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HISTOIRE - Page 54

  • Hittites

    L’Empire hittite aux origines de la défaite égyptienne de Qadesh

    podcast

    hit-qa10.jpg[Les Hittites étaient renommés comme combattants en char de guerre. Ils inventent un nouveau type de char, avec des roues plus légères, avec 4 à 8 rayons, emportant 3 combattants au lieu de 2. La prospérité des Hittites dépendait largement de leur contrôle des routes commerciales et des ressources naturelles, dont le métal. Lorsqu’ils prennent le contrôle de la Mésopotamie, la tension s’accroît avec leurs voisins Assyriens, Hourrites et Égyptiens. Sous le règne de Suppiluliuma Ier, les Hittites font la conquête de Kadesh, peut-être de toute l’Assyrie. La bataille de Qadesh en – 1274 est la plus grande bataille de chars de l’histoire, avec environ 5.000 chars de guerre engagés]

    La capitale de l’Empire hittite, Hattusa, fut l’équivalente de Babylone et de Thèbes, non pas, sans doute, sur le plan de la civilisation, mais pour la puissance qui émanait d’elle et pour son importance politique très particulière

    Aux origines

    hittit11.gifQuestion générale : qui est venu en premier lieu en un endroit donné ? Ce n’est pas tant une question qu’une affirmation, dans le sens où, avant nous, il y a forcément eu quelqu’un sur cette Terre. L’exception, nous la trouvons dans les profondeurs : sous la surface des eaux ou sous celle du sol, ou encore au fond des lacs, des mers, des océans, ou dans les grottes. Chacun d’entre nous aimerait appartenir à ceux qui étaient là les premiers, à une date donnée, et ne peut en acquérir la certitude que si nous fouillons les “Chambres de la Terre”, en nous plongeant verticalement dans ses entrailles et dans ses creux que les spéléologues appellent les “abysses”.

    Si ce n’est pas le cas — en fait, c’est quasiment toujours le contraire qui est vrai — nous cherchons à repérer les lieux que nos ancêtres ont parcouru, lieux où il y avait aussi toujours quelqu’un, où une civilisation a brillé, et une autre s’est éclipsée dans la poussière des millénaires, où des hommes se sont déplacés, ont combattu, ont écrit, ont produit des objets que nous cherchons aujourd’hui à expliciter, à interpréter. En creusant, nous trouvons toujours nos racines, parfois sous la colline à côté de notre maison. Il faut mieux préserver les vestiges que de les détruire, découvrir une cave plutôt que d’enterrer tout sous une aire de parking.

    Un “tell”, pour les archéologues, est une structure apparemment naturelle, qui, en langue arabe, désigne un monticule, une colline. En paléo-ethnologie, le terme indique les monticules artificiels qui se sont formés par l’accumulation de structures et résidus divers provenant d’habitats au cours de longues périodes. Quand on creuse ces “tells”, on dépouille et on dévoile souvent une mémoire pluriséculaire, dissimulée dans les restes d’habitations construites les unes sur les ruines des autres. Les excavations entreprises sur le tell de Çatal Hüyük nous ont révélé l’existence de plus de dix strates de structures habitées entre le VIIe et le Ve millénaire avant notre ère. À côté de ce tell fort ancien, se trouve un second tell, tout aussi intéressant du point de vue archéologique. Il se trouve dans la partie méridionale de la Turquie d’aujourd’hui, sur un territoire qui avait jadis, en ces temps lointains, un aspect différent de celui d’aujourd’hui. Elles nous ont également révélé l’existence de peuples appelés Hatti ou Khatti ou Hittite, qui sont arrivés en Anatolie par vagues successives, tout en n’étant ni les premiers ni les derniers.

    Les Hittites blonds

    hittitesLes Hittites sont généralement définis comme un peuple antique d’Asie Mineure, qui ont revêtu une grande importance des points de vue politique, militaire et culturel entre le XVIIIe et le XIIe siècles avant notre ère. Certains soutiennent la thèse que les premiers groupes de futurs Hittites sont arrivés sur le territoire du futur empire, déjà à la moitié du IIIe millénaire, en se basant sur l’interprétation de quelques tablettes d’argile assyriennes qui évoquent l’arrivée de “nouveaux peuples”. Selon d’autres archéologues, il convient de fixer la date de l’arrivée des Hittites soit à la fin du IIIe millénaire soit au début du IIe. Quoi qu’il en soit, voici comment Lehman voit l’arrivée de ces tribus :

    « Une chose est sûre : ces peuples n’ont pas fait irruption à l’improviste, de manière inattendue, en Anatolie en venant de quelque part sur la Terre. Ces troupes de cavaliers sauvages ne se sont pas déversés brutalement sur le pays ni ne se sont constitués en hordes promptes à saccager et à piller mais en sont venus graduellement à peupler villes et villages ; ils n’étaient pas des barbares détruisant les civilisations étrangères, massacrant les hommes et violant les femmes. Ces images stéréotypées des peuples envahisseurs à la recherche de terres ne conviennent pas dans le cas qui nous préoccupe » (J. Lehman, Gli Ittiti, Garzanti, Milano, 1997, p. 171).

    L’un de ces groupes s’est installé au centre de l’Anatolie, dans une terre qui finira par s’appeler “Terre des Hatti”, avec pour capitale Hattusa. Leur royaume, conjointement aux États vassalisés, s’étendait des rives du Bosphore et des Dardanelles jusqu’au lac de Van à l’est. Ils parlaient une langue indo-européenne ou, mieux, plusieurs langues de cette famille, qu’ils écrivaient sur des modes variés, selon les influences des populations locales et selon les degrés de développement atteints : cunéiforme en langue accadienne, cunéiforme en langue hittite, idéographique, etc. Dans tous les cas de figures, la majeure partie des documents cunéiformes sur tablettes d’argile sont en “hittite”, selon la terminologie utilisée pour désigner la langue officielle de l’Empire.

    Ils s’autodésignaient sous le nom de “Hari”, les “blonds” [le terme hittite “hurri”, vraisemblablement rapproché ici du terme sanscrit “hari” (blond), désigne en fait le peuple hourrite du royaume voisin de Mitanni , constitué au milieu du XVIe s. av. JC et dominé par une aristocratie indo-aryenne : ce rapprochement est probablement repris — via Georg Hüsing — à HFK Günther qui, dans Les peuples d'Europe (1927 ; cf. cet extrait), donne aux Hittites comme origine lointaine la vallée de l'Indus (les Balkans semblent plus probables quant à la majeure partie des flux proto-indo-européens vers la fin du IIIe millénaire) ; sur la question de la “blondeur” chez les IE, cf. A. de Benoist, « IE : À la recherche du foyer d'origine »].

    Sur une tablette, on parle du trône royal, qui est en fer, tandis que sur d’autres, on évoque des conquêtes, des négoces, des querelles. Il s’agissait d’un État fédéral avec un gouvernement central, avec un ordre social subdivisé en classes mais non de manière rigide. Il semble que les croyances et rites religieux aient été variés et se juxtaposaient dans une sorte de tolérance tranquille. Il y avait 2 divinités amies, une déesse solaire et un dieu de la tempête, représentés dans l’acte de gouverner, avec la hache en une main et la foudre en l’autre.

