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  • "Potlatch" & Debord

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    Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1996

     

    Hommage à Guy Debord: à propos d'une réédition

     

    Le fondateur de l'Internationale Situationiste qui se donnait pour but rien de moins que de “renverser le monde” s'est donné la mort à l'automne dernier. Nous, qui partageons avec lui cette même haine du système, devons accorder notre attention à Guy Debord qui a su bâtir une œuvre délibérément en dehors des sentiers battus. Fait paradoxal, alors qu'il a passé son temps à dénoncer le système, on n'a jamais autant parlé de lui que maintenant: réédition de ses livres, articles de presse, émissions de télévision et de radio... Il n'aurait sans doute jamais imaginé un pareil posthume tapage médiatique autour de sa personne. Bref Guy Debord intrigue. Justement au moment même ou le système médiatique semble donner quelques signes d'essoufflement (baisse de l'audience de la télévision) et ou celui-ci semble s'entrouvrir bien malgré lui aux idées politiquement incorrectes (voir l'affaire Garaudy et ses rebondissements avec l'Abbé Pierre), les éditions Folio ont eu l'idée opportune de rééditer son œuvre la plus connue qui a précédé les évènements de mai 1968: La société du spectacle. Ce livre d'une densité extrême a eu le mérite de faire figure d'anticipateur.

     

    Dans un premier temps, il s'ouvre sur une critique du système médiatique dont, pour nous, il est primordial de dénoncer la perversité puisqu'il est: “la justification totale du systême existant” que nous combattons, “devenu en soit conception du monde”. L'émergence de ce type de société a été permise par la première phase de l'économisme qui a favorisé la dégradation de l'être en avoir, la deuxième phase étant l'aboutissement de celle-ci par le glissement généralisé de l'avoir en paraître. Cet ordre s'est établi et perdure grâce à “une reconstruction matérielle de l'illusion religieuse” ou le peuple se complet dans un désir de dormir, “le spectacle étant le gardien de ce sommeil”, “monologue élogieux de l'ordre présent”, univers doux et aseptisé du grand hospice occidental où l'histoire se retire comme d'une marée dont on a peur. D'ailleurs, les développements sur les rapports entre religion et conception de l'histoire rejoignent les analyses d'un Cioran, celui d'Histoire et utopie, laissant entrevoir un capitalisme unifié mondialement, régulé par les média, le village global de MacLuhan en quelque sorte.

     

    Cette fin de l'histoire annoncé par Fukuyama permettrait à ces foules solitaires de se contenter de suivre éternellement sur leurs écrans: “les fausses luttes des formes spectaculaires du pouvoir”, l'alternance programmée entre la gauche et la droite pour ne citer qu'un seul exemple ainsi que d'avoir “le faux choix de l'abondance par la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires”: Arthur, Dechavanne et Delarue pour aller au plus simple.

     

    Les autres formes d'évolution sociales n'ont été selon Debord permises que par l'émergence de cette société du spectacle. Celles-ci encouragent au sein de nos sociétés la primauté de l'économique sur le politique, la supériorité du quantitatif sur le qualitatif, le fétichisme de la marchandise, l'atomisation de la société, notamment grâce à une technologie omniprésente isolant le sujet sur sa machine (thème repris par la suite par des gens comme Baudrillard ou Faye), l'existence, à côté d'un capitalisme sauvage, d'un socialisme bureaucratique et policier qui aboutit à une prolétarisation du monde. De la sorte, nous aboutissons à une nouvelle forme d'organisation sociale, la nôtre, individualiste et égalitariste, où le boom du tertiaire et de la communication mène à “la logique du travail en usine qui s'applique à une grande partie des services et des professions intellectuelles”. Cet univers concentrationnaire de la tertiarisation, version moderne de la mine (mais une mine propre) permet un renforcement de la société capitaliste. Et ceci en acceptant qu'une part croissante de la population soit sous-employée et en tolérant ce que Guy Debord nomme “une nouvelle forme de lutte spontanée: la criminalité”. Tous ces processus depuis 30 ans se sont largement amplifiés.

