjoindre celui de Herrenvolk... prémonitoire. D’autre part, il ne faut pas oublier les réflexions de Nietzsche sur la question des races et des inégalités anthropologiques. La captation de l’œuvre de Nietzsche par les pseudo-savants et les pseudo-collèges de philosophie (comparable à celle de la captation de l’œuvre d’Aristote) s’explique par le fait très simple suivant : Nietzsche est un trop gros poisson pour être évacué, mais beaucoup trop subversif pour ne pas être déformé et censuré.

    • Votre citation favorite de Nietzsche ?

    « Il faut maintenant que cesse toute forme de plaisanterie ». Cela signifie, de manière prémonitoire, que les valeurs sur lesquelles sont fondées la civilisation occidentale, ne sont plus acceptables. Et que la survie repose sur un renversement ou rétablissement des valeurs vitales. Et que tout cela suppose la fin du festivisme (concept inventé par Phillipe Muray et développé par Robert Steuckers) et le retour aux choses sérieuses.

    [version anglaise]

     

    Olivier Meyer (Guide des citations : Nietzsche, Pardès, 2005) avait soumis ce questionnaire intitulé “Nietzsche parmi nous” à toute une série de personnalités, par ex. ici Alain de Benoist, ce qui ocassionna une amusante polémique avec un blog d'étudiants chrétiens préconciliaires.


    • Nietzsche Académie : Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

    Alain de Benoist : Je l’ai découvert assez jeune, lorsque j’étais en classe de philosophie, soit vers l’âge de 16 ans. Ce fut un éblouissement. Une révélation. C’est ce qui explique que, sur le plan philosophique, Nietzsche soit resté pour moi une référence indépassable pendant près de vingt ans. Autour des années 1980, cependant, c’est à Heidegger que j’ai fini par donner la première place. J’ai en effet été sensible à la critique faite par ce dernier de la philosophie de Nietzsche. Heidegger opère une distinction rigoureuse, qui a pour moi été décisive, entre ontologie et métaphysique. Il montre que, chez Nietzsche, la Volonté de Puissance – en réalité, Volonté vers (zur) la Puissance – est en péril de devenir simple volonté de volonté. Comme Nietzsche, Heidegger accorde une importance considérable à la question du nihilisme, mais il montre aussi que, face au nihilisme, la tâche la plus urgente n’est pas tant de substituer des valeurs à d’autres valeurs, fussent-elles opposées, mais de sortir de l’univers de la valeur, qui est une mutilation de l’Être. Sa conclusion est que Nietzsche, dans la mesure où il demeure prisonnier de l’univers de la valeur, reste encore dans la métaphysique. Enfin, sur la question de la vérité, question nietzschéenne par excellence, ce que déduit Heidegger d’une méditation sur la notion grecque d’aléthéia [dévoilement], me paraît d’une profondeur inégalée.

    Cela dit, Heidegger n’est pas à ranger parmi les adversaires de Nietzsche. Il le critique, certes, mais il le prolonge aussi. On peut penser qu’il va plus loin que lui. La mise en perspective de la pensée nietzschéenne ne m’a donc pas conduit à l’abandonner, tant s’en faut. Il reste à mes yeux un tournant majeur de l’histoire de la pensée, un immense démystificateur, en même temps qu’un incontestable professeur d’existence.

    • Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

    Tous, bien entendu. Et l’on est d’autant moins excusable de s’en tenir à la lecture des œuvres les plus connues que l’on dispose aujourd’hui en France d’une excellente traduction de l’édition Colli-Montinari, qui a notamment l’immense mérite de proposer l’intégralité des fragments posthumes. Mais pour aborder Nietzsche, je conseillerais en priorité Le crépuscule des idoles (surtout pour son chapitre « Comment le “monde vrai” devient enfin une fable »), et plus encore La généalogie de la morale. À moins qu’on ne préfère commencer par son premier livre, L’origine de la tragédie (1872), dont il disait lui-même qu’il fut sa « première transmutation de toutes les valeurs ». Il faut en revanche éviter Ainsi parlait Zarathoustra, qui attire toujours le lecteur peu familier de Nietzsche parce qu’il paraît facile à lire, alors que, s’il est en effet « facile à lire », il est aussi très difficile à comprendre pour qui n’a pas déjà pénétré dans les arcanes de la pensée nietzschéenne.

