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Haudry

jh3710.jpgProfesseur émérite de linguistique et de sanskrit à l’université Lyon III, longtemps directeur du Centre de linguistique appliquée de ce même établissement, ancien directeur d'études de grammaire comparée des langues indo-européennes à la IVe section de l'École pratique des hautes études, le linguiste Jean Haudry (né en 1934), aujourd'hui à la retraite, est un spécialiste des langues et de la civilisation indo-européennes. Il a fondé l’Institut d'études indo-européennes qui publie la revue Études indo-européennes.

Proche de Pierre Vial, il donne plusieurs conférences dans le cadre du mouvement Terre et Peuple. Haudry est l'auteur de plusieurs ouvrages spécialisés, et contribue régulièrement à des revues scientifiques comme le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, mais aussi aux périodiques Krisis, Nouvelle École, ou encore Réfléchir & Agir.

Si la publication par Haudry en 1979 d’un ouvrage sur L’indo-européen dans la collection “Que sais-je ?” des PUF est bien reçue, sa publication en 1981 d’un ouvrage dans la même collection sur Les Indo-Européens soulève une controverse et a été vivement critiquée.

Pour Jean Haudry la tradition indo-européenne auraient en grande partie une origine géographique circumpolaire. L'essentiel de cette thèse trouve sa source dans une étude approfondie de leur cosmogonie originelle. Haudry, lui-même, rapproche ces lointaines origines des cultures du sud de la Baltique à l'âge mésolithique (Culture de Maglemose). Cette cosmogonie n'est pas reconstituée, comme on l'a soutenu faussement, d'après les seuls Védas, mais principalement en comparant données indiennes et grecques. La thèse défendue par Haudry à propos de l’origine de la  tradition indo-européenne ne rencontre pas l’assentiment de la plus grande partie de la communauté scientifique, même si elle est parfois évoquée par certains de ses élèves comme Philippe Jouet, ou si elle fait pendant aux hypothèses indépendantes du préhistorien Louis-René Nougier sur les origines hyperboréennes des Grecs.

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◘ Ressources documentaires :

 

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indo2010.jpg◘ Les Indo-Européens

haudryÉdition revue et augmentée d'un des 2 volumes de Jean Haudry consacrés aux indo-européens parus aux PUF dans la collection “Que sais-je ?” (et retirés du catalogue suite aux remous médiatiques de “l'affaire Lyon III” en 1998). Il comporte pour son second retirage (janvier 2011) un « Aperçu d’un lexique de la tradition indo-européenne ».

Présentation éditeur : Tandis que le monde moderne voudrait effacer notre Histoire, et formater nos Mémoires, ce livre est essentiel pour qui veut comprendre ce que les Européens étaient aux origines.

• Recension : Vidéo (P. Vial)

♦ Éditions  : – de la Forêt, 224 p., juin 2010.

♦ Commandes  : par écrit aux Éditions La Forêt, 87 montée des Grapilleurs, 69380 Saint-Jean-des-Vignes (04.78.85.79.99). Prix : 22 € (+ 4 € de frais de port)


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20060610.gif◘ Entretien avec Jean Haudry

♦ Professeur à l'Université Lyon III, vous dirigez l'Institut d'Études Indo-européennes. Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui étaient les Indo-Européens ?

Bien que je ne dirige plus l'Institut (mon ami Allard m'a remplacé dans cette fonction), je continue à me consacrer aux études indo-européennes. Les Indo-Européens ne peuvent se définir, dans un premier temps, que comme “locuteurs de l'indo-européen reconstruit”, comme des indo-européanophones comme il existe des “francophones”, etc. C'est seulement dans un deuxième temps, à partir de la reconstruction (fondée en grande partie sur celle de la langue) de la civilisation matérielle et de la culture, en particulier de la “tradition indo-européenne” qu'on peut parler de “peuple indo-européen”, et chercher à le situer dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire par rapport aux sites archéologiques actuellement connus.

♦ Peut-on parler d'unité des Indo-Européens ? À quand remonte celle-ci ? Comment s'est formée la communauté primitive ?

On peut sans aucun doute parler d'une “période commune” de l'Indo-Européen et donc de ses locuteurs les Indo-Européens ; sinon, la notion même d'indo-européen, langue commune dont sont issues les langues indo-européennes par un processus de dialectalisation, serait vide de sens. Cette période commune se situe au Néolithique et se termine avec ce que certains préhistoriens nomment “l'âge du cuivre” : le nom du “cuivre” (*áyes-) figure en effet dans le vocabulaire reconstruit, tandis qu'on n'y trouve ni le nom du bronze, ni celui du fer. La localisation la plus probable du dernier habitat commun est le site dit des “Kourganes”, en Ukraine, aux Ve et IVe millénaires. Quant à la formation de l'ethnie, je persiste à croire, après E. Krause, Tilak, et quelques autres, qu'elle s'est effectuée dans les régions circumpolaires arctiques. Mais, en l'absence de confirmation archéologique, ce n'est là qu'une hypothèse, et qui ne fait pas, tant s'en faut, l'unanimité.

♦ Existe-t-il un type physique spécifiquement indo-européen ?

La réponse à cette question ne peut être que “statistique” : aucune langue n'est liée par nature et définitivement à une ethnie ou à une race. Mais de même que la grande majorité des locuteurs des langues bantu sont de race noire, et que la grande majorité des locuteurs du Japonais sont de race jaune, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la grande majorité des locuteurs de l'indo-européen étaient de race blanche. On peut même préciser, en se fondant sur la tradition indo-européenne, qui associe constamment le teint clair, les cheveux blonds et la haute stature à son idéal social et moral, que la couche supérieure de la population, au moins, présentait ces 3 caractères. Les documents figurés de l'époque historique confirment cette hypothèse ; mais l'archéologie préhistorique, sans l'infirmer positivement, ne la confirme pas non plus : il semble bien que les migrations indo-européennes n'aient pas été des mouvements massifs de populations. Par là s'explique l'apparente contradiction entre les 2 points de vue : un petit groupe peut véhiculer et transmettre l'essentiel d'une tradition, mais il ne laisse guère de traces anthropologiques de sa présence sur le terrain.

♦ Quelle était la vision du monde des Indo-Européens ?

Le formulaire reconstruit (plusieurs centaines de formules) exprime manifestement les idéaux et les valeurs d'une “société héroïque”, un type d'organisation sociale préféodale bien connu, qui se prolonge à l'âge du bronze et même au début de l'âge du fer. On peut supposer qu'elle était déjà constituée en ce qui concerne les Indo-Européens, au Néolithique final (à “l'âge du cuivre”). Dans cette “société héroïque”, la gloire et la honte sont les 2 forces principales de pression (et de répression) sociales. Il s'agit de ce que les ethnologues nomment shame cultures, par opposition aux guilt cultures, dans lesquelles ce rôle revient au sens du péché. Gloire et honte affectent à la fois l'individu (qui, par la “gloire impérissable” atteint la forme supérieure de la survie) et sa lignée toute entière, ascendants et descendants. D'où une inlassable volonté de conquête et de dépassement de soi, et des autres.

♦ Que signifie le concept “d'idéologie tripartite” ? Avait-il un objectif précis ?

On nomme “idéologie tripartite” la répartition de l'ensemble des activités cosmiques, divines et humaines en 3 secteurs, les “trois fonctions” de souveraineté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lumière par Georges Dumézil. On ne saurait parler d'un “objectif” quelconque à propos de cette tripartition : il s'agit en effet d'une part (essentielle) de la tradition indo-européenne, et non d'une construction artificielle, comme celles des “idéologues”. C'est pourquoi le terme d'“idéologie” ne me paraît pas très heureux ; il conduit à cette confusion, quand on n'a pas présente à l'esprit la définition qu'en a donné Dumézil.

♦ “La révolution française” semble avoir fait disparaître la conception trifonctionnelle de la société, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses ?

Est-il sûr que la conception trifonctionnelle était vivante dans la société d'Ancien Régime finissant ? J'en doute. L'abolition des 3 ordres, qui représentaient effectivement une application du modèle trifonctionnel n'a fait qu'entériner un changement de mentalité et un changement dans les réalités sociales. La noblesse avait depuis longtemps cessé d'être une caste guerrière et privée de ses derniers pouvoirs politiques par Louis XIV, il ne lui restait que des “privilèges” dont la justification sociale n'était pas évidente. On peut à l'inverse estimer que la Révolution a donné naissance à une nouvelle caste guerrière sur laquelle Napoléon Bonaparte a tenté d'édifier un nouvel ordre social.

♦ Est-il possible d'adapter une nouvelle tripartition à nos sociétés post-industrielles ?

Je ne crois pas que la tripartition fonctionnelle représente un idéal éternel et intangible, tel le dharma hindou. La fonction guerrière a perdu aujourd'hui une grande part de sa spécificité, écartelée entre la science et la technique d'une part, l'économie de l'autre. Quant à la fonction magico-religieuse, on peut se demander qui en est aujourd'hui le représentant. Elle se répartit sur un certain nombre d'organisations (et une multitude d'individus) dont on ne peut attendre une régénération de nos sociétés, bien au contraire. Mais nombre de sociétés indo-européennes anciennes n'étaient pas organisées sur le modèle trifonctionnel. Seuls, les Indo-Iraniens et les Celtes, en développant une caste sacerdotale, ont réalisé à date ancienne une société trifonctionnelle. Or, ce ne sont pas les peuples qui ont le mieux réussi dans le domaine politique.

♦ Est-ce à dire que cette nouvelle tripartition puisse être un élément de renouveau de nos civilisations ?

Un renouveau de nos civilisations (je dirais plutôt : une régénération de nos peuples) ne saurait venir d'un retour à un type d'organisation politique, économique et social des périodes médiévales ou proto-historiques. Je sais bien qu'il existe dans nos sociétés des gens qui ont pour idéal “l'âge d'or” de la horde primitive vivant de cueillette. L'archaïsme et la régression sont des phénomènes typiques des périodes de décadence ; ils sont la contrepartie sociale de l'infantilisme sénile. Le renouveau ne peut venir que d'un retour aux forces vives de la tradition, c'est-à-dire aux idéaux et aux valeurs qui ont fait le succès historique des peuples indo-européens, qui a abouti à l'émergence du monde civilisé, industrialisé et développé. Il s'agit d'abord de la volonté d'être, dans le monde et dans la durée : d'aimer la vie, de la transmettre, de lutter contre toutes les formes de mort, de décadence, de pourriture. Il s'agit aussi de la volonté d'être soi, de maintenir la différence capitale entre le sien et l'étranger. Ces 2 idéaux ne sont d'ailleurs pas spécifiques : ils sont communs à tout groupe humain qui souhaite exister comme tel et avoir un avenir. Nos ancêtres indo-européens ont voulu davantage : on constate dans leur tradition une volonté d'être “plus que soi”, de se dépasser, de conquérir, et pas seulement des territoires, d'accéder à cette surhumanité que certains d'entre eux, les Grecs, ont nommée “héroïque” et que tous, même sans la nommer, ont connue. C'est dans cette perspective que le modèle trifonctionnel peut être un élément de renouveau, comme échelle de valeurs, et non comme principe d'organisation sociale.