     

    Aussi, cette critique de notre société qui se veut de gauche, par bien des aspects, fait penser aux conclusions d'un Guénon ou d'un Evola. Notons cependant parfois une phraséologie marxiste qui semble céder à la mode de son époque (nous sommes dans les années 60) et qui paraît désuète aujourd'hui. Sachons également qu'il existe dans ce texte un oubli de taille: la dénonciation de la destruction de l'environnement qui elle, interviendra un peu plus tard dans Commentaires de la société du spectacle. Insistons également sur un fait où l'auteur se trompe (et c'est sans doute ce qui rend un caractère si pessimiste à son œuvre), c'est sa vision fausse de la paysannerie, qui est pour lui l'“inébranlable base du despotisme oriental”. Ce n'est sans doute pas une quelconque révolution prolétarienne (à laquelle Debord ne croit d'ailleurs justement pas) mais au contraire un réenracinement dans les valeurs immémoriales et universelles du sang et du sol que les hommes trouveront leur salut et leur épanouissement. Sans doute le fils nanti d'industriels cannois n'a-t-il pas eu l'occasion de découvrir les milieux simples des gens enracinés. Nous comprenons son mépris pour son milieu d'origine et pour la vaste poubelle parisienne où il a passé le plus clair de son existence. Sa critique du système est très lucide mais nous, nous proposons une vraie alternative aux échappatoires alcooliques des bistrots parisiens où il s'est abîmé. C'est celle du réenracinement du Maître des abeilles de Henri Vincenot, de L'Eveil de la glèbe  de Knut Hamsun ou du monde artisanal de La gerbe d'or  d'Henri Béraud.

     

    Mais cela n'enlève rien à la pertinence de Debord dans les 221 paragraphes biens distincts de son texte: dans sa préface, datant de juin 1992, il parle ainsi des déçus de mai 1968: «Les pires dupes de cette époque ont pu apprendre depuis, par les déconvenues de toute leur existence ce que signifiait la "négation de la vie qui est devenue visible", "la perte de la qualité" liée à la forme-marchandise et la prolétarisation du monde». Sûr de lui jusqu'au bout, il écrit: «Une telle théorie n'a pas à être changée, aussi longtemps que n'auront pas été délimitées les conditions générales de la longue période de l'histoire que cette théorie a été la première à definir avec exactitude». Il n'y a rien à ajouter.

     

    Pascal GARNIER.

     

    Guy DEBORD, La société du spectacle, Folio n°Guy Debord intime...

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    Guy Debord intime 

    Il n'est guère étonnant de voir un hebdomadaire comme L'événement du jeudi se montrer fielleux à la sortie de Panégyrique II en éructant contre un fait dont nous nous doutions depuis quelque temps: les situationnistes connaissent une vogue dans le monde de l'édition qu'ils n'avaient jamais connu auparavant y compris dans le milieu journalistique le plus conformiste. En dépit du caractère ultra-contestataire de leur travaux qui, normalement, aurait dû titiller ces journalistes prêts à bouleverser, en paroles du moins, tous les tabous...

     

    Mais au-delà du nihilisme imputé à cette pensée, ce qui inquiète justement les idéologues apologistes de notre beau monde, c'est que le vide sidéral qu'ils laissent derrière eux pourraient cette fois-ci ouvrir un boulevard à ce que dans leur jargon convenu on appelle “le fascisme”.

     