    Enfin, on ne saurait aborder Nietzsche sans avoir un minimum de connaissance de la philosophie en général. Certes, Nietzsche n’est pas qu’un philosophe, au sens usuel du terme, mais il est aussi et d’abord cela. Qui n’est pas familiarisé avec l’histoire de la philosophie passera, en le lisant, à côté de bien des choses ou, pis encore, en tirera des conclusions erronées. Le fait que les œuvres de Nietzsche paraissent d’un accès « facile » – elles le sont en effet, comparées à celles de Kant ou de Hegel – explique qu’aucun philosophe, peut-être, n’a été autant que lui victime de contresens nés d’une information fragmentaire ou de lectures trop superficielles. C’est ce genre de contresens, par exemple, que commettent ceux qui voient dans la Volonté de Puissance une exaltation de la force physique, voire de la force brutale, alors qu’elle trouve avant tout chez Nietzsche sa source dans le détachement moral.

    • Être nietzschéen, qu’est-ce que cela veut dire ?

    Je me le demande parfois, tant il y a chez certains de prétention à se déclarer tels. Henri Birault voyait juste, à mon avis, quand il disait qu’un « nietzschéen » est quelqu’un qui pense avec Nietzsche, et non pas comme lui. Nietzsche nous apprend un certain nombre de choses ; encore faut-il comprendre ce qu’il nous apprend. Être nietzschéen, par ex., c’est comprendre ce que signifie l’Éternel Retour, et se conformer soi-même à cette compréhension. C’est comprendre que le non-être n’a aucune teneur ontologique, et que la Vérité à majuscule n’est qu’un moyen de nier la vérité tout court, c’est-à-dire le réel. Avec Nietzsche, nous apprenons en effet à distinguer le « monde vrai » du réel, à faire appel au certum contre le verum. Le « monde vrai » est une fable. Le monde réel échappe à la Vérité dès l’instant que l’on a radicalement récusé l’au-delà : plus de « monde des apparences » s’il n’y a pas de monde des essences. Nietzsche ne récuse pas l’idée qu’il y a des choses véridiques et d’autres qui sont fausses, inexactes ou illusoires. Il dit que la Vérité est mensonge, mais mentir implique encore d’admettre qu’il y ait quelque chose qui soit non mensonger. La « vraie vérité » – la vérité de l’Être – se moque de la vérité, comme la vraie raison se moque de la raison et la vraie morale de la morale.

    Être nietzschéen, c’est comprendre ce que veut dire Nietzsche lorsqu’il dénonce ceux qui se veulent porteurs de « la plus longue mémoire », c’est-à-dire les « derniers hommes » (ceux qui « clignent de l’œil »), ces hommes auxquels appartient l’avenir immédiat et auxquels il oppose, dans La généalogie de la morale, la nécessité bienfaisante de l’oubli. La mémoire est le fondement de la morale, l’oubli la condition de l’innocence et de la création. Si Nietzsche se tourne vers les Grecs, ce n’est pas seulement, comme le dira Heidegger, parce que se mettre à leur écoute c’est se donner la possibilité d’un nouveau commencement, mais aussi parce que, pour lui, les Grecs sont ceux qui ont le plus aimé la vie : ils l’ont aimée au point de n’avoir pas eu besoin qu’elle ait un sens.

    • Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?