♦ Professeur Haudry, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

► Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir n°68/70, 1990.


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Pièces-jointes :

 

◘ Jean Haudry répond à Colin Renfrew

ie05310.jpgLe Choc : Jean Haudry, retracez-nous votre itinéraire et votre formation univer­sitaire ainsi que les motivations qui vous ont poussé à vous intéresser à la ques­tion indo-européenne.

Jean Haudry : Je suis de formation classique et un grammairien. De là, je suis venu à la linguistique et à la gram­maire comparée, à la linguistique sur le domaine indo-européen. Je suis pro­gressivement passé de l'aspect pure­ment linguistique des questions au contenu des textes que j'étudiais et de là, à la civilisation, à la culture et à la tradition indo-européenne. Voilà com­ment, après avoir fait ma thèse sur l'emploi des cas en védiques, j'en suis arrivé à m'intéresser à ce que j'ai appelé la religion de la Vérité ou la religion cosmique indo-européenne, bien que je ne sois pas un spécialiste d'histoire religieuse. Quand on étudie des textes, on est forcément amené un jour ou l'autre à vouloir les com­prendre un peu mieux et à ne pas se contenter d'en faire un découpage grammatical.

♦ Pouvez-vous expliquer brièvement à nos lecteurs qui sont les Indo-euro­péens ?

Les lndo-Européens sont tout sim­plement ceux qui ont parlé l'indo-euro­péen que nous reconstruisons, c'est-à­-dire la langue commune dont sont issues la plupart des langues d'Europe, toutes sauf le basque, le hongrois et le finnois, et un bon nombre de langues d'Asie, notamment celles d'Iran et d'Inde. Toutes ses langues sont appa­rentées entre elles, et issues d'une langue commune, comme les langues romanes sont issues du latin, tout sim­plement. On peut supposer qu'il y avait un peuple ou au moins une communau­té parlant cette langue commune, comme il y avait une communauté lin­guistique latine parlant le latin. La question qui se pose évidemment est de savoir si c'était un État, un peuple ou un conglomérat de gens n'ayant en commun que la langue. Il y a 2 hypothèses que l'on peut exclure : c'est celle d'un État, car il n'y a pas d'État dans ces périodes reculées et celle d'un conglomérat, parce qu'il n'y a pas de langues qui soient parlées par des gens qui n'ont rien d'autre en commun. Les Indo-Européens sont donc à peu près ce qu'on appelle un peuple. Et il peut y avoir un peuple sans État. Voilà ce qu'on appelle les Indo-Européens.

♦ Quels sont aujourd'hui les polémiques autour de la question indo-européenne ?

Sur les questions de faits, il n'y a, à ma connaissance, guère de polémiques, mais au contraire un très large accord. Bien entendu, sur un certain nombre de questions ponctuelles, il y a des désac­cords, mais qui n'aboutissent pas à des polémiques. Il y a accord tout d'abord sur la notion même de langue indo­-européenne, sur la quasi totalité des points essentiels de phonologie [étude de la phonétique à travers sa fonction dans la langue], de morphologie, de syntaxe et même de lexique. Or lorsque l'on est d'accord sur tout cela, la reconstruction de la langue est considérée comme quelque chose de sûr. Les divergences com­mencent à apparaître sur la question du peuple, de sa culture, de ses traditions et éventuellement de ses institutions, parce que là, la reconstruction n'est pas directe, mais elle comporte une part d'interprétation. On interprète un cer­tain nombre de mots et on interprète également un certain nombre de textes, de formules héritées et à partir de là, on bâtit des modèles.

On peut ne pas être d'accord sur les modèles recons­truits. Par ex. le modèle trifonc­tionnel de Dumézil a mis assez long­temps à s'imposer. Il a été discuté pen­dant longtemps. Ce genre de discussion est parfaitement légitime. S'il n'y avait d'autres discussions que celles là, nous ne pourrions que nous en réjouir. Mal­heureusement, il y en a d'autres qui sont le plus souvent l'affaire de gens qui ne sont pas de la partie, qui n'y connaissent rien et qui prennent des positions sur des questions qu'ils ne connaissent pas, à partir d'a priori extra-scientifiques. À partir de là, on peut naturellement dire n'importe quoi et nier n'importer quoi.

♦ Suite à la parution de l'ouvrage de l'archéologue britannique, Colin Renfrew, L'Énigme indo-européenne [Flam., 1990], qui minimise l'apport de Georges Dumézil et ne tient aucun compte de vos travaux ou de ceux de Jean Varenne, pouvez-vous nous faire part de vos réactions ?

[Le livre de C. Renfrew (ci-dessous couverture de la première édition) examine les rapports entre archéologie et langage, not. à travers “l'énigme” que présente la similarité des langues indo-européennes. Opérant une synthèse entre linguistique historique et nouvelle archéologie du développement culturel, il affirme que les premiers éléments de la langue indo-européenne furent utilisés à travers toute l'Europe plusieurs millénaires avant l'époque communément admise jusqu'à aujourd'hui. Cette thèse a suscité, dès sa parution en Angleterre, de nombreuses et violentes polémiques : il apparaît en effet difficile à certains historiens d'admettre que ce qui est revendiqué comme “fonds indo-européen” dans la structure et l'organisation de certaines sociétés constitue, en grande partie, une reconstruction moderne. Haudry quant à lui défend ici les études historiques comme des modélisations, au demeurant révisables en regard des découvertes archéologiques qu'elles ne subsument pas mais organisent. Nous sommes donc loin de tout scientisme ainsi que de toute exploitation idéologique comme en font preuve ceux diabolisant ce domaine de recherches comme soit-disant anciennement pendant d'un expansionnisme ayant au demeurant bien plus à voir avec un capitalisme étatique (jamais interrogé) qu'avec la pureté d'un quelconque idéal.]

renfrewJe vous surprendrai peut-être en vous disant que c'est un ouvrage que j'ai beaucoup aimé et que j'ai lu avec beaucoup de plaisir. Qu'il tienne compte ou non des travaux de X ou de Y, n'a aucune espèce d'importance. S'agissant du travail d'un archéologue, il n'avait aucune raison de tenir comp­te de mes travaux qui n'ont jamais concerné l'archéologie. L'essentiel est le savoir si le modèle qu'il propose permet de rendre compte du phénomè­ne que les linguistes ont défini, celui de la parenté entre les langues indo-­européennes. Là, je doute qu'il y par­vienne, pour une raison très simple : si l'on identifie les Indo-Européens aux Danubiens, même en prolongeant vers l’est et en faisant venir ces Danubiens d'Anatolie, on les fait venir trop tôt vers l'Occident et on ne rend pas compte de leur migration vers l'est, ce qui est gênant.

Le deuxième point est que le tableau que nous pouvons nous faire des Indo-Européens par leur tradi­tion, et d'abord par leur tradition for­mulaire, n'a strictement rien à voir avec ce peuple de paysans qui progres­seraient en mettant des terres en cultu­re. Nous avons au contraire l'image d'un peuple assez proche de ce qu'on appelle la société héroïque de l'âge du bronze, donc de quelque chose de rela­tivement récent. Ce n'est visiblement pas la vision du monde d'un peuple de paysans. Donc il y a là quelque chose qui ne va pas. Maintenant, rien ne dit qu'il n'y a pas eu plusieurs vagues d'indo-européanisation. Ce qui me ferait penser à une possibilité de ce genre, c'est que la tradition telle que je la définis est relativement peu repré­sentée dans le monde anatolien, juste­ment chez les Indo-Européens d'Asie mineure. Donc il n'est pas impossible qu'une migration venue d'Asie mineu­re ait constitué une première vague indo-européenne. Mais il y a eu forcé­ment quelque chose d'autre qui s'est passé après pour rendre compte des faits que les linguistes observent.

Et enfin le troisième point, celui qui me gêne le plus, c'est le refus de tenir compte des indications du vocabulaire. Parce que le vocabulaire appartient à la langue, il n'y a pas de raison de tenir compte de la grammaire pour attester la parenté des langues et ensuite de refuser les témoignages du vocabulaire quand il contient des indications qui vous gênent. Comme par ex., quand on y trouve le nom du cheval et que l'on fait venir les Indo-Européens d'une région où le cheval a été intro­duit beaucoup plus tard. Là, l'auteur ne joue plus le jeu.

► Propos recueillis par Christophe Verneuil, Le Choc du Mois n°38, 1991.

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◘ La vision cosmique des Indo-Européens

Entretien avec Jean Haudry

planet10.jpgJean Haudry est l'un des principaux spécialistes actuels du monde indo-européen. Il dirige le département de linguistique de Lyon III et enseigne les grammaires indo-européennes comparées à I'École Pratique des Hautes Études. Il est l'un des fondateurs de l'Institut des Études indo-européennes qui dépend de Lyon III. On lui doit not. 2 remarquables “Que sais-je” : L'indo-européen (n°1798, étude linguistique) et Les Indo-Européens (n°1965, sur l'organisation sociale, les divinités, la vision du monde, etc.), ainsi que de nombreux articles dans plusieurs revues. Nous l'avons interrogé à l'occasion de la parution de son ouvrage intitulé : La religion cosmique des Indo-Européens (co-édition Archè-Les Belles Lettres). Ce livre est le résultat de nombreuses années de recherches. Il s'appuie principalement sur la linguistique et la mythologie comparées. Sans nul doute, il est un grand pas supplémentaire dans la compréhension du monde indo­-européen, et plus particulièrement de la vision du monde qui l'anime. Signalons aussi que cet ouvrage est accessible au lecteur non-spécialiste, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites. Félicitons également les éditeurs pour la présentation et la mise en pages qui est sobre, claire, agréable à la lecture.

