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HISTOIRE - Page 57

  • Terrorisme

    brazil10.jpgUne réalité floue : le terrorisme


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    Le sujet de notre colloque porte sur le "terrorisme". Sujet délicat, puisqu'il recouvre de nombreuses catégories d'actes, depuis les actions isolées d'individus au service d'une cause (politique, sociale, écologique) jusqu'aux actes violents commis par des membres de services secrets en service commandé (l'affaire Greenpeace est le cas le plus récent et le plus connu), en passant pas des réseaux internationaux organisés pour l'action violente et souvent composés de professionnels (l'exemple de Carlos est célèbre grâce aux médias qui ont tissé sa légende). 

    Cette diversité de modalités, la multiplicité des idéologies défendues, enfin, la complexité des actions commises ne retiendront pas notre attention. Les étudier relève de l'observation empirique et débouche dans la plupart des cas sur une dénonciation subjective du phénomène. Parler du terrorisme, en refusant toute analyse idéologique sérieuse, c'est soit faire du sensationnel, soit de la description sèche.          

    Il nous semble plus intéressant de réfléchir sur les raisons profondes qui peuvent amener des hommes et des femmes, intellectuels ou ouvriers, placés dans des situations fort diverses, à utiliser la violence armée en vue de réaliser les objectifs doctrinaux qui sont les leurs.

    Par-delà les dénonciations rituelles que pratiquent les médias occidentaux, le plus souvent au service d'intérêts politiques particuliers, il faut engager une réflexion sur les racines de l'acte.

    Un phénomène essentiel de nos sociétés contemporaines

    Dans un ouvrage récent, paru aux éditions Albin Michel (1), Roland Jacquard, journaliste, prétend définir le terrorisme comme le phénomène essentiel de nos sociétés contemporaines.

    Si le terrorisme a bel et bien existé dans notre histoire — il cite à ce propos les actions terroristes commises en 132 et 135 de notre ère par le fameux Bar Kochba, meneur de la grande révolte juive contre l'Empire Romain — il en fait un des phénomènes majeurs de notre monde moderne. Pourtant, il se demande comment distinguer terrorisme et résistance ? Selon lui, le débat serait loin d'être fermé et nécessitera encore beaucoup d'efforts de réflexion. Il reste que, selon sa thèse, certains pays "fabriqueraient" du terrorisme. Un peu comme d'autres pays fabriqueraient du vin ou des automobiles. Et c'est à cet instant, fort confus comme chacun peut le remarquer, qu'il se permet de donner aux lecteurs une piste qui, dit-il, ouvrirait un nouveau champ de recherches : le terroriste serait alors le pur professionnel qui, pour des raisons soit financières soit psychologiques (pulsion meurtrière, par ex.) se mettrait au service d'une cause, abstraction faite des valeurs que sous-tendrait cette cause. Le résistant, a contrario, serait alors l'homme animé d'une foi, d'une conviction individuelle qui le porterait au sacrifice de son existence.

    Définition acceptable, qui pourrait même recevoir un statut heuristique, s'il était possible de tracer, dans tous les cas, la frontière nette séparant les premiers des seconds ! À partir de cet éclairage, doit-on écrire que Carlos est un terroriste ou un résistant ? Militant marxiste, allié objectif des combattants palestiniens au service desquels il mit quelquefois ses connaissances de l'action violente, dans quels cas fut-il un homme de terreur ? Dans quels cas un homme de résistance ?

    Dans un cas, sa motivation fut directe (lutter contre les régimes collaborant avec l'impérialisme américain en Amérique Latine), dans le second cas, elle fut indirecte (agir en solidarité avec toutes les révolutions armées). En d'autres termes, il faudrait écrire que l'intérêt direct à l'action violente légitime sa participation (résistance à une oppression locale ou régionale) et l'intérêt indirect (soutenir la guerre menée contre l'État sioniste) transforme le même homme en terroriste international.

    On voit tout de suite l'ambiguïté de ce raisonnement et l'impossibilité d'aboutir à une analyse politique sérieuse

    Le statut hybride du terrorisme

    [Ci-dessous, à l'enterrement de Baader et d'Ulrike Meinhof à Stuttgart en 1977. La couronne porte l'inscription : « Camarade Ulrike, la Révolution te vengera ! ». La RAF allemande est un conglomérat complexe d'idées diverses, toutes répandues dans le corps électoral allemand, mais radicalisées à l'extrême, dans une stratégie terroriste.]

    baad6210.jpgD'autant plus que le statut de terrorisme est un statut hybride. Considérés par les uns comme terroristes, certains hommes sont magnifiés par les autres. Cas évident de la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Les terroristes d'alors sont ensuite devenus les dirigeants légaux d'un état. On trouve ce cas dans de multiples circonstances.. Citons pour mémoire Messieurs Begin, Premier Ministre d'Israël, ancien terroriste des groupes juifs qui ensanglantèrent la Palestine des années 40, Boumédienne, dirigeant FLN en Algérie, et futur président de la République populaire d'Algérie, etc, etc.

    Le lecteur comprend pourtant très rapidement les raisons réelles qui ont entraîné R. Jacquard à la rédaction de son ouvrage. Il définit en effet 2 centres institutionnels mondiaux du terrorisme : l'un se situe au Proche-­Orient et se compose de la Syrie, du Sud-Yemen et de l'Iran. Il complète sa liste par la Libye et l'Irak (à ce sujet, l'Irak, pour les services rendus aux États-Unis depuis 1980, a été rayé des listes des États dits "terroristes" par la CIA).

    Le groupe constitue le premier foyer du terrorisme international, l'objet de son action étant automatiquement facteur d'intégration au camp du "terrorisme international". Cet objet est clair : l'élimination de l'État d'Israël. Et des amis de l'état sioniste à travers le monde par voie de conséquence. Les raisons qui poussent ce terrorisme que Jacquard qualifie de "musulman", notion englobante qui ne tient pas compte des différentes idéologies en présence dans chacun des pays cités (quoi de commun entre le chiisme militant et le baasisme laïque arabe ?) sont résumées en quelques points: l'anti-sionisme actif (Jacquard parle plutôt de la haine contre l'occupant juif, alors qu'il n'est jamais question du judaïsme en tant que foi, mais toujours de l'impérialisme en tant que système mondial dont le sionisme est un élément majeur dans les textes militants), de la guerre de religion contre les autres religions non­-musulmanes (le message coranique est pourtant très tolérant vis-à-vis des autres monothéismes, et reconnaît même la valeur prophétique des paroles de Moïse ou Jésus). L'amalgame se poursuit d'ailleurs, puisque la lecture tend à rendre plausible l'équation "intégrisme = terrorisme en puissance".

    L'autre groupe est celui des terrorisme régionaux. Principalement celui des nationalistes basques, des Irlandais, et des Corses. Ce terrorisme se situerait dans la mouvance de la cause palestinienne, le point commun étant bien sûr la revendication d'une terre pour un peuple.

    Cette hydre à 2 têtes qui menacerait le monde dit libre est bien entendu favorisée dans son action par le KGB soviétique. Véritable deus ex machina planétaire, le service secret soviétique serait à l'origine du développement de presque tous les terrorismes actifs de notre époque. Ce dernier leur apporterait alors l'appui logistique indispensable à l'efficacité de leur stratégie. L'université Patrice Lumumba de Moscou étant enfin l'université mondiale des élèves terroristes.

    Recherche d'une légitimité nouvelle

    pol-it10.jpg[Ci-contre des carabinieri italiens viennent de découvrir une cache d'armes des Brigades Rouges. Le terrorisme italien avait des racines plus prolétariennes que son équivalent allemand, lequel recrutait essentiellement des intellectuels. Ces différences ont été discutées par les activistes et couchées sur le papier. Elles laissent transparaître des différences très révélatrices, où l'histoire nationale joue un rôle non négligeable.]

    Que penser de ces affirmations révélatrices de Jacquard ? D'abord, qu'elles n'apportent aucune explication sur le phénomène du terrorisme contemporain. Leur intérêt est très faible du point de vue de la réflexion sur l'action politico-militaire dans les différentes régions du monde. Ensuite, qu'elles constituent plus une défense et une illustration dans le style médiatique des régimes occidentaux qu'une tentative de classification sérieuse des mouvements étudiés. Enfin, que le terrorisme défini ici tient plus du domaine normatif qu'explicatif. En effet, ce terrorisme possède les caractères suivants :

    • a) le terrorisme est l'ensemble des actes perpétrés contre l'Occident et ses amis. Si l'auteur parle beaucoup de Khadafi, de Khomeiny et de Carlos, il ne parle à aucun moment des terroristes œuvrant pour les intérêts occidentaux. Les groupements para-militaires de l'Amérique Latine, les contras antisandinistes payés et soutenus par le gouvernement Reagan, les actions des services secrets israéliens ne sont même pas considérés comme relevant du sujet traité.
    • b) Le terrorisme d'État, celui qui peut prendre des formes légales (services secrets) ou illégales (actions du GAL au pays basque) n'est pas pris en compte non plus.
    • c) Le terrorisme non spectaculaire, mais très efficace, qui consiste à organiser le blocus économique d'un peuple, à occuper les cerveaux de ses enfants par la terreur intellectuelle, à affamer des régions entières pour les intérêts des multinationales, n'est pas non plus retenu.

    On peut à ce stade de notre réflexion se poser les questions suivantes.

    Comment définir le terrorisme autrement que comme la dénonciation par les forts (les États) des faibles (les peuples) ? Faut-il demeurer dans le cadre strict de la définition du terrorisme ou tenter une approche plus ouverte ? La terreur doit-elle être le monopole de l'État selon la définition de Carl Schmitt, ou peut-on étendre ce monopole à des entités non souveraines, comme les fronts de libération ou les avant-gardes armées ? Autant de questions que nous vous soumettons sans y répondre directement. Nous poserons dans notre seconde partie quelques jalons de réflexion pour mieux y répondre.

    En effet, la définition du terroriste apparaît toute relative. Reprenant la division de Jacquard, l'historien français François Furet distingue 2 catégories de terroristes : 1) les terroristes internationaux, qui cherchent à détruire les fondements et les institutions de la démocrate libérale de type occidental, et 2) les terroristes nationaux, dont l'objectif est plus limité géographiquement, puisqu'ils cherchent à libérer leur nation d'un pouvoir oppresseur. Dans le premier cas, l'objet des actions violentes serait l'obtention de droits politiques et, dans le second cas, celui de droits nationaux. Nous n'insisterons pas outre mesure sur cette dichotomie toute arbirtraire. Ajoutons seulement que différencier les droits dits nationaux des droits dits politiques participe d'une singulière notion du politique. Les droits nationaux ne sont-ils pas éminemment des droits politiques, même si les philosophes libéraux, souvent aveuglés par leur fantasmes individualistes, mélangent et confondent des notions aussi différentes que celle du communautaire et du social...

    Ceci dit, le terrorisme en tant que résultat d'une situation d'injustice, ou résultat d'une volonté de subversion gratuite ou mise au service d'un État étranger, n'explique que très partiellement l'acte violent dans le domaine du politique. C'est dans le domaine plus précis de la philosophie politique que nous allons tenter de définir quelques explications. Que ce soit dans le cas d'une revendication nationale face à un État central oppresseur, ou dans le cadre d'une revendication plus idéologique (l'extrême gauche des années 60, par ex.), le terrorisme est un phénomène étroitement lié aux figures modernes de la démocratie et de la nation. Face à la double légalité de ces sociétés modernes, le terrorisme tire de son propre projet politique contestataire une légitimité nouvelle.

     

    Une recherche des légitimités "traditionnelles" ?

    34334110.jpgDe ce point de vue, le terrorisme est une pratique très traditionnelle, dans ce sens où elle se réfère à un type de valeurs pré-modernes. Contestant la légalité, valeur-type des idéologies bourgeoises nées de la révolution française de 1789, le terroriste renoue avec la chaîne historique des philosophies politiques européennes, celle des légitimités traditionnelles. Il est difficile de dégager cette facette du discours terroriste dans la mesure où celui-ci est dans la plupart des cas habillé de références aux idéologies modernes. Ainsi dans le cas chiite, on constate un mélange de valeurs traditionnelles, le plus important étant l'appel religieux, et de références beaucoup plus actuelles, comme la conception léniniste de l'impérialisme. Cela étant, il n'y a pas là de contradiction sur le fond, mais plutôt adaptation du message révolutionnaire à une époque donnée. On peut alors poser la question suivante : pourquoi ce  recours à l'action terroriste ? F. Furet retient l'hypothèse selon laquelle le pouvoir démocratique moderne ne laisse plus aucun espace de résistance au citoyen.

    Les régimes traditionnels, et notamment l'ancien régime monarchique, tiraient leur monopole d'autorité d'un ordre de valeurs supérieures aux hommes. On peut alors distinguer 2 niveaux :

    • 1) Dans le premier niveau, le monarque se situe au-dessus de la loi. Il est le garant et le créateur des lois, qui régissent les relations entre les citoyens et entre le pouvoir et les sujets. Il s'agit ici de la loi au sens où les civilistes et les publicistes actuels l'entendent. Par exemple, celle qui régit les droits de succession, ou l'organisation des pouvoirs publics.
    • 2) À un second niveau, le monarque est à son tour soumis à un ensemble de règles légales supérieures. Les lois fondamentales de la monarchie capétienne en sont un exemple, comme la succession par ordre de primogéniture.

    En somme, si le Roi fait la loi, il est aussi soumis à la loi. Cette soumission se traduit par une double limitation : l'une est externe puisqu'il ne peut violer les lois de la justice divine, l'exercice des vertus chrétiennes, etc. Tenant son pouvoir de l'autorité de Dieu, le monarque ne peut contester les règles établies par Dieu lui-même.

    L'autre limitation est interne, puisque le monarque est contraint au respect des lois historiques qui fondent le royaume. Ce que Montesquieu appelait le "dépôt des lois" s'impose à lui, et restreint son pouvoir.

    Du tyran personnalisé à la tyrannie de la loi

    ira-rpg7L'autorité d'un seul est concevable dans la mesure où elle est encadrée par la coutume, la jurisprudence, la providence et enfin, plus tard, la raison naturelle. Le roi, disent les juristes, est lex animata ; la loi parle par sa bouche mais elle est extérieure à son individu. L'avènement des régimes démocratiques modernes a totalement modifié le paysage politique. La démocratie est le régime de la loi souveraine. Autrement dit, la Loi est la règle suprême, indépassable. La légalité est sui generis, et tient sa valeur d'un ensemble de techniques, de procédures, qui l'investissent de sa légalité. La loi est valable par son respect de la formalité et non en vertu d'un référent supérieur. La promulgation d'une loi introduit celle-ci dans le domaine de l'autorité, et elle devient par ce fait quasi-­incontestable. La démocratie moderne est l'organisation de la tyrannie de la loi. La figure du Tyran n'est plus personnalisée comme dans l'Antiquité, elle est diffuse et omniprésente à la fois. D'ailleurs le monarque n'est plus. C'est moins le peuple en tant qu'entité historique et culturelle qui est représenté qu'une masse arithmétique d'individus. Derrière cette masse se profile la réalité du pouvoir. Cette réalité est beaucoup plus triviale : le pouvoir est confisqué par une minorité d'individus aptes à la manipulation des discours et des outils du pouvoir réel. Ce pouvoir réel étant essentiellement économique dans la civilisation industrielle. L'autorité légale n'est plus légitimée par une référence à un système de valeurs qui le transcendent.

    Cette absence de valeurs légitimantes au profit d'une tyrannie de la Loi a été l'objet des réflexions attentives du juriste Carl Schmitt. Pour celui-ci, le pouvoir démocratique élimine tout recours au droit à la résistance et au tyrannicide. La majorité ne peut supporter tout acte tendant à remettre, violemment ou non, sa légalité en cause. Toute décision de la majorité se transforme automatiquement en droit. Le formalisme légal est la règle des démocraties bourgeoises. Il exclut toute idée d'illégalité dans le cadre des procédures formelles auxquelles il se réfère. Dans cette vision légale du pouvoir disparaît aussi un autre concept des philosophies traditionnelles : le tyran d'usurpation. Le tyran d’usurpation prend le pouvoir par violation d'une légitimité préexistante, elle est incompatible avec l'usurpation.

