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HISTOIRE - Page 51

  • Cheval

    Les Indo­-Européens et la domestication du cheval

     

    300px-10.gifL'article qui suit est extrait d'un ouvrage que nous avions reçu en service de presse depuis longtemps déjà. Cet ouvrage est si riche en informations sur le plus lointain passé de l'Europe que nous avions eu du mal à en faire la recension. Il nous est paru plus sage d'en publier une infime partie, afin de donner au lecteur l'envie de le lire en entier. La domestication du cheval est sans doute l'une des prestations les plus spectaculaires de l'humanité indo-euro­péenne au cours de cette période charnière entre la préhistoire et l'histoire. Les recherches de Wilfried Fischer permettent, par leur option interdisciplinaire, d'établir une nouvelle chro­nologie et de dégager des faits qui bouleversent la vision étriquée de la préhistoire que nous véhiculons toujours.

    [Ci-dessus : Peigne d'apparat en or de facture grecque représentant des guerriers scythes combattant à cheval et à pied. Découvert en 1913 dans la tombe kourgane (à tumulus) de Solokha (Ukraine). IVe s. av. JC. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg]

    ♦ Présentation : Le cheval, « plus noble conquête de l’homme » (Buffon), a également accompagné sa conquête des grands espaces. Sa domestication originelle est ici présentée comme un fait technique (et indissociablement culturel) relevant des populations guerrières kourganes des steppes du nord de la mer Noire, autrement dit des Proto-Indo-Européens. Il n'en reste pas moins que les preuves de la monte sont bien plus tardives et que, si la roue servant à tracter des chars n'est apparue qu'à partir de –3000, le char de guerre lui-même, avec ses roues à rayons, n'apparaît pas avant le début du IIe millénaire av. JC. Par-delà les débats actuels entre migration anatolienne (celle paisible d'agriculteurs néolithiques issus d'Anatolie qui, à partir du VIIe millénaire, recouvrent peu à peu l'ensemble du continent européen en 2.000 ans) et conquête steppique, la place du cheval dans l'immémorial européen mérite exploration.

    170px-Warsaw_ZOO_-_Equus_Przewalskii.jpgNotre thématique est très complexe : elle s'étend des domaines biologiques et archéologiques aux disciplines linguistiques, historiques et philoso­phiques. C'est pourquoi il m'apparaît opportun de partir des faits naturels. La famille des équi­dés était répandue dans l'ancien et le nouveau monde, même sous sa forme finale monodactyle. Peu avant la période de domestication attestée, toutes les formes américaines avaient disparu. Les mustangs, considérés erronément comme une variante du cheval sauvage, n'étaient en fait que des chevaux domestiques d'origine euro­péenne retournés à l'état sauvage. En Eurasie et en Afrique, un seul genre (genus) a survécu : le genre equus, dans une diversité d'espèces que certains spécialistes ont classées dans diverses sous-espèces. La seule unité de base taxono­mique réellement naturelle est l'espèce (species), laquelle, en règle générale, se subdivise en di­verses sous-espèces, en vertu de critères géo­graphiques dans la plupart des cas. Quant au concept de “race”, il devrait être réservé aux hominidés actuels et aux espèces domestiques. Tous les représentants d'une espèce (quelle que soit leur sous-espèce) sont fertiles entre eux. Les bâtards entre les espèces d'un même genre (p. ex. les mules, les zébroïdes, etc.) sont stériles.

    Chaque forme d'animal domestique descend d'une espèce jadis sauvage. Depuis Carl von Linné, chaque espèce porte un nom double (p. ex. : equus africanus = âne sauvage), où le premier terme désigne le nom du genre. Les sous-­espèces reçoivent un troisième terme (p. ex. equus africanus atlanticus = âne sauvage de l'Atlas). Toutes les races d'animaux domestiques reçoivent également un troisième terme, que l'on fait toutefois précéder d'un f. (pour forma = forme domestique). Ainsi : equus africanus f. asinus = âne domestique. Toutes les races de la forme domestique d'une espèce sauvage sont bien sûr non seulement fertiles entre elles mais aussi fertiles avec toutes les sous-espèces de l'espèce de base en question. Il convient de tenir compte de ce fait, lorsque l'on recense les carac­téristiques spéciales des sous-espèces domes­tiques afin de rechercher des preuves quant à l'origine de leur domestication. Un flux de gènes de cette nature peut s'être produit à n'importe quelle période ultérieure. Un bon exemple est celui des chats domestiques, qui combinent des caractéristiques de 2 sous-espèces : le chat fauve de Libye et le chat des forêts d'Europe. Sans attestation historique, le moment où ces ca­ractéristiques se sont combinées ne peut être re­constitué.

    La domestication de l'onagre

    Au départ de ces données de base, retournons au cheval. À côté de l'espèce “âne sauvage”, il existe en Afrique plusieurs espèces zébrines à robe tigrée qui n'ont jamais été domestiquées. Au Proche-Orient, vit l'espèce “onagre” (equus hemionus). Les hommes n'ont pas seulement chassé l'onagre mais l'on maintenu en captivité à Çatal Hüyük vers –6000. À partir de –3200, l'onagre est utilisé comme bête de somme, avec anneau nasal, à Sumer. Les zoologues nient la domestication parce qu'on n'a pas découvert d'ossements mais les historiens l'affirment parce qu'il existe des représentations imagées. L'exemple des onagres est intéressant lorsque l'on aborde les problèmes analogues dans la domestication du cheval.

    La désignation de l'espèce de base “cheval sau­vage” a été contestée pendant longtemps à cause de tendances inflationnaires. Ce n'est qu'en 1970 que Nobis a pu imposer le nom d'espèce : equus ferus, laquelle comprend toutes les sous-­espèces fossiles de l'âge glaciaire. La systèmatique zoologique des formes récentes préfère encore et toujours le nom d'equus przewalskii.

    En pratique toutefois, on utilise les désignations ferus et przewalskii comme synonymes. À l'é­poque historique, il n'y avait que 3 sous-es­pèces de cheval sauvage en Eurasie septentrio­nale, chacune ayant été considérée comme une espèce à part entière. Comme elles ont toutes disparue, du moins à l'état sauvage, plus aucun examen empirique n'est encore possible. Il s'agit des sous-espèces suivantes :

    • 1) E.f. = p. silvaticus = le tarpan des forêts (robe éclaircie, petite taille, extinction vers 800) ;
    • 2) E.f. = p. gmelini = le tarpan des steppes (robe gris souris, taille moyenne, extinction en 1871) ;
    • 3) E.f. = p. przewalskii = le tarpan oriental (robe d'un jaune rougeâtre, grande taille, ex­tinction après 1946).

    Ces 3 espèces ont une crinière de poitrine et des lignes transversales sur les membres anté­rieurs.

    La domestication originelle s'est faite en Europe

    Il va de soi qu'une première domestication du cheval n'a pu s'effectuer que dans la région de son expansion naturelle. L'Orient, région des premières cultures et de la plus ancienne do­mestication des chèvres et des moutons, ne peut être retenu comme lieu de la première domes­tication du cheval. Pour l'histoire des sciences, il est intéressant de rappeler que l'on a longtemps cru que l'origine du cheval domestique (equus ferus = przewalskii f. caballus) se trouvait en Mongolie.

    Deux causes majeures président à cette erreur, me semble-t-il. D'abord, le tarpan oriental, cheval sauvage de Mongolie, est la seu­le forme sauvage encore vivante qui a pu être observée scientifiquement. Ensuite, chez les Eu­ropéens, il y avait encore le choc psychologique des invasions mongoles qui agissait inconsciem­ment. La maîtrise parfaite du cheval par les peuplades hunniques ne prouve rien. Il suffit de songer à l'exemple récent des Indiens d'Amé­rique qui ont su maîtriser à la perfection et très rapidement les chevaux européens capturés, après avoir été pris de panique en les apercevant pour la première fois. Pour prouver la fausseté de l'origine asiatique du cheval domestique, il suffit de signaler un fait : la civilisation chinoise, même arrivée à un degré de développement élevé, n'a appris à connaître le cheval que par l'intermédiaire de tribus indo-européennes orientales.

    Si les Mongols ne sont pas les premiers domes­ticateurs du cheval, alors ce ne peuvent être que les Indo-Européens. Les traces de la plus ancienne domestication du cheval en Russie sont le fait d'Indo-Européens. L'opinion qui voulait attribuer une origine orientale au cheval do­mestique doit être reportée sur les Indo-Eu­ropéens. À ce sujet, Franz Hancar (2), profes­seur à Vienne, avait dès 1955 débroussaillé le terrain et conforté l'origine européenne du cheval domestique. Le sort de ce travail de grande valeur a été tragique, car il a été publié à une époque où toutes les dates du néolithique eu­ropéen avaient été erronément avancée de 2000 ans. Thenius, professeur de paléontologie, écrit dans un manuel publié à Vienne en 1969 : « Les chevaux ont été inclus dans l'oikos humain en Europe dès le néolithique. Un second centre de domestication a existé en Sibérie au IIIe mil­lénaire av. notre ère » (3). Cette assertion, claire et succincte, n'est pas passée dans le grand pu­blic ni dans la recherche dominante actuelle en matières indo-européennes.

    Bref résumé de l'histoire de la domestication

    Examinons, au moins brièvement, les origines de la domestication des animaux. Les racines les plus anciennes des rapports entre l'homme et des mammifères, outre la chasse, remontent à la phase finale des hommes de Néanderthal, il y a 40.000 ans en Europe. L'image que l'on se faisait de cette sous-espèce (homo sapiens neanderthalensis) de l'homme accompli a radi­calement changé au cours de ces cent dernières années : on avait cru qu'elle était à mi-chemin entre le singe et l'homme ; on sait désormais qu'elle était au moins égale au sapiens actuel et possédait un volume crânien plus important. Ces hommes ont laissé des autels de pierre dans les régions montagneuses de l'Europe centrale, sur lesquels étaient exposés des crânes et des fémurs d'ours des cavernes. Ce qui est important dans ce culte, c'est que les canines de ces crânes d'ours avaient été limées. Comme le prouve la présence d'une nouvelle couche d'émail, ces animaux ont vécu un certain temps sous la houlette de l'homme. Dans le Sud de la France (4), on a retrouvé trace d'une opération sem­blable sur des défenses de sanglier. Le culte de l'ours a été repris pas l'homo sapiens sapiens. Il s'est répandu à travers toute la Sibérie jusqu'à Hokaïdo, où des savants ont pu l'observer chez les Aïnous paléo-europides.

    La domestication proprement dite commence avec celle du loup (canis lupus) en Eurasie sep­tentrionale. L'ancienne hypothèse, qui postulait que la domestication découlait du fait que les loups suivaient les hommes, n'est plus défendue aujourd'hui par les biologistes. Nos ancêtres ne vivaient pas dans une société de gaspillage. Hommes et loups étaient d'âpres concurrents. La cause première de la domestication serait une su­perposition d'instincts. Les jeunes animaux dé­clenchent, via le schéma de l'enfant, l'instinct nourricier de l'homme ; le jeune animal, via le schéma de l'animal dominant dans le cadre des instincts grégaires, en vient à voir l'homme qui le soigne comme son dominant.

    Le premier objectif de la domestication, c'est d'obtenir de la docilité par voie de sélection génétique. Le second objectif, c'est, au départ, d'obtenir une source de protéines et de matières grasses aisément accessible. Cela vaut pour tou­tes les phases premières de la domestication, du chien au cheval. Ce n'est que lorsque des co­chons, des moutons et des chèvres domestiques ont été élevés que le chien a été réservé à d'autres tâches.

    Chiens, cochons, moutons et chèvres

    bohuslan[Ci-contre : Gravures rupestres en Suède à Hamm (Kville/Bohuslän). Elles datent de l’Âge du Bronze et représentent 2 chasseurs, armés d'arcs et d'épées et accompagnés de chiens. Les textes les plus anciens en langues indo-européennes accordent une place prépondérante au chien, contrairement aux tra­ditions hamito-sémitiques où le chien est un animal impur et le terme “chien” est injurieux. Cette position privilégiée du chien provient du fait qu'il est l'animal que les Indo-Européens ont do­mestiqué en premier lieu. En Chine, le chien est toujours considéré comme comestible]

    Les plus anciens ossements attestés de chiens domestiques (canis lupus f. familiaris) remon­tent à environ 8000 av. notre ère et ont été découverts dans le Yorkshire et dans le Senckenbergmoor (5). En 1986, j'ai pu prouver, grâce à un enchaînement d'indices, que déjà les chasseurs de mammouths il y a plus de 20.000 ans élevaient des chiens affublés de taches claires au-dessus des yeux (6). Les ossements les plus anciens de cochons domestiques (sus scrofa f. domestica) découverts jusqu'ici remontent à –7500 et ont été découverts en Crimée. On remarquera que ces 2 animaux domestiques n'impliquent aucunement la culture sur champ. Leurs éleveurs appartiennent encore au groupe linguistique boréen non fractionné tout en étant déjà les ancêtres des futurs Indo-Européens.

    Dans la zone du Croissant fertile, l'agriculture commence vers –9000, de même que l'élevage des chèvres et des moutons. Les 4 espèces d'animaux domestiques sont des mammifères grégaires de taille moyenne. Ceux de la zone septentrionale sont omnivores ; ceux de la zone méridionale sont herbivores. Dès 1986, j'ai pu prouver, avec force arguments, que seuls le chien et le cochon étaient les premiers animaux domestiques des Indo-Européens. Une prière hittite-louvite le signale. En voici un extrait : « Dieu Soleil du ciel, mon seigneur, à l'enfant de l'homme, au chien, au cochon, à l'animal sauvage des champs, dites ce qui est juste, ô Dieu Soleil, dites-le jour après jour » (7).

    Même si à l'époque de la transcription de cette prière, vers –1300, les Hittites, peuple indo-eu­ropéens, disposent déjà d'un large éventail d'a­nimaux domestiques, leur prière rappelle ce qu'il y avait avant. Dès 6000 av. notre ère, l'Europe et l'Orient s'étaient échangé leurs animaux do­mestiques. Mais jusqu'à ce jour, le chien et le cochon chez les Indo-Européens, le mouton et la chèvre chez les Hamito-Sémites, sont nettement privilégiés dans les cultes et dans les croyances populaires.

    En Grèce, les Paléo-Égéens, qui, sur le plan lin­guistique, appartenaient probablement au groupe caucasien- anatolien, réussissent à domestiquer pour la première fois un mammifère de grande taille : le bœuf  domestique (bos primigenius f. taurus). Cette performance mérite une ample at­tention, surtout si l'on songe combien dangereux peuvent encore être les taureaux et au rôle qu'a joué le bœuf dans l'alimentation de l'homme. Les recherches récentes relatives à la domesti­cation ont découvert que la transformation phy­sique la plus frappante dans la phase initiale de la domestication, c'est une diminution de la taille. On peut encore voir de très petits bovidés do­mestiques en Anatolie aujourd'hui.