    La race blanche en Orient

    hittit11.jpgIl semble qu’une autre population soit arrivée sur le territoire : les Égyptiens les appelaient Heka-Kasut, ce qui signifie “chefs des pays étrangers”. Nous les connaissons communément sous le nom de “Hyksos”. Cette population est généralement définie comme “asiatique” mais elle présente pourtant des indices typiquement europoïdes, avec des caractéristiques nettement xantho-croïques (haute taille, peau claire, yeux également clairs et cheveux blonds, roux ou châtain). Ils ont dominé l’Égypte de la fin du XVIIIe jusqu’au début du XVIe siècle avant notre ère. Ils se sont d’abord stabilisés aux environs d’Avaris, leur capitale. Puis ont étendu leur pouvoir sur l’ensemble de l’Égypte. Les rois des 2 dynasties hyksos, la XVe et la XVIe (1730-1570 environ), ont adopté les us et coutumes égyptiens et se sont proclamés pharaons, tout en retranscrivant leurs noms en hiéroglyphes et en prenant des noms égyptiens. Aux débuts du XVIe siècle, les rois de Thèbes ripostent : ils s’organisent et chassent les Hyksos d’Égypte. Ahmose, futur fondateur de la XVIIIe dynastie, conquiert Avaris et poursuit les Hyksos jusqu’en Syrie.

    Par la suite, entre 1650 et 1600 avant notre ère, les souverains hittites Khattushili I et Murshilli I pénètrent en Syrie et en Mésopotamie et mettent un terme à la première dynastie amoréenne de Babylonie. Les Cassites (ou “Kassites” ou “’Kosséi”), un peuple à fortes caractéristiques europoïdes, utilisant également le cheval et le char de guerre, en profitent pour s’emparer du pays et pour le gouverner jusqu’à la moitié du XIIe siècle. Ces Cassites, arrivés par une migration pacifique, se sont installés en Mésopotamie comme agriculteurs, artisans et guerriers mercenaires, en venant de l’Élam, territoire de l’aire iranienne. Le temps passe et les Hittites conquièrent le pays des Mittani, un État hourrite à cheval sur les territoires actuels de la Syrie et de la Turquie et s’étendant sur le cours supérieur des fleuves Tigre et Euphrate. L’État est gouverné par une monarchie héréditaire, probablement de souche indo-iranienne, avec une classe dominante écrivant dans une langue que l’on qualifie, peut-être un peu abusivement, d’indo-européenne ou d’européenne (selon que la migration soit partie de l’Europe vers l’Inde et non le contraire), et que l’on décrit comme ressemblant au sanskrit et au perse le plus ancien. Les Hourrites font acte de soumission au roi hittite Suppiluliuma vers 1365 avant notre ère. Comme les Hittites avancent, en obtenant du consensus, leurs voisins égyptiens ne vont pas attendre passivement le choc.

    Soldats égyptiens et guerriers “sardana”

    [Face à une armée commandée par le roi hittite, l'attaque égyptienne à Qadesh faillit être un désastre : l'avant-garde, mal engagée, est prise de flanc par la charrerie ennemie et mise en déroute. Ramsès II toutefois rallie les éléments en fuite, utilise les divisions non encore engagées et réussit à rétablir la situation. Ces exploits, célébrés dans des textes épiques, ne doivent pas faire illusion. La “victoire” égyptienne n'est en fait qu'une semi-défaite : Qadesh reste aux mains des Hittites et marque le limes des 2 empires. Ill. : Adam Hook, in Hittite warrior, Trevor Bryce, Osprey Publishing, 2007]

    battle11.jpgEnviron un demi-siècle plus tard, le roi hittite Muwatalli n’est pas battu à Qadesh par le pharaon Ramsès II, même si, dans le temple de Luxor, les Égyptiens évoquent une magnifique victoire. Mais ce n’est là que pure propagande, destinée à dissimuler au peuple la défaite réelle de son souverain. Qadesh est un site se situant dans l’intérieur des terres aujourd’hui syriennes, à un peu plus de cent kilomètres au nord de Damas, à proximité du Lac d’Homos. Vers la fin du mois de mai de 1300 avant notre ère (d’autres sources mentionnent d’autres dates), le pharaon Ramsès II mène personnellement son armée égyptienne, répartie en 4 divisions distinctes d’environ 50.000 hommes chacune, dont mille soldats constituant l’équipage des chars. Nous avons donc 2 soldats par char et donc 250 chars par division. On peut calculer qu’il y avait donc un total de 16.000 fantassins et archers, 2.000 chars avec 4.000 hommes pour les monter. Il y avait en plus les hommes affectés à l’approvisionnement, dont on ne peut estimer le nombre. Une cinquième division égyptienne rejoindra cette armée au cours de la bataille en venant d’Amarru.

    Une partie de la garde royale est formée par des guerriers “sardanes” (ou “chardanes” ou “sardes” ou “peuples de la mer”), étrangers et armés de longues épées, de boucliers de forme ronde et de casques en corne, venus, dit-on, de l’espace méditerranéen (cf. Mark Healy, Qades 1300 a. C. – Lo scontro dei re guerrieri, Osprey Military, Ediciones del Prado, Madrid, 1999, p. 43 [trad. de Qadesh 1300 Bc : Clash Of The Warrior Kings, Osprey Publ., 1993]). Si nous observons certaines statuettes en bronze des IXe et VIIIe siècles avant notre ère, découvertes sur les sites nuraghi, nous nous rendons compte que ces guerriers au service du Pharaon auraient très bien pu provenir de cette population, les Nurs. Les habitants de la Corse avaient déjà eu le désagrément de les connaître et avaient érigé des menhirs anthropomorphes, pourvus de leurs traits, de leurs épées, de leurs poignards et de leurs casques en corne (cf. J. Grosjean, F. L. Virili, Guide des sites torréens de l’âge du bronze – Corse, Vigros, Paris, 1979, pp. 15-17). Les textes égyptiens les nomment “guerriers de la mer”, « Cherdens sans maîtres », que personne n’avait pu victorieusement affronter ; ils sont venus courageusement de la mer sur leurs navires de guerre à voiles, et personne ne put les arrêter, mais Sa Majesté les a dispersés par la force de son bras valeureux et les a amenés prisonniers en Égypte” (cf. F. Cimmino, Ramesses II il Grande, Rusconi, Milano, 1984, pp. 95-96).

    L’adversaire qu’affronte Ramsès II en Syrie est le Roi hittite Muwatalli, qui commande une armée plus nombreuse que la sienne. Une différence marque les 2 armées : les chars de combat hittites sont montés par 3 hommes, et non par 2 comme pour leurs homologues égyptiens, ainsi que l’attestent les indices épigraphiques. D’après Healy, le scénario de la bataille fut le suivant : le fleuve Oronte coulait du Sud vers le Nord et peu avant le Lac d’Homs, il recevait comme affluent, sur sa rive gauche, les eaux de l’Al-Mukadiyah. Dans le lambeau de terre formant le confluent se trouvait la nouvelle ville de Qadesh, occupée par les Hittites ; au Nord-Est et donc sur la rive droite se trouvait la vieille ville de Qadesh, elle aussi occupée par l’armée des Hittites, tandis qu’au Nord-Ouest, le Pharaon installait son campement avec la Division Amon et sa suite, apparemment sans savoir qu’il plantait ses tentes sous l’œil et le contrôle des Hittites. Ramsès II ne s’en aperçut pas et fit appeler d’urgence le reste de l’armée (M. Healy, op. cit., pp. 47 & 59).

