Nationalismes/Typologie
Archives de Synergies Européennes - 1990
Pour une typologie opératoire des nationalismes
par Robert STEUCKERS
Le mot «nationalisme» recouvre plusieurs acceptions. Dans ce vocable, les langages politique et politologique ont fourré une pluralité de contenus. Par ailleurs, le nationalisme, quand il agit dans l'arène politique, peut promouvoir des valeurs très différentes selon les circonstances. Par ex., le nationalisme peut être un programme de libération nationale et sociale. Il se situe alors à «gauche» de l'échiquier politique, si toutefois on accepte cette dichotomie conventionnelle, et désormais dépassée, qui, dans le langage politique, distingue fort abruptement entre une «droite» et une «gauche». Les gauches conventionnelles, en général, avaient accepté comme «progressistes», il y a une ou deux décennies, les nationalismes de libération vietnamien, algérien ou nicaraguayen car ils se dressaient contre une forme d'oppression à la fois colonialiste et capitaliste. Mais le nationalisme n'est pas toujours de libération : il peut également servir à asseoir un programme de soumission, d'impérialisme. Un certain nationalisme français, dans les années 50 et 60, voulait ainsi oblitérer les nationalismes vietnamien et algérien de valeurs jacobines, décrétées quintessence du «nationalisme français» même dans les rangs des droites, pourtant traditionnellement hostiles à la veine idéologique jacobine. Nous constatons donc, au regard de ces exemples historiques récents, que nous nageons en pleine confusion, à moins que nous ayons affaire à une coïncidentia oppositorum...
Pour clarifier le débat, il importe de se poser une première question : depuis quand peut-on parler de «nationalisme» ? Les historiens ne sont pas d'accord entre eux pour dire à quelle époque, les hommes se sont vraiment mis à parler de nationalisme et à raisonner en termes de nationalisme. Avant le XVIIIe siècle, on peut repérer le messianisme national des Juifs, la notion d'appartenance culturelle commune chez les Grecs de l'Antiquité, la notion d'imperium chez les Romains. Au Moyen Âge, les nations connaissent leurs différences mais les assument dans l'œkumène chrétien, qui reste, en ultime instance, le seul véritable référent. À la Renaissance, en Italie, en France et en Allemagne, la notion de «nation», comme référent politique important, est réservée à quelques humanistes comme Machiavel ou Ulrich von Hutten. En Bohème, la tragique aventure hussite du XVe siècle a marqué la mémoire tchèque, contribuant fortement à l'éclosion d'un particularisme très typé. Au XVIIe siècle, l'Angleterre connaît une forme de nationalisme en instaurant son Église nationale, indépendante de Rome, mais celle-ci est défiée par les non-conformistes religieux qui se réclament de la lettre de la Bible.
Avec la Révolution française, le sentiment national s'émancipe de toutes les formes religieuses traditionnelles. Il se laïcise, se mue en un nationalisme purement séculier, en un instrument pour la mobilisation des masses, appelées pour la première fois aux armées dans l'histoire européenne. Le nationalisme moderne survient donc quand s'effondre l'universalisme chrétien. Il est donc un ersatz de religion, basé sur des éléments épars de l'idéologie des Lumières. Il naît en tant qu'idéologie du tiers-état, auparavant exclus du pouvoir. Celui-ci, à cause précisément de cette exclusion, en vient à s'identifier à LA Nation, l'aristocratie et le clergé étant jugés comme des corps étrangers de souche franque-germanique et non gallo-romane (cf. Sieyès). Ce tiers-état bourgeois accède seul aux affaires, barrant en même temps la route du pouvoir au quatrième état qu'est de fait la paysannerie, et au quint-état que sont les ouvriers des manufactures, encore très minoritaires à l'époque (1). Le nationalisme moderne, illuministe, de facture jacobine, est donc l'idéologie d'une partie du peuple seulement, en l'occurrence la bourgeoisie qui s'est émancipée en instrumentalisant, en France, l'appareil critique que sont les Lumières ou les modes anglicisantes du XVIIIe siècle. Après la parenthèse révolutionnaire effervescente, cette bourgeoisie se militarise sous Bonaparte et impose à une bonne partie de l'Europe son code juridique. La Restauration d'après Waterloo conserve cet appareil juridique et n'ouvre pas le chemin du pouvoir, ne fût-ce qu'à l'échelon communal/municipal, aux éléments avancés des quart-état et quint-état (celui en croissance rapide), créant ainsi les conditions