    En Europe

    Au nord des premiers éleveurs de bœufs, dans la péninsule balkanique, vivaient vers –6000, les porteurs de la culture des céramiques à ban­deaux. Ils adoptent, en même temps que la cul­ture des céréales, les animaux domestiques mé­diterranéens et transmettent ces formes d'éco­nomie à l'Europe Centrale en l'espace de 800 ans seulement. Il faut signaler dans ce processus 3 stations de transmission au nord du cours supérieur du Danube pendant le néolithique : Müglitz/Mohelnice en Moravie ; Karbitz/Chaba­rovice en Bohème du Nord ; Olszanica en Haute-Silésie (8). Vers 5000 av. notre ère, la culture des céramiques à bandeaux linéaires s'étend déjà depuis l'Ouest de la France jusqu'à la Vistule. Les régions littorales du Nord et la Russie ne sont pas encore atteintes. Cela signifie que l'Europe du Sud-Est et du Centre possède à cette époque une avance culturelle et économique par rapport à toutes les autres régions du sous­-continent.

    Cette nouvelle forme d'économie provoque un premier mouvement de population, accompagné du défrichage par incendie et de la construction de maisons longues rectangulaires. Les haches perforées qui, dans le Nord de l'Europe pré­historique, étaient des haches faites en bois de cervidés et avaient déjà une longue tradition derrière elles, se fabriquent désormais en pierre taillée. Les morts sont enterrés assis. On re­connaît les tombes des hommes aux bijoux faits de fragments de coquilles d'huîtres. Le type racial dominant est est-méditerranéen. La taille des corps augmente en direction du nord, en concordance avec les lois de la zoologie. Les crânes hauts, étroits et longs se rapprochent de l'aspect de ceux des Est-nordides. Ce groupe démographiquement important et culturellement homogène pour les critères de cette lointaine époque ne peut qu'être indo-européen du point de vue linguistique. Au vu des preuves nombreuses et des indices dont nous disposons, je ne puis que me référer à mon livre de 1986. Idem pour la justification exacte de la chronologie que j'em­ploie.

    La capture des chevaux

    À côté de l'élevage des animaux domestiques, la chasse continue à jouer un rôle important pour la satisfaction des besoins en protéines et en matières grasses. Le cheval sauvage est compris dans les animaux chassés, comme le prouvent les découvertes du Solutréen près de Lyon en France (–28.000 à – 17.000 av. notre ère). À cet endroit, les Paléo-Européens ouest-boréens ont tué quelque 40.000 à 100.000 chevaux en profi­tant de la panique de cet animal qui fuit devant le danger ; les chevaux tombaient du haut d'une falaise en fuyant. Ce cheval du Solutréen est, croit-on aujourd'hui, une forme primitive et occidentale du tarpan des forêts.

    Si déjà les Paléo-Européens du Solutréen pou­vaient organiser des chasses à battues efficaces, les représentants de la culture de la céramique en bandeaux devaient, eux aussi, en pratiquer. Grâce à leurs expériences acquises avec le bœuf domestique, ils savent comment s'y prendre avec les mammifères de grande taille. Dans les clai­rières, les lopins cultivés devaient immanqua­blement attirer les chevaux sauvages. D'après nos connaissances quant à la construction des bâtiments longitudinaux, il était possible de fabriquer des enclos vers lesquels on poussait les chevaux sauvages. De telles conditions n'exis­taient pas dans la steppe. De plus, même pour les représentants de la céramique à bandeaux linéai­res, nous ne possédons pas encore de preuves de la domestication du cheval.

    Les découvertes de Woldrich

    cahr-IEEnviron vers –4800, l'unité de la grande culture centre-européenne se fractionne. Dans le vieux centre que fut la Bohème et la Saxe, se dé­veloppe une culture de la céramique à poinçon, qui dura jusque vers –4200. Tous les sites archéologiques démontrent qu'à cette époque, l'élevage des animaux joue un rôle beaucoup plus important. Mais il nous manque toujours des indices (des ossements en l'occurrence) prouvant une domestication du cheval. Dans un ancien rapport de fouilles, relatif au site de Karbitz/Aussig, le paléontologue J. Woldrich si­gnale toutefois des données intéressantes quant à la présence d'ossements dans les fosses cul­tuelles de la culture des céramiques à bandeaux. À l'époque de Woldrich, les dénominations en zoologie pour les animaux domestiques n'étaient pas encore uniformes et l'âge de la culture n'était pas encore déterminé avec certitude. Je remar­quai tout particulièrement que Woldrich signalait la présence de nombreux restes d'os d'equus caballus minor, puis de différents types de bo­vidés et aussi d'equus caballus. Ces noms d'es­pèce ne sont plus utilisés aujourd'hui. Mais ils correspondent à equus ferus = przewalskii, le cheval sauvage d'Eurasie.

    Nous venons de voir qu'il existait en Europe 2 sous-espèces de cette espèce. Je tiens pour exclu que la dé­signation “minor” désigne le tarpan des forêts, plus petit et différent du tarpan des steppes. La région située entre les Monts Métallifères et les Monts de Bohème, à l'époque fort humide, était recouverte d'une épaisse forêt. Ce n'était pas du tout un espace adéquat pour le tarpan des steppes. De surcroît, les sous-espèces naturelles se sont précisément développées par isolation géographique. Souvenons-nous de cette con­naissance, établie récemment, qui prouve que la taille moyenne des premiers animaux domesti­qués diminuait par rapport à leur forme sauvage ; alors les descriptions de fouilles de Woldrich nous apparaissent sous un jour nouveau. À côté de quelques ossements de cheval sauvage (equus caballus ; dans la nomenclature moderne : e. f. = p.), Woldrich mentionne de très nombreux os­sements de cheval domestique, qu'il nomme equus caballus minor (dans la nomenclature moderne : e. f. = p. f. caballus).

    La découverte de mors

    mors-i10.gif[Ci-contre : Mors de bridon du néolithique provenant du Harzgau (ex-RDA) ; a) mors faits en défenses de sanglier et trouvés à Warnstedt ; b) mors en bois de cerf découverts près de Halberstadt]

    Mais pour les règles très sévères établies pour les recherches relatives à la domestication, les résul­tats de Woldrich ne sont pas suffisants pour ser­vir de preuves. En revanche, il existe des dé­couvertes provenant de sites relevant de la cul­ture de la céramique à bandeaux poinçonnés, dé­couvertes qui étayent mes interprétations de façon convaincante. Il s'agit de la découverte de 2 mors de bridon. Déjà en 1907, on en avait découvert une paire en bois de cerf poli dans un habitat à Goldbach près d'Halberstadt. Ces pièces auraient disparu. Je possède toutefois la publication originale avec photo. Le deuxième bridon provient de Zauschwitz près de Pegau en Saxe et se trouve au Musée de Dresde (9).

    La découverte de mors de bridon, c'est pour la problématique que nous soulevons, une preuve beaucoup plus intéressante que la découverte d'ossements. Dans la plupart des cas, les indices de la domestication d'un animal n'apparaissent sur le squelette qu'après plusieurs siècles d'élevage. De plus, nous savons que l'objectif premier de la domestication est d'obtenir une ré­serve alimentaire. Les mors de bridon prouvent néanmoins que le cheval domestique primitif, petit de taille et dérivant de la sous-espèce “tarpan des forêts”, était déjà utilisé comme bête de somme. Tandis que les bœufs sont attelés au moyen d'un joug, aux chevaux, on mettait, à l'origine, un bridon léger en cuir. Celui-ci re­posait sur l'espace sans dents, entre les incisives et les molaires et avait besoin de mors latéraux. Par l'intermédiaire de rênes, le cheval pouvait aussi être guidé depuis l'arrière. C'était un grand avantage pour le charriage de troncs d'arbre, pour tirer des objets ou des pièces ou pour les traîner sur la neige ou la glace. L'invention du mors et de la bride a été une condition indispensable à l'invention du char et pour les techniques de cavalerie, plus récentes encore.

    On ne pouvait pas monter ces premiers et faibles petits chevaux domestiques. On ne peut conclu­re, au départ de ces premières tentatives d'atte­lage, que les Européens de cette époque possé­daient déjà des véhicules à roues. Même à Su­mer, beaucoup plus tard, vers 3500 av. notre ère, on ne trouve que des traîneaux de bois, pas encore de chars à roues pleines. Ce que l'on peut concevoir de plus réaliste, c'est l'utilisation de traîneaux comme chez les Amérindiens et en Sibérie, où comme on l'a parfois revu en Europe récemment en période de détresse. Les traîneaux, pour les voyages sur glace ou sur neige, sont sans doute la deuxième étape dans les progrès de l'attelage. Quoi qu'il en soit, les indices récoltés dans les régions de Halberstadt, Pegau et Aussig proviennent du centre de la zone d'expansion des porteurs de la culture de la céramique à bandeaux et à poinçons, culture dans laquelle nous pou­vons situer les plus anciens éleveurs indo-euro­péens de chevaux.

    Je voudrais brièvement rappeler ici que chez les porteurs de cette culture, on trouve, outre les haches de schiste en forme de semelles, des haches-marteaux à trous en pierre de roche. Mais la découverte la plus importante, après la do­mestication du cheval, se situe dans le domaine astronomique. À Leitmeritz, en Bohème du Nord, on a découvert une plaquette dans laquelle un calendrier lunaire avait été gravé (10). La disposition des traits gravés ressemble à un cercle de pieux de bois récemment découvert près de Quenstedt en Thuringe. Je rappelle au lecteur que, sur base de données établies grâce au C-14, nous nous trouvons entre –4800 et –4200. À la même époque, les premiers méga­lithes apparaissent en Bretagne et, en Bulgarie, les premiers rudiments de la métallurgie du cuivre et de l'or.

    Le cheval comme animal domestique

    300px-10.jpgLa culture des céramiques à bandeaux et à poinçons a été remplacée par la culture des vases en entonnoirs (Trichterbecherkultur) ; le littoral de l'Allemagne du Nord et le Sud de la Scan­dinavie sont désormais inclus dans la zone néo­lithique agricole. À cela s'ajoute l'inhumation individuelle sous tumulus / kourgan, avec ou sans bords de pierre : c'est en dernière instance une caractéristique archéologique des Indo-Eu­ropéens. Les tumuli du Groupe de Baalberg en Saxe/Thuringe sont plus anciens que les kour­gans en bordure de la Mer Caspienne. Au cours de la phase des tombes à couloir (-3200/-2800), dans les habitats le long du Lac Dümmer (Basse­-Saxe), le nombre d'ossements de chevaux dé­passe largement celui de tous les animaux à sabots (11). Chez les porteurs contemporains dé la culture de Bernburg (sur le territoire de la RDA), on a recensé une paire de mors de bridon fait dans des défenses de sanglier à Warn­stedt/Thale et des restes de crânes d'une race de petits chevaux domestiques près de Großquen­stedt.

    On a également trouvé à Jordansmühl en Silésie des inhumations de chevaux datant de –3600/­3200 ; ces inhumations constituent les indices premiers d'une position cultuelle du cheval. Dans un site relevant de la culture de Baden en Basse-Autriche (–3200/–2800), on a retrouvé une pièce jugulaire en os provenant d'un mors. Le plus ancien point à l'Est, où l'on trouve trace d'une domestication du cheval, se situe en Ukraine occidentale. C'est dans cette région que la culture de Cucuteni-Tripolye, caractérisée par la présence de poteries peintes, a pris son envol à partir de –4200. Son origine doit être recherchée dans la plus ancienne des cultures de la cérami­que à bandeaux peinte dans les Balkans. Les os­sements de chevaux domestiques sont déjà pré­sents dans la phase de transition A/B, laquelle commence vers ± –4000 ; on les retrouve à côté de traîneaux dans un territoire situé au Nord-Est de la zone de la culture de Tripolye. Parce qu'ils négligent les découvertes provenant des cultures plus anciennes de la céramique à bandeaux et à poinçons, les défenseurs de la thèse postulant une origine ouralienne des Indo-Européens af­firment que ces vestiges constituent les preuves les plus anciennes de la domestication du cheval. Il est certain toutefois que les preuves les plus anciennes de la domestication du cheval entre 4800 et 3200 av. notre ère se limitent à l'espace entre le Lac Dümmer (Basse-Saxe) et le Dniepr.

    L'apparition de la roue

    cucuteni[Ci-contre : Vache sur roues, ~ 3950 / –3650. De ~ 5400 à ~ 2700, à l’embouchure du Dniestr sur la mer Noire, dans l’actuelle Roumanie et Moldavie, se développe la civilisation de Cucuteni-Trypillia, et sur le Danube, celle de Lepenski Vir. Ils vont construire des villes qui pourront avoir jusqu’à 20.000 habitants, d’une durée de vie très courte, not. en raison des aléas climatiques]

    Dès que l'élevage des chevaux se confirme, l'érection de tumuli s'étend à partir de –3800 depuis l'Ukraine occidentale jusqu'à l'espace sud-russe. Sur la base de signes écrits sumé­riens, on peut dater l'apparition des premières roues pleines en bois de –3300. D'après le tour de potier connu à Sumer depuis environ –4000, on pense que la roue est une invention des Sumériens. Même en tenant à cette théorie, on doit admettre qu'il soit étonnant que des roues pleines de bois, que l'on peut dater avec exac­titude de –3000, aient été trouvées en Hollande et au Jutland, tandis que dès –3200 on trouve trace de massues cylindriques à l'époque des tombes à couloir de la culture des vases en entonnoir. Les massues cylindriques que j'ai pu observer ne présentent aucune trace d'usure prouvant qu'elles aient été utilisées. On peut évidemment penser qu'il s'agit de massues de cérémonie. Leur forme, présentant à l'évidence un moyeu affûté, correspond de manière frappante à des disques d'argile datant de la même époque et découverts en Hongrie. Dans ce site, on a également découvert un modèle miniature com­plet de char en argile datant d'environ –3000. Trois roues de bois bien conservées d'un diamètre variant entre 73 et 78 cm, trouvées près de Herning dans le Jutland, prouvent l'existence de chars dès –2800. Un char de la même époque a également été découvert dans le Sud de la Russie.