    De cette philosophie politique moderne découle le principe que toute opposition légale doit avant tout reconnaître le système de la majorité démocratique (Nous ne discuterons pas plus avant de l'emploi de ce concept de démocratie, qui revêt des acceptions fort contradictoires. Par démocratie, nous entendrons "démocratie représentative à la mode occidentale", étant bien entendu que cette dernière peut fort bien être définie d'un autre point de vue comme essentiellement anti-démocratique). Face à ce formalisme de la loi, à la tyrannie du système légal qui en découle, le terrorisme devient l'acte de contestation total. La violence et l'action armée deviennent les négateurs du principe d'un droit producteur de droit. La démocratie est combattue en tant que système  d'abstraction du pouvoir, de gouvernement des normes impersonnelles, de systèmes de mise en forme légal du pouvoir et d'absence du peuple réel dans cette organisation. Le terroriste, face à cette forme du politique, oppose un programme nouveau : ce programme, écrit F. Furet, « retrouve un ensemble pré-moderne de représentations politiques ».

    La vieille idée aristotélicienne du tyrannicide

    carlos10.jpg[Ci-contre, le mystérieux Carlos, sorte d'apôtre du terrorisme qui s'est mis au service de toutes les causes dures. Le terrorisme est-il une révolte contre les “formalismes légaux” ? Constitue-t-il de ce fait un “acte de contestation total” ? De nombreux politologues se sont posées ces questions et ont pu ainsi inscrire le “projet terroriste” dans un ensemble idéologique plus vaste que la tradition marxiste, voire dans la définition aristotélicienne et thomiste du “tyrannicide”.]

    Autrement dit, le terroriste oppose à l'abstraction moderne du pouvoir un corps organique communautaire, où les sphères du privé et du public retrouvent leurs identités complémentaires. Il personnalise le pouvoir politique, et la souveraineté démocratique plus largement. Les politiciens et les fonctionnaires des administrations centrales sont les figures vivantes du pouvoir. Ce sont des personnes physiques et non plus de vagues concepts impersonnels. Les attentats des dernières années contre les officiers généraux et contre les politiciens traduisent cette idée de personnalisation. L'individu est assimilé à sa fonction. D'où, en même temps, la preuve de la vulnérabilité de ce pouvoir, puisque les individus sont mortels. Cette résurgence des concepts traditionnels de la philosophie politique se combine avec un élargissement aux catégories modernes de la société contemporaine. Le pouvoir est perçu lato sensu. Par exemple font partie du pouvoir les leaders syndicaux, les industriels, etc. Le pouvoir moderne étant un pouvoir politique et économique, il apparaît que les dirigeants de la sphère économique ne peuvent plus être dissociés des responsables politiques. Le projet terroriste étant global, il étend sa violence à tous les symboles du système. Il appuie alors son action sur la vieille idée aristotélicienne du tyrannicide. C'est-à-dire le droit pour tout sujet d'opposer une violence jugée investie d'une légitimité supérieure au simple droit positif des sociétés modernes. Il faut remarquer à ce sujet qu'il lui manque aujourd'hui toute conception du monde supérieure qui le relie à un système de valeurs transcendantes. C'est cette absence de références qui peut frapper tout observateur un peu attentif. À quoi en effet rattacher ce combat ?

    Le projet terroriste prétend se référer à l'existence d'un peuple concret, qui se définirait par des conditions inégalitaires économiques et sociales, face à une masse abstraite de citoyens égaux. Inspiré par le discours intellectuel marxiste, la classe au sens usuel et commun de la vulgate marxienne devient le référent supérieur. La classe constitue la notion centrale qui réfute d'une part l'abstraction du pouvoir, fictif et soumis aux lois du nombre, et d'autre part, au principe individualiste qui en est le corollaire. La classe devient alors le principe constitutif d'une vision organiciste, d'une vision "holiste" du social. La classe représente dans le discours terroriste le peuple tout entier. Elle le "représente", c'est-à-dire qu'elle en intègre par fonction l'identité. La classe est le concept substitutif du peuple dans le langage post-marxiste ! Le peuple est une entité collective proche des théoriciens du contrat des XVIIe et XVIIIe siècles. L'action violente se légitime dans un accord irrationnel, "ontologique" écrit F. Furet ; avec la volonté du peuple. Celui-ci investit de sa légitimité l'action violente. Le terrorisme apparaît dans son aspect idéologique comme un projet, implicite, de théoriser le droit à la résistance. Pourtant, le terrorisme n'est pas seulement une résurgence d'une philosophie politique traditionnelle, il s'inscrit aussi dans la tradition marxiste.

    Un enracinement dans les traditions marxistes

    habach10.jpg[Ci-contre Georges Habache, leader palestinien d'origine sociale chrétienne, charismatique dirigeant de l’organisation marxisante Front populaire de Libération de la Palestine, à la voix de stentor, d’une rigueur de vie exemplaire, le médecin des pauvres d’où son surnom “Al Hakim”, l’ancien chef du mouvement nationaliste arabe, tombeur du protectorat britannique d’Aden (Yémen du sud) ; il soutient ici le projet d'une confédération grande-syrienne. « La Syrie est notre poumon », a-t-il déclaré à des journalistes occidentaux. Le combat palestinien est un combat très différent de celui des "guérillas urbaines" d'Europe occidentale, même s'il a recours quelques fois à la stratégie terroriste. Dans ce sens, le terrorisme est la stratégie du "pauvre".]

    Le projet terroriste constitue en effet une variante de la culture politique de la gauche révolutionnaire. En tant que "pensée nouvelle peu politique", le terrorisme est passé de l'acte individuel, du type des attentats anarchistes du début de notre siècle, à un projet qui s'enracine dans la tradition marxiste. Non pas tant, bien entendu, du marxisme orthodoxe, dont les prétentions scientifiques s'accommodent mal de la violence de groupe, que d'une dérive de la vulgate marxiste. On pourrait parler plutôt d'un néo-marxisme, qui conserverait moins la dogmatique que le vocabulaire. On l'a déjà évoqué plus haut en parlant de la notion de classe.

    L'héritage principal du marxisme réside dans la critique radicale de la démocratie bourgeoise représentative qualifiée de "démocratie formelle". Dans cette société, la citoyenneté politique est dénoncée comme pure illusion. Cette critique de la démocratie est pourtant de plus en plus abandonnée ; par les sociaux-démocrates d'abord ralliés aux valeurs des sociétés occidentales, et par les partis communistes participants du système représentatif occidental. Le PCF en est l'exemple le plus évident. On peut dire que, globalement, la famille marxiste réprouve le terrorisme et participe aux mouvements d'indignation et de dénonciations médiatiques contre les actes terroristes. Les PC sont partisans de fait des démocraties formelles et reconnaissent dans le suffrage des citoyens la forme politique majeure de la démocratie. Même si cette procédure formelle fut et reste l'objet des théoriciens et des hommes politiques marxistes, notamment dans les pays dits socialistes d'Europe centrale et de Russie soviétique, qui reprennent à leur compte la grande division établie par Marx et Lénine entre démocratie formelle et démocratie réelle, les communistes et la gauche occidentale en général se sont ralliés au système de la démocratie occidentale. L'abandon récent par le PCF de la notion de dictature du prolétariat en est un signe exemplaire. Le slogan de Mai 68 contre le suffrage universel (Élections=trahison) est un succédané de la vieille théorie marxiste, repris à son compte par les groupuscules d'extrême gauche.

    Démocratie, société marchande et aliénation

    Marx, s'inspirant du modèle de critique de la religion de Feuerbach, critique la démocratie formelle comme projection imaginaire par l'homme de sa situation réelle. La citoyenneté égalitaire est une forme élaborée de l'aliénation politique des hommes. Ce n'est pas un élément agrégatif, qui peut être constitutif d'une solidarité communautaire, mais une simple illusion. L'homme, par là même, est individualisé, réifié par une société soumise aux règles des valeurs marchandes ! La société marchande est une société de l'aliénation, de l'individualisation par le détour de la citoyenneté égalitaire, double cause qui implique une réduction du politique au marchand. Le vrai rapport social, écrit Marx dans ses œuvres de jeunesse, n'est pas celui de la société marchande civile et de ses classes. L'abstraction démocratique induit surtout une liquidation définitive de la métaphysique. L'homme rationnel est l'illusion qui masque l'homme aliéné par les rapports marchands. L'histoire est pour Marx une dynamique des forces sociales. D'où la conséquence que la Révolution est la négation-dépassement du droit. Pourtant, et c'est là une des contradictions majeures du projet terroriste qui implique, dans une certaine mesure, son impuissance à signifier un phénomène historique, la société civile constitue la réalité de la vie des hommes.

    Dans ce postulat marxien, duquel le projet terroriste ne peut se détacher, réside peut-être son aspect partiellement révolutionnaire. Il y a une ruse de la raison qui bloque tout enracinement dans le mental des peuples. En d'autres termes, le projet terroriste est potentiellement révolutionnaire, mais idéologiquement incapable de déboucher sur une révolution populaire. Il est, c'est un constat, coupé des forces réelles du peuple. En niant l'essence de la violence dans le champ du politique. Le discours marxiste n'est que virtuellement révolutionnaire. Cette césure jouera tant sur le plan de la méthodologie marxiste (incapacité chez Marx de comprendre l'instabilité politique en France au XIXe siècle) que sur la praxis révolutionnaire,

    Marxisme, volontarisme et léninisme

    _3922910.jpgLe marxisme s'attaque ensuite à ce qu'il appelle la "mythification communautaire", qu'il relie aux structures étatiques-politiques. Ce déterminisme du politique-étatique, soumis à la situation de superstructure (même si Marx, et plus tard Gramsci, atténueront ce rapport) réduit la potentialité terroriste comme action révolutionnaire.

    Le terrorisme d'inspiration marxiste du XXe siècle puise au contraire son inspiration dans une version volontariste de la doctrine. La tradition terroriste du populisme russe, récupérée par le parti bolchévique, est un élément central de cette réflexion. Le léninisme du début de ce siècle constitue une variante activiste du marxisme. Pour Lénine, la récusation de l'État démocratique et de sa légalité souveraine justifie faction directe, forme politique du volontarisme marxiste. Lénine veut rompre définitivement avec le réformisme social-démocrate. Il nie toute évolution intégrative au parlementarisme bourgeois. Pour appliquer sa ligne, le léninisme vise à la destruction totale de l'État bourgeois. La dictature du prolétariat est le résultat de la violence prolétarienne, elle même opposée à la violence de l'État de la classe dominante. F. Furet parle de Lénine comme "d'un nouveau fondateur d'Empire". L'outil privilégié de cette fondation est un parti révolutionnaire, composé d'activistes professionnels dévoués à la cause communiste.

    D'ailleurs, même après la victoire, il demeure en dehors et parallèle à l'État prolétarien. Il est la réalité du pouvoir, il est la force historique... Le terrorisme international est l'élève du léninisme.

    Un élément central : la théorie de l'impérialisme

    Sur le fond comme dans la forme, le langage du projet terroriste est celui de Lénine : même référence militaire, même obsession compensatoire des masses, même manichéisme de la dialectique de l'ami et de l'ennemi (manichéisme qui peut nous faire penser à nouveau à C. Schmitt) etc. Un dernier élément rapproche le projet terroriste du léninisme : la théorie de l'impérialisme.

    Pour ce projet, il y a une unité stratégique des classes ouvrières, celles du monde occidental et du bloc soviétique. La cible, dans la théorie de l'impérialisme, n'est plus seulement l'État national, mais le capitalisme mondial et la puissance étatique qui l'incarne, les États-Unis d'Amérique. Pour les membres de la RAF ou des BR, les États italien et allemand ne sont que les émanations de ce capitalisme planétaire et de l'État nord-américain. Les politiciens locaux sont les sujets de l'impérialisme de l'Oncle Sam. La mondialisation de l'économie libérale capitaliste se hiérarchise en états relais d'un centre mondial, situé à Washington.

    C'est à ce niveau qu'il faut différencier les 2 catégories de terrorisme que nous avons entre aperçus au début de notre exposé. Le terrorisme de l'ultra-gauche est dirigé essentiellement contre les États fantoches de l'impérialisme ; le terrorisme nationalitaire est dirigé pour la libération d'un peuple spécifique. Dans les 2 cas, face à la tyrannie de la légalité souveraine, le projet terroriste invoque la loi morale, ou la loi divine de la légitimité face au tyran. La démocratie légaliste qui ne s'appuie sur rien au-delà de la loi, masque mal la défense des intérêts privés et du profit. L'État moderne est pourri dans son principe et la violence utilisée pour l'abattre est nécessaire parce que légitime.

    Universalité de la guerre

    [Une armurerie clandestine de l'IRA irlandaise, où l'on aperçoit des FN­-FAL de l'armée britannique, de vieux Lee-Enfield et des M1 américaines. Le terrorisme irlandais a toujours été bien moulé dans la population et a pu compter sur une logistique spontanée dont n'ont jamais bénéficiée les activistes de la RAF et, dans une moindre mesure, les brigadistes italiens.]

    cache-10.jpgDu coup, il n'y a plus ni luttes politiques ni luttes civiles, mais état de guerre général des peuples contre l'impérialisme. L'unification mondiale, par l'économie capitaliste et les multinationales, manipule les États-nations contre les peuples, leurs intérêts propres et leur identité historique. Pour le terrorisme il n'y a plus de droit naturel, ni de droit tout court, il y a une situation mondiale de conflit. La guerre est universelle ! La guerre dépasse ainsi toutes les frontières, et fait de chaque individu un combattant délié de tout lien avec le droit et la loi. Face aux rapports de force du capitalisme mondial, elle oppose un pur champ de forces politiques et militaires. Ce moment conflictuel autorise toutes les formes d'actes dirigées contre tous les collaborateurs du système, autrement appelés "les ennemis du peuple". Dans ce cadre, la guerre, action militaire, est soumise au projet terroriste, qui est un projet politique. Le soldat est un soldat politique, le parti devient une armée au service d'un discours politique. On peut ensuite remarquer que la philosophie politique du terrorisme devient une contestation radicale du droit international moderne. La philosophie de Grotius est niée dans ses fondements au profit d'une adhésion à un projet de Realpolitik.

    Néanmoins, cette contestation radicale reste attachée par certains côtés à cette même idéologie du droit international moderne. Il recourt aux armes moins comme acte offensif que comme attitude défensive face aux forces ennemies. En d'autres termes, il mène une guerre juste contre les éléments agressifs du système. L'impérialisme chez les BR ou l'occupation américaine chez les militants de la RFA symbolisent ces éléments ennemis. L'action armée devient une contre-révolution préventive contre le système impérialiste des multinationales et des États impérialistes. Face à la politique répressive de l'État, faction militaire devient indispensable. Ce mariage entre ce que F. Furet nomme "l'héroïsme aristocratique du sujet révolutionnaire" et le déterminisme historique issu du marxisme traditionnel produit cet avant-gardisme de désesperados qui effraye tant nos contemporains. Le terroriste rachète en quelque sorte le monde réel, injuste et mauvais, par le sacrifice de sa vie.

    CONCLUSION

    Une courte conclusion s'impose. Devant les nombreuses contradictions de la philosophie politique terroriste que nous avons essayé de souligner, il nous paraît difficile de conclure définitivement. Nous avons voulu, dans ces quelques analyses, préciser l'ambiguïté fondamentale du projet terroriste. D'un côté, un discours très proche de la philosophie politique pré-moderne, où les notions essentielles de la pensée politique européenne sont réactualisées dans un langage moderniste. De l'autre côté, une référence constante au corpus idéologique marxiste-­léniniste, que le gauchisme des années 60 et 70 a digéré tant bien que mal. De ce mélange est né le discours terroriste, à la fois enraciné dans une tradition intellectuelle pré-démocratique et un constat très pessimiste du réel des années d'après-guerre. Pourtant, il est impossible de réduire ce discours à ce seul schéma. Pour la raison principale qu'il n'existe pas un terrorisme mais des terrorismes.

    L'action récente de l'aviation israélienne sur la ville de Tunis, ayant causé des dommages physiques et matériels importants, est la preuve de cette pluralité des terrorismes. De même, les actions militaires menées par les militants de l'IRA, de l'ETA ou du FLNC montrent que le terrorisme peut recueillir l'assentiment plus ou moins large, plus ou moins explicite, d'une population donnée. Enfin, si le terrorisme international est un concept médiatique récent ; il recouvre aussi un discours de statu quo du système. Les condamnations indignées des médias face au terrorisme sont éminemment sélectives.

    Le terrorisme constitue au fond un catégorie commune pratique. Nous avons essayé de démontrer que l'on pouvait aller plus loin dans une réflexion sérieuse sur cette notion mal comprise, souvent volontairement.

     

    ► Ange Sampieru, Orientations n°10, 1988.
    (allocution prononcée lors d'un colloque tenu à l'Hôtel Métropole de Bruxelles, octobre 1985)

    ◘ note : (1) Cf. F. Furet, A. Liniers, P. Raynaud, Terrorisme et démocratie, Fayard, 1985.


