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Littérature - Page 7

  • Péguy parmi nous

    Péguy parmi nous

    par Pierre LE VIGAN

    peguy.jpgIl y a cent ans, Péguy publiait Le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, pièce de théâtre qui est toute entière le mystère de la prière de Péguy. Il publiait aussi, cette même année 1911, Le Porche du mystère de la deuxième Vertu (« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. » Cette « petite fille espérance. Immortelle » que chantera cet autre poète qu’était Brasillach). L’occasion de revenir sur Péguy, l’homme de toutes les passions.

    En 1914 mourrait Charles Péguy, au début d’une guerre qui marqua la fin d’une certaine Europe et d’une certaine France. Péguy représentait précisément le meilleur de l’homme de l’ancienne France, atteint au plus haut point par les ravages du monde moderne. On dit parfois qu’il y eut deux Péguy, le premier socialiste et dreyfusard, et le second, nationaliste, critique du progrès, catholique proclamé (par ailleurs nullement pratiquant) et atypique. Ces deux Péguy ont leur grandeur, et les deux ont été bien vivants c’est-à-dire qu’ils ont écrits comme tout le monde aussi quelques bêtises. Mais c’est le même homme qui a été tour à tour socialiste idéaliste et critique passionné – et bien injuste – de Jean Jaurès. Et c’est le même homme qui fut poète, et qui fut hanté par l’idée de hausser l’homme. C’est pourquoi dans Notre jeunesse (1910), Péguy écrivait : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais. » Et de dire dans ce texte, en substance : je ne renierais jamais mon engagement (dreyfusard) dans l’affaire Dreyfus et je ne renierais jamais la République.

    Péguy est né à Orléans en 1873. Il sera influencé par Louis Boitier et le radicalisme orléanais. Fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises, Péguy peut faire des études grâce à une bourse de la République. Condisciple du grand historien jacobin Albert Mathiez, Péguy échoue à l’agrégation de philosophie. Dans les années 1890, il se range du côté des socialistes par aspiration à la fraternité et un ordre vrai. De même, il défend Dreyfus injustement accusé de trahison. C’est un anticlérical et un homme de gauche. « Les guerres coloniales sont les plus lâches des guerres », écrit-il en 1902. Sa première Jeanne d’Arc qui, parue en 1897, n’aura aucun succès est dédiée à ceux qui rêvent de la République socialiste universelle. Il abandonne la voie du professorat en 1897.

    À partir de 1900, il évolue de manière de plus en plus autonome et inclassable. Il se convertit à un certain réalisme politique. « La paix par le sabre, c’est la seule qui tienne, c’est la seule qui soit digne », écrit-il alors à propos de la colonisation française. Ce qui n’est pas incompatible avec le premier propos mais marque une nette inflexion. C’est l’époque de Notre Patrie (1905) et du raidissement patriotique après l’incident de Tanger. « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude », écrit-il alors dans les Cahiers de la Quinzaine. Mais ce ne peut être qu’un ordre vrai, c’est-à-dire un ordre juste.

    L’antisocialisme de Péguy vers 1910 est surtout une protestation contre l’embourgeoisement du socialisme. Mais il faut le dire : il y aussi un profond recul de l’intérêt pour la question sociale. S’il ne fut jamais maurrassien (Daniel Halévy expliquera que ce qui a manqué au débat français c’est un face-à-face Maurras – Péguy), Péguy était par contre proche de Barrès.

    Anticlérical mais chrétien – il trouve la foi en 1908 -, extrêmement patriote (jusqu’à un antigermanisme détestable mais naïf), Péguy était aussi philosémite (à une époque où le sionisme n’existait pas), ainsi grand admirateur de Bernard Lazare. Les amis juifs ne manquèrent pas à Péguy, tels le fidèle Eddy Marix. Sans parler de « Blanche », son dernier amour. Loin d’être attiré par les extrêmes, Péguy est à partir de 1900, en politique, très modéré. Il voue ainsi un grand respect à Waldeck-Rousseau, homme de gauche modéré, voire « opportuniste » au sens du moment, qui mit un terme  aux affres de l’affaire Dreyfus.