Ce livre approfondit la question de la tripartition propre au monde indo-européen. Celle-ci n'est pas seulement une organisation sociale, mais découle d'une vision du monde, c'est-à-dire d'une manière de voir et de concevoir l'univers. Aussi, cette tripartition est à la fois valable pour le macrocosme (l'univers) et pour le microcosme (l'homme). Dans un premier temps, J. Haudry examine la tripartition céleste, ce qu'il nomme “les trois cieux”. Puis, il explique l'analogie entre le jour, l'année et le cycle cosmique. Il poursuit par une étude comparative sur la déesse grecque Héra, épouse de Zeus. Celle-ci représente, entre autres, la belle saison de l'année, le printemps, mais aussi l'année toute entière. Il aborde ensuite la notion de héros en partant de l'étymologie qui provient de Héra. Le héros est précisément celui qui conquiert l'année et accède ainsi à l'immortalité. Pour cela il emprunte la “voie des dieux”, aussi désignée par le mot védique svarga, “le fait d'aller dans la lumière­ solaire”. L'accès à l'immortalité passe par la redoutable traversée de “l'eau de la ténèbre hivernale”. Pour finir, J. Haudry se penche sur la question de l'habitat originel des Indo-Européens (à ne pas confondre avec le dernier habitat commun qui est bien postérieur). Il examine avec attention les nombreuses indications qui ne sont compréhensibles que pour des peuples arctiques. Ce n'est là, bien sür, qu'un survol rapide de cet ouvrage dense, érudit et clair, précis et convaincant, qui captivera tous ceux qui s'intéressent aux mythologies, aux Indo­-Européens et aux sociétés anciennes en général. (CL)

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♦ Question : Tout d'abord le titre de l'ouvrage. Y avait-­il une religion commune aux différents peuples indo­-européens ?

Jean Haudry : Je crois qu'il y a une tradition indo-­européenne commune, laquelle peut se définir de façon très précise en termes de linguistique. Mais une religion ? Je ne sais même pas s’il y avait une religion unique pour chacun des peuples indo-­européens. À toute époque il y a un sentiment religieux du plus superficiel au plus profond. Il y a une pratique sociale commune à tous les membres de la communauté et puis il y a des degrés d'initiation très différents selon les personnes. Nous, ce que nous arrivons à décrire ou à restituer c'est essentiellement la pratique commune, à savoir la plus superficielle. Par ex., quand on évoque la religion grecque il est plus évident de décrire la frise des Panathénées que de dire ce qui se passait dans les mystères d'Éleusis.

♦ Q : Néanmoins, quelles sont les caractéristiques communes aux religions indo-européennes ?

Le polythéisme, le caractère symbolique, non dogmatique, et le fait qu'elles étaient liées à la communauté du peuple dans tous ses aspects, d'où une grande diversité. Il n'y a aucune prétention universelle.

♦ Q : Il y a pourtant des affirmations monothéistes dans certaines traditions indo-européennes, par ex. Ahura Mazda dans l'ancien Iran ?

Il est seul dans les premières inscriptions achéménides et accompagné par Mithra et Anâhitâ dans les suivantes. Le monothéisme est profondément étranger à la tradition indo-européenne. Il fut à plusieurs reprises introduit chez des peuples indo­-européens par une propagande extérieure, mais il ne s'y est jamais implanté, sauf chez les peuples qui ont répudié la tradition indo-européenne.

♦ Q : Pourtant, dans toutes les traditions indo­-européennes on trouve un dieu-origine, supérieur aux autres dieux ?

Il y a toujours un dieu roi, de même que dans la société humaine le roi est au-dessus des autres hommes. Mais le dieu unique est aussi mal vu que le tyran ! De même que le roi est toujours entouré d'un conseil, le dieu suprême est toujours entouré d'un panthéon, le conseil et le panthéon n'étant pas élus !

♦ Q : Pourquoi qualifiez-vous la “religion” indo-­européenne de “cosmique” ?

Parce que les fondements de ce système que je reconstruis, et qui ne représente pas la totalité de la religion mais seulement un de ses aspects, sont des réalités cosmiques et plus précisément spatio-­temporelles. Par ex., le jour est personnalisé par Zeus, l'année par Héra, le cycle cosmique est à l'image des 2 premiers.

♦ Q : Vous émettez l'hypothèse que le symbolisme ternaire cosmique est antérieur aux autres tripartitions. Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

Mon hypothèse sur la priorité du symbolisme ternaire cosmique dans l'univers mental des lndo-Européens se fonde sur la motivation du symbolisme des 3 couleurs, le noir (ou le bleu), le blanc et le rouge, c'est-à-dire leur identité avec les 3 couleurs du ciel, ou, selon ma terminologie, les couleurs des “trois cieux”. Les autres correspondances sont arbitraires, qu'il s'agisse des 3 mondes, eux-mêmes diversement répartis selon les peuples, et des 3 castes (même remarque), ainsi que des 3 “natures” (ou “qualités”, vieil-­indien guna). Par ex., il n'y a pas de lien naturel et nécessaire entre la couleur blanche et le “ciel” (qui change de couleur), la caste supérieure (qu'elle soit ou non sacerdotale), la nature supérieure. En revanche, il existe un lien de nature entre la couleur blanche et le “ciel diurne”, la couleur noire et le “ciel nocturne”, la couleur rouge et le “ciel auroral et crépusculaire”.

Naturellement, cette hypothèse s'applique uniquement au domaine indo-européen. De plus, le raisonnement ne vaut que pour le rapport entre les couleurs des 3 cieux, considérées comme une donnée de base, et les autres groupes ternaires (mondes, castes, natures). Mais à son tour le caractère ternaire des cieux dans la conception reconstruite appelle une explication. Bien que primitive par rapport aux autres structures ternaires, celle-ci ne peut être considérée comme une donnée immédiate de l'expérience. On peut en concevoir d'autres, par ex. une division binaire (jour/nuit), ou au contraire une division distinguant plus de 3 couleurs. À cette question, l'hypothèse proposée n'apporte pas de réponse.

♦ Q : Quelle est, selon vous, la signification de ces tripartitions ?

On sait que les groupements ternaires sont fréquents dans les diverses cultures. Il peut s'agir tout simplement dé l'application aux cycles temporels (et, par delà, aux structures fondées sur eux) d'un quasi-universel. Dans ce cas, le caractère ternaire ne comporterait pas de signification particulière. Mais elle peut en comporter une. J'en vois un indice dans le rattachement étymologique proposé jadis par E. Benveniste (Hittite et indo­-européen, p. 86-87) du nom de nombre “trois”, *tréy­es, à la racine *ter- “traverser”, “dépasser” : « Par rapport à “deux”, observe Benveniste, le nombre “trois” implique une relation de “dépassement” qui est justement celle que la racine *ter- signifie lexicalement ». Assurément, on peut en dire autant de chaque nombre. Il convient donc de trouver une justification plus précise, qui s'applique seulement à “trois”. Peut-être faut-il la chercher dans ces nombreux récits mettant en scène un personnage qui parvient à se tirer d'une situation en apparence inextricable, exprimée sous la forme binaire d'un dilemme, en imaginant un troisième terme : ce qu'on ne peut faire “ni le jour, ni la nuit”, on le fera à l'aurore, ou au crépuscule. Le troisième terme est celui qui permet à l'homme supérieur de surmonter l'obstacle des dilemmes qui bloquent le commun des mortels.

♦ Q : Quelles sont les questions qui restent en suspens concernant les Indo-Européens ?

Il y en a beaucoup du point de vue linguistique, liées à la reconstruction du système grammatical et phonologique. Il y a essentiellement la question de l'habitat primitif et des migrations. Autrement, de façon générale, les idéaux, les valeurs, la vision du monde sont restitués sans grandes difficultés. Il n'y a pas un nombre illimité de sociétés traditionnelles. On arrive assez bien à se les représenter. Il suffit de quelques indices pour les “classer” dans un type ou dans un autre. Par contre, savoir où et quand ils ont vécu est une autre affaire.

♦ Q : Plus on recueille d'éléments sur les migrations indo-européennes, plus on se rend compte que celles­-ci ont couvert une grande partie, sinon la totalité du continent euro-asiatique. Que sait-on aujourd'hui des poussées vers l'est ?

Pour la Corée, il existe un témoignage indirect par l'archéologie. Nous situons cette présence au IIIe siècle av. JC, probablement des Iraniens. En Chine, les Tokhariens étaient établis au Turkestan chinois vers les VIe et VIIIe siècles de notre ère. D'eux nous possédons des inscriptions et des textes.

♦ Q : Pour vous, d'où viennent les Indo-Européens ?

Des régions circumpolaires. Un grand nombre d'éléments tirés des traditions indo-européennes prouvent de façon évidente cette origine.

♦ Q : En-dehors de vous-mêmes, y-a-t-il d'autres spécialistes du monde indo-européen qui défendent l'hypothèse de l'origine arctique des Indo-Européens ?

Chez les Soviétiques, l'idée fait son chemin. Mais cela est mal vu pour des raisons diverses. Néanmoins ils sont moins inhibés que d'autres !

♦ Q : Avez-vous d'autres travaux actuellement en cours ?

Oui, beaucoup. Sur différentes épopées du monde indo-européen, notamment sur l'épopée homérique et sur Beowulf. Il y a également un ensemble d'études sur les aurores, ainsi que sur les jumeaux divins. Par ailleurs, j'ai de nombreuses idées sur la Lune, le mois, leurs places dans le monde indo-européen. Enfin, bien entendu, il y a toutes les études linguistiques.

► Propos recueillis par Christophe Levalois, Sol invictus n°2, hiver 1987-1988.

 

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◘ La religion cosmique et l’habitat circumpolaire des Indo-Européens

19409810.jpgJ’ai nommé ainsi (La religion cosmique des Indo-Européens, Paris/Milan : Archè, 1987) un ensemble de conceptions cosmologiques et religieuses centrées autour de la notion de “ciel du jour” : en indo-européen, où il n’existe pas de nom ancien du “ciel”, un même vocable — tantôt masculin, tantôt féminin (cf. ci-dessous) — désigne soit le jour (latin diēs), soit le soleil (hittite sius), soit à la fois le ciel et le jour (vieil-indien dyaus). Cette notion est divinisée (Jūpiter, Zeus, Dyaus, Sius), et les dieux sont nommés “ceux du ciel du jour” : elle est au centre d’une religion qui peut donc être qualifiée de “cosmique”.