    Le char, instrument de l'expansion indo-européenne

    2710.gif[Ci-contre : simulacre en bronze d'un bige tiré par un bélier et un bœuf, Musée d'Héraklion]

    Dès que le char a été connu, il a dû se répandre en 300 ans de Sumer à l'Europe du Nord-Ouest. Le contact a dû indubitablement s'établir dans le Caucase. Les intermédiaires ont dû être ces Indo­-Européens qui, à partir de –4200, ont quitté leur patrie originelle de l'Europe Centrale pour traverser l'Ukraine et buter contre les montagnes du Caucase. Dans les régions du Sud de la Rus­sie, l'organisation économique se transforme : elle passe d'une structure de paysannerie nomade à l'élevage, avec une plus grande mobilité et une densité de population réduite. J'estime que c'est une erreur entachée d'idéologie de croire que ces tribus sont opposées et différentes, sur les plans de la langue et de la race, de leurs congénères paysans d'Europe Centrale. Hérodote nous rap­pelle pourtant que les Iraniens de son temps se répartissent en tribus d'élite paysannes et no­mades. Sachons aussi que les farmers et les cow-boys d'Amérique représentent des types humains dérivés d'une même matrice, retrouvant sans doute les mêmes réflexes que leurs plus lointains ancêtres des steppes russo-ukrai­niennes. D'après les preuves chronologiques que l'on a pu rassembler, les guerriers de l'Est, armés de haches de combat et dressant des tumuli pour leurs morts, ne sont ni les premiers Indo-Européens ni les inventeurs de la domesti­cation du cheval. Ils sont certainement des Indo-­Européens de la première heure, qui possédaient des chevaux et des chars ; ils ont assuré une diffusion rapide des ethnies et des langues indo-européennes de l'Atlantique à la Mer d'Aral.

    Les Sumériens aux yeux bleus

    ourouk-statue[Ci-contre : Haut du corps d'une statuette d'Ourouk en Mésopotamie. Les mains tiennent sans doute des rênes. Les yeux de certaines de ces statuettes avaient un iris bleu en lapis-lazuli, ce qui indique une origine européenne de ces princes sumériens conducteurs de chars]

    J'aimerais évoquer encore le processus de transmission de la roue et signaler un état de choses que j'ai été le premier à mettre en évi­dence et à exploiter scientifiquement. On peut constater sur les reproductions photographiques de nombreux ouvrages illustrés que, dans le groupe de statuettes d'argile dit des “hommes en prière”, ainsi que pour d'autres figures sumé­riennes, datant de –2700, un bon tiers des personnes représentées, appartenant aux castes supérieures ont un iris bleu incrusté en lapis-­lazuli. Les 2 autres tiers ont un iris brun. La pierre de couleur bleue devait être importée d'Afghanistan. Personne ne se serait donné tant de mal si des hommes aux yeux bleus étaient in­connus. Par hétérozygotie, ce gène récessif ne survient que dans le phénotype. Les mutants de cette caractéristique n'étaient pas installés au départ dans les zones subtropicale et centre­asiatique. Les yeux bleus ne sont qu'un phé­nomène connexe sans valeur sélective naturelle dans le processus général d'éclaircissement des pigments. Les spécialistes ne s'entendent pas entre eux pour dire que les yeux bleus sont apparus au plus tard au début du néolithique en Europe centrale et en Europe du nord-ouest. Les éléments à yeux bleus dans les castes nobles de Sumer ne peuvent avoir immigré que d'une région située à l'Ouest. Lorsque je vis pour la première fois en 1979 la statuette du tronc d'un prince d'Ourouk, j'eus immédiatement l'impres­sion d'avoir en face de moi un conducteur de char. Archéologues et historiens de l'art ne pourront jamais expliquer la position des mains, s'ils persistent à croire que ce prince est en prière. Plus tard, je pus apprendre, dans la Propyläen-Kunstgeschichte, que dans les or­bites de cette figure, de 500 ans plus ancienne, on a découvert des restes de lapis-lazuli dans un noyau en coquillage blanc (12).

    Grâce à cette découverte, je me suis convaincu que dès –3200 une première caste de conducteurs de chars a déboulé en Orient, exactement de la même façon que vers –1650 les Mitanniens indo­aryens surgiront en Syrie. Évidemment, il s'agissait encore de chars primitifs, dotés de roues de bois pleines, dont les chevaux n'étaient encore guère accoutumés au climat subtropical. Pour cette raison, ces tribus attelèrent des ona­gres. Mais il est possible de parler dès cette épo­que d'un contact culturel reliant Sumer à la Mer du Nord.

    Peu après apparaissent également de riches tumuli érigés par des Indo-Européens orientaux dans la région du Kouban. À partir de cette ré­gion, des tribus s'élancent vers la Sibérie et vers l'Altaï, où se crée alors, au IIIe millénaire av. notre ère, un second centre de domestication du cheval. Déjà en Russie, l'espèce, de taille plus grande, qu'est le tarpan des steppes, s'était croi­sée avec le cheval domestique. Aux temps histo­riques, les étalons tarpans séduisaient et enle­vaient des juments domestiques, ce qui a con­duit, au siècle passé, à l'extermination des der­niers tarpans de Russie. Le tarpan oriental a pu se croiser en Mongolie avec des chevaux do­mestiqués. En Europe les chevaux de fjord nor­végiens constituent les derniers vestiges d'une forme ancienne de cheval domestique retournée à l'état sauvage et dérivée du tarpan des forêts. Ces chevaux sont toutefois plus forts et capables de meilleures prestations que les premiers che­vaux domestiques.

    Les racines linguistiques des mots signifiant “chevaux”

    En langue indo-européenne primitive, le mot commun pour désigner le cheval est *ekvos. En tokharien, il prend la forme de yakvé et celle-ci se retrouve jusqu'en Chine. Chez les Indo-ar­yens, le mot devient asva, à cause de la mutation consonantique qui transforme le k en s. La mu­tation iranienne, laquelle se retrouve également dans les nom de personnes en Thrace, donne aspa. Les Illyriens et les Celtes, originaires d'Europe Centrale, transforment le groupe con­sonantique kv en p. C'est ainsi que le cons­tructeur du Cheval de Troie se nomme Épeios et que la déesse chevaline gauloise s'appelle Épo­na. Cette forme s'est maintenue dans certains dialectes allemands et en grec ancien. Le terme allemand Mähre, que l'on retrouve dans le vo­cable péjoratif Schindmähre (rosse, carne), est dérivé du vieil-haut-allemand merila, signifiant jument. La racine de ce mot est mongole (*mörin). On peut penser que ce sont les Huns qui nous l'ont transmis. Le mot Pferd (nl : paard) dérive, quant à lui, du moyen-latin para­veredus, qui désignait les chevaux de la poste gallo-romaine. Le mot ouralique *kaväl nous est venu d'Asie centrale via le finnois et le slave. L'origine de *kob-moni n'est pas encore tout à fait élucidée. De ce mot dérive le terme greco-la­tin kaballe/us, que l'on retrouve â côté de hippos et equus. Nous l'avons conservé dans les mots français “cavalier” (Kavalier) et “cavalerie” (Kavallerie). La racine *mandus est westique-méditerranéenne : on la retrouve chez les Basques et les Étrusques. Celtes et Italiques utilisent le mot mannus pour désigner le poney.

    Friedrich Cornelius (13) fut le premier à remarquer que la plus ancienne preuve ono­mastique d'une invasion venue de l'Ouest à Akkad en Mésopotamie date de –2270, sous le règne de Naramsin. Il s'agit des Erin Manda, guerriers montés sur chars appartenant très certainement au groupe des Hittites-Louvites. Ceux-ci avaient pénétré en Anatolie centrale et méridionale via Troie. C'est à eux que l'on doit l'invention du char à 2 roues, lesquelles sont à rayons en bois de frêne. Mandus est ici la désignation particulière du cheval des chars. Les Hittites, au plus tard vers –1700, avaient mis sur pied des corps d'armée puissants montés sur des chars de combat et de chasse. Une organisation semblable se retrouve également chez la noblesse guerrière indo-aryenne des Hourrites. À côté de noms de dieux, on trouve des expressions pro­pres au dressage des chevaux parmi les vocables découverts sur documents écrits et relevant des Aryens au temps où ils vivaient non encore divisés en Asie Mineure.

    Assyriens, Babyloniens et Égyptiens adoptent le cheval

    char-sun[Ci-contre : char solaire de Trundholm, vers –1400, Danemark]

    En Grèce et dans la culture nordique de Scan­dinavie, le char léger de combat est attesté par des représentations depuis –1600 au moins. Très rapidement les Assyriens, les Babyloniens et les Égyptiens, sous l'influence des Kassites et des Hyksos, s'approprient la nouvelle arme. En Égypte, les dynasties d'après la libération des dominations étrangères sont très clairement mar­quées par les idéaux des guerriers charistes. Les femmes des pharaons et leurs suites, composées d'une noblesse aryenne-hourritique, ont certai­nement renforcer la tendance.

    Il n'est pas étonnant que la toute première repré­sentation égyptienne d'un véritable cavalier au milieu de guerriers dans un camp de campagne date de –1325 (XVIIIe Dynastie). Le cheval y est fringant et bridé ; le cavalier ne dispose pas de selle et est nu. Il s'agit peut-être d'un cheval de char mené à l'abreuvoir. Cornelius croit que l'origine de la cavalerie proprement dite (sans char) doit être recherchée chez les Amazones de l'Anatolie du nord-ouest. Il s'agirait de femmes originaires du pays d'Adzzi et des localités d'Amisos, d'Amasia et Amastris (Am- désignant “femme”). Par une étymologie vulgaire et erro­née, les Grecs en auraient fait a-mazi, c'est-à­-dire guerrières sans seins. D'après Cornelius (14), ce serait ces femmes-là qui seraient les in­venteurs de la cavalerie vers –1230. Dans l'Em­pire des Hittites, on ne montait les chevaux que pour les dresser à tracter des chars de course. D'après des gravures rupestres de Suède, Spa­nuth date trop tôt (de 200 ans) les premiers cavaliers, avec boucliers rectangulaires. Ce n'est pas avant –1200 que les guerriers cavaliers ap­paraissent simultanément en Europe, en Orient et en Sibérie.

    Se représenter des Indo-Européens primitifs cavaliers venus de l'Est est donc une aberration. Car au moment de l'apparition du char léger de combat vers –2300, l'unité linguistique indo-­européenne n'existait déjà plus. Mais chez tous les Indo-Européens, qui descendent des plus anciens paysans d'Europe Centrale, on trouve une croyance commune : le dieu solaire est tiré le jour par un couple de chevaux. Dans le char so­laire de Trundholm, cette croyance est illustrée par l'une des plus belles pièces d'art de la “pré­histoire”. En tant qu'Alces chez les Germains de l'Âge du Bronze, qu'Asvin chez les Aryens et que les Dioscures chez les Grecs et les Romains, le divin attelage chevalin a été personnifié. Les jumeaux divins aident les guerriers, les nau­fragés et les femmes qui accouchent dans la dé­tresse. À partir de –1380, à l'époque de la culture des champs d'urnes, la représentation du char solaire se couple au culte des cygnes. C'est pourquoi des têtes de chevaux et de cygnes or­nent les étraves des bateaux scandinaves depuis l'Âge du Bronze.

    Le cheval domestique, dressé par les Indo-Eu­ropéens, est devenu l'animal le plus important de toute l'histoire mondiale.

    ► Wilfried Peter Adalbert, Vouloir n°52/53, 1989.

    • Fischer (texte issu de Deutschland in Geschichte und Gegenwart, 36. Jg., Nr. 4, Tübingen, 1988 ; tr. fr. : R. Steuckers).
    • Wilfried Peter A. Fischer, Alteuropa in neuer Sicht : Ein interdisziplinärer Versuch zu Ursprung und Leistung der Indoeuropäer, LIT Verlag, Münster, 1986, 300 p. : La richesse de cet ouvrage est impressionnante : Fisher nous y initie à l'archéologie préhistorique, à la linguistique, à la raciologie. Son livre com­plète utilement les recherches des instituts amé­ricain (Journal of Indo-European Studies) et français (Institut d'Études indo-euro­péennes de l'Université de Lyon 3) des professeurs Marija Gimbutas, Jean-Paul Allard, Jean Haudry et Jean Varenne. Nous le recom­mandons chaleureusement.

    ♦ Notes :

    • (1) Wolf Herre u. Manfred Röhrs, Haustiere – zoologisch gesehen, Gustav Fischer Verlag, Stuttgart, 1973, S. 29.
    • (2) Franz Hancar, Das Pferd in prähistorischer und früher historischer Zeit, Verlag Herold, Wien/München, 1956.
    • (3) Erich Thenius, Phylogenie der Mammalia, Walter de Gruyter & Co., Berlin, 1969, S. 565.
    • (4) Burchard Brentjes, Die Haustierwerdung im Orient, Franckh'sche Verlagshandlung, Stuttgart, 1965, S. 10.
    • (5) Wilfried Peter A. Fischer, Alteuropa in neuer Sicht, Lit Verlag, Münster, 1986, S. 35.
    • (6) Ibid., S. 36f.
    • (7) Ibid., S. 138.
    • (8) David u. Ruth Whitehouse, Lübbes archäologischer Weltatlas, Gustav Lübbe Verlag, Bergisch Gladbach, 1976, S. 134.
    • (9) WPA Fischer, op. cit., S. 72.
    • (10) Ibid., S. 238.
    • (11) Ibid., S. 36.
    • (12) Ibid., S. 136. D’après Marin Dinn, dans une thèse publiée en 1981, on trouve des modèles de roues de char en Roumanie dès –4200. Ces modèles sont donc plus anciens que ceux de Sumer, ce qui étaye mes considérations à propos des conducteurs de chars à yeux bleus.
    • (13) Friedrich Cornelius, Geschichte der Hethiter, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1976.
    • (14) Ibid., S. 269 ff.

     

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    Pièces-jointes :

     

    ◘ Le cheval chez les Indo-Européens

    Le cheval et les Indo-Européens ont par­tie liée, à un double titre au moins. D'une part, la domestication du cheval puis son dressage sont un phénomène majeur des cultures indo-européennes. D'autre part, la place du cheval est considérable dans les mythologies de ces peuples.

    Aspects linguistiques et archéologiques

    equus210.jpg[Ci-contre : couverture de In search of the Indo-Europeans écrit par James P. Mallory, 1989 (tr. fr. : À la recherche des Indo-Européens : Langue, archéologie, mythe, Seuil, 1997)]

    On appelle “Indo-Européens” les ancê­tres de certains peuples de l'Eurasie, par­tageant une langue et une vision du monde communes.