de la guerre sociale. En Allemagne, les observateurs, d'abord enthousiastes, de la Révolution, ont bien vite vu que les acteurs français, surtout parisiens à la suite de l'élimination de toutes les factions fédéralistes (Lyon, Marseille), ne cherchaient qu'à hisser au pouvoir une petite «élite» clubiste, coupée du gros de la population. Ces observateurs développeront, à la suite de cette observation, un «nationalisme» au-delà de la bourgeoisie, capable d'organiser les éléments du tiers-état non encore politisés, c'est-à-dire les paysans et les ouvriers (que l'on pourrait appeler quart-état ou quint-état). Ernst-Moritz Arndt prend pour modèles les constitutions suédoises des XVIIe et XVIIIe siècles, où le paysannat, fait unique en Europe, était représenté au Parlement en tant que «quart-état», aux côtés de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie marchande et industrielle (2). Le Baron von Stein, juriste inspiré par la praxis prussienne de l'époque frédéricienne, par les théories de Herder et de Justus Möser, par les leçons de l'ère révolutionnaire et bonapartiste, élabore une nouvelle politique agraire, prévoyant l'émancipation paysanne en Prusse, projette de réorganiser la bureaucratie d’État et d'instaurer l'autonomie administrative à tous les niveaux, depuis la commune jusqu'aux instances suprêmes du Reich. Les desiderata d'Arndt et du Baron von Stein ne seront pas traduits dans la réalité, à cause de la «trahison des princes allemands», de l'«obstination têtue des principules et ducaillons», préférant l'expédiant d'une restauration absolutiste pure et simple.
Comment le nationalisme va-t-il évoluer, à la suite de cette naissance tumultueuse dans les soubresauts de la Révolution ou du soulèvement allemand de 1813 ? Il évoluera dans le plus parfait désordre : la bourgeoisie invoquera le nationalisme dans l'esprit de 1789 ou de la Convention, les socialistes dans la perspective fédéraliste ou dans l'espoir de voir la communauté populaire politisée s'étendre à tous les états de la société, les Burschenschaften allemandes contre les Princes et l'ordre imposé par Metternich à Vienne en 1815, les narodniki russes dans la perspective d'une émancipation paysanne généralisée, etc. Le mot «nationalisme» en vient à désigner des contenus très divers, à recouvrir des acceptions très hétérogènes. En Hongrie, avec Petöfi, le nationalisme est un nationalisme ethnique de libération comme chez Arndt et Jahn. En Pologne, l'ethnisme slavisant se mêle, chez Mickiewicz, d'un messianisme catholique anti-russe et anti-prussien, donc anti-orthodoxe et anti-protestant. En Italie, avec Mazzini, il est libéral et illuministe. En Allemagne avec Jahn et au Danemark, avec Grundtvig, il est nationalisme de libération, ethniste, ruraliste, racialisant et s'oppose au droit romain (non celui de la vieille Rome républicaine mais celui de la Rome décadente et orientalisée, réinjecté en Europe centrale entre le XIIIe et le XVIe siècles), c'est-à-dire à la généralisation d'un droit où l'individu reçoit préséance, au détriment des communautés ou de la nation.
Dans l'Allemagne nationale-libérale de Bismarck, le tiers-état allemand accède au pouvoir tout en concédant une bonne législation sociale au quint-état ouvrier. La France de la IIIe République consolide le pouvoir bourgeois mis en selle lors de la Convention. Entre 1914 et 1918, le monde assiste à la conflagration généralisée des nationalismes tiers-étatistes. En 1919, à Versailles, l'Ouest impose le principe de l'auto-détermination dans la Zwischeneuropa, l'Europe sise entre l'Allemagne et la Russie. La France va ainsi accorder aux Polonais et aux Tchèques ce qu'elle refusera toujours aux Bretons, aux Alsaciens, aux Corses et aux Flamands. Mais cette auto-détermination n'est pas accordée directement aux peuples pris dans leur globalité, mais aux militaires polonais ou roumains, aux clubs tchèques (Masaryk), etc. Ces strates dirigeantes, exploitant à fond les idéologèmes nationalistes, ont affaibli leurs peuples en imposant des budgets militaires colossaux, notamment en Pologne et en Roumanie. Dans ce dernier pays, ce n'est pas un hasard non plus si la contestation néo-nationaliste, hostile au nationalisme de la monarchie et des militaires, se soit basée sur les idéologies agrariennes (poporanisme) ou les ait faits dévier dans une sorte de millénarisme paysan, comparable, écrit Nolte (3), aux millénarismes de la fin du Moyen Age ouest-européen (Légion de l'Archange Michel, Garde de Fer).