    Ramsès II, battu à Qadesh

    map_hi10.gifNous possédons 2 comptes-rendus égyptiens de la bataille : le Bulletin et le Poème de Pentaur. Les interprétations du déroulement exact de l’affrontement divergent : on suppose qu’une unité n’a pas fait son devoir en matière de reconnaissance ou que d’autres n’ont pas exécuté les ordres correctement : rien de nouveau dans l’histoire... La Division Ra traversa rapidement la plaine sur la rive gauche de l’Oronte, suivie à distance par les Divisions Pthah et Sutekh. L’objectif était de rejoindre le camp retranché de la Division Amon.

    Les divisions hittites, avec leurs chars de guerre en tête, déboulèrent à l’improviste de l’autre côté de l’Al-Mukadiyah, en tombant sur le flanc droit de la Division Ra, scindant les formations de celles-ci en 2 et la mettant en fuite. Beaucoup de Hittites se mettent alors à piller les colonnes d’approvisionnement égyptiennes, et “oublièrent” de prêter main forte lors de l’attaque contre la Division Amon. Mais le gros des Hittites poursuivit la course et attaqua le camp retranché ; mais ces soldats rompirent leurs formations et s’éparpillèrent, tout en pillant tout ce qu’ils pouvaient trouver dans les riches tentes des Égyptiens. Ramsès II réussit tout de même à rassembler sa garde en bon ordre et les Sardanes se montrèrent à la hauteur de la situation : ils se comportèrent héroïquement et firent mur, bloquant l’assaut avec toute la vigueur voulue.

    Dès qu’il put réorganiser ses chars de combat, en les ralliant aux restes de la Division Ra, qui venaient d’arriver, Ramsès II contre-attaqua. La colonne hittite dut alors se retirer sous la pression de la réaction adverse ; c’est alors qu’une seconde vague de chars hittites arriva sur le terrain pour prêter main forte aux siens, mais avec un certain retard. Le résultat de ce retard fut que l’armée hittite se trouva coincée entre les chars de Ramsès II et la cinquième division égyptienne, la Ne’Arin, arrivée, inattendue, du Nord avec ses cavaliers lancés au galop. La journée se termina dans un nuage de poussière où tous se combattaient sans ordre ni coordination, sans plus aucun plan de combat, où les uns doivent avancer tandis que d’autres doivent se retirer ; d’autres, dans ce désordre, cherchent à obtenir leur part du butin.

    En fin de compte, les divisions hittites se retirent, non sans difficultés, de la rive droite de l’Oronte, et rejoignent leurs campements, tandis que les Divisions Amon et Ne’Arin, malmenées, se rassemblent avec les restes de la Division Ra. Pour certains historiens, le combat reprit le lendemain, dès l’arrivée des Divisions Pthah et Sutekh. D’autres estiment que non. D’autres interprétations encore postulent que le Pharaon a passé cette journée à juger quelques survivants de la Division Ra, qui avaient fui, afin de faire des exemples et de rappeler que la lâcheté est punie de mort. L’armée égyptienne s’est ensuite retirée et est rentrée au pays. L’armée hittite l’a suivie sur une partie du trajet : cela signifie en fait que les Égyptiens ont été battus, bien que dans une mesure réduite (ibidem, pp. 44-82).

    Ces reconstructions, qu’elles soient appropriées ou non, ne changent rien à l’issue même du conflit : la signature d’un traité de paix entre Égyptiens et Hittites. Ce traité stipule une reconnaissance réciproque des territoires sur lesquels les uns et les autres gouvernent, avec une frontière proche de Qadesh, au nord de laquelle Ramsès II n’avait pas réussi à pousser ses armées. Il n’a pas obtenu la victoire en rase campagne. Quatre versions intéressantes peuvent se lire dans les ouvrages de Bibby, Ceram, Cimmino et Healy (G. Bibby, 4000 anni fa, Einaudi Editore, Torino, 1966, pp. 260-262 ; Ceram, Il libro delle rupi : Alla scoperta dell’impero degli Ittiti, Einaudi Ed., 1955, pp. 192-208 [tr. fr. : Le Secret des Hittites : Découverte d'un ancien empire, Plon, 1955] ; F. Cimmino, op. cit., pp. 94-112 ; M. Healy, op. cit., pp. 44-82). [Notons aussi La guerre de Ramsès II contre les Hittites (1939) de Josef Sturm]

    Le traité de paix sera renforcé par la suite grâce au mariage [vers -1246/1245] entre Ramsès II et [Maâthor-Néferourê] la fille de Hattushilish III, successeur de Muwatalli. Dans le cadre de cette époque, le contenu d’une lettre envoyée par le Roi des Hatti à Ramsès II mérite d’être rappelé :

    « Quant au fer à propos duquel tu m’écris, je n’ai pas de fer pur pour le moment à Kizzuwatna dans mes réserves. Ce n’est pas une période favorable pour faire le fer ; toutefois, j’ai demandé que l’on me fasse du fer pur ; pour l’instant, ce n’est pas fini, mais dès qu’il sera prêt, je te l’enverrai. Pour l’instant, je ne peux que t’envoyer une seule épée en fer » (F. Cimmino, op. cit., p. 130).

    L’importance de l’Empire hittite

    À la fin du IIe millénaire avant notre ère, commence l’expansion assyrienne sous Tiglatpileser I (1112-1074) : les rois d’Assyrie, avides de conquêtes, s’approchent des frontières hittites. Par ailleurs, un des plus fidèles vassaux des régions occidentales, Madduwattas, se présente à l’improviste à la cour hittite et explique qu’une nouvelle puissance est en train d’émerger. La région d’Arzawa accroît son influence de manière préoccupante et les Ahhiyawa (ou les Achéens ou Grecs primitifs) avancent leurs pions et forment désormais une puissance menaçante sur les confins occidentaux. Le grand empire que Suppiluliumas avait construit et qu’il avait tenu pendant près d’un siècle, disparaît en 2 générations, car il était aux mains du faible Tudhaliyas IV (1250-1220) puis d’un roi encore plus débile, Arnuwandas IV (1220-1190). Ni l’un ni l’autre ne furent en mesure de maintenir la politique constructive et pacifique de Hattusilis, ni de reprendre par l’épée ce qu’il avaient perdu par la voie diplomatique.

    Sur la disparition soudaine de ce grand empire, on a avancé maintes conjonctures. Mais les choses sont pourtant simples : une nouvelle migration de peuples se préparait. Il ne suffit donc pas d’expliquer la “rapidité” de l’effondrement d’un empire : rappelons-nous tout de même que dans notre propre histoire occidentale, il y a eu bon nombre de flux et de reflux au cours de ces 150 dernières années ; songeons à Kant et à ses concepts de “temps” et d’“espace” ; dans ce contexte philosophique, les concepts propres à l’espace historique n’ont pas encore été étudiés dans leur valeur relative (Ceram, op. cit., pp. 217-219).