    Ses adversaires ont aussi souvent reproché à Guy Debord, les côtés froids et sec de son œuvre. Mais ne lui reproche-t-on pas au fond de ne s' être jamais renié et d'être resté d'une extraordinaire cohérence par rapport à ses idées. Pourquoi ne pas le reconnaître? Guy Debord avec sa critique centrale du système gênait: hérétique parmi les hérétiques, il a toujours rejeté cette “société du spectacle” dont il s'est fait le contempteur numéro un. Elle aurait bien aimé pourtant le présenter dans la fosse au lion mass-médiatique comme un phénomène spectaculaire et démontrer ainsi qu'elle pratiquait la démocratie jusqu' au bout, en lui laissant la portion congrue tout en présentant cet adversaire irréductible comme un vrai méchant comme savent si bien diaboliser tous ceux qui battent l'estrade de la scène. Guy Debord n'a jamais succombé à l'appel de ces sirènes perverses. Il n'est pas mort malheureux: c'est ce que laissent penser ses derniers écrits ou l'on sent bien la délectation qu'il éprouve en constatant la chute lente mais inéluctable de cette cité d'illusion qui sombre dans la décadence, la confusion et le chaos: «Toute ma vie je n'ai vu que des temps troublés, d'extrêmes déchirements dans la société, et d'immenses destructions; j'ai pris part à ces troubles»,  annonce-t-il. Ainsi par ces petits ouvrages, Debord a pu nous quitter en laissant une œuvre parfaitement achevée: il explique qui il est(Panégyrique I et II), répond à ses détracteurs (Cette mauvaise répulation... et Considérations sur l'assassinat de (J .Lebovici)), toujours dans ce style à nul autre pareil, caractérisé selon Roger-Pol Droit par des formules effilées comme un scalpel, à une prose froide, d'une dureté exemplaire. Celui-ci ajoute d'ailleurs que: «Vingt ans après, le diagnostic qui a fait sa renommée et assuré son influence —considérable en certains milieux— paraît largement confirmé par les faits». 

     

    Comme Guy Debord méprisait la presse, ne donnait jamais d'interview, ne passait aucune notice biographique, ni bien entendu de photos sur la couverture de ses livres, des rumeurs diverses et nombreuses se sont répandues sur sa personne. Ces quatre ouvrages s'emploient à rétablir la vérité. 

     

    Si toute son œuvre est d'un extrême intérêt, c'est avant tout à sa très grande lucidité qu'elle le doit: ainsi dit-il et nous le croyons sans peine: «Je n'ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains, et voilà qu'aujourd'hui personne n'en connaît plus aucune».

    Critique des critiques abondantes qui lui ont été adressées suite à l'assassinat de G. Lebovici, Guy Debord a ainsi décidé de répondre à des organes aussi divers et variés que Le Journal du Dimanche, Le Nouvel Observateur, France Soir, Le Provençal, Globe, Le Soir, Le Matin, Le Monde, Libération, Minute, Présent, Le Point, Le Quotidien de Paris  ou VSD.

    Il est d' ailleurs assez amusant que la plupart des auteurs de ces critiques sont d'anciens soixante-huitards recentrés dans cette clef de voûte de la société de consommation: c'est justement les média, transformés en vaste spectacle qui vont utiliser la discrétion de Debord pour monter une kabbale contre lui et le mettre en accusation, faisant comme ils le font si souvent, leurs choux gras de rumeurs exploitées au service du sensationnalisme. La fin de sa vie aura donc été marquée par l'assassinat le 5 mars 1984 de son éditeur et ami Gérard Lebovici qui l'avait édité et avait racheté une salle de cinéma du Quartier Latin pour n'y projeter que ses œuvres. En dehors d'une immense majorité d'ouvrages largement présentables, Lebovici, outre Debord, avait, pour asseoir carrément sa mauvaise réputation, édité également L'instinct de mort  de Jacques Mesrine.

    La fantasmagorie du moment établit alors que G. Debord entretient des liens  —ouh le méchant!— avec les milieux terroristes d'extrême-gauche (Action Directe en France, Brigades Rouges en Italie, Bande à Baader en Allemagne). Il s'est dès lors répandu la rumeur qu'il avait disparu après 1968, entre autre pour faire parler les bombes, un peu le même genre d'élucubrations que pour Jacques Vergès, à propos de la période dite “cambodgienne” de celui-ci. Comme tous les gens indépendants et qui n'appartiennent à aucune coterie, il sera accusé par les journaux de gauche d'être payé par la CIA, mais aussi  —on n'est pas à une contradiction près—  par les Soviétiques dans les journaux de droite, stratégies classiques pour discréditer les ennemis du système. Par exemple, aujourd'hui, on peut laisser entendre que les Ligues (dont la Ligue savoisienne et la mouvance padanienne de Bossi) sont payées par la Deutsche Bank (Donnerwetter, il fallait y penser!), la CIA, les mondialistes conspirateurs de Wall Street, pour affaiblir le pauvre nationalisme hexagonal qui veut tant de bien à ses administrés... Les diffamateurs ne pensent pas que leurs interlocuteurs peuvent simplement adhérer à ces mouvements identitaires, parce que le sentiment identitaire existe à l'état brut et que c'est le plus naturellement du monde que Savoisiens et Padaniens épousent les thèses fédéralistes. Quant au situationnisme, il traduisait tout bonnement la dérision qu'éprouvaient les gens à vivre dans la société gaullienne de l'époque, où l'on prenait assez souvent les Français pour des écoliers un peu simplets à qui il ne convenait pas de dire toutes les vérités.