    La Vénus de Milo est-elle de droite ou de gauche ? Et la philosophie de Parménide ? Indépendamment du fait que les termes de « droite » et de « gauche » n’ont jusqu’à présent jamais reçu de définition satisfaisante (et qu’ils tendent à perdre aujourd’hui toute signification), il est évident que Nietzsche n’est pas un doctrinaire politique, même s’il s’est exprimé, en diverses occasions, sur un certain nombre de questions politiques (il critique l’idée de progrès, le socialisme égalitaire, le nationalisme allemand, l’antisémitisme, etc.). Nietzsche s’est engagé plutôt sur le terrain de l’anthropologie politique, dans l’intention d’apprendre à agir et penser autrement en politique. Il ne trace pas les contours d’une théorie politique, mais s’interroge sur le fondement de l’ordre politique.

    L’une de ses caractéristiques, par ailleurs, est qu’il n’a pas seulement influencé des penseurs, mais aussi des écrivains, des artistes, des hommes d’action. La raison tient à sa philosophie, au fait que les concepts à partir desquels il argumente diffèrent complètement, par exemple, du cogito cartésien, de l’impératif catégorique kantien, de l’Aufhebung hégélienne, de la durée bergsonienne, etc. Ce ne sont pas des concepts qui font système, mais des « ferments » qui engendrent avant tout des images. C’est ce qui explique que sa pensée ait pu marquer Thierry Maulnier, Paul Valéry, Roger Caillois, David Herbert Lawrence, Cioran ou Michel Tournier, sans oublier la vaste majorité des auteurs de la Révolution Conservatrice allemande (à la notable exception de Carl Schmitt), tout autant que des hommes « de gauche » comme Georges Bataille, Pierre Klossowski, Jack London, Georges Palante, George Bernard Shaw, Michel Foucault ou Gilles Deleuze (qui, comme Nietzsche, assignait à la philosophie la tâche de lutter contre la bêtise, celle-ci se définissant chez lui comme ce qui réduit les différences au semblable et le singulier au catégorisable). On peut donc très bien être un « nietzschéen de droite » ou « de gauche ». Inversement, la vulgate d’extrême droite sur la « volonté de puissance » et la « grande santé », qui se réclame de Nietzsche (généralement sans l’avoir beaucoup lu) pour légitimer le darwinisme social, la loi de la jungle, la haine de l’Autre et le déchaînement des instincts, n’a d’égale en bêtise que les condamnations haineuses d’une gauche qui confond immoralisme et amoralisme. Les uns et les autres se font d’ailleurs de Nietzsche la même idée fausse, les uns pour l’encenser ou l’embrigader, les autres pour le dénoncer comme un auteur répulsif.

    • Quels auteurs sont nietzschéens ?

    Vaste question. Si l’on s’en tient au champ de la pensée contemporaine, je dirais que, plus que Michel Maffesoli, qui tend à tirer le dionysiaque vers l’orgiaque collectif et l’exubérance sociale, le philosophe français le plus « nietzschéen » est à mes yeux Clément Rosset. Démystificateur tout comme le fut Nietzsche, Rosset a passé sa vie à critiquer la « duplication » du réel, à affirmer le caractère tragique de l’existence et la nécessité de l’éprouver avec allégresse et reconnaissance. Nietzsche dénonçait les « arrière-mondes » d’où proviennent la métaphysique, la religion et la morale. Pour Rosset, le réel est « idiot » au sens étymologique, c’est-à-dire singulier, absolument dépourvu de double ou de miroir. Le monde n’est porteur d’aucun sens global, il n’est redevable d’aucune interprétation morale, il n’est justifiable d’aucun devoir-être, et c’est en le reconnaissant comme tel qu’on accède à la joie. Gai savoir, amor fati : comme chez Nietzsche, pour qui la gaieté était de toute évidence d’essence musicale, le thème central de la pensée de Clément Rosset est la joie, l’allégresse, la jubilation.

    • Pourriez-vous donner une définition du Surhomme ?