    C’est alors qu’arrivent les Louviens et les Phrygiens, que certains identifient aux peuples de la mer ; Hattusa est prise, brûlée et pillée. La culture hittite survit encore 5 siècles dans les régions du Sud-est. Puis elle disparaît sans laisser de traces, sinon sur quelques tablettes d’argile et sur quelques indices épigraphiques. Kurt W. Marek, alias Ceram, conclut, dans son livre Il libro delle rupi : Alla scoperta dell’impero ittita, écrit en 1955 :

    « Il y a 70 ans, les Hittites et leur empire étaient encore ignorés. Aujourd’hui encore, on enseigne dans nos écoles qu’il n’y a eu que les empires mésopotamiens et le Royaume d’Égypte pour déterminer, des points de vue politique et militaire, le destin de l’Asie Mineure et du Proche Orient. Mais à côté de ces empires et de ce royaume, il y a eu, pendant un certain temps, le grand empire hittite, égal aux autres en tant que ‘tierce puissance’ et dont la capitale Hattusa fut l’équivalente de Babylone et de Thèbes, non pas sans doute du point de vue de la civilisation, mais parce qu’elle revêtait une grande importance politique » (Ibidem, p. 274).

    ► Gianluca Padovan, Rinascita 25 fév. 2011. (tr. fr. : RS)

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    Carte non-historique localisant les différents royaumes 

    ◘ Ressources :

    • Nota bene : signalons la parution récente du recueil constituant les actes du colloque international (Univ. de Limoge, 27-28 nov. 2008) intitulé : Identité et altérité culturelles : le cas des Hittites dans le Proche-Orient ancien, Safran, Bruxelles, déc. 2010, 240 p. Notons enfin que lors de ce colloque, le professeur René Lebrun (Institut orientaliste de Louvain-la-Neuve) reçut le titre de doctor honoris causa. Rappelons ces 2 tomes de “mélanges” qui lui sont dédiés et traitant principalement d'hittitologie : Antiquus oriens ainsi que Studia anatolica et varia, L'Harmattan, 2004. Pour une première approche, on pourra avoir recours au Que sais-je : Les Hittites (PUF, 1998, 2e éd. mise à jour : 2008) par Isabelle Klock-Fontanille [introduction].

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    hittit13.jpgMuni de 2 roues comportant chacune 6 rais, le char de guerre léger mis au point par les Hittites,  ne disposait pas du seul avantage de sa mobilité. S'il dût faire, à l'époque, figure de nouveauté révolutionnaire, c'est que, rassemblé en formations, il bouleversait la donne tactique et stratégique. Sous l'impact des chars lancés au galop et soulevant des nuages de poussière jaune, à la vue de chevaux hennisants, des équipages vociférants et des armes étincelantes – en plus du cocher, les chars hittites transportaient 2 combattants – l'unité d'infanterie la plus aguerrie lâchait pied. Et, même s'ils résistaient à l'assaut, les fantassins constataient avec terreur qu'ils étaient prisonniers de la ronde infernale que les chars menaient autour d'eux ; une pluie de traits s'abattait, les sabots des chevaux ouvraient une brèche dans les rangs des guerriers. Dans cette mêlée furieuse, des chars volaient en éclats, semant la mort autour d'eux, des chevaux s'empalaient sur les piques et les lances, écrasant dans leur chute les soldats ennemis. Dans l'Ancien Testament, d'écriture plus tardive, sont évoqués les Syriens tremblant de peur au bruit produit par le roulement des chars hittites. Ci-haut : illustration d'une reconstitution de char, issue de l'ouvrage Le secret des Hittites (C.W. Ceram, Plon). On remarque l'enseigne en cuivre repoussé surmontant le timon, bouclier symbolique ayant pour but d'impressionner l'ennemi. On peut toutefois s'étonner que la domestication du cheval, typique des civilisations indo-européennes, n'eut pas pour première conséquence la création d'un corps de cavalerie mais celle de charrerie. Mais, après que la cavalerie de combat eut commencé à se développer dans le Proche-Orient, la disparition des Hittites entraîna celle de l'équitation et de son utilisation à des fins militaires ; les Grecs et les Romains avaient seulement des cavaliers mais pas de cavalerie, c'est-à-dire pas de troupe montée.


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    pièces-jointes :

    La civilisation hittite, 3.000 ans d’oubli

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    L'univers hittite a échappé à la pelle des archéologues jusqu’au début du XXe s. Pourtant en 1737, le Suédois Jean Holter avait découvert un énigmatique bas-relief, plus tard, les savants de Bonaparte, puis le voyageur Burckardt en 1812 avaient à leur tour été intrigués par des pierres gravées de caractères curieux… Enfin le Français Charles Texier identifiait les ruines de Boghazkeny… L’élan était donné et les Hittites sortaient de l’oubli… [Photo : les étendards de bronze exhumés lors des fouilles d'Alaça-Höyük révèlent la virtuosité technique des Hittites pour réaliser ces alliages de cuivre et d'étain dès 3000 av. JC. (Musée des civilisations anatoliennes à Ankara)]

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    Quand les Hittites, d'origine indo-européenne, font irruption en Asie Mineure (Anatolie) — la Turquie actuelle —, vers l'an 2000 avant JC, le Proche-Orient appartient aux 2 premières grandes civilisations : suméro-sémite en Mésopotamie, pharaonique en Égypte. Deux civilisations contemporaines, qui, l'une et l'autre, pourront revendiquer un jour plus de 3 millénaires d'existence. Mais autant l'Égypte est restée un monde relativement clos, qui n'a pas véritablement essaimé, autant la Mésopotamie est un monde exposé, sans frontières naturelles, sans remparts pour protéger ses cités égrenées le long des rives du Tigre et de l'Euphrate. Elle était donc condamnée à être envahie ou à envahir.

    Cependant, quel que soit le nombre des invasions subies, le haut degré de civilisation de Sumer fit que la Mésopotamie fut respectée et imitée sur les plans culturel, religieux, scientifique et technique, par les nouveaux venus. La vogue de Sumer, en tant que civilisation-mère, fut considérable. On ne peut la mesurer au sable désolant qui a enseveli ses cités fortifiées, alors que la pierre de la vallée du Nil de cesse de témoigner de la grandeur du monde égyptien. Dans les siècles qui entourent l'an 2000, nous allons donc assister à une valse des peuples et des empires. Les 2 Grands — l'Égypte, et Sumer avec ses héritiers — verront surgir d'autres puissances, qui participeront avec eux et en dépit de leurs affrontements mutuels, au progrès de la civilisation.

    Les nouvelles puissances seront issues, d'une part, des populations indo-européennes venues des steppes du Nord, et, d'autre part, des peuples sémites du Sud qui continueront à s'affirmer en Orient à partir de leurs domaines propres : l’Arabie, la Syrie-Palestine et la Mésopotamie. Tandis que l'Égypte, tel son sphinx impassible, restera égale à elle-même, sans exporter sa culture — sinon très tardivement à Méroé au Soudan 3 siècles avant JC, Sumer absorbera les mondes, indo-européen et sémite, pour éclater en un feu d’artifice de nouvelles et brillantes civilisations.