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    spiege10.jpgLa RAF allemande : une analyse

    [Couverture du Spiegel pendant l'automne 1977, point culminant de l'aventure de la RAF, notamment après une des actions les plus spectaculaires de celle-ci : l'attentat contre le procureur Buback]

    Les éditions Méridiens-Klincksieck ont sorti récemment une analyse du phénomène RAF (Rote Armee Fraktion) ou “Bande à Baader”, où les chapitres sur les préoccupations idéologiques du groupe ont retenu toute notre attention. Son titre : La Fraction Armée Rouge : Guérilla urbaine en Europe occidentale (Anne Steiner & Loïc Debray, 1987, 267 p.).

    Pour les auteurs, l’histoire de la RAF comporte 2 phases distinctes : celle de 1970-72 et celle de 1976-77. La première de ces phases est, bien sûr, la phase de maturation où la RAF acquiert son type particulier. Une quarantaine de personnes sont à la base des infrastructures de guerilla urbaine et, phénomène caractéristique, près de 50% d’entre elles sont des femmes, qui exerceront les mêmes tâches “militaires” que les hommes, en dépit de leur maternité. Pour Anne Steiner et Loïc Debray, ce renoncement au statut de femme et de mère, élément déterminant de « l’ascétisme révolutionnaire », procède d’une hiérarchie de valeurs affirmée par les militants : le « devenir général » passe avant le « cercle individuel ». Cette intransigeance conduira les 2 vagues de la RAF au terrorisme et à l’échec.

    Vient ensuite la question des générations : la RAF est-elle un phénomène de génération, comme on l’a souvent dit ? Est-elle le fait de ceux et celles dont les parents étaient jeunes adultes à l’apogée du nazisme ? L’écrasante majorité des militants est effectivement née entre 1942 et 1949 : leur petite enfance est marquée par la destruction totale de leur pays et par le désorientement des parents. En ce sens, il n’est pas faux d’affirmer que la variante terroriste de l’extrême-gauche allemande découle d’un mal-être propre à la “générations des ruines”. Le terrorisme urbain a été une part essentielle dans l’après-guerre allemand, japonais et italien, c’est-à-dire dans l’après-guerre des 3 pays vaincus de la Seconde Guerre mondiale ; même si les formes du terrorisme urbain et les formes du régime dominant avant la guerre étaient fort différentes dans chacun des 3 pays, il y a là plus qu’une coïncidence, contrairement à ce que semblent penser Steiner et Debray.

    Ce dénominateur commun de vaincu, pour nos 2 auteurs, serait fortuit, puisqu’aux États-Unis, grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, il existait également un terrorisme urbain, celui des Weathermen et de la SLA (Symbionese Liberation Army). C’est oublier que la masse des isolationnistes américains, qui n’avaient pas voulu la guerre et souhaité une autarcie américaine non-interventionniste, ont été également des vaincus en ce siècle et que l’hostilité d’hier à toute guerre contre l’Allemagne ou le Japon repose sur les mêmes principes politiques que l’hostilité à la guerre du Vietnam. 

    Pas d’identité historique possible pour les militants de la RAF

    En revanche, Steiner et Debray signalent à très juste titre que si les Brigades Rouges (BR) italiennes, les indépendantistes basques ou l’IRA irlandaise pouvaient se référer à une identité historique (les “partisans” pour les BR) partagée par de larges strates de la population, les militants de la RAF étaient en quelque sorte orphelins sur ce chapitre : ils ne pouvaient plus se référer au combat de l’Allemagne contre les impérialismes américain et britannique, assorti du soutien aux indépendantistes arabes et hindous et aux justicialistes latino-américains, puisque l’extrême-gauche, dont les chefs de file idéologiques avaient trouvé refuge à l’Ouest, de Londres à la Californie, n’avaient guère cultivé de traditions anti-impérialistes à cette époque cruciale de notre siècle. Malheureusement Steiner et Debray se bornent seulement à constater l’impossiblité d’une référence à une identité historique précise.

    Il est juste en revanche de percevoir, chez les hommes et les femmes de la RAF comme chez un Pierre Goldmann, une aspiration existentielle/existentialiste au combat, à la lutte armée, à l’aventure révolutionnaire. Très juste aussi de dire que cette aspiration procède d’une volonté de sortir d’une situation d’apathie dans laquelle l’Allemagne s’était enlisée dans le sillage du miracle économique et de l’opulence des Golden Sixties. Les générations parentales, ex-nationales-socialistes, ont-elles dès lors été inconsciemment accusées d’avoir trahi les linéaments d’anti-impérialisme de l’ère hitlérienne et de n’en avoir retenu que les réflexes anti-communistes ou les calculs opportunistes, dépourvus de toute conscience politique forte ? La RAF, à son insu, constitue-t-elle un retour maladroit des analyses nationales révolutionnaires anti-fascistes (Paetel, Niekisch, etc.) en matière d’impérialisme, mais un retour d’emblée condamné à l’échec à cause de son déséquilibre paroxystique patent ?

    Cet échec, directement prévisible, n’est-il pas dû à une absence de dimension populiste, de cœur pour le concitoyen qualunquiste, benoîtement aveuglé par les facilités du monde libéral ambiant, et à un trop-plein d’existentialisme héroïcisant et élitiste, de facture sartrienne, où le non engagé est d’office un « salaud », où le militant devient arrogant parce qu’il connaît ou croit connaître, dans son intimité personnelle, un niveau de conscience supérieur à la moyenne générale ? L’idiosyncrasie des figures de proue de la RFA est à ce sujet révélatrice : la plupart de ces figures sont des intellectuel(le)s militant(e)s dont la pensée est conséquente jusqu’au bout, au point de n’accepter aucune espèce de compromission.

    Divers courants de gauche, dont le dénominateur commun est un refus de la société libérale et marchande, cimentée de surcroît par un conservatisme rigide, quelque peu autoritaire, conformiste et anti-intellectuel, débouchent sur la stratégie terroriste du refus absolu : ainsi, l’avocat Horst Mahler, militant du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund ; ligue des étudiants socialistes allemands) et de l’APO (Außerparlamentarische Opposition ; Opposition extra-parlementaire), laboratoire de la gauche anti-dogmatique, a estimé que seul le recours au terrorisme pouvait provoquer l’avènement d’une société idéale, soustraite à tous dogmes.

    Ulrike Meinhof est, elle, une ancienne activiste du KPD (Parti communiste allemand), interdit en 1952 (1). Elle a été la rédactrice en chef du journal Konkret, organe théorique du parti. La gauche dont elle est issue n’a pas le caractère soft de l’anti-dogmatisme de l’APO/ SDS. Sa trajectoire est très classique : issue d’une famille socialiste qui avait refusé le compromis de Bad-Godesberg (2), elle adhère au KPD semi-clandestin mais refuse de militer dans le DKP, le parti qui en prend le relais après la levée de l’interdiction. Le passé de Ulrike Meinhof est un passé marqué par le communisme dur.

    Ne pas se laisser déterminer par les « conditions objectives »

    Gudrun Ensslin, pour sa part, est issue d’un milieu pacifiste chrétien : elle a été membre de la Jeunesse évangélique et a milité dans le mouvement anti-atomique, avant de fonder les Éditions Voltaire avec son camarade Vesper et d’adhérer au SDS. Jan-Carl Raspe incarne les nouvelles voies du gauchisme : vie en communauté, création de structures alternatives, pédagogie anti-autoritaire, etc. La motivation de Raspe est toute personnelle et d’ordre psychologique : il était sans cesse travaillé par une angoisse envahissante et avait besoin d’une sphère d’affectivité communautaire. Raspe a transposé ce désir d’affectivité à l’ensemble de la société : selon lui, les prolétaires accèderaient à un monde meilleur, plus satisfaisant, si on leur donnait l’occasion de vivre en dehors des structures individualistes de la société marchande. « Seules des expériences alternatives dans le combat politique, pourraient mettre en route les processus par lesquels l’idéologie bourgeoise et la structure psychique individualiste seraient surmontées de façon durable », écrira-t-il.

    Comme les mouvements de jeunesse du début du siècle, les quelques dizaines de militants de la RAF refusent de se laisser déterminer par les « conditions objectives » mais ne se contentent pas de leurs communautés alternatives et veulent intervenir brutalement dans l’espace bourgeois, conquérir par la violence des morceaux d’« espaces libérés » supplémentaires. Et cette violence, ultime recours de ces desperados intellectuels, ne s’est-elle pas d’autant plus facilement installée dans leurs cerveaux parce qu’aucune tempérance de nature organique et historique, aucune mémoire vectrice de nuances, ne pouvait plus se lover dans un intellect germanique après la grande lessive de la rééducation perpétrée par les psychologues-policiers de l’US Army ?

    La carte terroriste a précisément été jouée par ceux qui, contrairement à Rudy Dutschke et Bernd Rabehl, n’ont pas voulu s’immerger dans le nationalisme de gauche, n’ont pas songé à recourir à l’histoire nationale, pourtant témoin de tant de luttes pour la liberté, le droit et l’égalité, pour donner à leur engagement une dimension collective concrète, même dans ses dimensions mythiques. Un langage social-révolutionnaire, propre au mouvement ouvrier, mais couplé à une mythologie nationale, aurait permis aux activistes de la RAF de conserver un lien avec les mas-ses populaires. Cela, Dutschke et Rabehl, les para-maoïstes qui dirigeaient la revue berlinoise Befreiung (Libération), l’avaient compris.

    La RAF, de son côté, gardait un langage très raide, très expurgé de toute connotation historico-romantique instrumentalisable, accessible aux masses. Pourtant son constat relatif à la RFA, nous le trouvons, sous des formes variées, dans tous les discours idéologico-politiques allemands : l’Allemagne Fédérale n’a jamais eu de souveraineté et ne constitue plus un “État national” proprement dit ; elle est une zone privée d’autonomie au sein d’un système économico-politique dominé par les États-Unis ; la classe politique ouest-allemande est “fantoche” ; l’occupation militaire américaine ôte toute indépendance à la RFA, etc.

    Quel conservateur, quel nationaliste, quel socialiste, quel communiste, quel gauchiste, quel écologiste n’a pas déploré ce nanisme politique ? N’est-ce pas le démocrate-chrétien Barzel qui a résumé de la façon la plus concise la situation de son pays : « L’Allemagne ? Un géant économique et un nain politique ». Conjugaison de toutes les « conditions objectives » jugées inadmissibles, le système, expliquaient dans leurs tracts les militants de la RAF, instaure un « nouveau fascisme » qu’il s’agit de combattre. D’où leur venait cette définition du « nouveau fascisme » ? D’André Glucksmann, aujourd’hui grand défenseur de l’Occident, rénégat aux yeux d’Hocquenghem, pourfendeur de toutes les tentatives de “finlandisation” réelles ou imaginaires. Steiner et Debray ont le grand mérite de rappeler ce détail.

    Le « nouveau fascisme » défini par Glucksmann

    Glucksmann, en 1972, écrivait, dans Les Temps modernes, la revue de Sartre, que le « nouveau fascisme » ne vient pas de la base comme l’ancien, mais qu’il s’est au contraire imposé d’en haut : « (…) le nouveau fascisme s’appuie, comme jamais auparavant, sur la mobilisation guerrière de l’appareil d’État, il recrute moins les exclus du système impérialiste que les couches autoritaires et parasites produites par le système (…). La particularité du nouveau fascisme, c’est qu’il ne peut plus organiser directement une fraction des masses ». En d’autres mots et sans phraséologie militante pompeuse, l’intégration totale des individus à la machinerie politico-économique, l’homogénéisation des identités, l’arasement définitif des originalités, si bien perçus par Pier Paolo Pasolini le Corsaire (et avec quel style !), s’opère par des instances et du personnel d’idéologie officiellement “démocratique”, installés au pouvoir par l’anti-fascisme (armé en France et en Italie, “psychologue” et “pédagogue” en Allemagne) et revenus dans les fourgons de l’US Army ou des troupes anglo-impérialistes de Montgomery.

    La contradiction, propre aux discours de la gauche militante et intellectuelle, est ici flagrante et a fini par ruiner leur crédibilité : comment peut-on baptiser « nouveau fascisme » l’ensemble des instances nées de l’anti-fascisme ? Comment peut-on se réclamer à la fois de l’anti-impérialisme et de l’anti-fascisme, alors que ce dernier n’a pu vaincre qu’avec l’appui du grand capitalisme américain et de l’impérialisme colonial britannique ? Comment faire accepter aux combattants du tiers-monde cette logique qui, en dernière instance, est américanophile ? Comment faire accepter à l’indépendantiste indien, au militant panarabe, au justicialiste argentin, au sandiniste nicaraguayen, à l’indigéniste péruvien, au martyr malgache que la logique de Roosevelt, des banquiers de la City et de Wall Street, des compagnies pétrolières ou des marchands de fruits est certes mauvaise sous les tropiques mais qu’elle a été une bénédiction pour la vieille Europe ?

    N’est-ce pas là le plus sûr moyen d’apparaître niais et schizophrène ? Glucksmann a au moins été conséquent en procédant à ses reniements successifs, quitte à se métamorphoser, aux yeux des soixante-huitards durs et purs, en un “nouveau fasciste”, selon sa propre définition ! Pasolini, quant à lui, a écrit que le fascisme ancien, mussolinien, était une broutille provinciale, comparable aux mésaventures cocasses de Don Camillo, à côté de la chape de plomb que faisait peser sur nos cultures la société marchande ; la schizophrénie de la gauche, devenue désespérément furieuse dans le chef des combattants de la RAF, est restée en-deçà de ces brillantes analyses et c’est la raison essentielle de son échec.

    Mais cet échec n’est pas seulement celui du terrorisme violent, c’est l’échec de l’ensemble des forces de gauche. Le constat posé par les disciples de Baader quant à l’involution de la gauche ouest-allemande est juste : après la guerre, le SPD a neutralisé tous les courants contestataires de la RFA qui s’opposaient à l’intégration à sens unique dans la « communauté atlantique des valeurs », autrement dit dans le réseau des flux économiques déterminé depuis Washington. Avec le congrès de Bad Godesberg, le SPD admet l’intégration occidentale, abandonne toute perspective neutraliste donc toute indépendance et souveraineté ouest-allemandes, tout projet d’apaisement centre-européen, toute fonction dialoguante à l’autrichienne, toute possibilité de “troisième voie” gaullienne.

    Ce refoulement énorme, cette mise au frigo de tant d’aspirations légitimes, ancrées dans l’histoire, anciennes comme la civilisation de notre continent, n’a pu conduire qu’à l’explosion anarchique et incohérente de la révolte étudiante et, par suite, à l’épilogue navrant du terrorisme urbain. Si la stratégie terroriste ne pouvait qu’être marginale, coupée du peuple, élitiste à mauvais escient, brutale au point d’apparaître gratuite, le constat posé est exact, bien que mal formulé, et de surcroît présent partout dans les milieux intellectuels de RFA, à degrés divers, depuis les cercles conservateurs jusqu’aux activistes nationalistes et gauchistes. Le legs majeur de la RAF, ce n’est pas une lutte victorieuse, ce n’est pas une brochette de héros auréolés de gloire et vertueux (ses protagonistes sont marqués d’angoisse, de schizophrénie, d’agressivité pathologique), c’est surtout une analyse qui dit que le « nouveau fascisme », c’est la social-démocratie, celle qui a capitulé à Bad-Godesberg.

    Ce slogan contradictoire, basé sur une série de faits réels, contient précisément tous les errements, tous les refoulements, toutes les distorsions que la gauche n’a pas pu surmonter, incapable qu’elle a été de poser des constats d’ordre historique cohérents et de moduler sa praxis en conséquence. On ne fait pas de vraie politique en manipulant des concepts occasionalistes à la sauce psychanalytique et en tripotant des pseudo-arguments freudo-marxistes, où transparaissent des fantasmes sexuels incapacitants. Un retour à Dutschke et à Paetel serait sans doute une meilleure thérapeutique.

    ► Michel Froissard, Orientations n°10, 1988.

    ◘ notes :

    1) Dans l'histoire de la RFA, le tribunal constitutionnel a interdit jusqu'ici 2 partis qu'il a jugés « anti-constitutionnel » : le SRP (Sozialiste Reichspartei) et le KPD communiste. Introduite par le gouvernement le 22 novembre 1951, la demande d'interdiction du KPD ne sera finalement saitisfaite que le 17 août 1956 (elle sera levée le 28 juin 1968). Pour le SRP, la procédure fut plus rapide : l'interdition tomba dès le 23 octobre 1952.