    Les vraies raisons de son ostracisation, Debord nous les expose car ce qu'il pensait a toujours été exposé au grand jour dans la plus grande transparence d'autant qu'il n'a jamais employé de pseudonymes. Mais ce qu'on lui reproche, c'est d'être resté fidèle à son choix de refuser cette société, ses célébrités, son spectacle du mensonge et donc aussi à la clandestinité où on l'a rejeté et ce que l'on veut confondre bien entendu avec de la clandestinité politique.

    A la fin de sa vie son l'œuvre est close. Il a dit ce qu'il avait à dire, il le sait et son personnage désormais légendaire, semble-t-il pour longtemps, est forgé. Il veut que tout soit parfaitement clair par rapport à son œuvre et tient à mettre absolument les choses au point. Le but que s'était fixé l'Internationale Situationniste: ridiculiser la société gaulliste de l'époque a été atteint en donnant naissance au mouvement de mai 1968. En contrepartie, il sera, bien entendu, qualifié de tous les noms: Maître à penser, nihiliste, pseudo-philosophe, pape, solitaire, mentor, magnétiseur, pantin sanglant, fanatique de lui-même, diable, éminence grise, âme damnée, professeur ès-radicalisme, gourou, révolutionnaire de bazar, agent de subversion et de déstabilisation au service de l'impérialisme soviétique, Méphisto de pacotille, nuisible extravagant, fumeux, énigmatique, mauvais ange, idéologue, mystérieux, sadique fou, cynique total, lie de la non-pensée, envoûteur, redoutable déstabilisateur, enragé, théoricien. Certes tout n'est pas parfait dans le monde de l'après-gaullisme mais Debord était bien trop lucide pour croire en un changement de la nature humaine par la création de conseils ouvriers ou autres balivernes, en un mot, il prône un doute radical par rapport à quiconque se prononce pour une quelconque évolution de l'espèce humaine.

    Il restera toujours aussi critique avant qu'après mai 1968, ne manquant jamais de dénoncer toutes les tares qui subsistent et même se multiplient avec toutes ses nuisances et ses miroirs aux alouettes, comme par exemple cette phrase qui veut dire beaucoup de choses comme c'est si souvent le cas chez Debord: «Il est vrai que je n'ai pas été souvent porté à expérimenter la “nouvelle cuisine” où quelque poivre vert essaie de couvrir le goût de l'élevage chimique des bestiaux, ni les dames aux voix factices qui font dans des termes risiblement similaires l'éloge des bonheurs-du jour».

    Il est cependant un passage étonnant dans son Panégyrique:  oui, Debord a aimé quand même beaucoup de choses qu'il faut aimer en ce bas monde, je dirai même l'essentiel: il a aimé l'Auvergne, la nature, le bruissement du vent dans les branches, les orages, la voie lactée, la neige avec ses congères, les bûches qui crépitent dans l'âtre d'une maison de campagne isolée, c'est un Debord écologiste, panthéiste et romantique, sorte de Chateaubriand de l'Auvergne, Bellevue-la-Montagne étant son Combourg et qui montre indubitablement que le concept de patrie charnelle, même pour quelqu'un d'apparemment aussi parisien, n'est pas un vain mot mais au contraire un enchantement pour celui qui a toujours cultivé le scepticisme et qu'ici, pour la première fois, se laisse aller. Il faut avoir lu ces quatre pages, véritable hymne à la Haute-Loire, passage inattendu et sublime qui mériterait de prendre immédiatement place dans n'importe quelle anthologie de la littérature panthéiste. 