D’autre part, elle implique l’existence d’une cosmologie particulièrement archaïque qui comporte également un “ciel de la nuit”, “l’Ouranos étoilé” d’Homère. Le ciel de la nuit est le domaine des démons et des âmes des morts ; sa principale divinité est le dieu Lune, ennemi des démons et roi des morts, en tant que “premier mort”. La triade des couleurs (ci-dessus § 1.4.2) suggère que le ciel blanc du jour et le ciel noir de la nuit étaient séparés par un ciel rouge, le ciel des 2 crépuscules. Les principales divinités de ce ciel rouge sont l’Aurore “fille du Ciel du jour (masculin)” ou “Fille du Soleil (féminin)” et les Jumeaux divins “fils du Ciel du jour (masculin)”, selon le formulaire traditionnel. Une part de leur mythologie consiste dans le retour de l’Aurore fugitive ou enlevée, et ramenée par ses 2 frères. Les Jumeaux peuvent aussi être fils du Ciel du jour (masculin) et de sa fille l’Aurore, à la suite de l’inceste cosmique primordial. L’alternance annuelle du jour et de la nuit a été conçue comme la captivité dans un rocher ou une caverne de la déesse Ciel du jour/Soleil (féminin) et sa libération, d’où la notion de “ciel de pierre”.

La mythologie de ces divinités exprime principalement le désir du retour de la belle saison, dite Aurore de l’année, ou Aurores de l’année, comme dans le nom allemand de la fête de Pâques, Ostern. Plus généralement, la correspondance observée entre les parties du jour de 24 heures et les 3 saisons de l’année (le jour et l’été, la nuit et l’hiver, “les aurores” et le printemps), correspondance qui donne un sens à l’union de Zeus Ciel du jour [Zeus : de la racine indo-européenne *dyēus, dieu du ciel] et Héra Belle saison (anglais year, allemand Jahr, année), indique une familiarité avec les réalités circumpolaires, également attestée par le groupe formulaire de notions traverser l’eau de la ténèbre hivernale (§ 1.4.2).

Le conte scandinave du géant maçon qui demandait pour salaire le Soleil, la Lune et la déesse Freyja, Aurore de l’année, qui a été comparé à la légende grecque de la première destruction de Troie, exprime la crainte d’une éternelle nuit hivernale sans soleil, sans lune, sans aurore. C’est probablement à cette période que remonte la double homologie établie entre la lumière, la vérité, le bien d’une part, les ténèbres, le mensonge, le mal de l’autre, la division du monde surnaturel en 2 classes antagonistes de dieux diurnes et de démons nocturnes, ainsi que les récits et les rituels concernant le retour de la lumière ou la lenteur des Aurores ; par la suite, des puissances nocturnes ont été intégrées au panthéon, et l’on chante volontiers les bienfaits de la nuit.

Cet ensemble de conceptions remonte à une période très ancienne de la communauté linguistique et ethnique, et à une culture épipaléolithique (mésolithique) ou paléolithique, où la vie était précaire et dépendait étroitement du cycle de saisons. Le cheval n’était pas encore domestiqué : les Jumeaux divins, qui seront ultérieurement associés au cheval (les Aśvins indiens, les Dioscures cavaliers, Hengest et Horsa), le sont à l’élan, comme en témoigne le nom des Dioscures germaniques, les jumeaux Alces de la Germanie de Tacite. La société ne connaissait aucun groupe supérieur à la “bande” primitive : seule sa désignation est sûrement ancienne ; celles du lignage et de la tribu sont plus récentes (§ 1.9). On supposera donc une société peu différenciée, donc peu concernée par le politique, sans autre stratification que celle des sexes et des classes d’âge. Les rites de passage de l’enfance à l’âge adulte des garçons ont laissé des traces à l’époque historique, notamment dans la cryptie lacédémonienne. C’est aussi à cette forme ancienne de la société que remontent les légendes de jumeaux (humains) expulsés en compagnie de leur mère et qui vont fonder une nouvelle communauté ou reviennent dans leur communauté d’origine pour y punir leur persécuteurs et s’emparer du pouvoir. Leur légende comporte souvent des traits similaires à ceux des contes merveilleux, dont l’origine paléolithique a été démontrée. À cette période où ni l’élevage ni l’agriculture n’étaient pratiqués se rattache l’idée que les enfants naissent par réincarnation de l’âme d’un ancêtre, sans que le lien soit établi avec la fécondation. Enfin, les vestiges de filiation matrilinéaire, comme le rôle privilégié de l’oncle maternel ou la transmission du pouvoir au gendre (la succession des rois du Latium), qui sont en contradiction avec le caractère exclusivement patrilinéaire de la filiation dans les époques historiques, ont chance de remonter à cette période, et de concorder avec le genre féminin de la divinité suprême, le Ciel du jour, qui sera remplacé par le “Ciel père”, Jūpiter, Zeus patēr, etc.

L’identification archéologique la plus probable est la culture épipaléolithique (mésolithique) de Maglemose, avec ses prolongements circumpolaires (Carl-Heinz Boettcher, Der Ursprung Europas, St.Ingbert : Röhrig, 1999). L’arbre (*de/oru-) par excellence est le pin nordique : l’adjectif tiré de son nom, *derwo-, désigne le goudron (germanique *terwa-). Plus tard, ce sera le chêne.

► Jean Haudry.

 

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L’architecture sacrée avant les premiers édifices :
mégalithisme et tradition indo-européenne

stonehenge

• I – L’espace, le temps, la mesure dans le monde indo-européen

L’expression des notions d’espace et de temps est manifestement récente dans les langues indo-européennes, mais les notions elles-mêmes, et celle de leur mesure conjointe  — base de l’architecture sacrée — certainement anciennes.

♦ 1.1 Les noms de l’espace et du temps dans les langues indo-européennes

L’expression des notions d’espace et de temps diffère d’une langue à l’autre, sauf quand elle a été empruntée, et surtout les termes qui les désignent présentent initialement une autre signification. C’est le cas pour le français temps. Il se retrouve certes dans l’ensemble des langues romanes, mais le latin tempus auquel il remonte est isolé en indo-européen. D’autre part, comme le montrent les formes tempête, tempérer, température, intempéries, le “temps qui passe” est initialement lié au “temps qu’il fait”, que distinguent les langues germaniques.

Il n’y a pas non plus d’ancien nom de l’espace, souvent désigné à partir d’une forme qui signifie “espace libre” comme le latin spatium ou la forme germanique d’où est issu l’allemand Raum. Certaines de ces formes peuvent s’appliquer au temps, comme le latin spatium et le français espace. Les seules désignations anciennes sont celles de l’espace libre, notamment la base sur laquelle reposent le latin rûs (campagne) et l’allemand Raum.

♦ 1.2 Espace et temps dans le système grammatical

Espace et temps ont une expression grammaticale. L’espace dans les compléments de lieu (lieu où l’on est, où l’on va, d’où l’on vient, par où l’on passe), dont certains sont à l’origine de cas grammaticaux comme l’accusatif d’objet, le temps dans les compléments de temps (instant ou durée), et les propositions subordonnées correspondantes. De plus, le temps s’exprime dans la conjugaison : le verbe indo-européen a un présent, *esti « il est » (grec esti, latin est), un prétérit ou imparfait *êst (grec ê), un futur, dit aussi “subjonctif” *eseti (latin erit). Au futur correspondent, dans le nom, le datif “prospectif” et les adjectifs correspondants, qui expriment la destination, la possibilité, l’obligation. Les 3 temps sont également à la base d’énoncés formulaires du Véda (le géant cosmique Prajâpati est aussi « ce qui fut » et « ce qui sera »), de l’Avesta (qui joue sur les temps du verbe être pour évoquer le présent, le passé et l’avenir, ou les vivants, les morts et les enfants à naître) ; selon l’Illiade, le devin Chalcas connaît « le présent, le passé et l’avenir » ; et, à en juger par leurs noms, les 3 Nornes scandinaves Yrd, Verdandi, Skuld ont été mises en rapport avec les 3 temps. Le verbe indo-européen a de plus un “intemporel” *est (il est) employé pour les procès qui ne se situent pas dans le temps, comme les vérités générales.

♦ 1.3 La mesure de l’espace et du temps

Il existe une racine qui désigne la mesure de l’espace, “arpenter”, et du temps, “viser”, 2 procès dont la réalité physique diffère, mais dont le but est identique, et, par extension, diverses activités et diverses situations homologues comme “être en mesure de”, “prendre des mesures”. Elle possède 3 formes liées entre elles par des formes intermédiaires : *meH-, d’où *mê-, *met-, mêt-, *med-, *mêd-. Cette morphologie singulière indique une haute antiquité.

La première forme *meH-, conservée dans le nom hittite du “temps” (mehur) mais qui a évolué en *mê- dans les autres langues indo-européennes, est à la base du nom de la lune (conservé dans les langues germaniques, mais remplacé en latin par lûna) et du mois, que le français conserve aussi dans ses formes “savantes” (empruntées au latin) mensuel, trimestre, semestre. Elle l’est aussi dans le nom des mœurs, issu du latin môrês, pluriel de môs.

La deuxième forme *met-, mêt- est représentée en français par l’emprunt savant au grec mètre avec ses dérivés métrique, métrer, et ses composés diamètre, symétrie, géomètre, et certains composés en métro- : métrologie, métronome. Elle l’est également dans le nom de la mesure, et dans les formes savantes en mens-immense, dimension, (in)commensurable, mensuration — qui se rattachent au participe passé mênsus du verbe latin mêtîrî : “mesurer” et “parcourir”. On note que cette forme comporte un n comme le nom de la lune (anglais moon, allemand Mond) et du mois (anglais month, allemand Monat).

Dans les langues baltiques, cette forme réunit les notions : “mesurer, en général” (lituanien matas : “mesure”), “mesurer le temps” (lituanien metas : temps, année), mais aussi “viser”, d’où “lancer” (lituanien mesti : “lancer”, d’où “jeter”) et “regarder” (lituanien matyti). Nous reviendrons ci-dessous § 2 sur cette indication significative.

La troisième forme *med-, *mêd-, est représentée en français par divers substantifs qui se rattachent directement ou non au latin modius (boisseau) comme muid, moyeu, trémie, moule ainsi que les invariants comme, comment, combien, qui se rattachent au latin quômodô, et les formes savantes en med-, médecin, remède, méditer, et en mod-, mode, modèle, module, modérer, modeste, moderne, modique. Cette troisième forme est également à la base du verbe “mesurer” des langues germaniques, allemand messen. Dans plusieurs langues, l’un de ses dérivés désigne le destin et, en vieil-anglais, le Dieu chrétien. S’y rattache aussi le perfecto- présent *môt (allemand müssen, anglais must) qui signifie initialement “avoir la place”, d’où “pouvoir”, puis “devoir”.