    2)   Au congrès de Bad Godesberg de 1959, le SPD décidait de s'adapter à l'ordre occidental : il acceptait la constitution telle quelle et visait à la réunification dans le cadre de cette constitution ; il promettait de défendre l'ordre fondamental démocratique et avalisait la politique de défense nationale. L'aile gauche a admis avec beaucoup de diificulté ces résolutions, estimant que l'imbrication dans le système occidental n'allait pas toujours dans le sens des intérêts allemands, que la constitution, érigée en absolu, empêchait tout dialogue avec la RDA, dotée d'une constitution d'un autre type, que l'ordre fondamental n'était pas assez socialiste et que la politique de défense était déterminée par l'étranger, Washington en l'occurence. C'est sur la base de ce malaise multiforme que sont apparus les diverses formes extra-parlementaires de la gauche : révolte étudiante (APO/SDS), l'écologisme des débuts et celui actuel des Fundis (Fondamentalistes), regroupés autour de Jutta Ditfurth, et, en marge, la stratégie hard de la RAF.

     

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    Dossier pédagogique

     

     

    procession-ligueursUne tradition terroriste

    Les terroristes russes et la révolution de 1917 nous ramènent à la Grande Terreur de 1792. Mais celle-ci n'inaugure pas une tradition en France : il faut remonter aux émeutes des XIVe et XVe siècles, à la Terreur de la Ligue. Épouvantable tradition.

    [Procession de ligueurs à Paris]

    Le phénomène de la terreur n'est pas né, en 1793, comme une création ex ni­hilo : la terreur bolchevique des années 1917-1921, qui a séduit les uns, écarté les autres, s'est pourtant préférentiellement référée au précédent de la Révolution française. Demandons-nous quels en fu­rent les lointaines racines, ce qu'elle a si­gnifié, quelle en a été la portée historique de longue durée.

    Toute la pensée du XVIIIe siècle — la pensée des Lumières — a été une pensée antiterroriste, y compris celle de Jean­-Jacques Rousseau que des analystes de notre temps ont prétendu, contre toute évidence, situer aux origines du totalita­risme du XXe siècle. Les hommes des Lu­mières ont milité pour la liberté indivi­duelle. Et peu importe, pour notre propos, que cette liberté fut conçue par eux dans un modèle élitaire ou étendue aux grandes masses de la population. Cette exigence première a été au cœur des débats qui ont mobilisé l'opinion, de l'Es­prit des lois à la réunion des États géné­raux.

    Et pourtant, dès 1792, plus nettement en 1793 et 1794, la Révolution a dérapé, comme je l'ai écrit ailleurs (François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Fayard), vers des formes terroristes de pouvoir. Arrestation des suspects, dénonciations publiques, suspicion généralisée, exigence d'un contrôle public sur les comportements individuels. Ce bref épisode a laissé dans notre conscience collective des traces in­délébiles. Fascinant pour certains, qui persistent à penser qu'une révolution n'est pas possible sans terrorisme, re­poussant pour d'autres qui pensent qu'on peut faire l'économie de la barbarie, qu'on peut construire sans tuer.

    À vrai dire, c'est aux origines qu'il faut se situer. La population de Paris à la fin du XVIIIe siècle était, en majorité, fraî­chement importée. Il serait donc tentant de chercher dans les séditions paysannes des 3 derniers siècles de l'Ancien Ré­gime les traces d'une mentalité et d'un comportement terroristes. Mais ces sédi­tions, ces émeutes, ces soulèvements contre le fisc – et surtout contre la fisca­lité indirecte – ont été animées, dirigées, encadrées, par des éléments stables de la société rurale. Non des marginaux, mais des petits ou moyens exploitants. Des hommes qui ne cédaient pas à la tentation du terrorisme, qui défendaient leurs droits et leur pouvoir d'achat menacé par l'impôt. Le terrorisme n'a pas été un phé­nomène rural, mais une pathologie ur­baine, surtout parisienne.

    Depuis quand ? Les données histori­ques recueillies sur les émeutes des XIVe et XVe siècles permettent mal une pesée globale du phénomène. Des minorités agissantes, soit. Une pression physique sur le pouvoir : le temps d'Étienne Mar­cel l'a connue. Mais qui nous dira jamais si les quartiers de la ville, de l'Université et de la Cité ont été systématiquement quadrillés ? C'est à ce niveau — celui des profondeurs — que l'on peut apprécier l'impact du terrorisme. Car il ne se limite pas à l'exercice de la violence, il suppose la mise en place d'un réseau d'intimida­tion constante, il est une contre-société temporaire animée par une minorité.

    Tout se joue ici entre les cadres et les masses. Entre les tribuns et la plèbe. Et tout change entre le XVIe siècle et la Commune de Paris (1871). Le 12 mai 1588, Paris innove les barricades. Péripé­tie, sans doute, mais préparée par le long travail des prédicateurs et de la basoche. Les travaux récents — israéliens, soviéti­ques, américains, français — ont éclairé cette pré-Ligue qui a façonné l'histoire des révolutions parisiennes. Les cadres : cette petite-bourgeoisie frustrée de l'é­choppe et du barreau, ces moines tonnant de leurs chaires contre l'enrichissement bourgeois, ces intellectuels du Moyen Âge faisant revivre leurs fantasmes. Le noyau militant – que l'on connaît fort mal : boutiquiers et artisans révoltés contre le fisc royal et menacés dans leur exclusivisme catholique. Mieux connus sont les mécanismes de la terreur li­gueuse. Dans chaque paroisse le curé ou le prédicateur véhiculait dans ses sermons les mots d'ordre de l'état-major du quartier et les personnalisait, si je puis dire, en désignant les politiques — c'est-à-dire les adversaires royalistes de la Li­gue — à la vindicte des autres parois­siens. En même temps des affiches étaient placardées sur la porte des mai­sons des suspects et des tièdes. Mais le terrorisme ne se limita pas à l'intimida­tion verbale ou écrite. Il se traduisit par des actes de violence révolutionnaire ca­mouflée en mesures de justice. Ainsi, en novembre 1591, la mise à mort du prési­dent Barnabé Brisson et des conseillers Tardif et Larcher. Le phénomène d'am­putation permanente, qu'on retrouvera de 1789 à 1794, apparaît déjà pendant la Ligue. D'ardents ligueurs de 1586 ou 1588 seront taxés de modérantisme et de tiédeur en 1593 et traités comme des contre-révolutionnaires. La Ligue dévo­rait ses enfants.

    Qu'en restera-t-il ? On sait l'échec po­litique de la Ligue : le ralliement des notables, un moment divisés, à Henri IV après sa conversion au catholicisme sonna le glas de la révolution parisienne. Mais, dans les profondeurs, la Ligue légua 2 héritages d'importance. D'abord un re­nouveau de la foi catholique qui fut à l'o­rigine du “siècle des saints” — le XVIIe siècle. Ensuite — et c'est ce qui nous re­tiendra ici — le passage à des formes se­crètes d'organisation, une sorte de contre­pouvoir souterrain où s'épanouiront la puissance d'intimidation, le quadrillage des populations au service d'une morale contraignante. La compagnie du Saint-­Sacrement ne sera-t-elle pas le dernier enfant de la Ligue ?

    Pendant 2 siècles, les tendances terroristes des populations urbaines sui­vront un cours souterrain. La Fronde a certes connu des manifestations de vio­lence, des heurts polémiques, des affron­tements armés. Mais il ne semble pas qu'elle ait donné naissance à un terro­risme organisé comme au temps de la Li­gue. Faut-il s'en étonner ? J'ai dit ailleurs ans quelles basses eaux de tension poli­tique s'était située la Fronde : une atomi­sation des camps et des conflits, des com­bats d'arrière-garde menés avec réserves et prudence. Non plus un affrontement global entre 2 camps, mettant en cause les valeurs fondamentales de la so­ciété, mais des intérêts corporatifs et ca­tégoriels dont l'opposition demeurait se­condaire par rapport au consensus de fond. Peut-être à Bordeaux en 1652, dans le Bordeaux de l'Ormée, en fut-il diffé­rent. Pourtant les recherches actuelle­ment entreprises tendent à minimiser les aspects révolutionnaires du mouvement bordelais. Ne confondons pas terreur et conflits sociaux.

    [Ci-dessous La dernière charette (Robespierre, Saint-Just, Louis-Antoine-Léon), lithographie d'Auguste Raffet, 1834]

    raffet10.jpgIl faut sauter un siècle et demi pour voir réapparaître une véritable poussée terroriste. À 2 reprises, après le 10 août 1792, après le 2 septembre 1793, cette poussée parvient à infléchir la poli­tique gouvernementale : création d'un Tribunal révolutionnaire, arrestation des suspects, maximum des prix, envoi de commissaires munis de pleins pouvoirs dans les provinces. Pourtant, les parle­mentaires de la Législative, puis ceux de la Convention ne se sont pas laissés dé­border par la rue. Ils ont conservé bien en mains les rênes du pouvoir, n'ont accepté des revendications sectionnaires que ce qui allait dans le sens de leur politique. ont rejeté toute substitution d'un contre­pouvoir extra-parlementaire à leur pro­pre pouvoir.

    Mais c'est au niveau du quartier qu'il faut saisir l'importance, la nature et les formes du mouvement sectionnaire. Les sans-culotte, on l'a prouvé, ne constituè­rent jamais qu'une minorité agissante. Mais comme ils étaient seuls à se rendre aux assemblées des sections de Paris. comme ils disposaient d'une formidable puissance de coercition et d'intimidation. comme la menace de la guillotine planait sur leurs adversaires, ils purent, pendant près de 2 ans, exercer un chantage permanent sur la population parisienne, et sur le gouvernement issu des assem­blées parlementaires. Les historiens ont beaucoup débattu des bases sociologiques de ce mouvement et de sa portée politi­que. “Avant-garde” pré-prolétarienne dans la “révolution bourgeoise”, et, comme telle, anticipation du mouvement ouvrier du XIXe siècle ? Coalition, on l'a montré, de situations sociales diverses — petits patrons, artisans, compagnons, ouvriers — unies dans un même souci de consommateurs sensibles au prix des denrées de base, celui du pain notam­ment. Sans doute ce type de coalition ne constitue-t-il pas une nouveauté dans la longue histoire des classes inférieures ur­baines. Ce qui est profondément nou­veau, c'est l'encadrement et c'est l'idéolo­gie dont se réclament ces cadres. Non plus des curés nostalgiques d'un Moyen Âge idéalisé, mais une micro-intelligentsia laïque qui a connu les leçons des Lu­mières dans les écoles et les livres du XVIIIe siècle finissant, et pour qui le bonheur, selon l'expression de Saint­-Just, est une idée neuve. Par là s'interpé­nètrent des pratiques ancestrales et des justifications idéologiques profondément nouvelles. Au nom de l'égalité (« Il faut raccourcir les géants »), on rejoint la vieille tendance à l'inversion sociale. Les mots eux-mêmes ont une signification très riche. “L'aristocrate”, ce n'est pas seulement le noble, c'est quiconque, quel que soit son statut social, ne suit pas le mouvement révolutionnaire dans son évolution. Le “sans-culotte”, c'est le mi­litant idéal de la Révolution, il est ver­tueux, honnête, courageux, ignore les dé­faillances, les compromis et les hésitations. Sur ceux qui ne correspon­dent pas à ce modèle, les sans-culotte ont le devoir de faire régner la Terreur. La guillotine, cette “faux de l'égalité” est le recours ultime, unissant Vertu et justice.

    Ne surestimons pas les effets sanglants de cette poussée terroriste. En dépit des majorations mythiques du XIXe siècle, l'épisode de 1792-94 a fait moins de morts que le mois de mai 1871. Et pour­tant 93, l'an II de la Liberté, occupe dans notre mémoire, dans l'histoire de cette mémoire, une place infiniment plus im­portante que la Commune de Paris. Pourquoi ?

    On peut aisément discerner plusieurs éléments dans cette transfiguration d'un bref moment, conjoncturel et de peu de portée immédiate, de notre histoire.

    D'abord un certain nationalisme, voire chez certains un chauvinisme affiché, qui a conduit à identifier la Révolution au rôle universel de la France. En un certain sens, la Terreur s'en trouve justifiée, même pour ceux qui la détestent en elle­-même. D'où l'accent mis sur l'encercle­ment de la France révolutionnaire par les soldats des monarchies européennes, et sur le prix qu'elle aurait dû nécessaire­ment payer. L'idée que la Terreur est fille du danger extérieur traverse tout un courant de l'historiographie française, de gauche majoritairement, mais aussi de droite. L'antigermanisme de 1871 et de 1914-1918 a renforcé cette excuse un peu honteuse donnée rétrospectivement à nos ancêtres de 1793. Pourtant rien ne dit que cette corrélation historique ait été une né­cessité. On peut imaginer d'autres mé­thodes défensives. On doit, surtout, sa­voir que Robespierre lui-même rêvait de la paix, alors même qu'il laissa envoyer sur l'échafaud un Danton accusé (entre autres) de chercher à pactiser avec l'en­nemi. On est en droit de s'interroger sur ce stupéfiant glissement de la Défense nationale à l'impérialisme conquérant. Selon Chaumette (leader de la gauche ja­cobine) tout devait être “jacobinisé”, de Paris à St-Petersbourg. La réaction des “patriotes” italiens de 1798, des Alle­mands de 1813, montrera assez claire­ment l'ambiguïté profonde de cet expan­sionnisme, révolutionnaire, mais tragiquement français. Aux yeux de l'his­torien d'aujourd'hui, la Terreur n'a pas été fille de la menace extérieure, sinon majorée par une opinion qui y était pré­parée.

    En seconde analyse vient l'impact de la Révolution française sur le mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles. Non pas qu'il y ait eu une filiation directe. On a beaucoup exagéré le rôle du babouvisme (et de Buonarotti) dans le greffage de l'histoire révolutionnaire sur les pre­mières manifestations de la lutte ouvrière. Les canuts lyonnais ne se bat­taient pas pour refaire 1793 ! La Com­mune de 1871 n'a pas été, malgré la lé­gende, terroriste. C'est plus lentement et plus subtilement que s'est opérée, au ni­veau des cadres intellectuels socialistes, une certaine osmose entre 2 héritages distincts. Le malheur a voulu que l'intro­duction du marxisme en France (à la dif­férence de ce qui se passait en Allemagne ou en Italie) ait été le fait, non de grands intellectuels, mais du “sans-culotte”, comme le camarade Jules Guesde. Outre l'immense appauvrissement de l'œuvre de Marx (dont d'ailleurs on a totalement faussé l'analyse qu'il faisait de la Terreur de 93) il y eut une appropriation forcée, une sorte de captation d'héritage du marxisme par les nostalgiques du jacobi­nisme. Cela s'est traduit sur le plan des recherches universitaires (pensons à Ma­thiez), mais surtout sur celui de l'opinion ouvrière, du moins la petite fraction qui s'exprimait.

    Les révolutions russes de 1917 — celle de novembre surtout — ont accéléré ce mouvement de confusion. La Terreur bolchevique ne se justifiait-elle pas, comme la Terreur française de 1793, par l'intervention des grandes puissances ? C'était une sorte de justification rétros­pective de notre propre histoire, appuyée sur les “nécessités” historiques qui sem­blaient se répéter. Le prix qu'en ont eu à payer les peuples soviétiques est trop connu pour que j'y insiste.

    Demandons-nous, après ce trop bref raccourci historique, si la Terreur a ja­mais revêtu un aspect “positif”, si elle a été conforme aux exigences profondes des populations, si, au contraire, elle n'a été introduite, dans des circonstances ex­ceptionnelles et de brève durée, que par de petits cercles intellectuels qui auraient voulu, en quelque sorte, forcer l'histoire.

    25 ans de recherche historique m'ont fait répudier toute acceptation a­critique du thème de la “Terreur posi­tive”. Certes, l'historien n'est pas un ma­gicien : qui peut dire ce qui se serait passé si d'autres solutions avaient été adop­tées ? On ne refait pas l'Histoire comme on peut refaire une expérience dans un laboratoire. Ce que les recherches dé­montrent, c'est qu'elle n'a jamais été vou­lue, même acceptée, par les grandes masses sur qui elle s'exerçait, directe­ment ou indirectement. Toute justifica­tion a posteriori d'une phase terroriste re­lève, non de la science historique, mais d'une métaphysique finaliste. Il y a plus. Les sociétés de 1980 voient renaître, en beaucoup de zones, des pratiques ter­roristes. Je pense à l'Afghanistan, au San Salvador, à tels États d'Afrique Noire. Ni l'indignation morale ni l'engagement po­litique ne suffisent à dénoncer, coup sur coup, ces enfers successifs. L'historien a le droit de dire que rien ne justifie l'enfer.

     

    ► Denis Richet, Magazine Littéraire n°168, 1981.

     

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    attentat-alexandre-iiLes chevaliers de l'apocalypse

    La Russie de la fin du XIXe siècle a vécu dans la crainte et l'admiration de ces nihilistes idéalistes qui acceptaient de mourir pour faire sauter tsars, grands ducs et ministres de la police. Et si Lénine condamna l'action directe, il ne négligea pourtant pas d'y recourir, à l'occasion.