    Après avoir ouvert une librairie, vite en faillite, Péguy crée les Cahiers de la Quinzaine, qui n’auront jamais assez d’abonnés pour être rentables (on parle de 1400 abonnés, mais des historiens tels Henri Guillemin indiquent qu’il n’en a jamais eu 1200). Abandonnant le socialisme devenu parlementaire, il s’attache à prôner une République idéale, indépendante des partis et de l’argent, patriote, sociale, apportant à tous l’éducation, la dignité dans le travail et la fraternité. C’est dire que Péguy n’a jamais complètement renié ses idéaux de jeunesse. « Une révolution n’est rien, si elle n’engage pas une nouvelle vie, si elle n’est entière, totale, globale, absolue… » Péguy devient l’homme de toutes les traditions, « des fleurs de lis mais aussi du bonnet phrygien (avec cocarde) ». « Un Michelet dégagé des vapeurs idéologiques », remarque Maurice Reclus. Une fidélité à la République comme continuité de toute notre histoire. C’est ce qu’il résuma par la fameuse formule : « La République c’est notre royaume de France ».

    Ami de Jacques Maritain, de Lucien Herr, de Pierre Marcel-Lévy, de Georges Sorel (qui ne crut jamais à sa conversion catholique), de Léon Blum, avec qui il se fâcha, de Marcel Baudouin dont il épousa la sœur et à qui il vouait une affection fraternelle jusqu’à utiliser le pseudonyme de Pierre Baudouin, sous le nom duquel il publia sa première Jeanne d’Arc, Péguy était en relation avec les plus brillants mais aussi souvent les plus profonds des intellectuels de l’époque. De même qu’il échouera à l’agrégation de philosophie, il ne termina jamais sa thèse sur « l’histoire dans la philosophie au XIXe siècle », ni sa thèse complémentaire qui portait sur le beau sujet « Ce que j’ai acquis d’expérience dans les arts et métiers de la typographie ». Ce qu’il cherchait n’était pas de paraître, c’était de tracer un sillon bien précis : l’éloge des vertus d’une ancienne France, celle des travailleurs, des artisans, des terriens. « C’est toujours le même système en France, on fait beaucoup pour les indigents, tout pour les riches, rien pour les pauvres », écrivait-il dans une lettre du 11 mars 1914.

    Souvent au bord de la dépression, Péguy ne se ménageait guère. « Le suicide est pour moi une tentation dont je me défends avec un succès sans cesse décroissant », écrivait-il à un de ses amis. Il ne cherchait pas le confort pour lui-même : ni le confort moral ni le confort intellectuel. « Il y avait en ce révolutionnaire du révolté, écrivait son ami Maurice Reclus, et, ces jours-là, je ne pouvais m’empêcher de voir en Péguy une manière de Vallès – en beaucoup plus noble, évidemment, en beaucoup moins déclamateur et revendicateur, un Vallès sans bassesse, sans haine et sans envie, mais un Vallès tout de même. » Péguy prétendait être un auteur gai, et s’il n’était pas comique ni léger, il était quelque peu facétieux. Oui, cet homme avait la pudeur de la gaieté. Il ne cherchait jamais à être étincelant, mais il étincelait.

    Ce que récuse Péguy, et là, il n’est pas modéré, c’est le modernisme. Le danger qu’il annonce, c’est « la peur de ne pas paraître assez avancé ». C’est pourquoi sa critique de l’obsession moderniste est souvent associée au regret des temps passés, alors qu’elle témoigne pour un autre avenir possible. « Mais comment ne pas regretter la sagesse d’avant, comment ne pas donner un dernier souvenir à cette innocence que nous ne reverrons plus. […] On ne parle aujourd’hui que de l’égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l’on n’ait jamais vue dans l’histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran. » (L’Argent). Deux semaines avant d’être tué, le 5 septembre 1914, Péguy était au front à la tête d’une compagnie. Il écrivait : « nous sommes sans nouvelles du monde depuis quatre jours. Nous vivons dans une sorte de grande paix. »

    Pierre Le Vigan

    Bibliographie:

    Arnaud Teyssier, Charles Péguy, une humanité française, Perrin, 2008.

    Romain Rolland, Péguy, Albin Michel, deux volumes, 1945.

    Maurice Reclus, Le Péguy que j’ai connu, Hachette, 1951.

    Bernard Guyon, Péguy, Hatier, 1960.

    Charles Péguy, L’Argent (1913), réédité par les éditions des Équateurs.

    Paru dans Flash, n° 67 du 2 juin 2011.


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