On voit par là que l’arpentage et la mesure du temps par visée, qui s’expriment par cette même racine, sont dans le monde indo-européen des activités à la fois anciennes et exemplaires. Or la mesure du temps est spatiale. Avant l’invention du sablier et de la clepsydre, qui permettent de mesurer directement une durée, on a mesuré le temps à partir des cycles temporels. Le cycle quotidien et le cycle mensuel s’observent directement, l’un par la place du soleil dans le ciel du jour, l’autre par l’aspect de la lune, et leurs extrémités sont directement saisissables. Mais la mesure du cycle annuel est moins aisée. On emploie à cet effet un instrument nommé gnomon.

• 2 – Le gnomon

[La première mesure du temps : le gnomon. Afin que le retour du Soleil aux mêmes périodes soit non plus subi mais attendu, permettant ainsi d'organiser certaines activités sociales et agricoles, l'homme a inventé un instrument : le gnomon. Simple bâton planté en un endroit ensoleillé, son ombre indique à la fois l’heure et la saison (l'ombre est plus longue en hiver)]

gnomonLa mythologie védique rend compte de la création de l’espace, ou plus précisément des 3 mondes, par les 3 pas de Vishnou, dieu mineur, mais qui deviendra l’un des 3 grands dieux des temps ultérieurs : son premier pas crée l’espace terrestre, son deuxième pas l’espace intermédiaire (ce que nous nommons l’atmosphère), son troisième pas le ciel. De la provient la fréquente identification de Vishnou au soleil. Mais comme le montre clairement le mythe de la décapitation de Vishnou, c’est la tête du dieu que l’Inde védique identifie au soleil, non le dieu lui-même.  Reprenant une hypothèse antérieure, Falk (1987) a identifié Vishnou au gnomon. Le gnomon est l’artefact qui, dès l’époque védique, remplace l’arbre du soleil du stade antérieur de la mesure du temps. Avant de diviser le jour en sous-unités, les peuples primitifs ont cherché à déterminer les solstices. À cet effet, ils ont pris comme points de repère (que l’on vise, *met-) des sommets de montagnes ou des arbres : d’où par ex. l’arbre du Soleil (féminin) Saule, des Chansons mythologiques lettonnes (Jonval 1929 : 65 et suiv.). Ainsi la strophe 227 :

Un tilleul touffu aux branches d’or
Pousse au bord de la mer, dans le sable ;
Sur la cime est assise la Fille de Saule
Saule elle-même sur les branches d’en bas.

Un passage de la Taittirîya Samhitâ conserve le souvenir de cette notion. Après avoir indiqué que celui qui désire la splendeur doit offrir une vache blanche à Sûryâ (Soleil féminin, comme Saule, dont le nom est apparenté), et que le poteau sacrificiel doit être en bois de l’arbre bilva, le texte poursuit : « l’endroit d’où le soleil d’en haut naquit, c’est là que s’éleva l’arbre bilva. Le sacrifiant gagne la splendeur grâce au lieu d’origine du soleil ». Ce “lieu d’origine” du soleil est manifestement l’arbre qui servait à déterminer le terme de sa course annuelle, comme l’arbre du soleil des chansons mythologiques lettonnes. Mais l’arbre du soleil a pu servir ultérieurement à subdiviser le jour, d’abord par la mesure de l’ombre portée, puis par sa place sur un cadran. Or c’est à partir de l’arbre que s’interprète l’image de la décapitation. Le soleil rouge du soir ou du matin qui s’éloigne de l’arbre pris comme repère peut être assimilé à une tête coupée qui se détache du tronc. Le gnomon en conserve parfois le souvenir : ainsi celui que décrit Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, 36, 72-73 : sa pointe était surmontée d’une boule dorée assimilée à une tête humaine.

À partir de ces considérations, j’ai proposé une nouvelle interprétation de la comparaison effectuée antérieurement par G. Dumézil entre la décapitation de Vishnou et celle du géant Mimir de la légende scandinave, ainsi qu'une étymologie du nom de Vishnou (Haudry 2001).

• 3 – Mégalithes et cycle annuel

stoneh10.gifNombre de constructions mégalithiques d'Europe ont été édifiées sur la base du cycle annuel, comme le rappelle Vadé (2008 : 9 et suiv.) :

« On sait depuis longtemps que Stonehenge n'est pas un monument isolé. Ce n'est que l'exemple le plus considérable d'une série de constructions circulaires de l'époque néolithique, soit en pierres, soit en bois, dont on trouve des vestiges depuis l'Europe du Nord jusqu'au Proche-Orient. En France, les enclos circulaires de plus de 100 m. de diamètre découverts à Étaples (Pas-de-Calais) et dépourvus de toute trace liée aux fonctions d'habitat présentent de fortes similarités avec les henges d'outre-Manche. Leur destination cultuelle, notent prudemment les archéologues, “ne semble pas totalement exclue”.

Mais c'est surtout en Allemagne qu'on a retrouvé de semblables constructions. La  plus notable est le cercle de Goseck en Saxe-Anhalt, énorme ensemble tumulaire de 75 m. de diamètre, daté du début du Ve millénaire. Il comporte 3 cercles concentriques de terre et d'épieux et s'ouvre par 3 portails, dont l'un est orienté au nord et les 2 autres, au sud-est et au sud-ouest, correspondant au lever et au coucher du soleil au solstice d'hiver. Ensembles analogues au Portugal, avec les cercles de pierres de l'Alentejo également datés du Ve millénaire. Sensiblement à la même époque, en Nubie, l'important champ mégalithique de Nabta Playa, à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Abou Simbel, comporte des alignements marquant le nord, l'est et le lever du soleil au solstice d'été ainsi qu'un petit cercle de pierres dont les couvertures correspondent également à l'axe nord-sud et à l'axe solsticial ».

Il conclut :

etoile10.jpg« On est loin d'avoir fini d'établir la liste des lieux d'Europe comportant des “portes solsticiales” dûment aménagées. Une exposition récente [hiver 2006] sur L'Or des Thraces au Musée Jacquemart-André donnait l'occasion d'en découvrir plusieurs. Le plus spectaculaire est peut-être le monument mégalithique de Slantcheva Vrata dominant la “Vallée des rois thraces” près de Kazanlak. Plusieurs blocs empilés de main d'homme figurent une véritable porte, d'où l'on embrasse du regard tout le territoire sacré des rois odryses. Au moment du solstice d'été, le soleil passe par l'ouverture.

Il faudrait parler encore du site de Kokino en Macédoine (à 75 km environ de Skopje). L'archéologue Jovica Stankovski y a découvert en 2002, au sommet d'une colline de plus de 1.000 m. d'altitude, “un observatoire” daté d'environ 1800 avant notre ère. Selon l'astronome Gjorgii Cenev, de l'observatoire de Skopje, on y observait les solstices et les équinoxes, ainsi que la constellation des Pléiades, depuis d'énormes “trônes” de pierre face à l'horizon de l'est, où des repères marquaient les directions remarquables ».

Mohen (2008 : 48 et suiv.) en cite quelques autres :

« L'un des plus beaux exemples de cette intention précise est constituée par le couloir du grand tumulus dolménique de New Grange (C° Meath) en Irlande. Le fouilleur, M. Herity, constata en1963 qu'un linteau décoré, placé au-dessus et en arrière de la dalle de couverture de l'entrée du couloir, était en réalité le sommet d'une ouverture qui permaittait à un rayon du soleil levant de parcourir le couloir jusque dans la chambre. L'angle de cette ouverture, appelé roof-box, laissant passer le rayon lumineux rectiligne du soleil levant, le jour du solstice d'hiver, illuminait le fond du dolmen de plan cruciforme. Ainsi, comme le niveau du sol à l'entrée du couloir était à 2 m., en-dessous du sol de la chambre, lieu funéraire sacré, l'ouverture de la lucarne située au-dessus des 2 m., à l'entrée du couloir, permettait au rayon d'éclaircir la chambre. Impressionnés par cette précision, et le rôle du soleil solsticial, les archéologues ont pensé que les motifs spiralés ornant les grandes dalles disposés devant et à l'arrière du tumulus ou encore au pourtour de nombreux tumulus irlandais, dont ceux de Knowth ou de Dowth dans la même région irlandaise orientale, étaient peut-être en relation avec le mouvement perpétuel du soleil.

L'autre exemple qui prouve que l'observation des constructeurs préhistoriques de mégaliques pouvait être d'une précision extrême est celui de la dernière phase du monument de Stonehenge, système de fossés circulaires et de pierres dressées, délibérément orienté à partir d'un aménagement des trilithes disposés en U, entourant l'observateur situé au centre du dispositif en cercle, et visant à travers 2 pierres rapprochées l'endroit exact où le soleil apparaît à l'horizon, le jour du solstice d'été.  Si cet  axe de la phase 1, antérieure aux trilithes, reste approximatif en cadrant un angle entre 27°N et 24°N, le nouvel aménagement est très précis et juste ; il est celui de la quatrième et dernière phase, contemporaine de l'implantation de 2 nouveaux menhirs laissant passer exactement la ligne d'observation allant du centre du site au point d'apparition du solstice d'été, selon l'axe principal de 24°N. Cette troisième phase est datée de 2250 à 1900 avant notre ère. C'est elle qui est encore, de nos jours, le cadre des célébrations contemporaines du solstice d'été ».

Il mentionne également les alignements de Carnac, dont l'étude a permis à Alexandre Thom de déterminer l'unité de mesure utilisé, le “yard mégalithique” valant 0,829 m., et observe à ce propos :

« Il semble bien que le fait de dresser des monolithes réponde à un besoin de concrétiser un repère spatial que la lumière révèle, d'où l'attention particulière à l'emplacement topographique de la pierre dressée, d'où aussi les déplacements fréquents des pierres depuis les gîtes géologiques. L'endroit choisi pour l'implantation de la pierre est donc sans doute minutieusement choisi. La notion d'espace est de la même manière minutieusement calculée et se retrouve dans l'aménagement du territoire que les recherches archéologiques peuvent, dans le meilleur des cas, révéler. La place des mégalithes y est essentielle » (p.  51).