    [Ci-contre l'assassinat du tsar Alexandre II, le 13 mars 1881]

    « Quand l'agneau ouvrit le quatrième sceau, j'entendis la voix du quatrième animal qui disait : Viens ! Je regardai et je vis paraître un cheval blême, celui qui le montait s'appelait la Mort »

    Le quatrième cheval de l'Apocalypse a fasciné des générations de terroristes russes. Le poète symboliste Valère Brioussov écrivit en 1903 un célèbre poème, le cheval blême, sur l'intru­sion du cavalier apocalyptique dans la civilisation urbaine et mécanisée. Le célè­bre terroriste SR Boris Savinkov fit paraître à Nice, en 1909, sous le pseudo­nyme de Ropchtchine, et lors d'une de ses retraites entre 2 actions terro­ristes, un roman intitulé Le cheval cada­vérique qui est le journal d'un terroriste. Dans le vide torricellien où respiraient les terroristes russes, traqués par l'Okhrana tsariste, guettés par des milliers d'es­pions, menacés de l'intérieur par la trahi­son indécelable des agents doubles, le cerveau embué du sang de leur victimes, Savinkov et les autres combattants des Groupes de combat lisaient souvent la Kabbale et l'Apocalypse, cherchant dans les livres ésotériques le sens de leur geste meurtrier.

    Le cavalier nommé Mort se mit à parcourir les rues des villes russes à partir de 1866 lorsque l'étudiant Karako­zov tira sur le tsar Alexandre II. C'était la première fois que le peuple tirait sur le tsar. C'était le début d'une longue bataille entre tueurs anonymes perdus dans la foule et l'immense appareil du pouvoir autocratique. Karakozov déchi­rait la sacralité de l'Autocratie. De 1866 à 1912, par vagues successives, des jeunes hommes et des jeunes femmes purs et fanatisés par la Cause viendraient par vagues — les populistes de 1879 à 1881, les Socialistes Révolutionnaires de 1903 à 1912 — exécuter aux coins des rues les dignitaires qu'ils avaient “condamnés”. Et ce cheval blême de la Terreur (on entrait “en terreur” comme “en reli­gion”) allait intoxiquer la société et la littérature russe, l'embuer de provocation policière et métaphysique. Il en naîtrait des chefs d'œuvre littéraires comme le Pétersbourg de Biély engendré par Dos­toïevski et fécondé par la Terreur “SR” de 1903 à 1906.

    [À gauche Ivan Kalyayev]  

    KalyayevLe 4 février 1905 le terroriste Kaliaev jeta une bombe sous la voiture du grand-duc Serge Alexandrovitch, place du Sénat à Moscou à 4 pas de la voi­ture. La tête du grand-duc roula à plu­sieurs mètres, des morceaux de corps nu jonchaient le sol. Pendant 30 minutes le public pétrifié entoura le monceau informe, sans même se découvrir, malgré les cris de la grande-duchesse. Quelques jours plus tard la grande-duchesse rendit visite à Kaliaev, enfermé dans la tour Pougatchev à la prison de Boutyrki. Cette entrevue a été décrite par Kaliaev, avant son exécution, dans une lettre à ses com­pagnons, et elle est un des sommets de cette mythologie de la Terreur qui a nourri la Russie du début du siècle.

    « Nous nous regardions l'un l'autre avec quelque sentiment mystique, comme deux êtres qui sont restés vivants : moi par hasard, elle par la volonté de l'Orga­nisation de combat ». La grande-duchesse offrit une petite icône au meurtrier de son mari. Kaliaev l'accepta. Le bruit courut qu'il s'était repenti. Il le démentit dans une lettre à la grande-duchesse du 24 mars : « Nous nous sommes rencon­trés sur un terrain neutre, comme deux êtres humains ». Dans la lettre à ses camarades il écrivait : « Toute ma vie m'apparaît comme un conte, comme si tout ce qui m'est arrivé avait préexisté dans mon pressentiment dès les pre­mières années, mûrissant dans le tréfonds du cœur pour éclater soudain en flamme de haine et de vengeance pour tous ». À son procès devant le Sénat, en avril, Kaliaev jeta l'opprobre sur le régime, dénonça furieusement les crimes des gou­vernants et, au prononcé de la condamna­tion à mort, lança : « Apprenez à regarder droit dans les yeux la Révolution en marche ». Il fut exécuté le 9 mai 1905 à la forteresse de Schlusselbourg, et refusa d'embrasser le crucifix, tout en se décla­rant croyant (1).

    La Russie de 1905 sem­blait une émanation de l'œuvre de Dos­toïevski. Ce face à face du terroriste et de la grande-duchesse, cette mystique de la haine, Dostoïevski l'avait diagnostiqué et prédit, fasciné qu'il était par la montée inexorable de la Terreur. Cette version russe de la lutte sociale, cette confronta­tion mystique de la victime et du terro­riste, cette connivence mystique qui les unit, cette icône qui passe de la main de l'un au cou de l'autre sont véritablement la face russe de la Révolution. La lutte fut acharnée entre les populistes partisans de la Terreur après l'échec de l'aller au peu­ple en 1874 et les marxistes épris d'orga­nisation et de propagande. Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir la plupart des anciens terroristes furent dans l'op­position. Bientôt ce fut la lutte acharnée, le soulèvement des SR de gauche à Iaroslav, en 1918, le procès des SR en 1922, la lente destruction physique du parti SR dans les geôles du nouveau régime (2).

    Sous Staline, dont la peur des attentats était extrême, le populisme et le terrorisme russes furent frappés d'inter­dits, les portraits de Jeliabov et des autres régicides de 1881 disparurent des musées (3). C'étaient des yeux dont le nouveau Patron ne soutenait pas le regard. Pen­dant très longtemps le sujet même fut absolument tabou ; il ne réapparut que fort récemment dans les lettres soviéti­ques. Ce furent le roman de Juri Davy­dov : Un octobre sourd (1975), puis celui de Juri Trifonov, L'impatience. Lénine pose dans Que faire ? le problème de la fascination du terrorisme : « Presque tous dans leur prime jeunesse s'enthousias­maient pour les héros terroristes. Le refus de cette fascination coûta un dur combat, s'accompagna de nombreuses ruptures avec des gens qui voulaient coûte que coûte rester fidèles à la Volonté du Peuple (4) et que les jeunes sociaux­-démocrates tenaient en haute estime ». Aujourd'hui encore un roman sur les ter­roristes est toujours accompagné en URSS d'une déclaration d'intention, telle celle de Juri Davydov pour le roman Un octobre sourd : « Ces prédécesseurs (de Lénine) erraient, se trompaient, mais c'étaient d'honnêtes combattants ».

    [Ci-dessous : Révolutionnaires assiégés aux environs de Moscou] 

    rev-ru11.jpgL'idée de la terreur naquit en Russie et s'explique par une configuration politi­que, sociale, religieuse qui est spécifique­ment russe : maintien tardif de l'absolu­tisme autocratique, développement d'une classe déracinée d'intellectuels refusant le service de l'État et cherchant à servir la Cause, culte du dévouement personnel, ascétique du militant (le nihiliste des années 60). Tout le débat idéologique des années 70 du XIXe siècle porte sur l'usage à faire de ces énergies individuelles, de ces candidats au martyre que sont les radi­caux nihilistes, les « nobles repentants » de Lavrov, les étudiants prêts à « aller au peuple ». En simplifiant disons qu'il y a 3 thèses concurrentes : celle, popu­liste, de Lavrov, développée dans ses célèbres Lettres historiques (1872) qui affirme le primat du choix éthique moral (« comment dois-je, moi, vivre sainte­ment ? ») et soutient la thèse qu'il faut préparer la révolution en allant instruire le peuple, celle, anarchiste, de Bakou­nine, dans son célèbre l'État et l'anarchie (1873) et surtout le fameux appendice A sur l'avenir de la Russie (on ne peut devi­ner les formes de vie future, ni éduquer le peuple, mais seulement exploiter tous les germes de révolte du peuple, « unir les meilleurs paysans de tous les villages » et partout participer à la révolte, même fût­-elle vouée à l'échec) : celle enfin, très jacobine et pré-léninienne, de Tkatchev, un “robespierriste” russe qui oppose tant au populisme lavrovien qu'à l'anar­chisme bakouninien l'idée d'une prise de pouvoir par une minorité consciente s'emparant des leviers de commande de l'État et utilisant la violence à son profit. Ce débat russe ignore la réalité, refuse de composer avec elle, malgré les nom­breuses réformes de l'époque, dont la judiciaire, une des plus étonnantes (et qui permettra le 31 mai 1878 l'acquittement par un jury populaire de Vera Zassoulitch qui avait tiré en janvier de la même année sur le préfet de police de Saint-Péters­bourg).

    En un sens, seul Tkatchev tenait compte des réalités, mais à sa façon. S'il sonne le “tocsin” (5), c'est parce que la Russie va basculer vers le capitalisme, ruinant « le principe de collectivité » et parce que le pouvoir politique, aujour­d'hui, va se réformer et trouver une bour­geoisie pour le défendre. Bref Tkatchev seul est lucide, mais il en conclut qu'il faut faire vite, saisir le moment présent où la société russe trouve insupportable l'autocratie, avant que l'autocratie et la société russe ne changent. Ce sentiment de la dernière chance, de l'ultime occa­sion d'exploiter l'arriération politique, sociale et économique russe a ainsi joué un rôle éminent dans la création des men­talités terroristes : il faut faire vite avant que la Russie ne se modernise et ne s'eu­ropéanise. Rappelons que la haine de l'Occident industriel et “germanisé” était si forte que Bakounine écrivait le 17 mars 1850 à Franz Otto : « Qui connaît tant soit peu les Slaves ne peut avoir le moindre doute que ceux-ci préféreront se placer sous la protection du knout russe plutôt que de se laisser germaniser ».

    L'étonnante Confession de Bakounine (6) s'explique par cette haine de l'occident germain (y compris Marx) qui, au fond, est commune aux 2 familles “occi­dentaliste” et “slavophile” de la Russie pensante. Rappelons ce passage de la Confession : « Où qu'on tourne ses regards, en Europe Occidentale, on ne voit que décrépitude, faiblesse, absence de foi et dépravation, dépravation due à cette absence de foi, à commencer par le plus haut degré de l'échelle sociale.». En marge, la main du tsar Nicolas Ier a annoté : « Quelle frappante vérité ! »

    fedor-10.jpgC'est à Dostoïevski qu'il est échu de diagnostiquer la maladie russe du terro­risme. Lui-même conspirateur, condamné à mort, bagnard politique, il eut envers le terrorisme une fascination doublée de crainte et d'une extraordi­naire intelligence du phénomène. Car enfin, avant même la grande vague popu­liste du terrorisme en 1879-80, dès Crime et châtiment, Dostoïevski diagnostique avec une géniale perspicacité le virus, ou comme il dit la « trichine » de la violence cérébrale. Le livre est tout entier inspiré par le sentiment qu'a Dostoïevski de « l'ébranlement général de la société ». Les proclamations du mouvement terro­riste clandestin de 1862, La jeune Rus­sie, n'avaient touché que quelques dizaines de personnes. Mais la troisième proclamation avait pour titre « Prenez vos haches » et Raskolnikov prend effec­tivement sa hache...

    Ce qui fascine Dos­toïevski, c'est la seconde nature du terro­riste, le vide philosophique et amoraliste dans lequel il évolue à partir du moment où il a posé le principe fondateur de la terreur : l'idée permet, exige même que l'on tue. « La seule chose qui compte, ce sont les convictions » lit-on dans les Car­nets de Crime et châtiment. L'extraordi­naire, c'est que Dostoïevski, tout en condamnant Raskolnikov le transgresseur (par la voix de Sonia lisant l'Évangile) nous montre à quel point il est le produit de la ville impériale, du déracinement russe... N'oublions pas que le coup de révolver régicide de Karakozov retentit pendant la rédaction même du roman. Karakozov deviendra Karamazov, engen­drera romanesquement cette famille de transgresseurs, de parricides... Sans la connivence intime de Dostoïevski avec le terrorisme naissant, aurait-il accordé une telle attention à ce fait divers : l'assassinat de l'étudiant Ivanov, près de Moscou, en novembre 1869 par un groupe dit Société de la haine organisé par un certain Netchaïev.

    Les Démons, parus en 1873, sont le roman même de la terreur. Ivanov y est devenu Chatov, Netchaïev est Piotr Verkhovensky ; sur Stavroguine il existe une vive polémique entre parti­sans et adversaires de la thèse de Leonid Grossman sur le prototype Bakounine (7). Au centre du roman — la thèse net­chaïevienne, exprimée dans le célèbre Catéchisme d'un révolutionnaire : la révo­lution ne peut être bâtie que sur la vio­lence et le mensonge. Le fameux principe bakouninien sur la passion créatrice de la destruction devient dans sa traduction netchaïevienne : « Notre tâche est de détruire complètement, partout et impi­toyablement. Unissons-nous au monde des bandits, le seul milieu révolutionnaire authentique ! » L'épisode célèbre est entré dans la mythologie et les historiens sérieux d'aujourd'hui ont le plus grand mal à débrouiller le mythe des faits, en particulier en ce qui concerne les rap­ports Bakounine-Netchaïev. On lira avant tout l'étude de Michaël Confino sur ce sujet (8). Le vieux révolutionnaire qui commençait à éprouver de la désillu­sion s'enflamma pour le jeune forcené débarqué de la « Russie vraie », avant de découvrir en lui un maître-chanteur fourbe, cynique et autoritaire. Vera Zas­soulitch a écrit dans ses Mémoires, à pro­pos de Netchaïev, qu'il puisait son éner­gie révolutionnaire dans la haine.

    On a discuté de la paternité du fameux Caté­chisme, qui n'appartient certainement pas à Bakounine. Que le rédacteur soit Net­chaïev ou un acolyte, peu importe : le catéchisme est « netchaïevien » : « Est moral tout ce qui contribue au triomphe de la révolution ; immoral et criminel, tout ce qui l'entrave » et Camus a bien vu, plus tard, dans L'homme révolté, que l'originalité absolue de ce terrorisme révolutionnaire est qu'il justifiait la vio­lence appliquée non plus à l'adversaire, mais aux frères.

    Dans les Démons le per­sonnage de Chigalev est chargé d'illustrer cette conséquence : le socialisme athée, fondé sur la violence révolutionnaire, aboutira à l'esclavage absolu. C'est déjà l'Apocalypse qui inspire Stavroguine lorsqu'il évoque « avec agitation » la déclaration de l'ange de Laodicée : « Parce que tu es tiède, et que tu n'es ni chaud ni froid, je te vomirai de ma bouche ». Stavroguine est promis par Verkhovenski – Netchaïev au rôle de tsar de la révolution. Il est angélique et démoniaque, impuissant et violeur, pres­tigieux et abject. De façon étonnante Dostoïevski pose d'emblée la relation entre sexe et terrorisme : la fascination de toutes les femmes pour Stavroguine, son mariage blanc avec la Boiteuse, ses rêves d'utopie guettés par l'araignée – image classique de la mère phallique – autant d'éléments qui mettent en rapport trou­ble sexuel de l'individu et trouble de la société.

    L'œuvre de Dostoïevski est toute sous le signe de la terreur intellectuelle : dès que l'idée s'empare de l'homme, en dehors de Dieu, l'homme déraciné du réel, intoxiqué par l'idée, ne connaît plus de bornes, il divague dans une nature seconde et folle. Plus la Russie s'adonne à ce délire de la terreur, plus Dostoïevski se persuade que le diagnostic de la maladie tient dans le schisme de la société cultivée et du peuple. Sa remarquable réponse du 18 avril 1878 à des étudiants qui lui demandaient que faire dans le chaos contemporain pose le remède : « En rom­pant avec lui (le mensonge de la société) notre étudiant ne va pas au peuple mais dans un ailleurs étranger un “européa­nisme”, un royaume imaginaire d'un anthropos qui n'a jamais existé ». À la « prédication des révolvers » il oppose la foi dans le peuple. Oui, la société est pourrie, mais cela veut dire qu'il faut aller au peuple et « désapprendre le mépris du peuple ». La perspective de Dostoïevski était d'ailleurs historique : le premier “nihiliste” russe a été, pour lui, Pierre le Grand. C'est depuis 2 siècles que règne la Terreur en Russie...

    ellas410.jpgLa part des femmes dans le terrorisme russe fut particulièrement remarquable : Vera Zassoulitch, Sophie Perovskaïa, Véra Figner et tant d'autres. La femme russe, l'étudiante russe (qui venait étu­dier à Zürich ou à Genève puisque la Russie leur refusait l'entrée à l'Université) semble avoir eu une prédisposition pour l'ascèse terroriste. Zassoulitch décrit très bien “l'état second” du terro­riste : « Je suis sûre de l'entreprise, tout va se dérouler sans accroc, tout est simple et n'a rien d'effrayant. Reste cette sensa­tion de lourdeur mortelle. Elle ne me sur­prend pas, et, en même temps, je ne res­sens aucune exaltation, j'ai même sommeil » (9). Sophie Perovskaïa fut pendue avec Jeliabov et les autres auteurs du régicide de 1881, Vera Figner et Vera Zassoulitch ont toutes 2 écrits leurs Mémoires, la première après 20 ans d'isolement à la forteresse de Schlüssel­bourg (10). Leurs textes sont, avec les Mémoires de Stepniak-Kravtchinsky, La Russie souterraine (1883) et son roman écrit en anglais La voie d'un nihiliste (1889), les témoignages littéraires les plus directs et les plus intéressants sur la géné­ration populiste des terroristes.