    L'existence des Indo-Européens est une “hypothèse vérifiée”. Au départ, il y a le constat de parentés linguistiques. En 1786, le magistrat britannique William Jones, en poste aux Indes, formule l'hypothèse que le sanscrit, le grec et le latin ont une même origine. En 1813, l'anglais Thomas Young utilise pour la première fois le terme de “langues indo-européennes” pour désigner cette famille d'idiomes, élargie depuis notamment aux langues iraniennes, slaves, celtiques et germaniques. L'allemand Franz Bopp démontre définitivement en 1816 leur parenté. Diverses langues appa­rentées ont été découvertes depuis, notamment le hittite (parlé vers 1500 av. JC), découvert au début du XXe siècle, et le grec mycénien ou linéaire B (parlé vers 1300 av. JC), déchiffré au milieu du XXe siècle. La découverte de ces parentés linguistiques, rattachables à des racines communes, suggérait l'existence d'une langue-mère commune, “l’indo-­européen”, et l'existence d'utilisateurs de cette langue, les “Indo-Européens” en tant que peuple. Si, aux XIXe et XXe siè­cles, les travaux des linguistes et des archéologues ont été utilisés à des fins politiques, le terme “Aryens” servant à l'époque pour désigner tantôt les Indo­-Européens, tantôt les peuples germa­niques contemporains (Aryas étant en réalité le nom que se donnaient les fon­dateurs de la civilisation de l'Iran aves­tique et de l'Inde védique), il demeure aujourd'hui pertinent d'admettre qu'un peuple indo-européen a existé dans les temps préhistoriques, possédant non seu­lement une langue, mais une conception du monde commune. L'existence d'une homogénéité ethnique est probable mais ne peut être démontrée.

    Par contraction et par convention, on désigne souvent comme “peuples indo-­européens” les peuples historiques parlant une des langues héritées des Indo-­Européens d'avant la dispersion ; dans ce deuxième sens, les Hittites, les Achéens ou les Celtes sont des peuples indo-euro­péens, au sens de peuples d'origine indo-­européenne.

    Qui a domestiqué le cheval des steppes ?

    indoeuropean map[Ci-contre : Hypothèse steppique de diffusion des langues indo-­européennes (d'après Patrice Brun, Le cheval, symbole de pouvoirs dans l'Europe préhistorique, catalogue du musée de Préhistoire de Nemours, p. 54)]

    Un premier indice d'une domestication du cheval dès avant le temps de la migra­tion des Indo-Européens est fourni par la linguistique. En effet, dérivent notam­ment, directement ou indirectement, de la racine indo-européenne *ekuo-s (le cheval domestique), les termes suivants : sanscrit aśva-h aśvamedha, ¤ Aśvin), avestique aspa-, grec (h)ippos, latin equus, vieil irlan­dais ech, gaulois epo- (¤ Épona), anglo­-saxon eoh, norrois ior, vieux saxon ehu-. Une autre racine indo-européenne occi­dentale *marko- se retrouve dans le ger­manique *marh(a) (cf. allemand Mähre, anglais mare), le norrois marr, le vieil irlandais marc, le gallois march, le breton marc'h (¤ Marc). Si les héritiers des Indo­-Européens utilisent des termes dérivés de la même racine pour désigner le cheval domestique, on suppose que la domestica­tion de cet animal était une réalité à l'é­poque de leur unité.

    Un deuxième indice est de nature archéologique et géographique : le terri­toire d'origine des Indo-Européens (ou plus exactement leur foyer d'avant la dispersion) est situé par la plupart des spé­cialistes quelque part dans la vaste steppe comprise entre la région caucasienne et la zone ouralo-altaïque (le territoire de l'ac­tuelle Ukraine, au Nord de la Mer Noire, ou une région plus à l'Est) ; or cette même zone est considérée comme l'espace de la plus ancienne domestication du cheval, peut-être vers le milieu du IVe millénaire avant notre ère.

    Il s'agit là par définition d'hypothèses : en comparant la culture des Indo-­Européens, reconstruite d'après leur voca­bulaire (quels étaient la flore, la faune, les outils et les armes communs ?) et les realia observables sur le terrain (les vestiges des différentes cultures mises au jour par l'ar­chéologie en Eurasie), on ne peut que réunir des indices, mais non établir des faits.

    Fondées respectivement sur la chrono­logie et la géographie des formes linguis­tiques et sur l'interprétation de vestiges archéologiques, ces reconstitutions sont donc fragiles, dans la mesure où elles reposent sur des données difficiles à inter­préter dans les 2 cas. Certains linguis­tes pensent en effet que le foyer d'où sont partis les Indo-Européens se situait plutôt en Anatolie, et que la diffusion de leur langue aurait suivi celle de l'agriculture. De leur côté, certains archéologues font observer que la faiblesse des fouilles et donc des informations archéologiques dans les steppes de la Sibérie ne démontre pas que les Proto-Turcs n'avaient pas domestiqué de façon autonome le cheval dans leurs territoires d'origine, situés plus à l'Est.

    Provisoirement, nous pouvons cepen­dant admettre que le centre de divergence des Indo-Européens correspond plus ou moins au territoire de la “culture des kourganes” (kourgane = tertre funéraire), apparue dans les steppes de la Russie méridionale à partir du Ve millénaire avant notre ère. Si la domestication du cheval est bien attestée dans cette zone, sa date et sa portée sont discutées. Selon David Anthony, le cheval était régulièrement consommé à partir du Ve millénaire av. JC et il était associé à l'homme dans les tombes dès cette époque. Ces 2 don­nées suggèrent une domestication élé­mentaire. Ultérieurement, vers 3500 à 3000 av. JC, le cheval aurait été monté avec l'aide de mors en matière organique, comme des cordes en chanvre ou en crins. Par ailleurs, on observe la présence de chars à 2 roues dans les tombes des steppes à compter de la même période.

    Un des indices du dressage du cheval (pour l'équitation ou l'attelage) a été a été recherché par les archéologues dans la morphologie des dents des chevaux. En effet, l'habitude du mors entraîne chez le cheval une usure caractéristique, en biseau, sur ses prémolaires. Une telle usure a été observée sur le crâne d'un che­val du site néolithique de Dereivka, dans la steppe russe, mais ce cheval avait été inhumé postérieurement et datait seule­ment de l'âge du fer (700 av. JC) ; en revanche des restes équins retrouvés sur le site de Botai, dans la steppe kazakhe, et datant de la fin du néolithique (âge du cui­vre, 3500 av. JC) présentent bien de tel­les caractéristiques.

    Ces éléments archéologiques ont suggé­ré que les différentes vagues d'expansion des Indo-Européens, qui s'étalent de 4000 à 2000 avant notre ère, ont été le fait de guerriers à cheval, voire de conducteurs de chars. Ce schéma serait cohérent avec ce que nous savons de l'expansion des peu­ples indo-européens historiques, apparus ultérieurement, comme les Aryas et les Hittites (¤ Kikkuli), conducteurs de chars, ou les cavaliers ¤ Scythes. Mais il n'est pas prouvé pour leurs ancêtres. Le professeur Bernhard Hänsel résume le problème comme suit : « il n'est pas possi­ble aujourd'hui de mettre en relation l'ex­pansion [initiale] des Indo-Européens avec l'émergence de l'usage du cheval comme animal de transport, mais ce fait n'autorise pas non plus à affirmer le contraire ». Des chevaux domestiques ont certainement accompagné les Indo-­Européens dans leurs premières migra­tions, mais ils étaient sans doute utilisés comme animal de transport montés ou attelés, à côté d'autres animaux, et non pas au combat. Seuls certains de leurs succes­seurs utiliseront intensivement le cheval pour la guerre, plusieurs siècles après la dispersion.

    Aspects mythologiques

    chiron10.jpgUne forme de culture équestre commu­ne aux Indo-Européens explique sans doute les nombreuses correspondances observables dans les mythes et rites entou­rant le cheval chez leurs héritiers. Dès le XIXe siècle et le début de ce qui s'appelait la mythologie comparée, divers parallèles avaient été mis en évidence ; par ex. entre les Dioscures grecs et les Aśvin védiques, ou encore entre les Centaures grecs et les Gandharva védiques.

    Dans ce domaine, les travaux de Georges Dumézil ont cependant repré­senté un tournant. Le grand linguiste et comparatiste a croisé à de nombreuses reprises le cheval dans son enquête visant, par l'établissement de concordances indo-­européennes, à écrire “l’ultra-histoire” des civilisations romaine, indienne, iranienne, etc. Dans un essai de 1929 sur les Centaures [Le problème des Centaures, Geuthner], renié par la suite, Dumézil opérait, dans la tradition de James George Frazer et de son Rameau d'Or, divers rap­prochements non seulement entre les Centaures grecs et les Gandharva védiques, mais avec d'autres rites et mythes plus ou moins équestres ; Dumézil y voyait des masques-chevaux intervenant dans les fêtes de la fin de l'hiver, porteurs de prospérité (¤ Centaures).

    C'est en 1938 qu'il découvre l'axe majeur de ce qu'il appelle “l’idéologie” des Indo-Européens, à savoir une concep­tion du monde organisée en 3 fonc­tions : une première fonction exprimant la souveraineté dans sa double dimension juridique et magique, une deuxième fonc­tion de nature guerrière, une troisième fonction dispensatrice de prospérité (fécondité, richesse). Si dans un premier temps Dumézil privilégie les fonctions sociales, voire l'organisation sociale réelle, comme celle des classes sociales indiennes ou varna des brahmanes-prêtres, des ksa­triya-guerriers et des vaisya-éleveurs-­agriculteurs, il souligne à partir des années 1950 la dimension avant tout idéologique de cette tripartition et son caractère dyna­mique : non seulement la société humaine mais le cosmos tout entier ne peuvent vivre sans la coopération harmonieuse des 3 fonctions, avec la prééminence de la première sur la seconde et de la seconde sur la troisième.

    Après cette découverte, Dumézil voit dans le cheval essentiellement un symbole ou un attribut de la deuxième fonction. Il développe cette thèse à partir du rite romain archaïque du sacrifice du cheval d'octobre, en effet de nature guerrière (¤ October equus). S'appuyant dans une moindre mesure sur le sacrifice védique du cheval, il postule une « identité foncière [...] entre une structure indienne et une structu­re romaine » et considère que « cet accord n'a pas besoin d'être confirmé par le témoi­gnage d'autres peuples indo-européens ».

    Il est cependant possible de nuancer cette vision d'un cheval au symbolisme purement guerrier chez les Indo­-Européens.

    Parmi l'ensemble de leurs mythes et rites équestres, nombreux sont en effet ceux qui se rattachent à la première fonc­tion (¤ souveraineté). Le sacrifice védique du cheval, qui était d'abord un rite de confirmation du pouvoir royal, relève autant de la première, voire de la troisième fonction que de la fonction guerrière (aśvamedha). Relèvent aussi de la sphère juridico-religieuse le sacrifice iranien de chevaux au ¤ Soleil décrit par Xénophon, de même que le rite d'intronisation royal au moyen du hennissement du cheval évo­qué par Hérodote (¤ Darius).

    D'autres mythes ou rites équestres se rattachent à la troisième fonction. Dumézil avait lui-même souligné une dimension de génie de la fécondité chez les Centaures, dont il n'abordera plus le problème après son essai de jeunesse. Plus déterminant encore, le sacrifice du cheval pratiqué par les Scythes et les Germains était principalement un rite de fécondité, ce que Dumézil admettait dès 1954 pour les Scandinaves. Enfin, le rôle principal des jumeaux cavaliers Castor et Pollux comme “protecteurs”, en particulier des marins, des blessés et des femmes encein­tes (¤ Dioscures), et celui de leurs cousins les Aśvin, thaumaturges dispensateurs de santé et de jeunesse, relèvent à l'éviden­ce de la sphère de la fécondité.

    Ces diverses incursions du cheval dans la première et la troisième fonction peu­vent certes être interprétées comme des signes secondaires d'un excès de la force guerrière, qui s'empare naturellement du pouvoir et qui a pour mission de garantir et de protéger la prospérité. Mais il serait tout aussi cohérent d'y voir la manifesta­tion de la nature plurifonctionnelle du cheval dans l'univers indo-européen.

    En résumé, le rôle central du cheval dans la mythologie, les croyances et la pensée des Indo-Européens est un fait éta­bli. En revanche, l'apport exclusif ou déci­sif des Indo-Européens à la première domestication du cheval n'est que proba­ble, et la portée de leur contribution au développement ultérieur de la civilisation du cheval et du char de guerre de l'âge du bronze est discutée.

    ► Marc-André Wagner, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Rocher, 2006.

    • Ressouces bibliographiques :

    • David W Anthony, et Dorcas R. Brown, « Eneolithic horse exploitation in the eurasian steppes : diet, ritual and riding », Antiquity vol. 74, n° 283, mars 2000, pp. 75-86.
    • B. Hänsel, et S. Zimmer (éd.), Die Indogermanen und das Pferd (Actes du colloque de Berlin de 1992), Budapest, 1994.
    • Julius Pokorny, Indogermanisches etymologi­sches Wörterbuch, Munich, 1959.
    • Wilhelm Koppers, « Pferdeopfer und Pferdekult der Indogermanen », Wiener Beiträge zur Kulturgeschichte und Linguistik 4 (1936), pp. 279-411.


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    Le cheval dans les traditions indo-européennes

    L'automobiliste prudent qui met un fer à cheval dans son coffre ou le paysan qui le cloue au-dessus de sa porte d'entrée seraient bien en peine d'expliquer un geste qui suscite l'ironie des esprits forts et que les clercs taxent avec empressement de superstition. Ce faisant, ils se placent pourtant dans le droit fil d'une tradition millénaire, repo­sant sur la vénération que les peuples indo-européens ont manifesté de tous temps à l'égard du cheval, l'animal sacré par excellence.

    Beaucoup d'historiens, négligeant par a priori idéologique le facteur décisif que fut l'esprit d'entreprise de ces peuples, attribuent à des raisons purement techniques, dont l'utilisation du cheval, la supé­riorité historique des Indo-Européens sur les groupes humains qu'ils ont soumis dans leur marché vers le sud et l'est, à travers l'Europe et l'Asie (1). Si l'on doit donner comme raison première de l'expansion indo-européenne la volonté de puissance des peuples qui l'ont réalisée, il est bien vrai que les populations du Proche-Orient ont été frappées de terreur devant les chevaux et les chars de combat utilisés par les conquérants indo-européens. Ce sont les aristocrates indo-européens régnant sur le peuple hourrite qui, en Mésopotamie du nord, appor­tèrent au IIe millénaire ce décisif progrès technique, cependant que l'Égypte apprit à connaître le cheval avec l'arrivée des Hyksos.