• 4 – Interprétations

astron11.jpgLes mégalithes font l'objet de multiples interprétations, dont la conclusion de Mohen (p. 53) donne un aperçu : « Ces mégalithes et monuments sont des indicateurs pour ceux qui les mettent en œuvre. Ils reflètent des visions cosmiques de ces premiers agriculteurs mais aussi des préoccupations ancestrales et topographiques, liées sans doute à la légitimité du terroir et à la protection des aïeuls ». Une précédente étude parue dans cette même revue (Haudry 2007-2008) fait écho à la théorie récente de Mahlstedt (2004), qui permet de donner un contenu à l'image indo-européenne du “ciel dans la pierre”, mais on s'en tiendra ici à leurs rapports avec le cycle annuel.

Le fait que les mégalithes apparaissent au Néolithique a suggéré une interprétation des rapports de leur disposition avec cycle annuel [cf. « Culture mégalithique et archéoastronomie », Y. Verheyden, in Nouvelle École n°42, 1985] : ils auraient constitué un premier calendrier agricole. Cette utilisation est une possibilité qui ne peut être écartée. Elle est confirmée à l'âge du bronze par la présence, sur le disque de Nebra et à Kokino (Macédoine), comme on l'a vu ci-dessus, des Pléiades, dont Hésiode rappelle que leur lever et leur coucher constituait des signaux pour l'agriculteur :

« Au lever des Pléiades, filles d'Atlas, commencez la moisson, les semailles à leur coucher. Elles restent, on le sait, quarante nuits et quarante jours invisibles ; mais, l'année poursuivant sa course, elles se mettent à reparaître quand on aiguise le fer. Voilà la loi des champs » (trad. Paul Mazon).

Mais elle ne constitue sûrement pas la motivation initiale, comme l'observe Vadé (2008 : 12) :

« A-t-il fallu attendre l'agriculture, comme on le pense généralement, pour repérer les bornes de la course du soleil et en tirer parti pour le choix de certains lieux ? Autrement dit, à défaut de structures d'observations construites, des orientations solaires privilégiées ne pourraient-elles être repérées dès le Paléolithique supérieur, à l'époque du grand art pariétal ? Il semble bien, grâce aux recherches de Chantal Jègues-Wolkiewiez, que l'on puisse répondre par l'affirmative. On sait que cette chercheuse indépendante a provoqué une certaine sensation au cours de l'année 2000 en présentant au Symposium d'art préhistorique en Italie une communication sur la vision du ciel des Magdaléniens de Lascaux. On continue à discuter sur les interprétations qu'elle a proposées des peintures de la grotte.

Retrouver des constellations définies beaucoup plus tard et parler de zodiaque primitif ne va pas de soi. Mais ce qui n'est guère contestable, c'est la coïncidence de l'orientation de l'ancienne entrée de la grotte et de la direction du soleil couchant au solstice d'été. Il s'ensuit qu'à cette date le fond de la grande salle se trouve éclairé comme à aucun autre moment de l'année par les rayons du soleil vespéral. À partir de cette constatation, la chercheuse s'est demandé si d'autres grottes à peintures présentaient des particularités analogues. Elle a ainsi engrangé une moisson de résultats dont elle nous donne ici un échantillon concernant la grotte de Commarque — avec une étude parallèle sur la chapelle du château, où des fenêtres dissymétriques répondent au même souci de faire entrer la lumière solsticiale, tant cette préoccupation semble permanente dans les cultures restées traditionnelles. »

Cette interprétation “traditionnelle” postule une continuité ininterrompue du Paléolithique au Moyen Âge comme l'indique Jègues-Wolkiewiez (2008 : 25) dans le résumé de son étude :

« Dans le sanctuaire magdalénien de Commarque, comme à Lascaux, le coucher solsticial d'été pénètre la grotte ornée par des artistes paléolithiques. À 50 mètres de distance dans l'espace, mais à douze millénaires de distance dans le temps, au Moyen Âge, les bâtisseurs de la chapelle Saint Jean du château de Commarque ont non seulement mis en valeur le coucher solsticial d'été, mais aussi le lever de l'hiver. Les rayons solaires pénètrent par les fenêtres situées de part et d'autre de l'autel et éclairent celui-ci.

Ces deux temps forts de l'année sont mis en valeur sur le territoire français par l'ornementation préférentielle des grottes ornées paléolithiques. Ce phénomène cyclique partageant l'année en deux temps avait non seulement été remarqué mais aussi exploité par les Paléolithiques. On peut se demander si la mise en scène des rayons de lumière du “roi du ciel”, lors de ces deux moments clefs de calcul du temps par les constructeurs catholiques du Moyen Âge ne relève pas du même concept que celui des païens du Paléolithique ? »

Les conceptions sur lesquelles se fonde cette pratique remontant au Paléolithique supérieur ne sont pas attestées directement, faute de textes. Mais la continuité matérielle constatée rend admissible une continuité de la signification qui toutefois ne peut être précisée, et qui n'exclut pas la possibilité d'utilisations et de réinterprétations. La probabilité de la continuité est renforcée par ce que nous savons des courants traditionnels au sein du christianisme tels que les a mis en évidence Paul-Georges Sansonetti dans le numéro précédent de cette revue.

• 5 Mégalithisme et tradition indo-européenne

♦ 5.1 Conception et réinterprétation

Il n’est évidemment pas envisageable d’interpréter l’ensemble des données mentionnées ci-dessus par la tradition indo-européenne : certains lui sont extérieurs, notamment ceux du Proche-Orient et d’Afrique du nord, d’autres, comme l’orientation des grottes paléolithiques, lui sont antérieurs. Mais on peut déterminer les significations qui leur ont été attribuées, même s’il s’agit de la réinterprétation d’édifices conçus et mis en place par une population antérieure qui lui attribuait une autre signification.

♦ 5.2 Le symbolisme social de la “concordance”

 La proximité formelle entre le nom indo-iranien du “moment propice”, du “temps fixé pour une activité*r(a)tu-, terme qui désigne par ailleurs le “modèle”, le “représentant idéal” —, et celui de la “vérité”, (a)rta-, suggère un rapport entre les 2 notions. Ce rapport est confirmé et précisé par le troisième représentant de la base *(a)rt-, l’adverbe grec arti, qui signifie à la fois “justement”, “récemment” et en premier terme de composés “convenablement”, “correctement”. Cet emploi est à la base d’une concordance formulaire que j’ai signalée jadis (en dernier lieu : Haudry 2009 : 84, 119, renvoyant à un travail antérieur) entre 3 composés grecs et leurs correspondants indo-iraniens, reflétant la triade héritée pensée, parole, action. Il semble que les Indo-Européens aient considéré la régularité des cycles temporels comme l’image cosmique de leur valeur suprême, la vérité, c’est-à-dire essentiellement de la “fidélité”, concordance entre ce que l’on dit (notamment ce que l’on promet) et ce que l’on fait. Les Yârya avestiques, génies des 6 saisons de l’année, sont des “modèles de vérité”, ashahe ratavô.

♦ 5.3 Concordance et retour annuel de la lumière

L'interprétation à partir de l'image cosmique de la vérité vaut pour la période récente de la période commune, celle  dans laquelle les rapports sociaux se sont diversifiés et complexifiés, exigeant loyauté mutuelle entre les clans potentiellement rivaux, voire ennemis. Mais dans la phase la plus ancienne, on est encore loin de cette conception. La  “concordance” entre l'événement humain, rassemblement, fête, sacrifice, et la manifestation cosmique, l'arrivée de la lumière solsticiale dans l'ouverture de l'enclos (initialement de la grotte),  est l'essentiel. La concordance entre l'événement humain et l'événement cosmique avait sa signification en elle-même, et non par référence aux rapports sociaux. Dans la part de la tradition qui prend son origine dans le Grand Nord (Haudry 2006), le but du rite était d'assurer la régularité du cycle des saisons, et notamment le retour annuel de la lumière.

► Jean Haudry, Hyperborée magazine n°10/11, 2011.

• La revue semestrielle Hyperborée Magazine est une des rares publications d'expression française à être consacrée principalement à la géographie sacrée (étude des lieux sacrés). Pour tout abonnement, vous pouvez adresser un chèque de 36 € (à l’ordre de CRUSOE) : CRUSOE, BP 1, Maison des associations, Le Ligourès, place Romée de Villeneuve, 13090 Aix-en-Provence.

• Bibliographie :

  • FALK Harry, 1987 : « Vishnu im Veda », Festschrift für Ulrich Schneider : 112 et suiv.
  • JEGUES-WOLKIEWIEZ Chantal, 2008 : « Paléoastronomie à Commarque », VADÉ 2008 : 23-45.
  • JONVAL Michel, trad., 1929 : Les chansons mythologiques lettonnes, Paris : Picart.
  • HAUDRY Jean, 2001 : « Mimir, Mimingus et Vishnu », Festschrift für Anders Hultgård : 296-325.
  • HAUDRY Jean, 2006 : « Les Indo-Européens et le Grand Nord », Hyperborée, 3 : 5-10.
  • HAUDRY Jean, 2007-2008 : « Du ciel de pierre au ciel dans la pierre », Hyperborée, 5 (2007) : 18-24 ; 6 (mai 2008) : 37-42 ; 7 (nov. 2008) : 9-15.
  • HAUDRY Jean, 2009 : Pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milan : Archè.
  • MAHLSTEDT Ina, 2004 : Die religiöse Welt der Jungsteinzeit, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
  • MOHEN Jean-Pierre, 2008 : « Mégalithes européens de la préhistoire et orientations remarquables », in VADÉ 2008 : 46-54.
  • VADÉ Yves (éd.), 2008 : Étoiles dans la nuit des temps, L’Harmattan.

 

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◘ De l’indo-européen aux indo-européens

I. – Histoire de la recherche

La recherche sur les Indo-Européens (1) est passée par 2 phases opposées. À l’enthousiasme parfois téméraire des premiers temps ont succédé le désenchantement et l’hypercritique :

« Après les espoirs, nourris par les travaux de Kuhn, de Grimm, de Max Müller et de Schrader, que l’étude comparée des vocabulaires permettrait de reconstituer un état de civilisation, on était entré dans une ère de critique et de doute qui menaçait de réduire l’Indo-Européens à la condition de fantôme linguistique : d’une part, on ne voulait plus connaitre d’eux que la langue ; d’autre part, l’idée d’une langue commune, dont toutes les autres seraient issues, cédait la place à l’hypothèse de dialectes entre lesquels des affinités auraient existé au départ ou se seraient développées au cours des temps » (2).