    Une jeune sève stimulante

    De même que le terme “sémite” désigne, non pas une race, mais un ensemble de peuples marqués par un environnement similaire, une langue, une psychologie et une culture communes, de même les Indo-Européens représentent un groupe linguistique culturel et humain aussi vaste que l'immense région qui les a façonnés : la steppe eurasienne, de la Hongrie à la Mongolie. Quand une masse aussi imposante se déplace, elle ne peut que faire du bruit. C'est ce qui se produisit à partir du IIIe millénaire. Les Indo-Européens — connus aussi en Iran et plus tard en Inde au XVe s. av. JC sous le nom d'Aryens — défrayèrent la chronique en distillant une jeune sève stimulante non seulement à l'Europe occidentale (Celtes, Germains) mais aussi à la Grèce et à l’Orient. Les Indo-Européens apportaient en l'an 2000 aux autres peuples déjà vieux d’un millénaire de civilisation, la légèreté, la mobilité, la rapidité de leurs chevaux et de leurs chars. Pour eux — pasteurs-éleveurs, nomades — se déplacer, vivre en mouvement perpétuel était une seconde nature.

    De modestes pasteurs se taillent un empire

    Parmi les vagues d’invasions indo-européennes, celle du peuple qui prit le nom de Hittite produisit, à partir de l'an 2000, en Anatolie, une véritable civilisation. Ces pasteurs-éleveurs, nomades, réussirent l'exploit de se tailler pour des siècles un puissant empire en Asie Mineure. Une place, en effet, était à prendre en Anatolie. C'était une zone naturelle de céréales sauvages, riche en minerai de fer et de cuivre. Une population locale y était organisée en principautés, tandis que des commerçants assyriens, venus avec leurs familles de leur pays situé au nord de Bagdad, avaient établi en Cappadoce des colonies prospères. Mais rien qui ressemblait à une puissance, à une cité. Telle était la situation que trouvait ce nouveau peuple débarqué en Orient. Il était sans doute parti de l'Europe de l'Est pour franchir le Bosphore ou traverser le difficile Caucase avant de s'immobiliser au cœur de l'Anatolie au pays de Hatti. C'est en s'inspirant du nom de cette contrée, que l'on prit désormais l'habitude de les appeler les Hittites.

    Une expansion jusqu'à la mer

    cart_h10.jpgLes Hittites devinrent une puissance redoutable. De l'Anatolie au Haut Euphrate et a la Méditerranée, ils se conduisirent en maîtres en Syrie, et Chypre et à Babylone qu'ils conquirent en 1595 av. JC. Leur vigueur naturelle, leur esprit d'invention leur assurèrent une expansion jusqu'à la mer. C'est ce qu'on trouve exprimé dans une prière hittite : « Force et Vigueur au Roi, à la Reine, aux Princes et à leurs troupes, et Puissent leurs terres être bornées par la mer, à gauche, et, à droite, par la mer ! ». Un texte plus tardif indique que ce vœu fut exaucé : « Et il fit d'eux les riverains des frontières de la mer ».

    La grandeur de l'empire

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    [Sur un promontoire rocheux : Büyükalle (“Grande forteresse”) au centre-est de la citadelle d'Hattusha, fin XIIIe s. av. JC]

    L'importance du rôle de l'État hittite nous a surtout été révélée par la découverte de ses archives et de son art majestueux, qui a su créer des formes nouvelles. Hattousa, à 140 km à l'est d'Ankara, au voisinage de l'actuel village de Bogazköy, fut la prestigieuse capitale de l'empire hittite à son apogée aux XIVe et XIIIe siècles, particulièrement sous le règne de Souppilouliouma (1371-1345). Elle joua un rôle autant politique que religieux. On a dégagé de ses ruines non seulement les archives des rois hittites, sous forme de 10.000 tablettes rédigées en langue indo-européenne et transcrites en caractères cunéiformes, mais encore 5 temples et un palais juché au sommet d'une acropole, avec une enceinte fortifiée de 6 kilomètres. Les portes — not. celles des Lions — étaient décorées de sculptures d'une beauté saisissante. Dans les archives, figuraient non seulement des textes de lois très détaillés, mais un traité d'hippologie [L'art de soigner et d'entraîner les chevaux de guerre, rédigé par Kikkuli, Favre, 1998, tr. par É. Masson] en cunéiforme, cette écriture sumérienne que les Hittites avaient adoptée. Les Hittites eurent aussi, dès le XVe siècle, leur propre écriture très belle dite hiéroglyphe, utilisée surtout pour les inscriptions religieuses et les sceaux royaux. On n'en a pas encore percé tous les secrets.

    Deux villes superposées

    hittit12.jpgLe curieux sanctuaire rupestre de Yazilikaya, avec ses 2 chambres naturelles à ciel ouvert, se trouve à 1,5 km de Hattousa. Sur la roche calcaire, est sculpté le splendide cortège des 12 dieux, venus fêter, au printemps, le Nouvel An. Le roi Souppilouliouma Ier transforma, au XIVe s. apr. JC, la plus petite des 2 chambres en un temple consacré à son père divinisé, Toudhaliya III.

    À Alaça-Höyuk — au nord du village actuel de Bogazköy — on a mis au jour 2 villes superposées : celle des Hatti, la plus ancienne, et celle des Hittites, leurs envahisseurs. Ces 2 peuples furent, pendant un certain temps, voisins, puis mêlés, chacun possédant sa propre langue jusqu'à ce que les Hatti fussent complètement absorbés. Ainsi on a découvert de riches tombes princières datant de 2300 à 2000 av. JC appartenant aux Hatti. Les princes y étaient inhumés avec leurs objets personnels les plus précieux. On a retiré de cette ville des objets en or (diadème sacerdotal, ajouré, d'une grande finesse ; vase orné de cornaline) et en bronze (superbe cervidé de 52 cm, incrusté et plaqué d'argent ; taureaux, panthères). Les portes de la ville proprement hittite (1400 av. JC) étaient protégées par de grands sphinx sculptés dans les montants. Les croyances religieuses des Hittites étaient imprégnées de celles de leurs voisins : Babyloniens, Hourrites, Syriens. Mais leurs créations personnelles, exprimées dans leur art, ne manquèrent pas d’originalité. Les dieux rayonnaient force et lumière. Ils habitaient la Cité. Ils résidaient dans les temples. Les prêtres, et à leur tête, le roi qui était aussi le grand prêtre, étaient chargés de les laver, les vêtir, les nourrir — et les distraire par de la musique et de la danse. Les dieux s'absentaient, voyageaient, revenaient.

    À leur tête se trouvait le couple premier, Teshoub, dieu de l'orage et son épouse Hépat. Lors de l'inauguration d'un nouveau palais, le roi proclamait : « À moi, le roi, le dieu de l'Orage, le dieu-Soleil ont confié le pays et ma maison ». En effet, le roi représentait devant les dieux tout le peuple : descendants de la famille royale, noblesse, fonctionnaires, hommes libres, esclaves. Les rois défunts étaient divinisés.

    Les premiers chevaux dressés

    hittit10.gifUn grand mystère plane sur la date et les circonstances exactes de l'installation des Hittites en Anatolie. Toutefois, on sait qu'ils arrivaient de cette steppe eurasienne où venait d’être domestiqué le Cheval. Les Hittites jouèrent donc un rôle important dans l'introduction en Orient du cheval domestiqué. C'était une révolution dans les moyens de transports. Il faut songer que ni Sumer, ni Akkad, au IIIe millénaire av. JC, ni l'Égypte pharaonique, ni la Ière dynastie de Babylone au début du IIe millénaire, ne connaissaient le cheval, en tant qu'animal de trait. La roue, que l'on trouve en Mésopotamie vers 3500 av. JC, était une roue pleine, encore assez grossière et les chars, tirés par des bœufs ou des onagres — ânes de grande taille —, ne servaient guère qu'à transporter les marchandises depuis les champs cultivés jusqu'aux magasins des palais ou des temples. Les transports lointains se faisaient à dos d'animal ou même à dos d'hommes.