Devant ce désordre événementiel, la pensée européenne n'a pas été capable d'énoncer tout de suite une théorie scientifique, assortie d'une classification claire des différentes manifestations de l'idéologie nationaliste. Avec un tel désordre de faits, une typologie est nécessaire, vu qu'il y a pluralité d'acceptions. Les linéaments de nationalisme se sont de surcroît mêlés à divers résidus, plus ou moins fortement ancrés, d'idéologies non nationales, non limitées à un espace ou à un temps précis. La première classification opératoire n'a finalement été suggérée qu'en 1931 par l'Américain Carlton J.H. Hayes (4). Celui-ci distinguait :
- 1) Un nationalisme humanitaire, faisant appel à des valeurs intériorisées et critique vis-à-vis du système en place. L'idéologie humanitaire pouvant reposer tantôt sur la morale tantôt sur la culture ;
- 2) Un nationalisme jacobin, réclamant une adhésion formelle, donc extérieure, et s'instaurant comme système de gouvernement ;
- 3) Un nationalisme traditionaliste, autoritaire et contre-révolutionnaire, explorant peu les ressorts de l'intériorité humaine, et s'opposant au système en place au nom d'une tradition, posée comme pure, comme réceptacle exclusif de la vérité ;
- 4) Un nationalisme libéral, se réclamant du droit ou des droits, généralement hostile au système en place, car celui-ci n'accorde aucun droit à certaines catégories de la population ou n'en accorde pas assez au gré des protagonistes du nationalisme ;
- 5) Un nationalisme intégral, opérant une synthèse de différents éléments idéologiques pour les fusionner en un nationalisme opératoire. Maurras est le théoricien par excellence de ce type de nationalisme de synthèse, hostile, lui aussi, au régime en place.
Le découpage que nous suggère Carlton J.H. Hayes est intéressant mais l'expérience historique nous prouve que les nationalismes qui ont fait irruption sur la scène politique européenne ont souvent été des mixtes plus complexes, vu les affinités qui pouvait exister entre ces différents nationalismes, comme par ex. entre le nationalisme humanitaire et le nationalisme libéral, entre le libéralisme et le jacobinisme, entre les traditionalistes et les nationalistes intégraux, etc.
Hans Kohn (5), disciple de Meinecke, réduira conceptuellement la pluralité des nationalismes à deux types de base :
- 1) les nationalismes émanant de la Nation-État, d'essence subjective et politique, où l'on adhère à une nation comme à un parti. C'est une conception occidentale, d'après Kohn ;
- 2) les nationalismes émanant de la Nation-Culture, d'essence objective et culturelle, déterminée par une appartenance ethnique dont on ne peut se débarrasser aisément. C'est une conception orientale, slave et germanique, d'après Kohn.
L'Occident, selon sa classification, développerait donc une idée de la nation comme communauté volontaire, comme un «plébiscite de tous les jours» (Renan). Jordis von Lohausen, géopoliticien autrichien contemporain, disait dans ce sens que l'on pouvait devenir français ou américain comme l'on devient musulman : par simple décision personnelle et par acceptation de valeurs universelles non liées à du réel concret, à un lieu précis et objectif.
L'Est européen développe une approche contraire des faits nationaux. Cette approche, dit Kohn, est déterministe : on appartient à une nation comme on appartient à une famille, pour le meilleur et pour le pire.
Kohn en déduit que les approches occidentales sont libérales, démocratiques, rationnelles et progressistes. Les approches orientales, quant à elles, sont irrationnelles, anti-individualistes, passéistes, voire «fascistes» et «racistes».