    Le prestige qui s'attache au cheval chez les Indo-Européens se manifeste par une coutume s'affirmant, avant même les vagues d'ex­pansion indo-européenne vers l'Orient, au IVe millénaire avant notre ère. Il s'agit de l'ensevelissement de la monture au côté de son maître, dans des sépultures où se retrouvent aussi armes et bijoux qui marquent le rang du défunt. Marija Gimbutas signale (2) la présence de restes de chevaux dans les Kurgans, tumuli de terre ou de pierres utilisés par les peuples qui, venus par la vallée du Danube, ont mis fin à la civilisation vieille-européenne de la mer Noire, et du Caucase, et qu'elle considère comme les premiers Indo-Européens, suivie en cela par Stuart Piggott et C. Chard. Pour les peuples subjugués par les invasions indo-européennes, le cheval apparaît tout naturellement lié aux hommes venus du nord. La mythologie des Hellènes en porte d'ailleurs témoignage, puisque l'Iliade mentionne que les fiers cour­siers aux longues crinières sont nés de Borée. Or Borée, fils d'un Titan et de l'Aurore, est la personnification du vent du nord.

    Lorsque l'expansion indo-européenne submerge l'empire égyp­tien, au XVIIe siècle avant notre ère, le règne des Hyksos qui en résulte est à ce point caractérisé par l'utilisation du cheval que Jean-Rémy Palanque peut écrire : « Avec eux commence l'âge du fer, qu'on peut aussi appeler l'âge du cheval, car outre ce métal nouveau, précieux pour l'armement comme pour l'outillage, ils apportent cet animal nouveau, attelé au char de guerre comme à la charrue » (3). L'archéologie apporte de précieuses indications sur des pratiques liées très tôt, semble-t-il, au culte du cheval chez les Indo-Européens et reposant sur l'hippophagie sacrée. La consommation rituelle de viande de cheval apparaît en effet pratiquée chez les Hyksos, ainsi qu'en témoignent des restes de sacrifices de chevaux retrouvés à Gaza (Palestine) sur un site hyksos, l'examen des ossements ayant montré que ces chevaux sacrifiés avaient été découpés et mangés au cours d'un banquet rituel (4).

    D'autres témoignages archéologiques illustrent la place tenue par le cheval dans les civilisations indo-européennes édifiées en Orient, tels le bas-relief hourrite de Tell-Halaf (XVe siècle avant notre ère), représentant un cavalier armé, ou le fragment de mors en bronze de Luristan (Iran) qui date, lui, du VIIIe siècle avant notre ère, le motif du cheval et du cavalier apparaissant dès le XIIIe siècle dans le nord de l'Iran, d'où il se répandit, à travers les montagnes, dans les steppes. Après les Hittites, auteurs des premiers traités connus portant sur le dressage des chevaux, les Perses eurent la réputation de cavaliers émérites et de grands éleveurs de chevaux. Sur une tablette d'or écrite, avec des caractères cunéiformes, en vieux-perse et trouvée à Hamadan, le roi perse Ariaramme (vers 640-590) affirme avec fierté : « Ce pays des Perses que je possède, pourvu de beaux chevaux et d'hommes braves, c'est le grand dieu Ahûramazda qui me l'a donné ». Monter à cheval et tirer à l'arc, telles sont, dans la tradition perse, les qualités premières du guerrier. C'est dans l'empire perse qu'apparaît l'élevage sélectif des chevaux et la réputation de certaines contrées en ce domaine est telle que la Cappadoce (conquise par les Perses au VIe siècle avant notre ère, ancien cœur de l'empire hittite, protec­torat romain dès le premier siècle avant notre ère) fournissait encore en coursiers le bas-empire romain friand de courses de chevaux, cependant que, sous Justinien, la remonte de l'armée romaine se faisait grâce aux haras de l'est de l'Asie mineure (5). La lourde cavalerie cuirassée des cataphractaires qui était utilisée dans les armées byzantines était d'ailleurs imitée des Perses (6). Le caractère aristocra­tique attaché à la cavalerie et, d'une façon plus générale, à tout ce qui concerne le cheval, semble bien avoir été caractéristique des sociétés indo-européennes (7).

    L'Iliade place dans la bouche des héros, tant grecs que troyens, des discours guerriers où le cheval — de même que le char de guerre qui en est inséparable — est fréquemment exalté. Ainsi, Agamemnon lance à ses compagnons : « Que chacun aiguise bien sa lance et mette son bouclier en état, qu'il donne à ses chevaux rapides une bonne ration, et se prépare à l'assaut, en examinant bien son char de toutes parts » (8). Il est promis aux vaillants qu'ils retourneront un jour « dans Argos nourricière de chevaux et en Achaïe où les femmes sont belles », cependant que les Troyens, adversaires valeureux, sont fréquemment appelés — marque d'estime — « les dompteurs de chevaux ». Pour faire honneur à la dépouille de Patrocle, son « ami sans reproches », Achille sacrifie 4 cavales sur son bûcher funéraire. Les Troyens, quant à eux, trouvent tout naturel que les Grecs aient édifié un gigantesque cheval en bois pour honorer leurs dieux avant de se rembarquer.

    À Rome, le rite sacrificiel du cheval d'octobre tient une grande place dans la vie religieuse de la cité. Georges Dumézil, qui a consacré récemment une étude très fouillée à cette tradition (9), en résume ainsi la signification (10) :

    « On sacrifie sur le Champs de Mars, le jour même des Ides, c'est-à-dire au milieu, au “sommet” du mois, un cheval de guerre qui a prouvé sa valeur en remportant la victoire dans une course de chars. On le tue à coups de javelot, puis on coupe sa tête et sa queue. La tête, deux équipes se la disputent comme un ballon. Une équipe représente le quartier de la Voie sacrée. Si c'est elle qui l'emporte, la tête sera accrochée dans la maison royale, nom que la Rome républicaine avait conservé aux bureaux du grand Pontife. Si l'autre équipe l'emporte, la tête ira sur un bâtiment dans les faubourgs de la cité. Cela représente un certain échec pour le rituel et quelque chose de menaçant pour la ville ».

    Quant à la queue, elle était confiée à un coureur qui se dirigeait aussi vite que possible vers la maison royale, située à environ un kilomètre du Champs de Mars. Il devait y arriver avant que le sang ne soit entièrement coagulé, pour pouvoir arroser l'autel des quelques gouttes contenues dans le moignon. Là aussi, l'aléatoire est présent et l'échec possible (...) Cette cérémonie s'explique au mieux par la com­paraison avec une des cérémonies royales de l'Inde. La plus auguste, la plus ambitieuse d'entre elles comporte précisément le sacrifice d'un cheval. Elle ne constitue pas une consécration, mais plutôt, pour le roi déjà régnant, la marque de sa suprématie sur ses voisins. En effet, le cheval qui sera sacrifié est lâché en liberté pendant toute une année. Il doit pouvoir parcourir les pays avoisinants sans être tué ou enlevé. S'il meurt par accident ou par maladie, le sacrifice n'est plus possible. Ainsi, en Inde, les risques sont courus par le cheval vivant, à Rome, par les morceaux de son cadavre.

    On peut donc dire, et d'autres détails le montreraient, que les Indiens et les Romains ont utilisé, de façon différente, une même théorie des vertus de ce sacrifice, dont le lien à la souveraineté est indéniable. Cette fête, chez les Romains, capitalise, en effet, les résultats de la saison guerrière. Des victoires ont été remportées sur des champs de bataille. Il faut encore qu'elles profitent à l'État romain. Et le rituel assure ce passage de Mars à Jupiter.

    Il est d'ailleurs possible de montrer que les diverses cérémonies royales indo-européennes ont survécu, sous des formes diverses, chez les Romains de la République, alors que leurs cousins de l'Inde les conservaient d'une façon plus systématique. Le sacrifice du cheval, à Rome, n'est que le vestige le plus voyant.

    L'offrande du cheval est une coutume que l'on retrouve chez tous les peuples indo-européens. Nous avons déjà dit que Marija Gimbutas en a trouvé des manifestations dans la civilisation des Kurgans, dès le IVe millénaire avant notre ère. On la rencontre, maintes fois affirmée, dans les civilisations proto-historiques et histo­riques qui, à l'issue de l'expansion indo-européenne, s'étendirent de l'Atlantique à l'Indus. Hérodote (11), décrivant l'inhumation d'un prince scythe mort au Ve siècle avant notre ère, écrit que 50 serviteurs et autant de chevaux furent alors étranglés ; on empala sur de longues perches les chevaux vidés et empaillés ; les cadavres hu­mains furent mis en selle sur eux et empalés de même. Dans des puits funéraires d'époque gallo-romaine, on a retrouvé, dans la Vienne, des restes de chevaux (12) qui attestent que le cheval suit son maître dans la tombe en Gaule comme il le fait, au témoignage de Tacite (13), en Germanie. La pratique est fréquente chez les Francs (sépultures en Hesse, à Ulm, en Westphalie) et les Alamans, où l'on rencontre d'ordinaire les restes de l'animal aux pieds du squelette du guerrier, le cheval, accompagné du mors et des garnitures de la bride, étant souvent décapité, sans doute parce que l'on fixait au sommet du toit de la demeure son chef doué de vertus phylactériques (14). En France, l'archéologie a fourni des preuves de cette tradition aussi bien en Normandie et en Champagne qu'en Lorraine, le cas le plus célèbre étant sans doute fourni par la célèbre tombe du roi Childéric Ier, à Tournai, qui renfermait une tête de cheval (15). Il en va de même en Angleterre, en Scandinavie (fouilles récentes de Bornholm), en Russie (site de Prokovsk, VIe siècle de notre ère), en Transylvanie (site de Kolozvar, vers l'an mille) (16). E. Salin rapporte une survivance assez extraordinaire de la tradition : en 1781, à Trêves, le cheval d'un chevalier de l'ordre teutonique fut, selon les rites de l'ordre, immolé sur le cercueil du défunt (17). Chez les Grecs de l'époque homérique, des courses de chevaux faisaient partie des rites funéraires ; sur les pierres dressées du sépulcre de Kivik, en Scanie, datant de l'âge du bronze, sont sculptés des chevaux affrontés : par ce rapprochement, nous voyons au sud et au nord de l'Europe la même valeur symbolique attachée au cheval.

    Valeur symbolique qu'exprime mieux que toute autre coutume la consommation de la viande de cheval. Présente chez les Hyksos, comme nous l'avons noté plus haut, l'hippophagie est chez les Ger mains, dans les premiers siècles de notre ère, une des manifestations les plus sûres de leur appartenance à la communauté païenne. Derrière un acte apparemment anodin, l'Église voit avec raison l'affirmation d'une vision du monde incompatible avec celle qu'elle propage. En effet, note R. L. M. Derolez, « lorsque les hommes se réunissaient pour un tel repas, on n'était jamais sûr qu'il ne s'agissait pas d'un sacrifice païen » (18). Aussi l'Église traque-t-elle, dès qu'elle en a les moyens, ce que le pape Grégoire III, écrivant à saint Boniface qui butte dans son apostolat sur des pratiques païennes encore solidement ancrées au VIIIe siècle en Germanie, appelle « une pratique immonde et exé­crable » (19). Déjà, au IVe siècle, La Passion de Saint-Saba estime que le paganisme des Wisigoths des bords de la mer Noire est décelable au fait qu'ils mangent de la « viande sacrée » (20). Dans les régions qui furent les derniers bastions de résistance — tout au moins officielle et au grand jour — du paganisme, la disparition de l'hippophagie fut considérée comme un signe marquant des progrès de la christiani­sation. Ainsi, c'est seulement au temps de saint Olaf (début du XIe siècle) que la consommation de viande de cheval fut extirpée de Scandinavie, en même temps que l'autorisation du culte païen en privé, alors que jusque-là l'Althing avait couvert de son autorité cette tradition (21). En ce qui concerne les Germains, Grimm note que la renonciation à l'immolation des chevaux, pour les manger ensuite, était le signe distinctif de ceux qui se convertissaient au christia­nisme (22). Les efforts de l'Église aboutirent, ici comme ailleurs, à une inversion des valeurs : la viande de cheval, auparavant nourriture sacrée, devint objet de répulsion au point qu'aujourd'hui encore, chez certains peuples européens, un mépris marqué s'attache à son utili­sation, sans que l'homme de la rue, bien entendu, soit capable de dire pourquoi. Au Moyen-Âge, seuls des marginaux, le plus souvent délin­quants affectés aux basses besognes, manipulaient la viande chevaline. À leur mort, le clergé n'acceptait pas que leur dépouille suivit le parcours habituel des funérailles normales, mais l'on devait passer, plus ou moins subrepticement, le cercueil au-dessus du mur du cime­tière. Pour avoir approché de trop près la viande diabolique, ces hommes restaient des maudits dans la mort après l'avoir été dans la vie.

    Dans la perspective païenne, les têtes des chevaux sacrifiés, consacrées aux dieux, étaient chargées de vertus magiques. En té­moigne, par ex., la légende du cheval de Falada, symbole même de la fidélité et dont la tête, clouée au-dessus d'une porte d'enceinte, parle à sa maîtresse captive lorsque celle-ci franchit la porte. Protec­teurs, les chefs des chevaux étaient fixés, chez les Scandinaves, à des perches appelées Neidstangen et on les tournait, la bouche maintenue largement ouverte par des tiges de bois, dans la direction d'où devait venir l'homme auquel on voulait du mal (23). De même que pour l'hippophagie, l'Église mena un long combat pour faire disparaître de telles pratiques. Le pape Grégoire le Grand, au VIe siècle, exhorte la reine Brunehaut à réprimer « les sacrifices sacrilèges faits au moyen de têtes d'animaux » (24) et le concile d'Orléans (541) excommunie tous ceux qui porteraient un culte coupable aux têtes de che­vaux (25). Comble d'ironie, le futur saint Germain, avant de passer du bon côté, avait la curieuse habitude de suspendre aux branches d'un arbre, au centre de sa bonne ville d'Auxerre, des têtes d'animaux ; ce qui exaspérait l'évêque Amator, qui profita d'une absence de Germain pour faire abattre l'arbre dressé comme un défi à la normalisation chrétienne. Curieuse tentative de récupération chrétienne, sans doute, de la vénération attachée au chef du cheval, on distingue à l'église de Pérignac (Charente Maritime), près du portail de la façade ouest, 20 masques de chevaux à l'archivolte de l'encadrement d'une fe­nêtre (26). Aujourd'hui encore on rencontre en certaines régions d'Al­lemagne du nord 2 têtes de chevaux entrecroisées placées au pignon des maisons (27) : belle illustration de la vigueur qu'ont con­servée certaines traditions païennes, malgré interdits et tabous.