    La domestication du cheval suscita une nouvelle invention : le char de guerre léger, muni de roues à rayons, comme on en voit sur les bas-reliefs. C'était une création indo-européenne. En profitèrent toutes les puissances d'Orient. Ainsi, à l'intérieur du temple d'Abou Simbel, en Haute Égypte, une fresque représente ces chars lors de la bataille de Qadesh (-1274), en Syrie, au nord de Damas, qui opposa, en 1285 av. JC, sous les murs de cette place forte, les troupes du pharaon Ramsès II à celles du roi hittite Mouwatalli II. Il n'y eut d'ailleurs ni vainqueur, ni vaincu, bien que chacun ait proclamé sa victoire. Une paix fut signée, et qui plus est, scellée par un mariage : Ramsès II épousa une princesse hittite. La pénétration égyptienne en Syrie était définitivement stoppée. À cette bataille, les Hittites disposaient, environ de 2.500 chars embarquant 7.500 hommes. C'est seulement vers l'an 1000 av. JC que le cheval devint assez fort pour être monté ; la selle n'apparut qu'au IVe s. apr. JC [quant à l'étrier, utilisé seulement à partir du IXe s. en Europe, il date du Ier s. en Inde du sud].

    La métallurgie du fer

    Un autre apport des Hittites est le secret de la métallurgie du fer. Il semble que ce secret ait été découvert en Asie Mineure ou en Syrie par dés forgerons hittites vers les XIVe et XIIIe siècles av. JC. Mais le secret fut jalousement gardé. Le fer, dont le minerai se trouvait en abondance sur place, était alors considéré comme un métal précieux. Les pharaons recevaient en présent, de leurs alliés hittites des objets en fer ! Le bronze plus facile a produire, était plus répandu. Et comme il était le résultat de l'alliage du cuivre et de l'étain, encore fallait-il, pour certains peuples faire venir, parfois de loin, ces 2 métaux. Avec le monopole de la fabrication du fer, les Hittites accrurent encore leur supériorité.

    Au XIIe siècle av. JC, l'empire hittite s'effondra, vraisemblablement sous les coups des Peuples de la mer ou d'autres peuplades barbares [Phrygiens], eux aussi d'origine indo-européenne. Une conséquence technique et économique de cet écroulement fut de hâter le passage de l'âge du bronze a celui du fer. En effet, la ruine de l'empire hittite entraîna la divulgation progressive d'un secret qui favorisa l'accession des civilisations à cet âge du fer, dans lequel s'inscrit encore, de nos jours, notre industrie moderne. La civilisation hittite demeurera encore vivante dans les États néo-hittites de Syrie du Nord et dans l'Est de l’Anatolie, jusqu'au VIIIe s. av. JC. Puis elle s’effacera devant la colonisation grecque en Asie Mineure, à partir du VIIe s. av. JC. Elle sombrera alors dans un total oubli. L’historien grec, Hérodote, lui-même venu enquêter en Anatolie au Ve s. av. JC, n'en soufflera mot. Ce sont les archéologues des XIXe et XXe siècles qui en ressusciteront le nom et le prestige.

    ► Marc Bergé, Historia n°531, mars 1991.

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    ◘ Hittites : Les guerriers aux mille dieux

    Sophistiqué et profondément spirituel, leur royaume fut aussi puissant que celui du Nil. Jusqu'à menacer le grand Ramsès II en 1275 avant JC.

    podcast

    [Une cité-forteresse : la capitale hittite, Hattussa, prospère entre 1650 et 1200 avant notre ère, était organisée en quartiers fortifiés et entourée d'une muraille aux portes bien gardées. Certaines étaient ornées de sculptures, telle la porte des Lions. La ville bénéficiait d'un système complexe d'approvisionnement en eau et en grains, dénotant un haut niveau d'organisation]

    hattusa« Nu NINDA-an e-iz-za-at-te-ni wa-tar-ma e-ku-ut-te-ni ». C'est par cette phrase, la première déchiffrée de la langue hittite, qu'un beau jour de 1915, une civilisation pluri­millénaire d'Asie mineure s'est enfin offerte aux chercheurs. Elle signifie tout simplement : « Et vous mangerez du pain et ensuite vous boirez de l’eau ». Jusqu'alors, les Hittites, peuple émigré en Asie mineure au IIIe millénaire avant notre ère et installé en Ana­tolie, restaient tout à fait énigma­tiques.

    L’homme qui lève le mystère est un Tchèque, Bedrich Hrozny. Il s'inté­resse aux quelque 5.000 tablettes cunéiformes trouvées dans les pre­mière décennies du XXe siècle au cœur du plateau anatolien, sur le site de Hattussa, l'ancienne capitale hittite. Parmi les inscriptions cunéi­formes, datées du XVIe au début du XIIe siècle av. JC, certaines sont en akkadien (babylonien), langue sémitique déjà déchiffrée, d'autres, rédigées en une langue jamais ren­contrée, gardent jalousement leurs secrets. L'équipe allemande chargée des fouilles de Hattussa, menée par Hugo Winckler, assyriologue de renom, avait supposé une parenté entre les 2 langues. Une structure sémitique devait ordonner les mystérieuses tablettes, comme elle ordonnait les inscriptions akka­diennes.

    Hypothèse erronée. Bedrich Hrozny part d'un point de vue différent, supposant qu'il s'agit là d'une lan­gue indo-européenne : il rapproche wātar de water en anglais [comparaison génétique], et croit reconnaître les racines “ed” et “ek” pour “manger” et “boire”. La première phrase hittite, la plus ancienne langue de la famille indo-­européenne, vient de se dévoiler. Dès lors, des générations d'archéologues pour­suivront ce travail de décryptage et reconstitueront peu à peu l'histoire d'un peuple fascinant.

    Un bruit de chars et de chevaux

    [Vue aérienne d'une reconstitution virtuelle de Hattussa]

    hattushaLa première référence aux Hittites revient à la Bible, dans le Livre des Rois (II, 7, 6) : « Yahvé avait fait entendre dans le camp des Araméens un bruit de chars et de chevaux,  le le bruit d'une  grande armée, et ils s'étaient dit entre eux : “Le roi d'Israël a pris à sa solde contre nous les rois des Hittites et les rois de l'Égypte, pour qu'ils marchent contre nous.” Ils se levèrent et s'enfuirent au crépuscule, abandon­nant leurs tentes, leurs chevaux et leurs ânes ». Les Hittites [c’est à dire fils de Hethappa­raissent ainsi au même titre que les Égyptiens. Mais aucun indice ne permet de situer leur berceau [les Hittites sont dits habiter les hauteurs de Canaan au temps d’Abraham et au moment de la conquête israélite].