    Résurrec­tion de Tolstoï (1889) met en scène de nombreux révolutionnaires : condamnés au bagne ces anciens terroristes disputent entre eux de l'usage de la violence ; Tols­toï, apôtre de la non-violence, a à leur égard une attitude ambiguë et non exempte de ruse : il chercher à les diviser en bons et mauvais, à ramener leur enga­gement violent à un trouble de la sexua­lité (c'est manifeste dans les brouillons, mais encore très lisible dans la rédaction finale) et il est remarquable qu'il fasse un sort tout particulier aux femmes, expli­quant leur “entrée en terreur” par une carence sexuelle comparable à celle qui motive l'“entrée en religion” (11) : voyez le personnage de Maria Pavlovna. La chasteté est l'autre face de l'ascétisme ter­roriste... Ces pages tolstoïennes, pleines de perfidie, sont un réquisitoire voilé contre l'engagement terroriste.

    s2510.jpgLa première génération terroriste, celle de la Volonté du Peuple, est séparée de la seconde, celle des Groupes de com­bat, de Kaliaev, Guerchouni, Savinkov, Azef, par 20 ans d'« acceptation de la réalité », de réaction politique et d'essor économique. En 1903 le ministre de l'In­térieur Plehve est assassiné ; la terreur renaît dirigée par le parti SR, fondé en 1901, mais également pratiquée par une fraction des SD, sous l'égide de l'ingé­nieur Krassine, qui fabriquait jusqu'à 150 bombes quotidiennement dans son « bureau technique » (12). Les SR prati­quaient de préférence l'assassinat politique, les SD l'attaque des fourgons pos­taux et de banques : ce sont les “ex” (expropriations) où s'illustrèrent les Géorgiens, en particulier le fameux Kamo. On sait que Staline a vraisembla­blement joué un rôle d'organisation dans les “ex” de Tiffis, en particulier l'atta­que de la Banque d'État de juin 1907. Le seul mois d'octobre 1905 vit se produire 121 actes terroristes, 47 combats avec la police et 362 “ex”.

    [Ci-haut à g., le jeune Joseph Djougachvili (futur Staline), connu alors sous son diminutif de « Sosso »,  à l'époque (1905-1907) où il participait à des opérations d'« expropriations révolutionnaires ». Ci-dessous à d., Azev, le célèbre agent double qui à la vérité « n’était pas un simple agent double infiltré qui travaillait au profit exclusif de l’une ou l’autre organisation [mais] manipulait les deux à la fois, pour son seul profit personnel » (G. Conio).]

    azef_e10.jpgFascinée, l'intelli­gentsia finançait, protégeait, admirait bandits et tueurs de la Cause. Les héros manifestèrent d'ailleurs des qualités à la hauteur de leur légende : Kamo simula pendant 5 ans la folie avant de s'éva­der. L'infiltration policière était égale­ment “à la hauteur” puisque le propre chef de l'Organisation de Combat des SR, le fameux Azef, émargeait au bud­get de l'Okhrana, préparant, favorisant ou faisant échouer les attentats selon son planning personnel. Il fallut un long pro­cès d'honneur, l'acharnement de Bourt­sev, son accusateur, et la déposition d'un ancien okhrannik, Bakaï, pour que le Parti de la Terreur se rendit à l'évidence : son propre chef, le « chef de la Terreur » était un agent double... (13) Plus tard on apprit que le secrétaire de Lénine, Mali­novski, était aussi un agent double... Ter­reur et provocation tissaient leurs rets autour de la Russie. Pour se valoriser chez les SR, l'agent Azef organisait de vrais attentats, faisait assassiner de vrais grands-ducs... Le réel se dédoublait, per­dait consistance, se cérébralisait...

    La littérature de 1905 à 1917 est rem­plie de ce double thème : la terreur / la provocation. Sologub évoque dans La légende créée l'assassinat d'un provocateur réduit par un mystérieux procédé chimi­que aux dimensions d'un fœtus et incor­poré à un presse-papier où jamais la police ne songera à le chercher. Gorki écrit « l'histoire d'un homme inutile », un agent de l'Okhrana. Andréev, romancier et dramaturge, est vraiment le poète de la terreur et de la provocation. Son fameux récit Le gouverneur (14) suit pas à pas un des dignitaires du régime traqué par les terroristes. Petit à petit le délire cérébral des terroristes est inoculé à la future vic­time ; tous ses liens avec le réel se brouil­lent et le gouverneur n'attend plus que la délivrance du coup de révolver « à un carrefour, sur une petite place boueuse, et déserte ». Le récit des sept pendus (1908) (15) nous introduit au contraire dans le psychisme de 7 condamnés à mort que nous accompagnons jusqu'à leur ultime seconde de vie, Sachka Jigoulev est l'his­toire d'un lycéen qui devient chef d'une bande de “frères des forêts”.

     Le chef d'œuvre le plus éclatant qu'ait produit la littérature russe sur ce thème est sans conteste Petersbourg d'Andréi Biély (1913) (16). « Poème de la terreur », Petersbourg est bâti sur l'attente d'un attentat confié par le Parti propre fils de la victime, le Sénateur Abléoukhov. Petersbourg est le poème même de l'effri­tement social, psychologique, historique. Tout y est machination, “suspense”, infiltration, “provocation”. Hanté par sa prémonition d'une apocalypse finale, Biely interprète à sa façon le duel pou­voir-terreur qui culmine avec l'assassinat du grand-duc Serge le 2 février 1905. Il décrit le vide mystique du terroriste, le jeu gras et sentimental des provocateurs, l'angoisse du dignitaire. Mais Biely a sa théorie : il renvoie dos à dos terroristes et potentats : tous 2 habités des mêmes cauchemars, marqués par la même poro­sité psychique, ils sont les uns et les autres des agents de destruction maléfi­que. Doudkine le terroriste (inspiré par Savinko) déclare :

    « Bien sûr, je suis un provocateur, mais un provocateur au nom d'une grande idée. Et même pas d'une idée, mais un déferlement. — Quel déferlement ? — Vous voulez que je le définisse à l'aide de mots ? Je peux l'ap­peler une soif générale de mort ».

    Miné par la solitude où doit se confiner le ter­roriste, Doudkine est victime d'halluci­nations :

    « Mon interlocuteur, c'est le néant. Je parle avec les murs et les poteaux. Je n'écoute pas les pensées des autres. Je n'écoute que ce qui me concerne. Je lutte. La solitude me har­cèle. Des semaines entières je reste enfermé et je fume. Alors ça commence à bouger (...) Mon âme devient un espace cosmique et c'est de cet espace que je vois tout ».

     Connu de toute la Russie sous son nom de guerre d'Insaisissable, Doudkine voit partout   des provocateurs : « J'ai découvert la signification de ces petits plis aux commissures des lèvres et de ces rictus : partout ce n'est que délabrement cérébral et provocation insaisissable ». La provocation se développe, enserre tous les protagonistes. Pour finir, dans une grande scène d'hallucination lunatique, Doudkine assassine son “chef”, le pro­vocateur Lippantchenko, inspiré par le personnage d'Azef. Il le lacère d'un coup de ciseaux, puis devenu fou, enfourche le cadavre nu : « Il serrait dans sa main une paire de ciseaux. Il avait un bras tendu. Sur son visage rampait, à travers nez et lèvre, la tâche brune d'un cafard. L'homme avait perdu la raison ».

    Ce cavalier, ce bras tendu — c'est l'image équestre de Pierre le Grand, du Cavalier de Bronze. Ainsi le couple lunaire terro­riste-provocateur s'interprète-t-il pour Biely selon l'axe de l'histoire russe : Pierre a violenté la Russie, il a été le Ter­roriste en chef, et, depuis ce viol, terreur et provocation, étroitement enlacées, che­vauchent le cheval blême de la Russie. Le roman-poème de Biely fait le “bilan” de l'histoire russe et n'y voit qu'une déri­soire chevauchée de la mort blême, une révolte-viol aussitôt punie de folie. Petersbourg, fondé sur les marais par le terroriste Pierre, se désagrège lentement, s'exténue dans la provocation et « le goût général de la mort »... Réinterprété par Biely, le terrorisme russe est le fruit natu­rel de 2 siècles d'histoire russe ou plu­tôt de délire russe...

    Lorsque purgée de son rêve utopique et violent l'intelligentsia russe se retrouva en masse au Goulag stalinien, l'esprit ter­roriste avait vécu. Dix, vingt fois au cours de l'Archipel du Goulag, Sojenitsyne pose la question : pourquoi pas une révolte, pourquoi des millions d'êtres se laissent­-ils attraper sans un cri, comme des lapins ? Pourquoi cette extraordinaire malléabilité d'un peuple qui avait produit un demi-siècle de terreur, qui avait inventé et canonisé la terreur ? Comme des “lapereaux” chacun se laisse docile­ment emmener, voire même éprouve du soulagement, ou de la joie. L'explication n'est pas facile. Staline gouvernait au nom de l'utopie réalisée, au nom du “futur” accompli. L'acte de révolte n'avait plus de sens, il était énucléé d'avance. Nul ne pouvait plus, comme Kaliaev, déclarer avant de mourir qu'il était convaincu que sa génération en aurait fini à jamais avec l'injustice. La docilité à l'histoire était inculquée par la révolution même, le régime, le marxisme. Il fallut attendre des décennies et le “dégel” post-stalinien pour qu'on apprenne que quelque part à Kenguir des hommes, à nouveau, s'étaient révoltés (17). La terreur ne s'exerçait plus que contre soi-même.

    Anatole Martchenko, dans ses Témoignages, puis André Siniavski ont décrit les auto-mutilations que s'infligent certains bagnards soviéti­ques : se clouer les testicules sur le châlit de bois, avaler des clous ou des four­chettes. L'acte terroriste est alors entière­ment intériorisé : le seul adversaire à détruire est soi-même. La terreur est le produit d'une rupture de la communica­tion : dans sa version “extravertie” elle désigne encore un “ennemi” qui est aussi un “autre” (Kaliaev ajourna son attentat le jour où le grand-duc était accompagné de ses enfants). La terreur était alors un langage extrême mais qui avait un destinataire. La terreur contre ­soi-même, la terreur “introvertie” s'in­vente un destinataire : soi-même, elle est alors un procédé de dédoublement, de schizophrénie provoquée. Ainsi la Russie a-t-elle parcouru en moins d'un demi­-siècle toutes les étapes de la terreur (18).

    Peut-être convient-il d'accorder le mot de la fin à ce “terroriste virtuel” qu'est Edouard Kouznetsov. On se rappellera que le 12 décembre 1970 Kouznetsov était condamné à mort pour avoir eu l'in­tention de s'emparer d'un avion et de quitter illégalement l'URSS.

    « Quand il n'y a pas de moyen légal d'arriver à vivre normalement, seul un coup de tête insensé peut faire sauter le verrou de l'il­légalité légalisée et l'on joue le tout pour le tout. Sorte d'acte où, hélas, le sens moral risque toujours de s'émousser parce qu'on doit transgresser les bornes qui, dans un État normal, délimitent les formes normales d'existence. Pour redresser un bâton (hélas, encore hélas), il le faut plier de force. Pour calculer un coup de tête, il faudrait être un sage, ou une canaille, car c'est toujours une explo­sion de désespoir » (19).

    L'histoire russe nous suggère que les grands terroristes n'étaient ni des sages ni des canailles, mais des purs. Et que la terreur russe est sans doute le fruit empoisonné d'un rêve de pureté, c'est-à-dire de mort. En mars 1903, à l'aube d'une nouvelle période de terreur, le poète Alexandre Blok, pres­sentant le retour de la Terreur, écrivait :

    « Tout est-il calme dans le peuple ?
    — Non, l'Empereur est tué
    Quelqu'un sur les places
    Prêche la liberté »

    Et il concluait, empruntant lui aussi une image à l'Apocalypse :

    « Qui est ce nouveau maître ?
    — Il est sombre, et brutal (...)
    Aux abîmes inconnus
    Il pousse le troupeau du peuple
    D'un sceptre de fer
    — Seigneur ! Fuyons Ton jugement ! »

     

    ► Georges Nivat, Magazine Littéraire n°168, 1981.

    ◘ nota bene : Ce texte constitue le chapitre II de Vers la fin du mythe russe (l'Âge d'Homme, 1982).

    ◘ notes :

    • (1) Cf. Boris Savinkov : Souvenirs d'un terroriste, Paris, 1931.
    • (2) Savinkov, lui, fut attiré en Russie soviétique par un stratagème de la Tchéka, jugé, condamné et « suicidé » dans la prison. Cf. A. Soljenitsyne : l'Ar­chipel du goulag, livre I, ch. 9.
    • (3) Le dramaturge Lividov, auteur d'une Conspira­tion des égaux, fut arrêté en 1939, accusé de propa­gande terroriste et liquidé...
    • (4) Organisation terroriste issue du populisme russe et qui organisa la terreur anti-gouvernementale à partir de 1879.
    • (5) Ainsi s'appelle la revue de Tkatchev qui parut de 1878 à 1883.
    • (6) La Confession a été rééditée en 1974 aux PUF avec un avant-propos de Boris Souvarine. Elle fait partie d'une surprenante série d'“aveux” que les révolutionnaires russes ont donnés au pouvoir depuis les décembristes (devant la Commission d'enquête) jusqu'à Tikhomirov, auteur d'une célè­bre autocritique en 1883.
    • (7) On lira à ce sujet l'article de Jacques Catteau, « Bakounine et Dostoïevski » in Bakounine, combats et débats, Paris, Institut d'Études slaves, 1979.
    • (8) Cahiers du Monde russe et soviétique, VII - 4 et VIII - 1.
    • (9) Quatre femmes terroristes contre le tsar, trad. d'Hélène Chatelain, Maspero, 1978. Ce recueil passionnant est malheureusement mal pré­senté et entaché de curieuses erreurs de traduction et transcription.
    • (10) Vera Figner : Mémoires d'une révolutionnaire, Denoël, 1973.
    • (11) Le chapitre 5 de la IIIe partie est consacré au débat interne de Nekhlioudov – Tolstoï à leur sujet : comment « des êtres très doux, incapables non seu­lement de faire souffrir, mais de voir souffrir, se préparaient tranquillement au meurtre... »
    • (12) Le romancier soviétique Vladimir Axionov, aujourd'hui émigré, a consacré à Krassine un roman assez peu réussi : L'amour de l'électricité (Paris, édi­teurs Français Réunis, 1975).
    • (13) L'écrivain russe émigré Roman Goul a consa­cré à Azef un roman à sensation qui parut sous le titre de Général Bo en 1929. Le titre de la traduction française, parue en 1930, était : Lanceur de bombes : Azef.
    • (14) Cf. Léonide Andréev, Le gouverneur et autres nouvelles, Julliard, 1973, réédition d'une médiocre traduction de T. de Wyzewa datant de 1908.
    • (15) Cf. Léonide Andréev : Les sept pendus et autres récits, Gal., 1970.
    • (16) Cf. Andréi Biély, Petersbourg, postface de G. Nivat, Lausanne, l'Âge d'Homme, 1967.
    • (17) Ce sont les « quarante jours de Kenguir » que raconte avec jubilation Soljenitsyne dans le livre VI de l'Archipel du Goulag.
    • (18) Il y eut quand même, en 1972, un attentat à une des entrées du Kremlin. Son auteur le lieutenant Iline, fut, paraît-il, soumis à un traitement psychia­trique.
    • (19) Édouard Kouznetsov : Journal d'un condamné à mort, Gal., 1974.

     

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    Le terroriste séparé

    labyri10.jpgLe terroriste est en soi le lieu d'un conflit très ancien, le conflit de la société et du pouvoir. Pour défendre la société contre le pouvoir, il est obligé de se mettre lui­même à part de la société, d'exercer sur elle le pouvoir de la terreur. De ce tourniquet logique, moral et métaphysique, le terroriste ne peut sortir vivant.