    Les peuples ressentent le besoin de faire figurer les symboles de leurs croyances sur les objets qui meublent leur vie quotidienne. Présent, en ronde bosse et au naturel, sur de nombreuses fibules proto-historiques (28), le cheval figure fréquemment sur des bijoux de la Tène, sur des monnaies celtiques, puis se retrouve dans l'art provin­cial romain (29). Représenté — continuité révélatrice d'une filiation culturelle — sur des objets d'époque mérovingienne, il constitue le corps de plusieurs petites fibules de bronze doré trouvées en Bour­gogne et en Suisse, datables du VIe siècle (30). Sur un vase de terre grise provenant d'Île de France (vers 600), une frise obtenue à la roulette déroule une curieuse procession équestre (31). Couverts de cercles oculés ou inscrits dans des rouelles ajourées (trouvées en Flandres, en Italie du nord, en Westphalie), les chevaux représentés sur des objets du haut Moyen Âge ont un caractère phylactérique évident. Certaines fibules et rouelles, de même que des plaques-boucles (Bour­gogne et Picardie), sont ornées d'un cavalier aux bras levés ou étendus, « figuration très ancienne du héros cavalier, témoin de croyances appartenant à un fonds commun de l'humanité indo-euro­péenne » (32), image d'une chevauchée funèbre correspondant à ce que Fernand Benoît a appelé l'héroïsation équestre (33). Un cavalier armé de la lance tient une place particulière dans l'iconographie germanique : représenté sur une garniture de bouclier de facture lombarde (34), des rouelles trouvées en pays alaman (35), des stèles (36), il s'agit du dieu Wotan, que l'on retrouve, monté sur son cheval Sleipnir et accompagné de ses 2 corbeaux Hugin et Munin, sur les appliques de bronze de Wendel, en Suède (37). Chez les Celtes, c'est une déesse, Épona, qui est toujours montée sur un cheval, cependant que dans la mythologie grecque les coursiers les plus connus sont ceux qui tirent le char solaire, le char d'Apollon. Sur l'ensemble de l'aire d'expansion des Indo-Européens, le symbolisme équestre est présent (38).

    La valeur symbolique du cheval est double. Être chtonien, créature des ténèbres, il est le messager de la mort ; être solaire, porteur de lumière, il représente le triomphe de la vie. Il y a là toute la vision du monde indo-européenne, qui voit dans l'existence des con­traires — que le Moyen-Orient interprète en termes dualistes — non un antagonisme essentiel et éternel mais une alternance et une complé­mentarité qui sont la marque même de la vie (39). Annonciateur de mort, le cheval est psychopompe : dans la tradition germanique il transporte le guerrier défunt dans la Valhöll, le domaine réservé à ceux qui sont tombés l'épée à la main. Tout naturellement il est une figure centrale de la chasse sauvage, mythe exemplaire de la tradition indo-européenne (40). Mais cet animal nocturne, lié au monde des morts (41), est aussi le compagnon fidèle du soleil, ce soleil invaincu et invincible, source de toute vie, dont la représentation symbolique jalonne, depuis la préhistoire, la marche des peuples indo-européens. Chez les Grecs, Pégase est une parfaite illustration de cette ambiva­lence : « Pégase porte sa foudre à Zeus ; c'est donc un cheval céleste (Zeus réunissant, comme Odhinn, les fonctions guerrière et de souve­raineté). Mais son origine est également chtonienne, puisqu'il est né soit des amours de Poséidon et de la Gorgone, soit de la Terre fécondée par le sang de celle-ci » (42). Le char solaire de Trundholm (43), datant de l'âge du bronze, est sans doute la représentation la plus connue du rôle solaire joué par le cheval, mais ce thème se transmet tout au long de l'histoire des peuples indo-européens et on le retrouve, en plein Moyen Âge chrétien, pour illustrer l'Hortus deliciarum qu'Herrade de Landsberg, la pieuse abbesse du monastère de Trutten­hausen, composa au XIIe siècle pour l'édification de ses novices.

    La littérature médiévale fournit aussi une illustration du thème du cheval solaire à travers la figure du cheval Bayart (44). Deux chansons de geste, Maugis d’Aigremont (connue par des manuscrits du XIVe siècle) et Renaud de Montauban (connue par un manuscrit du XIIIe siècle), nous présentent Bayart. Conquis par le magicien Maugis (45) et délivré ainsi d'un mauvais sort, Bayart est donné à Renaud qui vient d'être adoubé. Lorsque Renaud doit fuir à la suite d'une mauvaise querelle où il a dû défendre son honneur en tuant le neveu de Charlemagne, Bayart l'emporte, avec ses 3 frères, sur sa croupe qui s'est démesurément allongée pour la circonstance. Poursui­vis par la vindicte de Charlemagne, les 4 fils Aymon sont sauvés, au cours de multiples péripéties, par les pouvoirs extraordinaires du cheval Bayart, « qui entendoit parole comme si ce fût un homme ». De façon très significative, Charlemagne, le grand christianisateur (46) est plus acharné encore contre Bayart que contre Renaud et ses frères : le cheval est l'incarnation même des forces du paganisme et c'est lui surtout qu'il faut éliminer. Renaud ayant fait en fin de compte sa soumission, Charlemagne va pouvoir assouvir sa haine. Il fait précipiter Bayart, une meule au cou, dans la Meuse « qui froide est et courant ». Mais Bayart brise la meule, rompt ses liens, remonte à la surface et disparaît dans la forêt, ce refuge par excellence des païens pourchas­sés (47). Bayart « en Ardenne est entrée » et là il attend ceux qui viendront briser un jour le joug chrétien. Ce Bayart, qui est en fait, selon Henri Dontenville, baillar c'est-à-dire bélénique, créature de Belen (l'Apollon celtique) et donc directement lié à la figure de Gargantua, a donné son nom à de nombreux toponymes des cam­pagnes françaises, fontaines Bayart, ponts Bayart, pas Bayart. Parrai­nage bien naturel pour un cheval qui fait des bonds énormes, franchit d'un saut les vallées et vient s'abreuver aux sources et aux fontaines sur lesquelles veillent les bonnes fées de la tradition celtique. Il est lié, nous dit La mort de Maugis, au solstice d'été (48) puisque, du fond de la forêt d'Ardenne, il se manifeste lors de la grande fête du soleil triomphant :

    « Encore i est Baiars, se l'estoire ne ment,
    Et encore l'i oit-on à feste sainct Jehan
    Par toutes les anées hanir moult clerement ».

    Le symbolisme équestre nous permet de mieux comprendre l'importance attachée, dans les traditions indo-européennes, à l'hippo­mancie : le cheval est doué d'un pouvoir divinatoire ; en liaison avec les dieux, il peut apporter aux hommes des informations que ceux-ci ne sauraient avoir par leurs propres moyens. Tacite écrit des Ger­mains :

    « Une singularité de ce peuple est de tirer parti des présages et avertissements que donnent les chevaux : ils sont nourris par l’État dans ces bocages et dans ces bois, blancs et gardés purs de toute tâche mortelle; quand ils sont liés au char sacré, le prêtre et le roi ou le premier de la cité les accompagnent et observent leurs hennissements et leurs ébrouements » (49).

    Jacob Grimm (50) a souligné dès le siècle dernier l'erreur de Tacite parlant d'une « singularité de ce peuple » et montré qu'il s'agissait, en fait, d'une tradition commune à tous les peuples indo-européens. Ainsi, Hérodote rapporte (51) qu'à la mort du roi perse Cambyse (522 av. notre ère) l'armée voulut choisir un roi tout en restant fidèle aux Achéménides. Sept jeunes princes furent désignés pour qu'un d'entre eux fût choisi par hippomancie. Le cheval de Darius fut le premier à hennir au lever du soleil, ce qui donna la couronne à son maître. Selon Hérodote, le palefrenier de Darius aida quelque peu le sort : il aurait amené le cheval à l'endroit choisi, la veille, où se trouvait également une jument. Le lendemain, recon­naissant le lieu, le cheval se mit à hennir joyeusement. Dans le monde grec, l'inspiration poétique étant considérée comme voisine de la divination, Pégase fait jaillir sous son sabot la source de la poésie (52). L'Iliade (53) raconte que les chevaux de l'Éacide sont les premiers à pleurer la mort de Patrocle, cependant que Xanthos, le cheval d'Achille, doué de la parole annonce au héros sa mort prochaine (54). À Rome, Tite-Live (55), Cicéron (56) et Virgile (57) témoignent du rôle mantique attribué au cheval. Dans l'Edda, Gudrun, épouse de Siegfried, va voir Grani, le cheval de son époux, pour savoir ce qu'il est advenu de Siegfried. Grani baisse son museau humide dans l'herbe, ce qui est le signe manifeste de la mort de son maître.

    Il est remarquable de voir l'hippomancie intégrée par le christia­nisme médiéval. Le cheval blanc, attribut des saints dans nombre de légendes chrétiennes (58) désigne fréquemment, lors de la fondation des communautés chrétiennes, l'emplacement où l'on doit construire l'église. Dans La vie de saint Colomban la mort du saint est prédite par un cheval blanc et dans celle de saint Gall (59) le lieu de la sépulture convenant au vir Dei est désigné par 2 chevaux. L'hippomancie jouant un grand rôle dans les récits mythologiques celtiques, des traces en survivront jusque dans diverses versions des légendes du Graal dont l'origine est aujourd'hui reconnue comme celtique (cf. les ouvrages de Jean Frappier). C'est un cheval qui est souvent à l'origine de la révélation à laquelle accède un héros arthurien ou un chevalier à la quête du Graal. Ainsi Gauvain, dans l'une des continuations anonymes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, a-t-il hérité d'un cheval ayant appartenu auparavant à un chevalier inconnu qui a été tué, frappé par une main mystérieuse (60). Il reçoit même le conseil d'aller où le cheval veut sans essayer de le détourner de sa route. Par la suite Gauvain se trouve emporté par ce cheval à travers la gaste forêt (la forêt déserte). L'étrange monture l'amène contre son gré au château du Graal où Gauvain ne souhaitait pas aller. Le poète décrit longue­ment la lutte du chevalier récalcitrant contre le cheval qui sait où se trouve le mystère et possède la science du sacré.

    Dans un autre passage de la tradition française relative au Graal Perceval rencontre un jour une mule blanche montée par une dame. Peu après il aperçoit une grande clarté dans la forêt anuitée. Il demande de quoi il s'agit, mais la dame et sa monture ont déjà disparu. L'œuvre de Chrétien de Troyes elle-même étant demeurée inachevée après la mort du poète, nous ne savons pas si Perceval serait, dans le Conte du Graal, parvenu à délivrer le roi méhaigné de la malédiction qui l'accable et s'il aurait trouvé le chemin du Graal en obéissant à son cheval. Mais une chose est sûre : le Parzival de Wolfram d'Eschenbach qui nous offre une version allemande achevée du roman de Perceval comporte une scène révélatrice de persistance des traditions hippomantiques jusqu'au XIIIe siècle. Après de longues années d'errance Parzival est toujours à la quête du Graal dont il n'a pas su comprendre le mystère lors de sa première visite au château du Graal (Munsalvaesche) où il se trouvait par hasard et sans le savoir. Il désespère de Dieu et vit dans un état d'âme proche de la révolte. Un jour il s'adresse à son cheval et lui dit : « Va maintenant selon le bon vouloir de Dieu ». Il lâche la bride et le cheval ira désormais où le porte sa fantaisie. Or il mènera en fait son maître à l'hermitage de Trevrizent, lequel révèlera à son visiteur tout ce qui éclaire son histoire : ses origines (Parzival apprendra de Trévrizent la parenté qui l'unit au roi du Graal, son oncle, frère de sa mère) et son lignage, le sens profond — en l'occurrence christianisé — du Graal. Cette rencontre ménagée par le cheval met le héros sur la voie du Graal. Le cheval est une sorte de médiateur de la grâce divine. Il est évident que son rôle est ici directement influencé par la tradition décrite plus haut, d'origine indo-européenne, puis celtique. C'est un récit celtique qui a servi de modèle au conte du Graal, tout comme pour les romans arthuriens (Érec et Énide, Yvain, Lancelot). Viktor Jung avait d'ailleurs dès 1911 montré la parenté qui unit les romans du Graal — dans leur structure — au conte breton de Peronnik l'idiot dans lequel seul celui qui possède et monte un poulain noir de 13 mois parviendra à travers le « bois trompeur » jusqu'au château enchan­té de Kerglas, car le poulain est le seul à connaître le chemin (que le poulain soit noir dans le conte breton s'explique par le caractère populaire de ce conte, le noir étant la couleur de la troisième fonc­tion).

    Ces allusions au pouvoir divinatoire ou inspiré du cheval ne sont pas rares non plus dans l'épopée médiévale dont les sources ne sont pas celtiques. Ainsi, le même Wolfram d'Eschenbach, dans son Willehalm (Guillaume d'Orange) dont la tradition serait plutôt carolin­gienne et franque que celtique, fait dire à son héros qui demande littéralement conseil à son cheval : « Hélas, Puzzat, si tu pouvais me dire où je dois aller ! ».

    Il est frappant de voir le rôle divinatoire du cheval attesté aussi bien à l'extrême ouest qu'à l'extrême est de l'Europe. Ainsi le Livre de la conquête de l'Islande (Islandais landnamabok) renferme l'his­toire de Thorir, fils de Grimr, auquel est enjoint l'ordre d'habiter et de prendre terre là où Skalm, la jument de son père, se couchera, ce qui n'arrive qu'après un an et demi de tribulations et d'errance. À l'autre bout du continent, au cours d'une cérémonie décrite par un clerc allemand (61) et se passant chez les Slaves restés païens, un cheval noir (62) doit passer 3 fois sous 9 lances formées en faisceau : il y a rencontre ici entre le symbolisme des nombres et le symbolisme de la lance, sur lesquels nous ne pouvons nous étendre dans le cadre de cet article.

    Ainsi, à travers le temps et l'espace, le rôle sacré du cheval s'est perpétué. Dans l'occident médiéval, le mot même de chevalier a servi à désigner les guerriers par excellence, ces bellatores dont la raison d'être, la fonction était de combattre pour assurer la sécurité de la communauté et dont la dignité était marquée par la possession du cheval et de l'épée. Déjà César, pour désigner la classe guerrière chez les Celtes, n'avait pu trouver mieux que le mot equites. Le cavalier­-chevalier, qui trouve en sa monture ce compagnon inséparable et fidèle qu'il baptise, dans les chansons de geste, d'un nom où se mêlent l'affection et l'estime, tire des traditions indo-européennes liées au cheval une certaine familiarité avec le sacré. Il leur doit aussi en partie, peut-être, cette éthique de l'honneur dont rêvent ceux qui souhaitent voir resurgir un jour une nouvelle chevalerie.