Cette position extrême où le scepticisme sur l’existence d’une communauté ethnique aboutit à mettre en doute, contre toute évidence, l’existence d’une communauté linguistique est celle de Trubetzkoy, évoquée dans la conclusion d'un précédent volume de la même collection (3). Il est permis de penser qu’aujourd’hui la recherche sur les Indo-Européens est entrée dans une troisième phase, celle de la critique positive et des certitudes raisonnées.

II. – Problématique

On ne saurait parler des Indo-Européens comme on parle des Grecs ou des Romains, puisque nous n’avons d’eux aucun texte ; par suite, aucun site, aucun monument, aucun objet ne peut leur être attribué sans discussion. Le chercheur ne dispose pas même de témoignages contemporains comme pour les Gaulois, les Germains et les autres “Barbares” connus des Grecs et des Romains.

Au départ, l’existence des Indo-Européens n’est pas une donnée, mais une hypothèse au second degré. La première hypothèse est celle d’une langue indo-européenne : comme on l’a rappelé dans L’indo-européen, p. 123, cette hypothèse est la seule qui rende compte des concordances nombreuses, complexes et precises relevées dans la grammaire et le vocabulaire de la plupart des langues d’Europe et de plusiurs langues d’Asie. L’existence d’une langue implique celle d’une communauté linguistique. Mais communauté linguistique n’implique pas nécessairement peuple ou nation : le français est aujourd’hui la langue d’une communauté linguistique dite “francophone” qui, prise dans son ensemble, n’a en commun que la langue. Une situation analogue s’est constituée apres l’éclatement de l’Empire romain d’Occident. Mais peut-on avec quelque vraisemblance faire une telle supposition pour le IIIe millénaire avant notre ère ? Tel est en effet le terme ultime d’une communauté indo-européenne : au début du IIe millénaire apparaissent, déjà bien différenciées, les langues indo-européennes d’Anatolie ; or, rien n’indique l’existence d’un vaste empire au IIIe millénaire ou antérieurement. La communauté linguistique indo-européenne ne peut être celle d’un empire ou d’une confédération ; c’est nécessairement celle d’un peuple migrateur. Ce peuple, objectera-t-on, peut avoir été le rassemblement éphémère d’individus sans autre lien qu’une commune aventure, et, dans ce cas, il serait vain de rechercher ce qu’ils avaient en commun par ailleurs. Mais une telle supposition se heurte aujourd’hui à l’existence indiscutable d’une phraséologie poétique traditionnelle reflétant une idéologie commune. Et nous verrons que la communauté s’est étendue sur 2 périodes de la préhistoire, l’âge de la pierre et l’âge du cuivre. Ce qui nous conduit à la seconde hypothèse, celle d’un peuple indo-européen, dont il reste à déterminer la civilisation, la culture (4) et la nature, ainsi que la localisation dans l’espace et dans le temps.

III. – Techniques de reconstruction, de datation et de localisation

1. Civilisation matérielle. — Pour déterminer le niveau de civilisation matérielle de ce peuple, en l’absence de témoignage direct, on ne dispose au départ que de la paléontologie linguistique. Cette méthode consiste à attribuer à un peuple la connaissance des êtres, des notions et des objets dont la langue possède la dénomination, et à lui dénier la connaissance de tout ce que son lexique ignore ou ne connaît que par emprunt. Lorsque la langue sur laquelle on opère est elle-même reconstruite, les incertitudes de la reconstruction linguistique s’ajoutent aux incertitudes inhérentes à la méthode. L’absence d’une dénomination peut être due à des causes purement linguistiques. Ainsi, du latin aux langues romanes, le nom du cheval, lat. equus, a été remplacé par caballus sans que pour autant le cheval ait disparu du domaine correspondant avant d’y être réintroduit. La méthode ne peut donc pas s’appliquer aveuglément. Mais, en dépit de ses incertitudes, elle a fourni des indications qui se sont vérifiées, ainsi pour le niveau de la technique métallurgique. Le lexique indique la connaissance du cuivre (*áyes-) , mais non celle du fer, dont la dénomination varie d’une langue à l’autre. Cette indication situe la période finale de la communauté dans l’âge du cuivre, ce qui se vérifie par ailleurs. Cette méthode a été utilisée avec succès pour déterminer le cadre de vie des Indo-Européens, et par là pour situer géographiquement leur habitat primitif.

2. Culture. — Appliquée à la religion, composante essentielle de la culture, cette méthode a donné naissance à la mythologie comparée dont les résultats ont été si décevants qu’encore en 1928 A. Meillet concluait qu’on ne savait rien de la religion indo-européenne, sinon que le culte s’adressait à des dieux « célestes, immortels, donneurs de biens » et à des faits sociaux divinisés. G. Dumézil a montré depuis qu’en cette matière il ne faut pas essayer de superposer des mots, mais comparer des ensembles de faits. Le nom des dieux, des officiants, des rites et des objets du culte diffère d’une langue à l’autre : la religion romaine et la religion grecque n’ont guère en comun qu’un nom divin signifiant étymologiquement “le Père Ciel”, Jūpiter = Ζεὺς (πατήρ) [Zeus (père)], mais le dieu qui le porte n’est pas la personnification du ciel ; le nom de Junon ne concorde pas avec celui d’Héra et l’Apollon romain n’est que l’emprunt de l’Apollon grec. Paradoxalement, ce n’est pas dans les textes religieux que sont apparues les concordances essentielles. À Rome, chez les Germains, chez les Celtes, la tradition s’est conservée sous forme de légende épique ou d’histoire légendaire. C’est seulement en Inde et en Iran que nous sont conservés des textes religieux antérieurs à l’épopée et à l’histoire ; plus explicites par nature, ces textes ont donné la clé de la pensée religieuse des Indo-Européens et permis d’utiliser les autres documents. Il est apparu que la base des conceptions religieuses indo-européennes était la répartition des activités divines et humaines en 3 fonctions cosmiques et sociales : souveraineté magico-religieuse, guerre, production et reproduction. Figées en castes dans la sociéte indienne qui se divise en prêtres, guerriers et producteurs, les 3 fonctions sous-tendent non seulement une foule de légendes épiques ou semi-historiques (l’épopée indienne, l’histoire des premier temps de Rome, les Sagas celtiques et islandaises), mais encore l’organisation du panthéon des divers peuples indo-européens, chez qui on retrouve des dieux de même fonction sous des noms differents : la souveraineté magico-religieuse est l’apanage de Jupiter et de Fides à Rome, de Varuna et de Mitra dans l’Inde védique, d’Odin et de Tyr en Islande ; la fonction guerrière appartient respectivement à Mars, à Indra, à Thor ; la fonction productive à Quirinus, aux Aśvin, à Freyr et Freya. Ces triades fonctionnelles ne sont pas des constructions de l’esprit : la triade Jupiter-Mars-Quirinus est attestée dans la Rome royale et chez ses voisins ombriens ; la triade indienne formée par la couple Mitra-Varuna, Indra et les Aśvin (nommés aussi Nâsatya) l’est dans un traité entre le souverain indien du Mitanni et l’un de ses voisins ; la triade nordique était honorée au temple d’Upsal. Et la conception trifonctionnelle est si profondément enracinée dans la mentalité des peuples indo-europeens que, par-delà l’Empire romain, elle resurgit dans l’organisation de la société médiévale en oratores (clergé), bellatores (noblesse), laboratores (tiers état). La méthode de G. Dumézil, la “nouvelle mythologie comparée” (5), vaut donc non seulement pour la religion mais pour l’ensemble des institutions ; il y a plus d’un siècle, Fustel de Coulanges montrait, dans La Cité antique, l’unité profonde du droit public et privé et de la religion. On peut aujourd’hui mesurer la fécondité de cette méthode au nombre impressionnant de concordances qu’elle a permis de découvrir entre les systèmes conceptuels, les schémas narratifs, les institutions, etc., en l’absence de dénominations communes.

La méthode étymologique retrouve ses droits dans le domaine du formulaire poétique traditionnel : depuis un siècle, chaque année apporte sa moisson toujours plus riche de rapprochements entre formules du Véda et de l’Avesta, kenningar germaniques, épithètes homériques, etc. ; et ce formulaire est porteur d’une idéologie que nous aurons souvent l’occasion d’évoquer ci-dessous.

3. Peut-on restituer l’état politique et social réel ? — On ne doit jamais perdre de vue que toutes ces reconstructions permettent d’atteindre uniquement l’image que les Indo-Européens se faisaient d’eux-mêmes, non de la réalité des faits et des structures. Ainsi, comme l’a indiqué G. Dumézil, rien ne permet d’affirmer que la population était effectivement divisée en 3 classes fonctionnelles et si, dans ce cas, il existait entre elles une certaine mobilité. On ne peut donc reconstruire que des modèles probables, en tenant compte de la reconstruction de l’idéologie et en confrontant les modèles attestés à date historique, dont certains présentent effectivement des concordances significatives. Mais en définitive le modèle reconstruit ne prend réellement consistance qu’une fois identifié sur le terrain. Ici, comme pour tout ce que concerne la civilisation matérielle, le dernier mot appartient nécessairement aux archéologues.

IV. – L’identification archéologique et anthropologique

L’utilisation conjointe de toutes ces indications permet de poser correctement le problème de l’identification archéologique du peuple indo-européen, c’est-à-dire de l’attribution à ce peuple de tel ou tel site archéologique connu. La datation de divers sites qu’on lui attribue permet de reconstituer ses deplacements : par là, on apporte un début de solution au vieux problème de l’habitat originel. À ce dossier, il convient de joindre les indications externes, qui témoignent des rapports, ou peut-être d’une parenté, entre la communauté indo-européenne et d’autres peuples. Un champ immense, encore peu exploré, s’ouvre à la recherche. C’est en tout dernier lieu qu’il est possible de s’interroger sur l’identification anthropologique du peuple indo-européen ; la morphologie des squelettes retrouvé dans les sites qui lui sont attribués permet de le situer par rapport aux races définies par l’anthropologie physique, et de contrôler les indications fournies par les textes et les documents figurés sur l’apparence physique de ses descendants.

V. – Caractère et mentalité

Il est difficile de tracer un portrait moral des Indo-Européens, c’est-à-dire de déterminer les constantes de leur caractère, mais il est facile de connaître leurs idéaux, grâce au formulaire poétique traditionnel, véhicule naturel de l’idéologie, et grâce aux noms de personnes : nomen omen, le nom qu’on donne à un enfant indique ce que l’on attend de lui. Enfin, le problème de la mentalité a été posé à partir des données linguistiques : le débat sur l’existence de noms abstraits dans la langue met en cause la faculté d’abstraction des sujets parlants ; le caractère récent des conjonctions de subordination, qui fait conclure à l’inexistence de la phrase complexe en indo-européen, a été interprété comme l’indice d’une pensée rudimentaire. Une réflexion nouvelle sur le sens de l’évolution linguistique permet de reconsidérer ces conclusions. À partir de la base linguistique de l’étude, idéaux et mentalité sont ainsi les éléments les plus directement accessibles ; c’est par eux que nous commencerons (6).