    Avant d'en finir, Debord avait sélectionné une série de photo de son album personnel agrémenté de citations. Il parait aujourd'hui chez Fayard. Il avait indiqué par une note à l'éditeur comment il devait être précisément composé. Le troisième tome ainsi que les suivants restés à l'état de manuscrit furent brûlés dans la nuit du 30 novembre 1994, jour de sa mort, selon sa volonté. Le 9 janvier 1995, Guy Debord, son art et son temps  est diffusé sur Canal+. Par une lettre datée du 14 novembre 1994, le directeur de la chaîne avait été autorisé à programmer “une soirée Guy Debord, quand vous voudrez dans le mois de janvier 1995”. Fidèle à sa parole, Guy Debord, lui, n'y était pas. Le 30 novembre, il réalise un dernier Potlatch, sa mort eut ceci d'admirable qu'elle ne peut passer pour accidentelle, en se suicidant.

    Le but de cet ouvrage posthume est donc seulement de montrer quelle était l'apparence de l'auteur à différents âges et quels genres de visage l'ont toujours entouré (Alice Beckerho, sa compagne, le peintre Asger Jorn, etc...), quels lieux il a habités, et aussi la photographie de certains slogans graphités ça et là et qui ont fait date comme celui de 1953 “Ne travaillez jamais” ou “L'humanité ne sera heureuse que lorsque le dernier des bureaucrates aura été pendu avec les tripes du dernier des capitalistes”, sur les murs de la Sorbonne en mai 1968. Oui, décidément, ces slogans ont eu une postérité incroyable encore aujourd'hui. Et son inspirateur se dévoile, son œuvre définitivement achevée.

    Quant à l'étiquette, elle-même, de situationniste qui a collé à Debord, celui-ci en pense en 1983 exactement la même chose qu'en 1960, dans le numéro 4 de la revue Internationale Situationniste: «Il n'y a pas de “Situationnisme”. Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d'une tache, qu'elle saura ou ne saura pas faire». Et en 1983, il livre sa réflexion en ajoutant: «Je pense depuis 1968 que, pour l' essentiel, elle a su».Nous pourrions ajouter que c'est à nous maintenant de savoir faire une nouvelle révolution. Au prix de l'exil (mais il eut«les plaisirs de l'exil comme d'autres ont les peines de la soumission»),  Debord dresse un bilan très positif de sa vie car:  «Il est beau d'avoir contribué à mettre en faillite le monde. Quel autre succès méritions-nous?»

    Aujourd' hui, ceux qui font semblant de croire à cette société du spectacle et y collaborent activement ont, bien sûr, lu ses livres. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous avons pu voir le soir de la mort de l'auteur, en commençant son journal télévisé, Patrick Poivre-d'Arvor annoncer ce qui venait de se passer et citer la traditionnelle phrase de conclusion des auteurs issus du siècle d'or en lisant cette dernière phrase de Panégyrique:  «Ici 1'auteur arrête son histoire véritable. Pardonnez lui ses fautes». Debord, pour une toute demière fois, sera fidèle à ses écrits; c'est ce qui s'appelle réaliser la quadrature du cercle.

    Pascal GARNIER.

    Bibliographie:

    Guy DEBORD, "Cette mauvaise réputation...",  Gallimard, 1993,128 p., 76 FF.

    Panégyrique, tome premier, Gallimard, 1993, 85 p., 57 FF.

    Panégyrique, tome second, Fayard,1997, 85 p., 85 FF.

    Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici, 1993, 91 p., 62 FF.  

     

    «POTLATCH»: SUCCES POSTHUME D'UNE REVUE

     

    Ceux qui n'entendent pas se noyer dans la littérature “pataphysique” et veulent garder un regard serein et lucide sur le jeu social de notre belle société fin de siècle liront avec profit la reproduction d' une revue dont Guy Debord était l'un des principaux rédacteurs Potlatch. Cet auteur était encore bien jeune mais cela ne l'empêchait pas d'afficher un style déjà très particulier.9782070401345.jpg

     

    Ce livre qui en résulte est d'abord un témoignage sur une époque: celle de la reconstruction de l'après-guerre qui marque aussi le départ de ce que l'économiste Jean Fourastié a nommé d'une expression depuis passé à la postérité  —“Les trente glorieuses”—  époque pendant laquelle l'économie occidentale a connu une croissance jusqu'alors inédite dans l'histoire de l'humanité.