    ► Commission des Traditions (cet article a été rédigé par Pierre Vial, secrétaire de la Commission, avec une importante contribution de Jacques Fulaine, de l'unité régionale de Provence et de Jean-Paul Allard, de l'unité régionale du Lyonnais), Études & recherches n°3, 1976.

    ◘ Notes :

    • (1) L'Histoire Universelle des Explorations, t. I (Nouvelle Librairie de France, Paris, 1955), dit ainsi des Indo-Européens que « la possession du cheval semble avoir constitué, avec celle du char de bataille et de l'épée frappant à la fois d'estoc et de taille, le principal facteur de leur supériorité ».
    • (2) En particulier dans son étude « Proto-Indo-European culture : the Kurganculture during the 5th, 4th and 3th millenia B.C. », in Indo­-European and Indo-Europeans, Univ. of Pennsylvania Press, Phi­ladelphia, 1970. Les travaux de Marija Gimbutas sont présentés dans le compte-rendu fait par Jean-Claude Rivière du premier volume de The journal of indo-european studies dans Nouvelle École n°27-28, hiver 1975.
    • (3) Jean-Rémy Palanque, Les impérialistes antiques, PUF.
    • (4) Résurrection des villes mortes, Plon.
    • (5) A.H.M. Jones, The later roman empire, University of Oklahoma press, 1964.
    • (6) Plus tard l'Islam se mit à son tour à l'école de la Perse. Contraire­ment à une idée répandue, les Arabes n'étaient pas à l'origine des cavaliers, mais « après la mort de Mahomet la conquête de la Perse livra à l'Islam les grands centres d'élevage de chevaux et lui fournit des cavaliers », Général Émile Wanty, professeur à l'École de Guerre de Bruxelles, L'art de la guerre, Marabout, 1967.
    • (7) Jacques Gernet, La Chine ancienne, PUF, écrit à ce sujet : « L'art si délicat du dressage du cheval de selle qui, chez les Indo-Européens, remonte aux environs de l'an mille, ne semble s'être transmis que beaucoup plus tard en Asie orientale. De là une différence importante entre les civilisations de l'Occident et celle de la Chine : quand la cavalerie apparaît en Chine, des transformations capitales de la société s'y sont déjà produites. Par suite la cavalerie n'y sera jamais un corps noble mais au contraire de recrutement paysan et bien souvent d'ori­gine barbare ».
    • (8) L'Iliade, chant II, trad. M. Meunier, Albin-Michel, 1971.
    • (9) Dans Fêtes romaines d'été et d'automne, Gallimard, 1975.
    • (10) Interview donnée au Monde, 2 janv. 1976.
    • (11) IV, 72.
    • (12) Coquet, Découvertes archéologiques à l'abbaye de Ligugé, 1954.
    • (13) Germanie, XXVII, éd. J. Perret, Paris, 1949.
    • (14) E. Salin, La civilisation mérovingienne, t. 4, Paris, 1959. (15) Ibid.
    • (16) Ibid.
    • (17) Revue des Sociétés Savantes, 1856, t. 1.
    • (18) R.L.M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, Paris, 1962.
    • (19) M.G.H., Epistolae, t. III.
    • (20) E.A. Thompson, The Visigoths in the time of Ulfila, Oxford, 1966. La passion de saint Saba est une lettre écrite par l'Église de Gothie à l'Église de Cappadoce, en Grec, qui a été découverte et traduite par un bollandiste belge, Delahaye, au début du siècle.
    • (21) Lucien Musset, Les peuples scandinaves au Moyen Âge, Paris, 1951.
    • (22) Deutsche Mythologie, Göttingen, 1854. (23) Ibid.
    • (24) M.G.H., Epistolae, t. II.
    • (25) M.G.H., Concilia, sect. III, I. (26) E. Salin, op. cit.
    • (27) Coutume qu'on trouve déjà dans l'architecture viking. Cf. la. maison reconstituée à l'entrée du camp de Trelleborg (Danemark) dont une photo se trouve dans le n°16 de la revue Nouvelle École.
    • (28) Dechelette, Manuel d'archéologie préhistorique, II.
    • (29) Herbert Kuhn, Die vorgeschichtlische Kunst Deutschlands.
    • (30) E. Salin, op. cit.
    • (31) Ibid. (32) Ibid.
    • (33) F. Benoit, « L'héroïsation équestre », in Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, 1954.
    • (34) Trouvée à Stabio (Tessin) et datant du début du VIIe siècle. Musée historique de Berne.
    • (35) Aklinberg (Suisse), Braünlingen (Bade) et Oberessliegen (Wurtem­berg). Elles datent du VIIe siècle.
    • (36) Stèles de Hornhausen. Début VIIIe siècle. Musée de Halle.
    • (37) Seconde moitié du VIIe siècle.
    • (38) À signaler les énigmatiques chevaux blancs d'Angleterre, figures de grandes tailles dessinées sur les pentes des collines crayeuses de certaines régions, en grattant le gazon jusqu'à ce qu'apparaisse la craie. Plusieurs hypothèses ont été formulées quant à l'origine et à la raison d'être de ces chevaux géants (rappel, par ex., que le cheval était l'emblème des Saxons), sans qu'il soit possible de trancher. Voir à ce sujet l'article de Patrick Ferryn, « Chevaux blancs, géants et légendes d'Angleterre », Kadath n°15 (nov. 1975).
    • (39) Mircea Eliade écrit à ce sujet : « La polarité lumière-obscurité, solaire-chtonique a donc pu être saisie comme les deux phases alter­nantes d'une seule et même réalité » (Traité d'histoire des religions, 1970).
    • (40) Nous ne pouvons mieux faire, à ce sujet, que renvoyer le lecteur à l'article très documenté de Jean-Jacques Mourreau, « La chasse sau­vage, mythe exemplaire », paru dans le n°16 de la revue Nouvelle École (janvier 1972) puis réédité, en tiré à part, par les éditions Copernic. Dans cet article le symbolisme ambivalent du cheval est bien mis en valeur et illustré par de nombreux exemples.
    • (41) Ce que nous avons dit plus haut quant à la place du cheval dans les sépultures illustre évidemment cela.
    • (42) J. J. Mourreau, op. cit.
    • (43) Musée National de Copenhague.
    • (44) Voir à ce sujet, pour des développements que nous ne pouvons fournir, faute de place, les ouvrages d'Henri Dontenville, Mythologie française, Paris, 1973 ; Histoire et géographie mythiques de la France, Paris, 1973 ; La France mythologique (avec collab.), Paris 1966 ; articles dans le Bulletin de la Société de Mythologie française.
    • (45) En raison du terrorisme intellectuel imposé par l'Église à la société médiévale, tout personnage doté de connaissances échappant au moule ecclésiastique est censé être magicien. Le mot, qui se veut péjoratif, est donc chargé d'une valeur très négative. Les traditions populaires ne se plient pas toujours à cette convention...
    • (46) Charlemagne est peut-être le meilleur exemple de l'appui fourni par le pouvoir politique médiéval, à certains moments, à une christia­nisation forcée des populations. Songeons au massacre, à Verden, de plusieurs milliers de prisonniers saxons qui avaient refusé le baptême.
    • (47) Voir notre article « La signification de l'arbre dans les traditions européennes », Études & recherches. n°1 et 2.
    • (48) Jacob Grimm, op. cit., rapporte que la coutume s'est longtemps maintenue en certaines régions d'Allemagne de jeter une tête de cheval dans le feu de la Saint-Jean.
    • (49) Germanie, X, 4.
    • (50) Op. cit., p. 624-628.
    • (51) Livre I, 189 ; III, 84.
    • (52) Christianisé, ce thème donne la légende selon laquelle à Dockum, en Frise, une fontaine jaillit un jour sous le sabot du cheval de saint Boniface.
    • (53) Chant XVII, v. 426 sq. (54) Chant XIX, v. 399, sq. (55) XXII, 3, II.
    • (56) De div., I, 35.
    • (57) Énéide, III, v. 537.       
    • (58) R. Hindringer, Zeitschrift für Volkskunde, 5, 1931, p. 10.
    • (59) M. G. SS rer Mer. IV, 254, 8-20.
    • (60) Éditions Potvin, Mons, 1866, v. 19816 sq.
    • (61) Herbord, Dialogus de vita Ottonis episcopi Babenbergensis, II, 33.
    • 62) Le cheval étant, dans les traditions indo-européennes, noir, blanc ou rouge (par ex., dans un trésor celtique retrouvé à Neuvy­en-Sullias, dans le Loiret, se trouvait un cheval votif accompagné d'une inscription à Rudiobus, le rouge), on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec la signification trifonctionnelle de ces 3 couleurs : le blanc, couleur de souveraineté, le rouge, couleur des guerriers, le noir, couleur de fécondité et des producteurs.

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    ◘ Les Indo‑Européens

    steppe10.jpgDes Steppes aux océans surprendra ceux qui ne connaissent l’auteur [André Martinet] que par ses travaux de linguistique pure. Mais les spécialistes ne seront pas surpris par son contenu que résume le sous‑titre L’indo‑européen et les “Indo‑Européens”. Déjà, son Économie des changements phonétiques (Berne, Francke, 1955) apportait à la reconstruction du système phonologique indo‑européen une importante contribution sur des points essentiels.

    Parurent ensuite plusieurs études consacrées à la reconstruction morphosyntaxique ; les principales sont réunies, à côté des études de phonologie diachronique, dans son Évolution des langues et reconstruction (PUF, 1975). Les études indo‑européennes ne constituent pas une discipline autonome ; l’indo‑européen n’est que l’un des domaines de la linguistique. Assurément, les techniques de la reconstruction diffèrent considérablement de celles de la description, mais la base est commune. Quel que soit leur âge, les systèmes linguistiques, répondant aux mêmes nécessités, obéissent aux mêmes lois. C’est pourquoi, en l’absence de données nouvelles (rien d’essentiel ne s’est ajouté depuis le déchiffrement du hittite en 1917), la reconstruction de l’indo‑européen a pu progresser considérablement ces dernières décennies : ses progrès ont suivi ceux de la linguistique. Initiateur des études linguistiques modernes dans notre pays, A. Martinet était donc particulièrement bien placé pour contribuer au renouvellement de la reconstruction de l’indo‑européen.

    Le spécialiste s’intéressera donc en priorité aux chapitres IX (Le système phonologique) et X (La grammaire) ; il y trouvera l’essentiel de l’apport “fonctionnaliste” à la grammaire comparée ; l’interprétation phonologique de la théorie laryngale (p. 141‑159), la question de la “voyelle unique” (p. 137‑140 et 159‑160), celle des séries d’occlusives (p.160­-166). Rappelons à ce propos que la “théorie glottalique” des Soviétiques Ivanov et Gamkrelidze, qui substitue aux sonores simples (*d, *g, *gw) de la reconstruction traditionnelle les sourdes glottalisées correspondantes est sortie d’une observation d’A. Martinet dans son Économie des changements phonétiques, l’absence d’une labiale sonore *b. Inexplicable s’il s’agit du partenaire sonore de *p, cette absence est au contraire naturelle s’il s’agit d’une série glottalisée, où l’articulation labiale est rare. L’innovation la plus remarquable est l’hypothèse de l’existence en indo-­européen de prénasalisées, *nt *mp, etc., expliquant des faits restés jusqu’à présent sans explication tels que la coexistence de désinences en *bh et en *m à certains cas obliques du pluriel et du duel, et jusqu’à l’alternance *r/*n.

    Au chapitre de la grammaire, on relève notamment une approche nouvelle de la théorie de l'“ergatif indo-européen” qui sous‑tend l’ensemble ; une théorie sur l’origine du féminin (p. 188‑192) ; des observations sur les cas (p. 192‑200), les pronoms (p. 200‑204), les adjectifs (p. 203‑204), les numéraux (p. 204‑205), le verbe, considéré dans ses rapports avec le nom, dont il est issu (p. 205‑228) ; et, pour finir, l’auteur nous ramène à l’ergatif avec les neutres en *‑o‑m (p. 228‑229). Voilà un bref aperçu des pages qui retiendront le plus l’attention des spécialistes, et, naturellement, susciteront bien des discussions, tant elles ouvrent de perspectives nouvelles.

    Mais ce ne sont pas ces 2 chapitres, inévitablement techniques et quelque peu austères, que le grand public goûtera le plus ; sagement, l’auteur les a rejetés vers la fin de l’ouvrage, les faisant suivre d’un chapitre sur le vocabulaire dans lequel il dévoile un aspect moins connu de son talent : celui de pédagogue et de vulgarisateur. Les principaux acquis de la “paléontologie linguistique” (les indications tirées du vocabulaire reconstruit pour la reconstruction des réalités) y sont présentés avec une grande clarté et accompagnés de parallèles familiers qui mettent le profane en pays de connaissance.

    C’est ce même talent qui rend aisée, agréable, la lecture des premiers chapitres, consacrés au peuple indo‑européen, et en particulier aux hypothèses sur leur habitat primitif et leurs migrations. Ici, le linguiste sort de son domaine propre. Mais s’il le fait, c’est poussé par l’objet même de son étude. Les langues n’ont pas leur fin en elles-mêmes ; elles n’existent que par leurs locuteurs et pour eux. Or, plus leurs locuteurs diffèrent de l’Occidental contemporain, plus il nous est nécessaire de définir le cadre physique, social, spirituel, de sa vision du monde. Comme on le répète chaque année aux linguistes débutants, les langues ne sont pas des nomenclatures ; chaque langue représente une organisation spécifique de l’expérience humaine, qu’elle transmet aux générations successives. Ce faisant, le linguiste ne sort donc pas de son rôle, et ne se borne pas à enregistrer les indications fournies par d’autres disciplines. Comme l’indique excellemment l’auteur, « Les idées que les hommes se font du monde dans lequel ils vivent sont, dans une large mesure, dépendantes des structures linguistiques qu’ils utilisent pour communiquer leur expérience » (p. 229). Et c’est encore le linguiste qui, à partir de ses reconstructions dans le domaine du lexique notamment (désignations de plantes, d’animaux, etc.) détermine quels types de sites archéologiques sont susceptibles d’être retenus comme susceptibles de correspondre au dernier habitat commun des locuteurs dont il reconstruit la langue.