► Jean Haudry, introduction de : Les Indo-Européens, PUF, 1981.

◘ Notes :

  • (1) Je remercie M. Georges Dumézil d’avoir bien voulu lire le manuscrit de ce livre ; il va de soi que j’en reste seul responsable.
  • (2) Réponse de M. Claude Lévi-Strauss au Discours de réception de M. Georges Dumézil à l’Academie française, 1979, p. 53-54.
  • (3) L’Indo-européen, p. 123-124.
  • (4) Au sens où l’entend É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 30 : « J’appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l’accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l’activité humaine forme, sens et contenu ».
  • (5) C. Scott Littleton, The New Comparative Mythology, 2° ed., 1973.
  • (6) Le plan de cet ouvrage a eté dicté par la matière même : il va des données les plus immédiates, celles de la langue et celles du formulaire, aux conjectures de la localisation dans l’espace et dans le temps. Le reste repose sur la paléontologie linguistique et sur la “nouvelle mythologie comparée”. On espère avoir montré que les diverses approches qu’on le se plait parfois à opposer, se complètent et se rejoignent.

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◘ Pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne

triade10.jpgLa première partie de cette étude, fondée sur une série de travaux antérieurs de l’auteur, est consacrée à montrer, contre l’opinion qui a prévalu ces dernières décennies, que la célèbre triade avestique pensée, parole, action a des correspondants anciens, le plus souvent hérités, dans plusieurs autres traditions du monde indo-européen, et notamment en Grèce, où la triade figure dans un texte daté du VIIIe siècle, la “Grande Rhètra” de Tyrtée, dans les poèmes homériques et chez Hésiode. Ces correspondants sont restés inaperçus jusqu’à ce jour, en dépit de quelques indications remontant au XIXe siècle, parce que les formes les plus anciennes de la triade sont beaucoup plus libres, et donc beaucoup moins saisissables, que les formes les plus récentes, issues d’un processus de “cristallisation” déjà signalé dans l’une des premières études qui lui ont été consacrées : manifestement, la triade a été vécue et mise en pratique avant d’être formulée et bien avant que sa formulation ne se fixe. L’évolution est sensible de l’Avesta ancien à l’Avesta récent et, à l’intérieur de l’Avesta ancien, des Gâthâs au Yasna aux 7 chapitres. Il est apparu d’autre part que la triade présente 2 variantes principales : l’une dans laquelle le corps, ou, plus anciennement, l’un de ses constituants, tient la place de l’action (la “triade médicale” indienne, et ses parallèles germaniques), l’autre dans laquelle la vue tient la place de la pensée — à moins que ce ne soit l’inverse.

À partir de ces données a été effectuée une triple reconstruction.

1) Une reconstruction des formes par lesquelles s’expriment les termes de la triade. Elles sont assez unitaires pour la variante principale, dans laquelle les 3 notions sont exprimées par les dérivés verbaux et nominaux des racines *men- “penser”, *wekw- “parler”, *werg̑- “faire”, plus flottantes pour les variantes secondaires : il n’y a pas de désignation ancienne du corps, et l’on a supposé récemment que “voir” était le sens premier de la racine *men-, dont le sémantisme apparaît beaucoup plus complexe que celui des 2 autres. Outre les formes, on reconstruit une “triade de la conformité” comportant pour chacun des termes une forme de la racine signifiant “adapter, ajuster”, et une “triade héroïque” comportant le nom du héros. La triade se présente donc dans une situation intermédiaire entre celle des formules reconstruites réunies par Rüdiger Schmitt et celle d’un groupe de notions comme les “trois fonctions” de G. Dumézil. De fait, la triade et ses variantes sont largement représentées dans les 3 domaines — indo-iranien, grec, germanique — dans lesquels le formulaire traditionnel est bien conservé. On n’en connaît pas d’exemples latins. Il est en revanche un exemple slave dans le mythe du dieu printanier Jarilo, qui par l’éclair a donné à l’homme la pensée, par le tonnerre la parole, par la foudre à la fois le feu et l’éveil, “feu de l’action”.

2) Une étude rétrospective de la transmission, envisageant les différentes possibilités, héritage, emprunt à l’Avesta, direct ou indirect (à travers la formule du Confiteor). Il en ressort que des attestations anciennes peuvent résulter d’un emprunt (la triade principale chez Héraclite) et qu’en revanche des attestations plus récentes sont attribuables à un héritage (la “triade médicale” dans les poèmes eddiques).

3) Une étude de la signification des termes reconstruits, de leurs rapports mutuels, et des rapports de la triade avec la société ; il en ressort que la variante principale est liée à la “société héroïque” de la période des migrations qui met l’accent sur l’opposition entre la vérité (la loyauté, la fidélité) et le mensonge (la déloyauté, l’infidélité) dans les rapports entre le chef et ses compagnons, et sur le “choix” entre ces 2 attitudes. De la provient la prédominance du couple parole (donnée) action. Mais le *ménos y trouve sa place, qu’il s’agisse de l’ardeur du guerrier ou de l’inspiration du poète. Une situation privilégiée est le rituel, où ces 3 activités complémentaires ont été institutionnalisées. La variante pensée, parole, corps est devenue la “triade médicale”.

La seconde partie montre que les 5 termes impliqués, les 3 de la variante principale (pensée, parole, action) et les 2 autres (corps, vue), sont étroitement liés au feu, en particulier, mais non exclusivement, à ses formes latentes : il y a un “feu de la vision”, lié en partie au “feu du regard” ; un “feu de la pensée” ; un “feu de la parole” ; un “feu de l’action” ; et un assez grand nombre de “feux du corps”, qu’il s’agisse du “feu de la vie” ou des feux de différents fluides corporels, comme le feu froid du phlegme. On y a joint un chapitre consacré aux “feux de la personne” rassemblant les diverses composantes sociales qui s’ajoutent à l’individualité, en premier lieu le lignage, et qui sont figurées sous la forme d’un “rayonnement” ou d’un feu : feu de la gloire, feu de l’autorité, feu de la fortune. Il y a aussi un “feu du lignage”.

Outre les 2 conclusions principales, l’antiquité de la triade avec ses variantes et leurs rapports avec le feu, un certain nombre de vues nouvelles ont été exposées chemin faisant :

L’interprétation par la triade du rôle de 3 des 4 officiants majeurs du sacrifice védique, le brahman (pensée silencieuse), le chantre (parole chantée), l’officiant manuel (action physique) ; cette hypothèse concorde avec celle selon laquelle le hotar “oblateur” s’identifie initialement au sacrifiant laïc, et n’est donc pas un officiant et la comparaison avec le *gudjan germanique, désigné lui aussi comme “celui qui verse la libation”. Cette tripartition fondée sur la triade se retrouve dans les Mystères d’Éleusis et dans les dénominations islandaises du magicien (§§ 1.2.10, 1.3.4, 1.7.2.4). La triade a eu tendance à s’institutionnaliser.

Le feu physique s’intériorise parfois pour produire l’une ou l’autre des formes du feu de la pensée (§ 3.7). Le tapas, spécifiquement indien, est issu d’un tel processus ; mais, au départ, il doit s’agir de la transposition au prêtre du feu de l’action guerrière, beaucoup plus largement représenté (§ 3.4.7.9).

Les différents sens du vieil-indien púruṣa- (homme, géant primordial, pupille de l’œil, âme, feu latent des plantes) ont en commun un rapport direct ou indirect avec le feu, ce qui suggère de rattacher la forme à l’un des noms du feu (§§ 3.3.1, 5.6.3). Il en va de même pour un certain nombre d’autres noms communs de l’homme, du héros, et de noms propres de peuples. Le “feu de la victoire” et la “lumière du héros” sont des formes du feu de l’action (§ 5.5).

À partir du “feu de la parole”, le Feu divin est à l’origine du théâtre en Inde, avec Bharata (= Agni) et en Grèce, avec Dionysos, ancien Feu divin “fils de Zeus” (§ 4.9).

Le Feu de la parole s’incarne dans plusieurs personnages mythologiques comme Narāśaṃsa dans l’Inde védique, Nairyō.saŋha dans l’Avesta, dont le nom signifie “proclamation qualifiante des seigneurs” et qui sont une forme du Feu divin du panthéon correspondant ; une part de la mythologie du dieu scandinave Loki s’explique aussi par là (§§ 4.8.1 et 4.8.3).

Le genius latin est l’équivalent de l’agni jania “feu lignager” védique (§ 7.4.3).

L’*awgos est un éclat, cf. grec αὐγή “éclat solaire” (§ 7.6.6).

Le nom i.-e. du roi, *rēg̑-, est issu de composés dans lesquels la forme signifie “éclat” (§ 7.6.7).

Plusieurs concordances ont été relevées entre le domaine germanique et le domaine indien : l’homonymie des 2 substantifs vieil-islandais bragr “art poétique” et “éminent” et la convergence entre Bráhmaṇas páti “maître de la formule” et Bŕ̥haspáti “maître de la hauteur” (§ 4.2.1) ; la légende de Thor et Loki et celle d’Indra et Kutsa (§ 4.8.3) ; le feu de l’installation sur un nouveau territoire (§ 3.5.4) ; le rôle du Feu divin dans la procréation (§ 6.4.1.6). Certaines s’étendent à l’ensemble indo-iranien, et au domaine grec : ainsi la correspondance entre la “Satire contre le noble”, les syntagmes sur lesquels se fondent les théonymes Nárāśáṃsa, Nairyō.saŋha, et le nom propre grec Cassandre (§ 4.8.1.9), ainsi que la “triade médicale” précitée. Une concordance formulaire indo-grecque : l’adjectif védique suagní- “qui possède un feu bénéfique” et les Eupuridai (§ 7.3.1).

Ces quelques exemples donnent un aperçu de la fécondité de l’hypothèse proposée pour la reconstruction de la tradition indo-européenne.

► Jean Haudry, Hyperborée magazine n°9. [version pdf]

◘ également introduction de : La Triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Archè, mai 2009. L'ouvrage (58 €) peut être commandé en librairie ou chez Edidit (4 rue Basfroi, 75011 Paris).


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