     

    Mais cet ouvrage est également l'aventure d'un groupe contestataire qui allait beaucoup faire parler de lui: c'est “la bande à Guy Debord”, nommée d'abord “Internationale lettriste”, scission de la gauche lettriste intervenue en 1952 et qui ensuite allait devenir la fameuse “Internationale Situationniste”.

     

    Potlatch était envoyé gratuitement à des adresses choisies par sa rédaction, et à quelques-unes des personnes qui sollicitaient de le recevoir. Il n'a jamais été vendu. Potlatch fut à son premier numéro tiré à cinquante exemplaires. Son tirage, en augmentation constante, atteignait vers la fin environ 500 exemplaires. Ce bulletin paru 27 fois, entre le 27 juin 1954 et le 5 novembre 1957. Debord et ses amis allaient ensuite s'exprimer dans d'autres revues de l'Intemationale Situationniste (1).

     

    Au premier abord, cela parait proprement incroyable qu'un bulletin gratuit et au tirage aussi modeste connaisse une pareille notoriété posthume, grâce à de gros tirages d'abord en 1985 par Gérard Lebovici puis maintenant par des éditions de poche (10 à 15.000 exemplaires au minimum). Oserions-nous imaginer pareil sort pour la collection de “Nouvelles de Synergies Européennes”!

     

    A sa première lecture, on est d'abord surpris par l'originalité de ses prises de position et on s'interroge pour savoir comment dans les années cinquante, dans le petit monde parisien, on pouvait ne pas s'extasier devant la politique américaine, la construction des grands ensembles et des grands magasins, l'avènement de la consommation, des médias et des sports de masse et les élucubrations d'Elvis Presley. Une croissance économique exponentielle, des loisirs en pleine explosion et des syndicats assez consensuels pour obtenir un bout de gras de la bête qui grandit... bref le bonheur pour tous dans cette machine à faire l'Occident qui tourne à plein régime... Il leur en fallait donc du courage ou bien alors de l'inconscience pour défier dès 1954 ce qu'ils appellaient déjà notre “sinistre civilisation occidentale”. Et surtout une incroyable dose de lucidité et une méfiance instinctive face à l'idéologie du progrès véhiculée par le capitalisme libre-échangiste mettant en place l'univers, le nôtre maintenant, qui se profilait alors à l'horizon à grands pas.

     

    Raymond Aron, Henri Michaux, Camus, Sartre, Simone de Beauvoir, Mauriac, Malraux, Le Corbusier, Quéneau mais aussi le Parti Communiste, la bourgeoisie ou l'art abstrait, aucune des vedettes de la société du spectacle qui se met en place ne sont épargnées par le démasquage judicieux des situationnistes si prompts à dénoncer la chape de plomb faite de bêtise et de conformisme qui commence à s'abattre sur la société et dont bien peu arrivent à percevoir les mécanismes par lesquels les impostures finissent par occuper le devant de la scène. Leurs adversaires les accusent d'être purement nihilistes. Je pense qu'il ne faut pas être aussi catégorique et que derrière cette apparence, on peut deviner un solide bon sens qui lutte avec les moyens du bord sans avoir aucune possibilité concrète de résister autrement.

     

    C'est ainsi qu'en dehors de toutes leurs exécrations, nous retrouvons tous ces florilèges judicieux qui ne peuvent que nous réjouir: «Même les plus imbéciles meneurs des bourgeoisies européennes comprendront plus tard à quel point les succès de leur “indéfectibles alliés” les menacent, les enferment dans leur contrat irrévocable de gladiateurs mal payés de l'“American Way of Life”, les condamnent à marcher et à crever patriotiquement dans les prochains assommoirs de l'Histoire, pour leurs quarante-huit étoiles légèrement tricolores». Nous voyons en 1997, où nous en sommes dans le cadre de la politique mondiale imposée par les Etats-Unis.