    Deux réponses doivent d’emblée être écartées : celle qui interprète la thématique du Surhomme comme une incitation faite à l’homme de se dépasser lui-même, et celle qui voit dans le Surhomme une sorte de superman, doté de pouvoirs surmultipliées. La première est banale : déjà chez Aristote, l’homme se dépasse lorsqu’il atteint son telos. La seconde est absurde. Nietzsche a d’ailleurs lui-même démenti, non sans rudesse (« d’autres ânes savants m’ont soupçonné de darwinisme »), l’idée que le Surhomme représenterait une race supérieure appelée à supplanter l’espèce humaine, à la suite d’un processus d’évolution ou de mutation ayant un rapport avec les biotechnologies ou la sélection naturelle : « Je ne pose pas ici ce problème : qu’est-ce qui doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres ? […] mais : quel type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir » (L’Antéchrist). On déraille, par conséquent, dès que l’on imagine le Surhomme à l’enseigne d’un quelconque superlatif, d’un simple « plus ». Le Surhomme est Über-Mensch, c’est-à-dire cet homme qui se tient au-dessus de l’homme tel qu’il a été jusqu’à présent, mais qui en même temps accomplit sa vérité destinale. Lorsque Nietzsche dit que l’homme est « quelque chose qui doit être surmonté » (et non pas « dépassé »), il faut mettre ce propos en rapport avec ce qu’il écrit par ailleurs sur la façon dont l’homme s’est institué comme un sur-animal, en surmontant la bête qui était en lui, puis en s’égarant dans l’au-delà (Humain, trop humain, I, 40). La vie elle-même se définit comme « ce qui doit toujours se surmonter soi-même » (Zarathoustra, II).

    Personnellement, je ne donne pas au Surhomme une place centrale dans la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il ne m’apparaît que comme un prolongement, si l’on peut dire, de ce que le philosophe écrit à propos de l’Éternel Retour. C’est ce dernier thème qui est véritablement central, car il constitue la toile de fond sur laquelle s’inscrivent toutes les autres interrogations nietzschéennes. Selon la position que l’on adopte à son endroit, l’Eternel Retour est en effet révélateur de capacité d’affirmation ou de nihilisme. En outre, le Retour du Même est en même temps Retour de ce qui diffère, car « il n’y a que la différence qui se répète » (Deleuze). Avec le thème du Retour, Nietzsche critique bien entendu toute conceptualisation d’un temps linéaire, toute forme de conception linéaire de l’histoire, depuis le monothéisme biblique jusqu’à la philosophie historiciste de Hegel et de ses épigones. Mais il n’en revient pas non plus au temps cyclique des cultures archaïques. À la ligne, il n’oppose pas le cercle, mais la sphère. L’Éternel Retour est éternellement retour, il est éternel commencement. « À chaque instant l’Être commence », dit Zarathoustra.

    Le Surhomme est d’abord celui qui a acquis la capacité de vouloir l’Eternel Retour, celui qui a réalisé en lui-même une métamorphose de la relation « trop humaine » à la temporalité, une métamorphose de son « voir » qui est aussi une métamorphose de son désir, en ce qu’étant devenu capable de penser, par-delà bien et mal, mais avec un amour joyeux, l’innocence du devenir et la tragédie de l’existence, il s’est aussi délivré du ressentiment. Le Surhomme porte remède au nihilisme en le surmontant (überwinden). Il s’affronte au nihil en mettant en langage le monde de la physis. Ce que Nietzsche définit comme aristocratique par excellence, c’est le « pathos de la distance » (La généalogie de la morale). Le Surhomme est capable de cette distance. Il n’est plus un esclave de l’immédiateté, au sens de la Vorbandenheit (l’être-là-devant) heideggérienne, mais il n’est pas non plus un solitaire. Nietzsche dit très clairement l’importance qu’il attache à la constitution du corps social, et même à l’« ek-stase » du vivre ensemble. Le Surhomme n’est pas un individu, mais un Type, une Forme, et à ce titre il a besoin de la communauté de ses pairs. C’est par là qu’il peut être aussi un pont, un projet, avant de devenir le « sens de la Terre ».

    • Votre citation favorite de Nietzsche ?

    « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des interprétations morales des phénomènes ». Mais j’aime aussi celle-ci : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste toujours près du troupeau, et oublie-toi en lui ».