    « Un gouvernement républicain a la vertu pour principe ; sinon la terreur », disait Saint-Just. Dans la Pravda du 26 octobre 1918, Lénine justifiait la « Ter­reur rouge ». « Le parti doit briser la Ter­reur en créant une terreur décuplée ». Bien qu'ils expriment parfaitement la pensée et l'action de Lénine en 1918, ces mots ne sont pas de lui. Ils sont de Hitler et datent de 1943, alors que va bon train le génocide des juifs. La terreur est d'abord celle du pouvoir, quelle qu'en soit l'étiquette. En ce siècle, elle a déjà coûté des dizaines de millions de vies. Bagatelle à côté des 360 millions de morts que coûterait la rupture de l'équilibre mondial de la terreur. Quand ils pro­gramment la grande terreur, les gouver­nements — même républicains — sont de petite vertu. À oublier la vérité du terro­risme d'en haut il y aurait quelque indé­cence à évoquer les réalités du terrorisme d'en bas, celui des partisans de la société sans classe, les seuls dont on parle ici.

    Dans la figure de ce type de terroriste s'incarnent les séquelles d'un conflit sinon aussi vieux que le monde, du moins aussi vieux que la question du rapport entre société et pouvoir.

    On sait que dans certaines sociétés pri­mitives, le chef est mis à mort dès qu'il n'est plus capable de faire le chef. Dans d'autres sociétés sauvages, on sait qu'à celui que l'envie démange de faire le chef « au mieux on tourne le dos ; au pire on le tue » (Pierre Clastres, « Malheur du guerrier sauvage », Libre n°2, 1977). Dans les 2 cas il y a usage de violence, mais pour aboutir à des résultats radicale­ment différents. Il s'agit, dans le premier cas, d'imposer la séparation société/pou­voir. Dans le second, il s'agit d'imposer l'indivision. En somme, à première vue, il semblerait que les mêmes moyens peu­vent amener à des fins opposées. Tout le problème du terrorisme est là. D'un côté le terrorisme veut abolir la séparation du pouvoir, c'est-à-dire rétablir l'indivision de la société (cf. le thème de l'abolition de l'État ou celui de son dépérissement). De l'autre, il doit, pour agir, se séparer de la société et aussi du groupe social qu'il exprime (réellement ou non, peu importe), et même dans la communauté terroriste, il ne peut le plus souvent éviter la séparation. Comme il n'a à sa disposi­tion qu'un moyen unique et que ce moyen est le plus radical de tous, la radi­calité de l'action pousse nécessairement au premier plan, consciemment ou non, l'un ou l'autre des termes du dilemme dans lequel il est enfermé dès le départ — le terme dominé restant toujours là, au moins à titre de trace.

    Si la séparation l'emporte — cas le plus fréquent et celui de toutes les organisa­tions de type social-démocrate et léni­niste — naît et croît une machine de pou­voir qui, tôt ou tard, mais inéluctablement, doit s'égaliser au pou­voir attaqué en acceptant d'abord de se battre sur son terrain, en cherchant ensuite à le défaire par des moyens supé­rieurs en quantité mais essentiellement identiques. Logique de conquête de pou­voir, logique de guerre aussi, conclue par la bataille dont l'unique vainqueur réel est le pouvoir en tant que structure. L'exemple récent le plus frappant est celui de Cuba.

    Si, au contraire, l'indivision l'emporte — et c'est un cas assez fréquent — l'orga­nisation en machine de pouvoir s'avère impossible. Dès lors inapte à formuler et appliquer une stratégie, le corps révolu­tionnaire est, au mieux, réduit à la tacti­que, c'est-à-dire à l'action ponctuelle éphémère, au pire, à l'éclatement en autant d'individualités agissantes qu'il en compte. Dans les 2 cas, il n'y a, à proprement parler, que réalisation de tra­jectoires individuelles déterminées par des coordonnées personnelles sentimen­tales. On peut dire que l'anarchisme représente cette réalité quand, comme à la fin du siècle dernier, il se lance dans la “propagande par le fait”.

    On observe toutefois la tendance de ce type de tactique à se polariser aux extrêmes. Soit on considère, comme par ex. au congrès anarchiste de Valence en 1887, que : « Si la société ne cède pas, il faut que le mal et le vice périssent, devrions-nous tous périr avec » et l'aboutissement est la déclaration d'Émile Henry après qu'il eut jeté sa bombe dans un café parisien en 1894 : « Il n'y a pas d'innocents ». Soit on refuse l'aveuglement et l'on s'en prend aux représentants, symboliques ou non du pouvoir. Et ce sont alors les attentats individuels contre les députés français (Vaillant, 1893), contre le président Car­not (Casério, 1894), contre le président du cabinet espagnol del Castillo (Angio­lillo, 1897), contre l'impératrice Élisabeth d'Autriche — la célèbre Sissi (Lucheni, 1898), contre le roi d'Italie Umberto Ier (Bresci, 1900), tous tués par des anar­chistes qui payèrent leur acte de leur vie.

    C'est sur le dilemme dont on vient d'esquisser les aboutissements possibles que le mouvement révolutionnaire russe s'efforce d'attirer l'attention de tous dès 1881. L'avocat Charles Guiteau ayant assassiné le président américain Garfield, les Russes déclarent qu'en démocratie « l'assassinat politique est l'expression d'une tendance despotique semblable à celle que nous voulons abattre en Russie (...). Le despotisme est toujours condam­nable et la violence (n'est) justifiée que quand elle s'oppose à la violence ». Venant de révolutionnaires ayant déjà à leur actif un tsar, Alexandre II, et pas mal de dignitaires de l'autocratie, le pro­pos exprime moins un opportunisme de circonstance que le souci de souligner ce qui fait la spécificité du terrorisme russe : le refus du despotisme qui contraint à refuser celui du parti sur la société et celui d'un groupe sur le parti. Mais si la séparation interne ne peut féconder l'in­division externe, l'expérience a prouvé que le maintien de l'indivision interne affaiblit la lutte pour l'abolition de la séparation externe. C'est cette contradic­tion que les socialistes-révolutionnaires, les- S.R., vont, à partir de 1901, s'efforcer de maîtriser.

    De 1900 à 1908, environ 30.000 crimes politiques (dont 10.000 meurtres) sont commis en Russie. La plupart sont le fait d'individus, le reste est à porter au crédit d'une foule d'organisations, parmi les­quelles on trouve des partis nationaux, des groupes anarchistes, les Maxima­listes, les bolcheviks et leurs boïeviki et, surtout, les SR avec leur Organisation de Combat (O.C.) responsable de 200 attentats qui firent 139 morts. Mais si les bolcheviks ont férocement critiqué la ter­reur SR, les SR n'ont pas moins fer­ment tenu à se démarquer de la terreur anarchiste, ce qui indique assez qu'aux yeux des SR eux-mêmes existait une différence entre leur terrorisme et ceux des autres. Laquelle ? Aujourd'hui encore on la voit mal.

    On comprend mal, en particulier, qu’un parti qui lutte pour “le moins d'État possible” et dont le cœur du pro­gramme est “l'auto-administration” (l'autogestion généralisée) s'embarrasse d'une OC qui, certes, lui vaut un pres­tige immense mais qui recèle en germe sinon un modèle du moins une dynamique contradictoire à son projet de société, et qui l'inquiète.

    Dès la création de l'OC le parti évo­que publiquement : « le danger de la rup­ture entre la lutte terroriste et les autres formes de lutte, le danger de l'isolement et celui de la rigidité, le danger d'aboutir à ce que le groupe décide seul, le danger de voir cette forme de lutte cesser d'être un moyen pour devenir une fin » (La Russie révolutionnaire, juin 1902). En clair : les SR redoutent que ses terro­ristes se constituent en fraction, se substi­tuent d'abord aux masses puis au parti, s'emparent de la direction et hissent au rang de stratégie d'ensemble ce qui ne doit être qu'une tactique.

    Puisqu'existe le risque de séparation, les SR préfèrent prendre les devants. Ils institutionnalisent carrément la sépara­tion en mettant l'OC hors parti. Elle est dotée de statuts particuliers. Ses mem­bres sont coupés des autres militants. L'OC (15 personnes au maximum) doit élire un responsable qui reçoit le titre de Directeur et non pas celui de Chef. Moyennant quoi, à l'OC on ne refuse rien. Sauf l'essentiel : une voie d'accès au pouvoir. Le Directeur siège au Comité Central, mais pour y être contrôlé et rece­voir des ordres. Ainsi a-t-on pensé maî­triser le risque de séparation interne au parti. Quant au risque de séparation interne à l'OC, les témoignages attestent qu'il ne s'est pas matérialisé. Même le directeur de l'OC ne jouit pas d'un véri­table statut de chef : il n'est même pas nécessairement obéi et il n'est accepté qu'en tant qu'il est le plus prestigieux des pairs. Selon toute probabilité l'OC fut bien une communauté d'égaux. Rien ne permet de penser que parmi les terro­ristes certains aient espéré acquérir du pouvoir grâce à l'activité terroriste.

    azef_p10.jpgSauf dans un cas : celui de Azev. Mais ce directeur de l'OC est un cas particu­lier. Ayant compris que la faiblesse du système de protection contre la sépara­tion est à la charnière entre le parti et l'OC, c'est-à-dire à la place qu'il occupe justement, il en profite pour mener, avec une habileté diabolique, une politique personnelle. Faisant arrêter par la police les révolutionnaires qui gênent ses plans, faisant liquider par les révolutionnaires les agents de l'État qui entravent son action, il cherche explicitement à faire de la terreur la stratégie du parti et à faire aboutir la révolution dans l'instauration d'une république libérale.

    Bien que passionnant, le cas Azev n'a pour nous d'intérêt qu'en ce que, de tous les terroristes SR, il est le seul à avoir sans cesse dû veiller à ne pas mourir. Au contraire, une terroriste comme Dora Brillant, immortalisée par Camus dans Les justes, peut ainsi résumer la situation des terroristes SR : « Je sais bien qu'il faut tuer. Mais laissez-moi mourir aussi ». Autrement dit : en cherchant à maîtriser le dilemme séparation/indivi­sion, les SR ont voulu gérer le problème dans le cadre institutionnel et n'ont fait pour l'essentiel que le déhaler vers la sphère individuelle, dans l'intimité du terroriste. Instrurnentalisé par le parti, le terroriste est reconnu comme individu cherchant à atteindre un but privé libre­ment choisi et acceptant d'agir dans le cadre d'une association d'égaux chargée de tuer les ennemis de la communauté socialiste-révolutionnaire qui ne se dis­tingue pas de la communauté populaire.

    Le but privé du terroriste SR n'est pas de tuer. S'il tue ce n'est en aucun cas un ennemi personnel mais celui de la communauté. Et même cela lui fait pro­blème. Dora Brillant le dit expressé­ment : « Je souffre à la pensée que c'est nous qui tuons ». Le but privé du terro­riste SR a été souvent dévoilé. Ger­chouni, premier directeur de l'OC : « Je sais que le chemin mène directement à l'échafaud ». Trauberg, dernier direc­teur : « Depuis longtemps mon rêve était de finir sur l'échafaud ». Ragozinikova, terroriste lambda : la mort, « je la désire, je la désire ardemment ». Le but privé du terroriste SR, c'est la mort. L'Être du terroriste SR c'est peut-être-pour-la­-mort. En quoi il ne se distingue pas du guerrier sauvage dont Pierre Clastres, dans l'article cité, a dressé le portrait.

    Certes, tout ne coïncide pas parfaite­ment (1). Mais de tous les modèles, celui du guerrier sauvage est le plus proche du terroriste SR. L'un et l'autre sont contraints à une folle témérité, manifesta­tion de la fuite en avant dans laquelle ils sont irrémédiablement engagés. Et comme le guerrier sauvage, le terroriste SR est tôt ou tard conduit à agir seul contre tous. C'est, par exemple, le cas de Tatiana Léontiev qui, exclue de la com­munauté terroriste pour avoir été captu­rée puis libérée dans des conditions dis­cutables, erre seule, en Suisse avant de tuer un homme qu'elle a pris pour un ministre du Tsar, afin de prouver qu'elle est bien une terroriste.

    Terroriste et guerrier sauvage s'effor­cent également d'atteindre à la gloire absolue. « Tout ce que la vie m'a donné, écrit Kalialev, exécuteur du grand-duc Serge, je l'ai conservé pour mon triomphe final dans la mort ». À l'infini de sa tâche, le terroriste comme le guer­rier sauvage conquiert le droit d'échanger « la gloire éternelle contre l'éternité de la mort » (Clastres). Avant d'attenter à la vie du tsar, Siniavski revendique haute­ment le droit d'effectuer cet échange : « Je pourrais m'enfuir, je ne le ferai pas ». Et après l'attentat, avant son exécution, il va au bout de son idée : « Mes prières, je les adresse à cette sublime vision qui, insensiblement, se transforme parfois en cette idée immatérielle que j'incarne désormais ». Siniavski ne se prend pas pour Dieu, il se confond avec lui. Pour­quoi en douterait-il puisqu'en s'attaquant à l'oint du Seigneur il s'est effectivement approprié la prérogative essentielle de Dieu ?

    Quand on aspire à être mort, on n'as­pire pas à être chef. On laisse les tâches subalternes de la chefferie aux vivants. Mais si un terroriste a quand même l'idée de “faire le chef”, comme Azev par ex., là aussi « au mieux on lui tourne le dos » (Clastres). Mais le pire qu'on puisse lui faire, ce n'est pas de le tuer, c'est de ne pas le tuer. Refuser la mort à Azev alors qu'il la demandait après avoir été démasqué, c'était lui infliger, s'il était un vrai terroriste SR, la pire des puni­tions. C'était, en tout cas, clamer aux yeux des terroristes, les vivants et les morts : « Azev n'était pas digne d'être terroriste ».

    Somme toute, comme les sociétés sau­vages décrites par Clastres, la société SR piège le terroriste dans sa propre voca­tion. Sauf à y renoncer et à perdre la face, le terroriste SR éprouve, peut-être, que sa société ne le glorifie tant que pour mieux se défaire de lui et du danger potentiel qu'il incarne. Société-pour-le-­terrorisme, le parti socialiste-révolution­naire, comme tout parti effectivement terroriste, est en même temps et pour les mêmes raisons, société-contre-le-terro­riste. Le rôle du parti terroriste, c'est de permettre au terroriste de réaliser son être, c'est-à-dire de mourir.

    Finalement, ce qui fait l'essence du terrorisme SR, c'est que ses acteurs vivent sans défaillance, ce qui fait aussi l'essence du guerrier sauvage « condamné à mort par la société » (Clastres), ce qui l'oblige à réaliser son être à l'instant de l'exploit suprême dont la mort ne se dis­tingue pas.

    Qui veut vivre ne peut être terroriste. Qui fait le terroriste et veut pourtant vivre se ment à lui-même et aux autres. Celui-là n'est en réalité qu'un candidat au pouvoir. Cela seul le juge.

     

    ► Jacques Baynac, Magazine Littéraire n°168, 1981.

    ◘ note :

    (1) Spécialement en ce qui concerne les femmes. Exclues de la communauté des guerriers sauvages, elles sont au contraire appréciées dans celle des ter­roristes SR.

     

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    ◘ La terreur, dialogue impossible

    HawatmehQuand 2 sociétés n'ont aucun terrain d'entente, sinon la conquête, c'est la terreur qui s'installe. Différent ainsi de la guerre, qui est une forme d'entente. Aussi, par ex., les colonisations ont-elles été fondées sur la terreur appliquée aux colonisées. Lesquels, pour se libérer, ne peuvent qu'inaugurer une nouvelle forme de terreur. Gérard Chaliand spécialiste de la guérilla, auteur d'un livre sur Le génocide des Arméniens (éd. Complexe), répond à ce sujet.

    [Sous le portrait de Ezzedine Alquassam Cheikh Chiite, Hayef Hawatmeh, président du FPLP.]

    ◘ Dès le début des luttes coloniales, après la Deuxième Guerre mondiale, les dif­férents mouvements de libération utilisèrent et justifièrent le terrorisme comme moyen de lutte contre l'impérialisme...