     

    Ensuite leur lucidité n'est pas moindre dans le domaine de l'urbanisme qui bouleverse la société: «Nos ministres et architectes urbanistes ont mis au point quelques taudis-types, dont les plans servent aux quatre coins de la France [...] .Dans leurs œuvres un style se développe, qui fixe les normes de la pensée et de la civilisation occidentale du vingtième siècle et demi. C' est le style “caserne” et la maison 1950 est une boîte.[...] Les casernes civiles qui s'élèvent à leur place ont une laideur gratuite qui appelle les dynamiteurs».  C'est exactement ce que le système lui-même est arrivé à faire avec certaines grandes tours (tours des Minguettes à Vénissieux et aussi en banlieue parisienne par exemple). Avec leur regard d'une acuité étonnante, ils devinaient déjà le futur problème des banlieues lorsqu'ils notaient: «L'aspect morne et stérile de la plupart des quartiers nouveaux»  pouvant produire des effets psychologiques sur les populations amenées à y habiter. Ils ne pouvaient donc mieux dire. En dehors de la rationalité marchande à l'œuvre, ils nommaient responsables les architectes, larbins des ministres qui acceptaient de faire ces basses œuvres à cause de: «leur pauvreté spirituelle et créatrice, leur manque total de simple humanité».

     

    Enfin pour “enrober” ce beau monde, l'alliance de l'humanitarisme et du show-business parachève l'édifice pour endormir le bon peuple. Le commentaire sur Chaplin dans le rôle du Bernard Koutchner de l'époque et de l'abbé Pierre (déjà) intitulé “Flic et curé sans rideau de fer” mérite d'être cité dans son intégralité: «Chaplin en qui nous dénoncions dès la sortie tapageuse de Limelight [comme] “l'escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance” continue ses bonnes œuvres. On ne s'étonne pas de le voir tomber dans les bras du répugnant abbé Pierre pour lui transmettre l'argent “progressiste” du Prix de la Paix. Pour tout ce monde, le travail est le même: détourner et endormir les plus pressantes revendications des masses. La misère entretenue assure ainsi la publicité de toutes les marques: la Chaplin's Metro Paramounty gagne, et les Bons du Vatican». Par la suite cette pensée alors assez réactive allait donner naissance aux chefs d'œuvre de la pensée situationniste.

     

    L' univers décrit par Potlatch  est exactement le même que celui qu'en 1981 le cinéaste libertaire Rainer Werner Fassbinder racontait dans son sublime film Lola, histoire d'une femme allemande  où justement en 1957, à Cobourg, petite ville du nord de la Bavière, se déroulait sous le regard acerbe du réalisateur le spectacle cruel d'une société qui déjà subissait les dégâts causés par le libéralisme américain en train de s'imposer dans cette Allemagne de la reconstruction: arasement des valeurs traditionnelles, prostitution généralisée et corruption des élites politiques, administratives et économiques. Les situationnistes n'employaient pas le mot de “corruption” sans doute pas encore passé dans le vocabulaire courant comme c'est la cas actuellement et sans doute parce qu'ils estimaient aussi que, dans son essence, même le système porte les germes de ce phénomène.

     

    Bien entendu dans sa préface de 1985, Guy Debord ne cachait pas sa délectation d'assister au triomphe de ses thèses: «On sait aussi que personne, en dehors de l'Internationale situationniste, n'a plus jamais voulu formuler une critique centrale de cette société, qui pourtant tombe autour de nous; déversant en avalanche ses désastreux échecs, et toujours plus pressées d'en accumuler d'autres».  Nous voyons où nous en sommes aujourd' hui... Pour les raisons contenues dans cette phrase, il n'est pas inutile de lire ce livre et par là même d'un peu mieux comprendre le monde d'aujourd'hui.

     

    Pascal GARNIER.

     

    (l) Dans une prochaine livraison nous rendrons compte du volume paru chez Fayard, qui reproduit en fac-similé la revue de l'Internationale Situationniste.

     

    Guy DEBORD présente Potlatch 1954-1957. Edition augmentée. Paris, Gallimard/Folio, n°2906, Octobre 1996, 291 p., 32 FF.