    Un premier pas est franchi en 1834, lorsque le ministère de l'Instruction publique français envoie un archi­tecte, Charles Texier, en Anatolie, pour trouver les vestiges d'une cité romaine mentionnée par Hérodote. À 150 km à l'est d'Ankara, près du village de Bogazkale, c'est la surprise : il découvre sur un massif rocheux des bas-reliefs dont l'as­pect ne lui rappelle tien de connu. « Sans le savoir, il était tombé sur les fortifications de Hattussa, capitale de l'empire hittite, une cité prospère habitée entre 1650 et 1200 avant notre ère », raconte Michel Mazoyer, spécialiste des Hittites à l'université Paris-I. Non loin de là seront retrouvées les fameuses tablettes.

    À la grande époque de Hattussa, le royaume des Hittites — baptisé [Kheta] pays du Hatti  par les Égyptiens — est aussi important que celui du Nil. Il s'étend de la côte égéenne de l'Anatolie à l'est de l'Euphrate et à la Méditerranée. Les 2 empires maintien­nent d'étroites relations : échanges commerciaux par temps de paix, mais aussi guerres ou accords de coopération, dont quelques épi­sodes sont restés célèbres. Ainsi la fameuse bataille de Qadesh, en 1275, où le roi Muwattali II l'emporte contre le grand Ramsès II. Une décennie plus tard, devant la menace assyrienne, Hattusili, frère de Muwattali, conclut une alliance avec le pharaon. Le traité de 1259/1258 confirme que les Hittites conservent le contrôle du nord de la Syrie, les Égyptiens restant maîtres de Canaan et de la Syrie méridio­nale. Au terme de cette collabora­tion, Hattusili marie même sa fille à Ramsès II.

    À quoi ressemblait la capitale des Hittites ? Les vestiges dessinent l'image d'une cité fortifiée. Le site s'étend sur plus de 160 hectares, divisés en une ville haute et une ville basse. L’ensemble était entouré d'une muraille de six km de long, ouverte çà et là par des portes ornées de bas­-reliefs sculptés en forme de lion, de sphinx ou de roi. Et dominé par la citadelle royale, dressée sur un piton rocheux. « Un agencement à but défensif que l'on retrouve dans de nombreuses cités de la région, notamment à Çatal Huyuk, qui date de 6000 avant notre ère », précise Vincent Dargery [« L'architecture militaire à Hattuša au Nouvel Empire »], historien de l'Association des amis de la civilisation hittite [Hatti].

    À Hattussa, ville de montagne, la moindre éminence de pierre est mise à profit pour bâtir et les ravins deviennent des barrages infran­chissables pour l'ennemi. Tandis que des passages souterrains, à l’is­sue dissimulée, creusés sous les portes des fortifications, permett­ent la fuite à tout moment. Ce sys­tème de poternes semble une inno­vation des Hittites. La sécurité de Hattussa repose sur une organisa­tion administrative complexe : le soir venu, un oeazannu — l'équiva­lent d'un bourgmestre — veille à la fermeture des portes de la cité et pose un scellé arborant sa marque personnelle. À l'aube, le cachet doit être intact, preuve qu'aucun intrus n'a porté atteinte à l'intégrité de la ville... La sécurité alimentaire n'est pas en reste : des aqueducs cana­lisent, depuis des sources exté­rieures, l'eau stockée dans des bas­sins aux parois recouvertes d'argile, et l'on a trouvé des silos à grains dans la partie basse de la ville. D'après leur contenance, on peut estimer la population de Hattussa entre 10.000 et 20.000 personnes.

    Des dieux grognons et tendres

    [Procession des douze divinités protectrices du monde souterrain : détail d'une frise, caractéristique de l’art impérial hittite, à l'entrée du grand sanctuaire rupestre à Yazilikaya, tout près d'Hattusha, fin XIIIe s. av. JC. Le caractère divin du cortège est indiqué par la haute tiare conique à corne frontale. Le pagne court et un poignard à lame courbe (harpè) manifestent la dimension guerrière. L'allure vive, contrastant avec l'habituelle attitude hiératique de la sculpture religieuse, introduit à un événement particulier, probablement à un rituel funéraire du roi-prêtre. Cette haie d'honneur symboliserait alors la marche du temps ouvrant un accès à l'immortalité entendue comme survivance glorieuse dans la mémoire collective]

    hattusa« En dépit de son allure défensive, la capitale des Hittites portait la marque d'une forte spiritualité », explique M. Mazoyer. Son emplacement même avait été choisi selon des principes religieux : le piton rocheux représentait la mon­tagne inébranlable, de sexe masculin [cf. « Quelques réflexions sur la montagne comme lieu de culte des Hittites », A. Birchler in Res Antiquae III/2006]. « La Bible s’en est-elle inspirée bien plus tard ? — s'interroge M. Mazoyer. L'évangile selon saint Matthieu précise : “Sur cette pierre je bâtirai mon Église”. Il est très possible qu'il s'agisse de la résurgence de légendes anciennes. » Autre élément important : la source, ou la rivière, appartenant à la sphère féminine. « Finalement — conclut le chercheur —, la spiritua­lité des Hittites était à l'image des paysages de leur région : rivière et montagne, deux divinités qu'il fallait associer à chaque ville. »

    Source, éminence, orage, soleil... La religion était présente à tout instant de la vie, et les divinités nombreuses. Chaque activité quo­tidienne avait la sienne. Et l'on a parfois désigné les Hittites comme « le peuple aux mille dieux ». Mal­gré cette foultitude, chacun entre­tenait une relation privilégiée avec l'une ou l'autre de ces déités. À cela s'ajoutaient des rituels sacrés, fêtes, initiations. Une grande partie des textes gravés sur les tablettes d'ar­gile témoigne de ces cérémonies. « Cette dualité : d'une part mille dieux régissant la vie jusqu'en ses détails anodins, d’autre part, une relation privilégiée entre un homme et une divinité, est une étape vers les religions monothéistes [hypothèse d'Itamar Singer concernant une réforme religieuse entreprise sous le règne de Muwatalli II] », insiste M. Mazoyer.

    Les prêtres veillent à la satisfaction matérielle des dieux hittites. Car ces derniers sont exigeants. Leur mécontentement déclenche un tor­rent de châtiments : fièvres, épidé­mies, famines, sauterelles... « Mais ils semblent plus boudeurs que vengeurs : tel le dieu Télipinu qui, chagriné par la baisse de fréquentation des lieux de culte, quitte son temple et se réfugie dans la campagne. Un peu comme s'il abandonnait les hommes à leur sort, considérant que son contrat avait été rompu. Il suspend son acti­vité. Cette désertion est à l'ori­gine de fléaux. Mais il est possible de le faire revenir. Pour cela, les hommes peuvent unir leurs efforts multiplier offrandes et rituels. »

    La bienveillance divine prend par­fois l'allure d'un véritable amour parental. Dans le mythe de Téli­pinu, elle est comparée aux soins nourriciers du monde animal : « La vache s'occupa de son veau, Télipinu s'occupa du roi et de la reine et les pourvut de vie et de force pour l'avenir… ». D'autres fois, la relation devient profonde amitié, plaçant divinité et homme sur un pied d'égalité, l'une se comportant alors en confidente privilégiée de l'autre. Finalement, les dieux hit­tites semblent empreints de carac­tères très humains : grognons, tendres, avec un penchant pour les confidences. Et laissant parfois éclater leur colère.