    • Oui, mais le colonisateur, qu'il soit Français, Anglais, Espagnol, Hollandais ou Portugais, a lui aussi largement utilisé la terreur dans le cadre de ses diverses “pacifications”. Et ce terrorisme n'est pas réductible à un simple “sadisme”. C'est essentiellement la manifestation d'un symptôme de non-communication absolue. En Europe, depuis l'époque des Lumières, il s'est établi une sorte de consensus au niveau de la guerre : tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, malgré les exactions et les atrocités inhérentes à ce genre d'activité, une certaine règle du jeu a été respectée par les parties en pré­sence. Il suffit d'étudier les campagnes napoléonniennes ou même l'invasion prussienne de 1870 pour s'en apercevoir. On se reconnaît puisqu'on est entre so­ciétés sœurs : ce qui déclenche la terreur, c'est la rencontre d'une société autre, non seulement différente, mais supposée infé­rieure. Par ex. : quand les Mongols déferlent vers l'Ouest et la Chine au XIIIe siècle, ils ne font pas de quartier parce que ce sont des pasteurs-nomades qui entrent brutalement en contact avec des agriculteurs-sédentaires. Le dialogue est impossible. Il ne pourra s'établir que longtemps après, lorsque phagocytés par l'épaisseur culturelle de la Chine ou isla­misés, les Mongols seront assimilés par leurs sujets. Mais le premier choc est basé sur la cruauté et la violence : étymologi­quement, la terreur est faite pour terrori­ser, c'est-à-dire pour priver de moyens, pour que toute résistance soit impossible. Cette explication joue aussi pour les guerres coloniales. Quand Bugeaud prend en main la conquête de l'Algérie, il traite très durement les populations qui refusent de se soumettre à son autorité. Son incompréhension du monde arabe est à la hauteur de la résistance qu'il ren­contre sur le terrain : aussi seuls les rap­ports de force peuvent entrer en ligne de compte. Le dialogue ne pourra se nouer qu'après, dans la servitude. Cette idée de l'incommunication des cultures se pro­longera jusqu'à la Deuxième Guerre mon­diale, plus tard même : Sartre ne rappe­lait-il pas dans sa préface aux Damnés de la terre de Fanon qu'il n'y avait guère sur terre que 500 millions d'hommes et un milliard et demi d'indigènes...

    ◘ Les mouvements de libération natio­nale ont eux-mêmes largement utilisé le ter­rorisme. Pourquoi et comment ?

    • Le but de cette terreur est double. Dans un premier stade, c'est un proces­sus d'accélération d'une prise de conscience : il s'agit de montrer à une po­pulation passive, habituée depuis long­temps à la servitude, qu'il est possible de frapper un adversaire supposé invincible, jusque dans ses citadelles, et que bien que l'on ne dispose pratiquement pas d'armes, on peut lui faire très mal. Il ne faut pas non plus sous-estimer le carac­tère spectaculaire de ce terrorisme dont l'action se déroule habituellement dans les régions les plus peuplées, les villes es­sentiellement.

    Dans un deuxième stade, le terrorisme appuie les groupes armés, qui circulent dans les zones rurales, épaulent les ac­tions militaires ponctuelles et s'articulent avec un mouvement politique plus large.

    Il a aussi un autre rôle, dont les mou­vements de libération nationale n'aiment pas beaucoup parler, et que la contre-ré­volution monte en épingle comme étant l'essence du terrorisme, ce sont les ac­tions sanglantes commises par les mouve­ments de libération à l'égard de leur pro­pre communauté. À l'encontre des collaborateurs et des traîtres bien sûr — c'est d'ailleurs la raison traditionnelle­ment invoquée — mais aussi contre ceux qui sont simplement récalcitrants, ti­mides, passifs, ou hésitent à s'engager à fond à des moments particulièrement cruciaux. Ces cas d'auto-terrorisme sont relativement fréquents, peu de mouve­ments de libération y échappent. Le FLN algérien par ex. l'a employé assez fréquemment (l'affaire de Melouza fut niée à l'époque, et présentée comme le résultat d'une répression de l'armée fran­çaise). Ce type de terrorisme était assez rare chez les Vietnamiens, et infiniment plus sélectif. Dans la période 1957-1962, avant le déclenchement général de la lutte armée au Sud, un observateur particuliè­rement avisé, Bernard Fall, avait remar­qué que dans chaque village les cadres placés par le régime de Diem étaient sys­tématiquement et mystérieusement liqui­dés. L'écho de telles exécutions n'arrivait que très assourdi et très tardivement dans les grandes métropoles.

    ◘ Par la suite, du fait des Palestiniens, le terrorisme a acquis une autre dimension, liée entre autres au développement des me­dia.

    • Oui, on peut appeler ça le “terro­risme publicitaire”, qui est un terrorisme de substitution. Les Palestiniens n'ont ja­mais réussi à développer à l'intérieur des territoires occupés par Israël une vérita­ble lutte armée. Seules ont réussi quel­ques rares opérations de commandos plus ou moins suicidaires. Alors, parce qu'ils n'avaient pas les moyens de se battre réel­lement sur le terrain ; les Palestiniens ont entrepris un certain nombre d'actions terroristes spectaculaires (prises d'otages, détournements d'avions, etc.) qui avaient pour but de faire connaître au monde en­tier leurs mouvements et leurs revendica­tions. On peut déplorer ce type de terro­risme, mais il est structurellement lié à la conception occidentale des media qui pri­vilégient l'événement chaud. Essayez de convaincre un journaliste de parler du gé­nocide arménien de 1915 (jamais reconnu par l'État turc) ! Mais si un petit groupe de terroristes arméniens liquide un am­bassadeur turc dans un pays quelconque, tout le monde va aussitôt se pencher sur le problème arménien et reparler du gé­nocide. C'est donc payant. Il ne suffit pas de défendre une “bonne cause”, encore faut-il que cela se greffe sur une actualité brûlante et spectaculaire pour qu'on en parle. Ainsi 2 mouvements de libéra­tion qui ont fait pendant une dizaine d'années un travail extraordinaire sur le terrain, mais qui n'ont pas entrepris d'ac­tions de ce type, sont restés pratiquement ignorés du grand public. Je veux parler du PAIGC (Parti Africain d'Indépen­dance pour la Guinée et les Îles du Cap Vert), dirigé par Amilcar Cabral, figure étonnante de la guerre de libération de la Guinée-Bissau, et le FPLE (Front Popu­laire pour la Libération de l'Érythrée), qui mène encore aujourd'hui des combats très durs en Érythrée, comparable à ceux des Vietnamiens du point de vue de l'in­telligence stratégique et de la capacité or­ganisationnelle.

    Il faut parler aussi de l'impuissance de certains groupes terroristes à agir sur la réalité, pas la réalité apparente, celle qui est véhiculée par les media, mais la réalité concrète, historique. Cet irréalisme fait que ce terrorisme “publicitaire” est de plus en plus utilisé : le battage publici­taire tenant lieu de pensée. Cela est à rap­procher des premiers terroristes que fu­rent sans doute les régicides et les tyrannicides...

    ◘ Avec la différence notable que le régi­cide ou le tyrannicide est avant tout un jus­ticier, le bras armé de Dieu ou du peuple.

    • Oui, comme Brutus ou les Narod­niki russes au XIXe siècle, le meurtrier se veut plus le représentant d'une justice immanente que d'un projet politique. Mais c'est toujours valable aujourd'hui. Pour les Palestiniens, ça ne fait pas l'om­bre d'un doute qu'ils ont été spoliés par les Israëliens et que leur cause est juste. Pour les terroristes arméniens, ce génocide non reconnu est une chose irrecevable. Dans le cadre du nationalisme manichéen qui meut la plupart des terroristes, l'idée de justice est une chose fondamentale. Ce n'est pas un hasard si dans les pays arabes fleurissent les groupes qui s'appellent Groupe de la justice, Groupe de la Vengeance, etc.

    Hier, le terrorisme accompagnait pres­que toujours une politique globale en tant que phénomène d'accélération et comme branche militaire spécialisée. C'est le cas du groupe Stern, fer de lance du nationa­lisme juif sioniste, qui agissait à côté de la Hagannah, l'armée semi-régulière, le tout étant l'expression d'un mouvement poli­tique bien précis.

    À l'extrême fin des années 60, il a fallu tirer une leçon de l'échec des mou­vements de libération en Amérique la­tine, dont celui du mouvement bolivien animé par Che Guevara (1967). Échec de la théorie elle-même de Guevara ; celle du foco, l'idée qu'un foyer stratégique mobile peut s'installer quelque part et par le simple exemple de la lutte armée, attirer la sympathie active de la population et ainsi être suivi. C'est un peu ce qui s'est passé à Cuba, mais la chute de Bat­tista n'est qu'un accident historique par­ticulier. Il n'était pas à l'époque question de révolution socialiste, ce, qui a donc provoqué la neutralité des États-Unis et la collaboration de couches sociales qui ont rompu avec Castro au moment de l'o­rientation marxiste-léniniste du régime.

    Dans les autres pays d'Amérique latine, à la lumière de l'exemple cubain les choses ont vite été claires. Chacun savait ce qui allait arriver, les gens ont choisi leur camp et les révolutions ont échoué les unes après les autres puisque les paysans qui n'avaient pas été travaillés politique­ment ont refusé de rejoindre les guérillas.

    Alors les mouvements de libération (Marighela au Brésil, les Tupamaros en Uruguay, etc.) ont imaginé autre chose. Puisque les campagnes ne sont pas un bon terrain, que le tissu humain y est trop lâche, et que la théorie du foco y est inap­plicable, il faut transporter la guérilla dans les villes puisque c'est là où tout se passe et que les concentrations humaines sont les plus importantes (Montevideo compte 50 % de la population de l'Uru­guay). Tout ceci n'était pas entièrement faux, mais les mouvements révolution­naires reproduisaient une théorie volonta­riste analogue à celle du foco. Un petit groupe exemplaire allait faire jaillir l'étin­celle qui déclencherait le grand incendie révolutionnaire. Hélas, si l'on a vu dans l'histoire une insurrection urbaine faire s'écrouler un régime affaibli, il lui est très difficile d'ébranler un pouvoir fort. C'est d'habitude les mouvements révolution­naires qui sont démantelés les premiers. Quand l'État est très fort, cela va assez vite, quand l'État est faible, cela prend plus de temps, mais le résultat est finale­ment le même.

    Ces tentatives tiers mondistes ont sus­cité des vocations dans les pays industra­lisés, le FLQ au Québec, les Weathermen aux États-Unis, la Fraction Armée Rouge en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, etc. Ces groupes utilisent le terro­risme publicitaire à fond. Leur analyse politique est d'habitude assez sommaire : la situation est révolutionnaire, elle est l'expression d'une exploitation insoute­nable, toutes les conditions sont requises pour un changement radical de société, ce qui manque c'est un catalyseur et le cata­lyseur c'est eux. Par leur exemple, ils vont entraîner les masses deshéritées — la classe ouvrière, le lumpen prolétariat, les immigrés, les masses petites bour­geoises, enfin tout ce que vous voudrez — vers la révolution. La réalité, c'est qu'ils ne sont nulle part sauf s'ils sont l'expression préalable d'un mouvement populaire comme au pays basque ou en Irlande. Le terrorisme, dans ces cas-là, ne sert pas à déstabiliser l'État. Il sert en fin de compte à discréditer ce type d'ac­tion.

    ◘ Mais puisqu'on parle de déstabilisation, il faut aussi parler de la déstabilisa-tion d'un État par un autre État, soit qu'il utilise les techniques du terrorisme, soit qu'il manipule un groupe terroriste.

    • Ça c'est très différent. Il s'agit du terrorisme d'État, c'est un phénomène beaucoup plus important et qui a sûre­ment un grand avenir.

    Compte tenu de l'extrême fragilité du système industriel occidental, on peut imaginer ce que pourrait être l'action de 200 ou 300 vrais professionnels téléguidés par une puissance quelconque, dans un pays comme la France, la Gran­de-Bretagne ou l'Allemagne. En 24 heures, on peut complètement désorgani­ser l'activité économique d'un tel pays. Cela ne s'est jamais produit, mais ce pourrait être le prélude à une agression générale ou un simple coup de semonce. Face à ce type d'action, l'État industriel est à peu près impuissant.

    Le terrorisme d'État peut également se manifester dans un autre domaine. Celui de la déstabilisation de pays récemment indépendants et qui n'ont pas de tradi­tion étatique. Là, une action de com­mando suffisamment entraîné et dispo­sant d'une logistique sophistiquée, peut suffire. L'affaire de Gafsa en Tunisie et celle des lieux saints de la Mecque en sont l'illustration la plus frappante. Dans les 2 décennies à venir, ce genre de tentative se multipliera sans doute et le terrorisme profitera non pas aux petits groupes d'exécutants, mais à l'État qui aura contribué à l'organiser.

     

    ► Propos recueillis par Emmanuel de Roux, Magazine Littéraire n°168, 1981. 

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    ◘ un livre “scandaleux”

    dte99910.jpgÉvoquant la période des années de plomb et de la stratégie de la tension qu’a connue l’Italie des années 70-80, G. Sanguinetti affirmera dans un brûlot qu’un État pouvait manipuler le terrorisme afin de « faire croire à la population, qui désormais ne supporte plus cet État ou est en lutte contre lui, qu’elle a au moins un ennemi commun avec cet État et dont l’État la défend à condition de ne plus être remis en question par personne ». L'objectif ? « L’État réduit au rôle de deus ex machina, a su mettre en scène sa propre négation terroriste pour réaffirmer son pouvoir » (Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, 1976). La difficulté entre distinguer fait historique (impliquant un gouvernement) et contre-discours de ce que l’on appelle l’ultra-gauche libertaire (dénonçant là une volonté de discrédit des luttes de résistance) reste toujours d'actualité (cf. indications bibliographiques). [Ci-contre couverture d'une des 2 traductions en français]

    ♦ Gianfranco Sanguinetti, Du Terrorisme et de l'État, trad. de l'italien par J-F. Martos, Paris, mai 1980. Sans éd.

    Livre scandaleux, il va mieux en le disant, l'essai de Gianfranco Sanguinetti sous-titré La théorie et la pratique du terrorisme divulguées pour la première fois, a été publié en Italie à la fin du mois d'avril 1979, et son premier tirage épuisé en 3 mois, malgré les difficultés de sa diffusion et et l'ignorance générale de la presse. Sa thèse : il n’est en Italie de terrorisme que d'État, non point métaphoriquement, mais littéralement. Du “massacre d'État” de la Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, au “prélèvement” et à l'assassinat d'Aldo Moro (16 mars – 9 mai 1978), une seule tête, interchangeable, organise et une multiplicité de bras exécutent : « Et si pendant dix ans la grande lutte sans merci contre le monstre terroriste, lutte si glorifiée en paroles, n'a eu pour résultat que d'hypertrophier ce “monstre”, si le procès de la piazza Fontana n'a même jamais véritablement commencé, ceci provient du fait, dont je ne sais, s'il est plus comique ou plus répugnant, que ceux qui ont toujours été chargés de cette lutte sans merci, ce sont ces mêmes services secrets oui ont toujours dirigé et animé le terrorisme, et certainement pas à cause de prétendues “déviations” ou “corruptions” mais, très militairement, en exécutant simplement les ordres reçus. Et tous les militants qui sont exhibés au public dans les cages des tribunaux, comme s'ils étaient des bêtes féroces, garçons naïfs que l'on voudrait voir vieillir dans les prisons italiennes, sont toujours, et sûrement, les moins impliqués – et ce même s'ils sont désignés à tour de rôle comme “les chefs” et “les stratèges” (rien n'est plus facile que de faire croire à un naïf fanatique qu'il a pris place à telle ou telle opération, simplement parce qu'il a déposé le tract qui la revendiquait). Et nos officiers généraux s'amusent bien en comptant les médailles et les attestations de haut mérite qu'ils collectionnent, soit en alimentant le terrorisme, soit en “découvrant” au moment opportun les “coupables”. Etc.

    Si, contre l'auteur, dont l'ouvrage a été récemment traduit sans mention d'éditeur, mais demeuré aisément accessible à qui le chercherait vraiment, on peut arguer que l'intelligence dialectique imparable de la démonstration ne tient malgré tout pas lieu de preuve, il n'en faudra pas moins admettre la pertinence du propos que rien non plus n'est venu démentir. Il n'a pas fallu dix ans pour admettre que Pinelli n'était pas mort d'un subit vertige, que Valpreda était clairement innocent des bombes de la Piazza Fontana, que l'inca­pacité de la juridiction italienne de juger le “massacre d'État” doit tout à l'impunité de celui-ci et rien à son innocence. Il n'a fallu que quelques jours aux esprits les moins prévenus pour savoir que Moro était condamné à mort par ses pairs démo­crates chrétiens et ses compères communistes. Combien d'années faudra-t-il pour qu'une enquête complète établisse le degré réel de complicité des exécutants et des profiteurs du crime. Deux ans après, rien en tout cas n'est venu démentir Sanguinetti. Et quoi qu'il en soit, la lecture de ces 139 pages apprendra bien plus au lecteur que les torrents de mauvaise littérature déversés sur la question depuis que le spectacle du terrorisme s'est emparé de la scène médiatique.  (Marc Kravetz, ML n°168, 1981)