    C’est alors qu’il doit sortir de son domaine propre, et donc redoubler de prudence. Ce que fait l’auteur, qui s’inspire de la conception la plus largement acceptée de nos jours, celle d’un habitat indo‑européen dans la région dite des Kourganes, en Ukraine. Cette conception, qui remonte à Otto Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte, 1883, a été reprise, étayée de nouveaux arguments, par Marija Gimbutas et son école. Assurément, ce n’est pas la seule possibilité ; Lothar Kilian a donné de bons arguments en faveur d’un habitat dans les régions baltiques et le nord de l’Allemagne, sur le territoire de la civilisation des gobelets en entonnoir dans Zum Ursprung der Indogermanen, Dr Rudolf Habelt GMBH, Bonn, 1983. Et il s’agit seulement du dernier habitat commun ; la formation de l’ethnie peut s’être effectuée ailleurs. Mais le témoignage de la paléontologie linguistique ne renseigne guère sur ce sujet. On sait d’autre part qu’en matière d’archéologie, et surtout d’archéologie préhistorique, nos certitudes sont toujours provisoires ; elles sont à la merci d’une fouille nouvelle, ou d’une découverte fortuite.

    Tout au long de son livre, l’auteur présente les Indo-­européens comme une réalité vivante et parfois comme une réalité actuelle : « La conquête du monde par les peuples de l’Occident a été longtemps ressentie comme étant dans la nature des choses. C’est au moment où elle rencontre des remises en question et des résistances efficaces que l’on commence à prendre conscience de la particularité du phénomène. En dépit de péripéties diverses de conflits internes qui culminent aujourd’hui avec l’opposition des 2 blocs, il s’agit bien d’une même expansion qui se poursuit depuis quelque six mille années » : ce texte reproduit en couverture résume l’essentiel, qui est la continuité entre ces migrations qui se sont succédé depuis le IVe millénaire et la situation actuelle du monde.

    Que les Indo‑Européens aient — comme l’indique l’auteur dans la suite de ce texte — « mis leur supériorité technique au service de la violence pour subjuguer leurs voisins de proche en proche » n’a certes rien d’original. Plus que la raison, la violence est la chose du monde la mieux partagée. Mais ce qui, de fait, est propre aux peuples indo‑européens, c’est la supériorité technique. Non au départ : sur bien des points, en particulier dans le domaine agricole, leurs techniques étaient très primitives, et en retard sur celles de peuples contemporains. Mais à l’arrivée, puisque, à la seule exception du Japon, l’ensemble du monde industrialisé et développé parle aujourd’hui une langue indo‑européenne.

    ♦ André Martinet, Des Steppes aux océans, Payot, 1986.

    Jean Haudry, La Quinzaine Littéraire n°478, janv. 1987.

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     ♦ Du symbolisme du cheval

    odin-sleipnir[Ci-contre : Odin sur Sleipnir, Pierre de Tjängvide (détail), Suède]

    Le culte du cheval commence très tôt dans l'histoire de l'hu­manité : on trouve des représentations imagées du che­val sur les gravures rupestres et dans les cavernes. Le che­val est également enterré avec le défunt très tôt. La sym­bo­lique du cheval est toutefois ambivalente : elle est simul­ta­nément solaire et lunaire. Dans la mythologie védique, le cheval blanc représente le soleil ; dans le Rig-Veda, l'astre du jour est clairement désigné sous le nom d'“étalon”.

    Un voyage entre les neuf mondes

    Les chevaux n'accompagnent que les hommes importants et aussi les dieux : le plus connu des chevaux divins est sans conteste Sleipnir (“celui qui glisse rapi­dement”), le coursier d'Odin. Il possède 8 jambes et est représenté par une étoile à 8 rayons ; le neuvième point, soit le centre, représente le siège du cavalier. Le chiffre “neuf” est le chif­fre sacré d'Odin, qui désigne la Vie, plus exactement les 9 mois de la grossesse et aussi les 9 mondes. Il y a identité entre Sleipnir et l'Arbre du Monde, Yggdrasil (= Che­val/Porteur d'Yggr, lequel est Odin). Lorsque Odin che­vauche son coursier, cette course est identique à un voyage entre les 9 mondes. Le cheval est un véhicule (comme aussi dans d'autres religions), tandis que l'esprit du cavalier ou du conducteur (de char) prend position.

    Dans la Chasse Sauvage aussi, le père cosmique Odin (All­vater Odin) chevauche Sleipnir, né du vent, aux côtés des morts, également montés, ce qui révèle la fonction trans­cen­dante du cheval : il dépasse les limites du monde et de la conscience ; il est celui qui porte les hommes dans l'autre monde, il guide les âmes, est de la sorte un psychopompe, comme l'attestent bon nombre d'offrandes trouvées dans les tombes. 

    Le jour et la nuit, la fertilité

    Le cheval appartient, dans la mythologie, tant au monde de la lumière qu'à celui des ombres : il est tout à la fois “Skin­faxi”, celui dont la crinière est de lumière, et “Hrimfaxi”, celui dont la crinière est de suie ; ces 2 chevaux appor­tent le jour et la nuit. Le cheval blanc ailé est un symbole solaire, comme l'est Pégase dans la mythologie grecque. Par­mi les découvertes archéologiques faites sur le site scan­­dinave de Trundholm, nous avons ce splendide cheval, tirant sur un char le disque solaire. Dans cette fonction, le cheval est un être qui maintient et conserve la vie ; c'est en tant que tel qu'il apparaît chez les Vanes et les divinités de la fertilité.

    Sigmund Freud, dans sa manie de tout vouloir sexualiser, a donné au symbole du cheval, récurrent dans les rêves, la si­gnification de “puissance (sexuelle)”, ce qui est une in­di­ca­tion évidente à l'adresse des messieurs qui sont tombés bas de la selle, dont ils avaient rêvé : c'est le cheval qui fait le ca­valier !

    En tant que soleil ou que coursier cosmique, le cheval est é­galement symbole de l'intelligence : « Le cavalier royal sym­bolise la maîtrise totale par la puissance de l'esprit » (cf. Marlene Baum). Lorsqu'il est remplacé par un lion, ce­lui-ci incarne alors « le soleil qui sèche l'humidité et dissipe le brouillard » (cf. J.C. Cooper). Il y a en effet un rapport étroit entre le cheval et l'eau : Poséidon, le dieu de la mer, est représenté sous les traits d'un cheval. C'est lui qui en­gendre le premier cheval des origines, Skyphios, puis d'au­tres chevaux. « Ce lien du cheval à l'eau est d'origine nor­dique et provient des peuples de la Mer du Nord et de la Bal­tique »  (cf. M. Baum). Le “Cheval des Vagues” est un “kenning” (une métaphore), propre à l'Edda, pour dési­gner les plus longs bateaux des Vikings. Les nuages sont les chevaux de combat des Walkyries. Chez les Grecs, Pégase ap­porte les orages et la pluie. Les chevaux tiraient des ba­teaux, des traîneaux et des chariots (comme, par ex., dans le cas du char solaire de Trundholm, qui date environ de 1300 avant l'ère chrétienne).

    Dans les premiers âges, le cheval était évidemment un mo­yen de transport, si bien que la force motrice de l'automo­bile, qui l'a remplacé, se mesure encore en “chevaux”. C'est une signification que l'on peut transposer dans le domaine spirituel. C'est ainsi que l'on peut expliquer certaines règles particulières, concernant le cheval, comme dans le cas des prêtres païens germaniques, auxquels il était interdit de chevaucher des étalons. On prédisait l'avenir d'après les hen­nissements des chevaux blancs (les Schimmel), car on estimait que ceux-ci entretenaient un rapport plus direct a­vec les sphères des l'au-delà. Les Germains comme les Grecs juraient sur la tête de leurs chevaux. La signification religieuse du cheval, moyen de transport, lui assurait une double position dans le “Futhark” ou l'“Oding”, soit la série com­plète des runes, propres à tous les peuples germa­ni­ques : il y est le Raidho, le :r:, de Reise (voyage) et de Ritt (chevauchée), et, en même temps, l'Ehwaz, l':e:, le che­val [“Ehwaz”, terme en germanique ancien, se rap­proche du terme latin equus, ndt].

    Force chtonienne

    Dans la mythologie celtique, la divinité équestre Épona pos­sède une force chtonienne, la reliant au monde des morts. Dans le chamanisme, on souligne surtout l'impor­tan­ce du passage entre les mondes, c'est-à-dire entre les dif­fé­rents états de conscience, ce qui se retrouve dans le per­son­nage mythologique d'Odin, qui, d'après la foi des Ger­mains de l'antiquité, avait reçu une initiation de type cha­ma­nique. Le gibet, auquel le pendu est accroché, est dé­signé comme le “cheval du pendu” [cf. le récit où Odin subit une pendaison pour apprendre le secret des runes, ndt]. Nous venons de voir qu'un rapport similaire unit symbo­li­quement Yggdrasil et Sleipnir, qui sont mis en équation. Cet­te interprétation se retrouve dans la religion chrétien­ne, qui a pris le relais du paganisme germanique des origi­nes, car un poème anglais du XIVe siècle désigne la croix comme le “cheval du Christ”.

    Le cheval est également un animal que l'on offre en sacri­fice. La cérémonie du sacrifice, dans les religions, consti­tue une tentative de faire passer un souhait dans la réalité. En ce sens, elle est un acte qui sanctionne un passage, donc réalise un état de transcendance. L'eucharistie, que l'on célèbre après le sacrifice du cheval, doit unir le dieu au­quel s'adresse le sacrifice, le cheval sacrifié et les sa­cri­ficateurs. Les interdits, imposés par le christianisme et relatifs à la consommation de viande chevaline (qui furent décidés en 742 lors du “Concile germanique”), attestent d'une tentative d'extirper une coutume religieuse païenne et tout ce qu'elle signifie. Cependant, le souvenir de cette coutume persiste encore dans le vocabulaire allemand : dans le terme Stuten (type de biscuit, dont la dénomina­tion signifie “jument”) et dans l'expression de Honigkuchen­pferd (Cheval de pain d'épice), ersätze  symboliques de l'antique consommation de viande chevaline.

    Dans le “Phèdre” de Platon

    Dans son Phèdre, Platon décrit l'âme humaine comme étant composée de 3 parties : l'une symbolisée par un noble cheval, l'autre par un canasson dépourvu de noblesse, et la troisième par un conducteur de char. Les crânes de cheval, que l'on trouve suspendus traditionnellement sur les pi­gnons des fermes en Basse-Saxe, ont une signification apo­tropaïque (id est : dévier la mort et le malheur de la maison). Le cheval apparaît aussi comme un cauchemar nocturne, qui induit la peur. Toutes ces coutumes relient le symbo­lis­me du cheval à l'âme et à la vie de l'âme.

    Les Indiens d'Amérique du Sud considèrent que le cheval et son cavalier ne font qu'un, alors que nous y voyons toujours une dualité. Ils ne comprenaient pas la symbiose, qui pou­vait s'opérer entre l'animal porteur et l'homme porté, parce que le cheval leur était étranger. Dans la symbolique, le che­val et le cavalier forme une dualité primordiale, origi­nelle : il y a là alliance de la vitalité et de l'intelligence, du corps et de l'esprit, du ciel et de la terre.

    Le cheval demeure présent dans nos rêves

    Pour répondre à la question — quel rôle joue le cheval dans la vie psychique et spirituelle de l'homme contemporain ? —, nous ne pouvons répondre que par une autre question : l'hom­me n'est-il que le parasite du cheval ou existe-t-il une symbiose entre eux ? L'automobile, qui a largement rempla­cé le cheval dans l'univers lourdement matérialiste qui est le nôtre désormais, est effectivement notre esclave méca­ni­que, car, contrairement au cheval, elle est sans vie, sans volonté propre. Pas étonnant dès lors que l'automobile n'a jamais pu véritablement remplacer le cheval ; on constate, effectivement, que l'homme continue à voir des chevaux dans ses rêves, même s'il ne les voit et ne les connaît pas dans sa vie quotidienne. La présence de chevaux dans les rêves confirme l'hypothèse de Carl Gustav Jung, qui parlait du cheval comme d'un archétype (plus exactement comme l'archétype de la mère), comme d'un symbole tapi dans le subconscient collectif profond. Certes, le fier cavalier, mon­­tant le cheval archétypal de notre inconscient, peut pa­raître un anachronisme, il n'en demeure pas moins vrai que la symbolique liée au cheval, avec ses significations mul­tiples, continue d'être bien vivante : le cheval reste par exemple symbole de liberté, perceptible notamment dans l'en­gouement des masses pour les cavaliers gardiens de vaches des plaines de l'Ouest de l'Amérique du Nord (les cow-boys), dont le cheval est évidemment le principal at­tri­but. Par ailleurs, le mythe du chevalier, qui est un cava­lier, conserve toute sa vigueur : à la caste des chevaliers ap­partenaient jadis ceux qui pouvaient entretenir un che­val, le monter et le mener à la guerre.

    Intermédiaire entre les sexes

    Le cheval n'est pas seulement confiné à la virilité ; il est bien plutôt une sorte d'intermédiaire entre les sexes (cf. M. Baum). Dans les sports équestres, l'homme et la fem­me sont à égalité. Pour beaucoup, le cheval est plutôt un symbole de l'animalité en l'homme. Dans cette fonction, il fait office de miroir. Le cheval sans cavalier représente « dès la mythologie grecque, le thème de la souffrance déri­vée du conflit irrésolu entre l'homme et la nature » (M. Baum). La séparation du cheval et du cavalier est l'image originelle de la césure ; dans cette optique, les centaures de la mythologie grecque sont des êtres n'ayant pas encore subi cette césure. Cette césure fait ressentir à l'homme, de­puis la lointaine aurore de la conscience, qu'il est un être fait d'incomplétude, une incomplétude qui le fait souffrir con­tinuellement, et qui, de ce fait, fonde les croyances re­li­gieuses et pousse l'homme à créer.

    ► D. A. R. Sokoll, Nouvelles de Synergies Européennes n°54, 2002. (texte tiré de la revue Hagal, 3. Jg., 2/2000)

    ♦ Bibliographie :

    • BAUM, Marlene : Das Pferd als Symbol : Zur kulturellen Bedeutung einer Symbiose, Frankfurt am Main, Fischer, 1991.
    • COOPER, J. C. : Illustriertes Lexikon der traditionnellen Sym­bole, Wies­baden, Drei Lilien, 1986.
    • LURKER, Manfred (Hrsg.) e. a. : Wörterbuch der Symbolik, 2 erw. Aufl., Stuttgart, Kröner, 1983, pp. 525-526.
    • SOKOLL, D. A. R. : Den Baum reiten : Die neun Welten der ger­ma­nischen Mythologie, Wuppertal, 1999.

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