    Un code sexuel rigoureux

    Au rayon des actes qui fâchent, la transgression des interdits... sexuels. Lorsque Huqqana, roi du pays de Hayasa, peuple établi en Petite Arménie, signe un traité avec le grand roi hittite Suppiluliuma Ier, celui-ci le met en garde contre les pratiques sexuelles de son pays : l'inceste, autorisé chez les Hayasas, est inter­dit au royaume des Hittites. Le texte en dit long sur le jugement moral que ceux-ci portent sur les pra­tiques de leurs voisins.

    « Chez les Hittites — est-il écrit —, c'est une coutume importante qu'un frère ne prenne pas sexuellement sa sœur ou sa cousine. Ce n'est pas permis.  Dans le pays du Hatti, quiconque commet un tel acte ne reste pas en vie mais est mis à mort. Comme votre pays est barbare, il est en conflit. Là-bas, on prend régulièrement sa sœur ou sa cousine, mais dans le pays hatti, ce n'est pas permis [...] et si par hasard une sœur de votre femme, ou la femme de votre frère, ou une cou­sine vient vers vous, donnez-lui quelque chose à ma manger et à boire. Chacun de vous, mangez, buvez et amusez-vous, mais vous ne devez pas désirer la prendre. »

    Le terme de “barbare” (dampupi en langue hittite), parfois tra­duit par “sauvage”, illustre bien la pensée des Hittites. « La pratique de l'inceste est la ligne de démarcation entre les peuples civilisées et les barbares », rappelle M. Mazoyer [« Sexualité et barbarie chez les Hittites », in Cahiers Kubaba n°7, L'Harmattan, 2005]. Si le roi insiste autant sur le respect de ces pratiques, c'est parce qu'une telle trans­gression serait cause de fléaux pour le pays. « L'in­terdit qui pèse sur l'inceste est ainsi de nature reli­gieuse, puisqu'il déclenche la colère des dieux », pour­suit le chercheur.

    Le terme de “hurkel” employé dans le texte hittite désigne les crimes sexuels : si l'inceste en fait partie, le viol et l'adultère n'ont pas ce statut. La transgres­sion entraînerait la ruine du pays. « On pourrait  voir dans ce traité un texte qui rejette et condamne les pratiques des étrangers en les traitant de barbares — explique M. Mazoyer. En fait, il en est tout autrement. Car c'est par leur ignorance des us et coutumes des Hittites que les étrangers pour­raient déclencher la colère des dieux. Ils sont en réalité présentés comme  des ignorants commettant une erreur fatale à la population entière, mais qui peuvent être éduqués : la mise en garde du roi fait partie de cette éducation. »

    Autre interdit mentionné par le texte : celui de regarder une femme du palais, qu'elle soit libre ou ser­vante. Il est suivi d'une anecdote concernant un certain Mariya qui regarda une servante du palais. Surpris par le père de Sa Majesté, « l’homme est mort juste pour l'avoir regardée de loin... Prenez garde », avertit Suppiluliuma.

    La complexité du code sexuel des Hittites montre le degré de réflexion et d'analyse mené au sein de cette société, où chaque cas fait l'objet d'un rituel particulier que racontent les tablettes : pour gué­rir de l'impuissance, l'homme doit ainsi s'allonger sur un autel et s'unir en rêve à une femme...

    Reste qu'après nous avoir livré d'innombrables tablettes d'ar­gile expliquant les rouages de leur société, les Hittites ne nous révè­lent rien sur l'énigme de leur dis­parition : est-elle liée à une famine sans précédent, une épidémie ? On perd leurs traces brutalement vers 1200 avant notre ère. « Certains chercheurs soutiennent que le royaume aurait été attaqué par les Peuples de la Mer — poursuit M. Mazoyer. D'autres que les Gasgas, populations nomades du nord de l'Anatolie, l'ont anéanti. » Les premiers sont très mal connus : des barbares indo-européens venus de la mer Égée... Quant aux seconds, seules les tablettes hittites et quelques textes assyriens les mentionnent : ils avaient déjà tenté des attaques à plusieurs reprises.

    Mais le mot de la fin se trouve peut-être encore dans les ruines de la cité de Hattussa. « D'après les textes et nos reconstitutions historiques, seules 15 % des tablettes ont été découvertes », précise M. Mazoyer. Et toutes n'ont pas encore été décryptées. Certaines recèlent peut-être la chronique des derniers jours de la civilisation hittite...

    ► Azar Khalatbari, Sciences & Avenir HS n°163, été 2010.

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    ◘ Sur le rapport entre écriture et pouvoir

    hw10.jpgLa communication administrative a été la manifestation première de l'organisation humaine à l'échelle de la cité puis d'États plus puissants. Cette forme particulière de circulation de l'information reflétera fidèlement la puissance étatique et les aléas de l'histoire. L'écrit s'est imposé comme une forme indispensable à la bonne administration d'États de plus en plus complexes. En fait, la communication administrative fut  tout à la fois le terreau originel de l’écriture et la source du pouvoir hiérarchique. Que ce soit en Iran, en Turquie, en Égypte ou en Irak et même dans la vallée de l'Indus, les fonctionnaires des palais du IIIe au Ier millénaire avant JC ont globalement réagi de la même façon face à la gestion des stocks alimentaires ou à la collecte d'impôts. Les nécessités de l'administration expliquent l'invention de l'écriture. Nebrija, grammairien espagnol du XVe siècle, relevait déjà cette association entre État, langue et écrit quand, quelques jours après le départ de Christophe Colomb pour les Amériques, le 18 août 1492, il écrivit à la reine Isabelle de Castille : « Mon illustre Reine. Chaque fois que je médite sur les témoignages du passé qui ont été conservés par l'écriture, la même conclusion s'impose à moi. Le langage a toujours été le conjoint de l'empire, et il le demeurera à jamais. Ensemble ils croissent et fleurissent, et ensemble ils déclinent ».

    C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir. Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet.

    Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se place pendant l'avènement du néolithique, responsable de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre le IVe et le IIIe millénaire avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition. À quelle grande innovation est-elle liée ? Sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Égyptiens ou des Sumériens n'était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture au moment de la découverte. Inversement, depuis l'invention de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelque 5.000 années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen du XVIIIe siècle il n'y avait pas grande différence. Au néolithique, l'humanité a accompli des pas de géant sans le secours de l'écriture ; avec elle, les civilisations historiques de l'Occident ont longtemps stagné. Sans doute concevrait-on mal l'épanouissement scientifique du XIXe et du XXe siècle sans écriture. Mais cette condition nécessaire n'est certainement pas suffisante pour l'expliquer.

    Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l'évolution typique à laquelle on assiste, depuis l'Égypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait son début : elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l'architecture que la relation directe envisagée tout à l'heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre. […]

    Si l'écriture n'a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous : l'action systématique des États européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi.

    Du plan national, l'entreprise est passée sur le plan international, grâce à cette complicité qui s'est nouée, entre de jeunes États — confrontés à des problèmes qui furent les nôtres il y a un ou deux siècles — et une société internationale de nantis, inquiète de la menace que représentent pour sa stabilité les réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté, et à donner prise aux efforts d'édification. En accédant au savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les documents imprimés propagent en proportion encore plus grande.

    ► Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955.