Cette dichotomie, un peu simple, mérite une critique. En effet, les nationalismes jacobins, occidentaux, de facture libérale et démocratique, se sont montrés agressifs dans l'histoire, bellogènes, incapables de créer des consensus réels et d'organiser les peuples (de faire des peuples des organismes harmonisés). Quant aux nationalismes dits orientaux, ils reposent sur un humanisme culturel, dérivé de Herder, qu'il serait difficile de qualifier de «fasciste», à moins de condamner comme telle toute investigation d'ordre culturel ou littéraire dans un humus précis. Par ailleurs, l'Irlande qui est située à l'Ouest du continent européen, n'est ni slave ni germanique mais celtique, déploie un nationalisme objectif, ethnique, culturel, littéraire qui n'a jamais basculé dans le fascisme. De même pour l'Écosse, le Pays de Galles, la Flandre, la Catalogne, le Pays Basque. La Pologne, située à l'Est, assimile de force les Ruthènes, les Kachoubes, les Lithuaniens, les Ukrainiens, les Allemands et les Tchèques qui tombent sous sa juridiction non pas au nom d'un nationalisme ethnique polonais mais au nom d'une idéologie universaliste messianisée, le catholicisme. Si bien que tous les Slaves catholiques sont considérés comme Polonais, en dépit de leur nationalité propre. Dans la Russie du XIXe siècle, le nationalisme est un mixte qui n'a rien de la netteté dichotomique de Kohn : l'étatisme anti-volontariste, mi-occidental mi-oriental, se conjugue au panslavisme culturel, «oriental» et non humaniste, et au narodnikisme, «oriental» et humaniste.
Theodor Schieder (6) critique les classifications de Hayes et de Kohn, parce qu'il les juge trop figées et parce qu'elles ne tiennent pas compte du facteur temps. La formation des nationalismes européens s'est déroulée en plusieurs étapes, dans trois zones différentes. La première étape s'est déroulée en Europe occidentale ; la seconde étape, en Europe centrale ; la troisième étape, en Europe orientale. En Europe occidentale, c'est-à-dire en France et en Angleterre, le cadre territorial national était déjà là ; il n'y a donc pas eu besoin de l'affirmer. Le tiers-état s'émancipe dans ce cadre et conserve les éléments d'universalisme propre au Lumières parce que le romantisme attentif aux spécificités ethno-culturelles ne s'est pas encore développé. La culture est toujours au stade du subjectif-universaliste et non encore au stade de l'objectif-particulariste. Ce qui explique qu'en Angleterre, le terme «nationalisme» sert à désigner des mouvements de mécontents sociaux en Irlande, en Écosse, au Pays de Galles. Cette acception, à l'origine typiquement britannique, du terme nationalisme est passée aux États-Unis : on y parle du «nationalisme noir» pour désigner le mécontentement des descendants des esclaves africains importés en Amérique, jadis, dans les conditions que l'on sait. Aux États-Unis comme en France, le nationalisme ne peut être ni objectif ni linguistique ni ethnique mais doit être subjectif et politique parce ces pays sont pluri-ethniques et, au départ, peu peuplés, donc contraints de faire appel à l'immigration. Tout recours à l'objectivité ethno-linguistique y briserait la cohésion artificielle, obtenue à coup de propagande idéologique.
En Europe centrale, il a fallu d'abord que les nationalismes créent le cadre territorial sur le modèle des cadres occidentaux. C'est ainsi que l'on a pu observer, dans la première moitié du XIXe siècle, les lents processus des unifications allemande et italienne. Il a fallu aussi chasser les puissances tutrices (la France en Allemagne ; l'Autriche en Italie). L'obsession de se débarrasser des armées napoléoniennes et de l'administration française ainsi que de ses reliquats juridiques est bien présente dans les écrits des ténors du nationalisme allemand du début du XIXe : chez Arndt, chez Jahn et chez Kleist. Dans cette première phase, le nationalisme émergeant révèle une xénophobie, qui unit le peuple en vue d'un objectif précis, la libération du territoire national, et qui, sur le plan théorique, cherche à démontrer une homogénéité somatique de tout le corps social et populaire. Ensuite, la démarche unificatrice passe par l'élaboration d'un droit alternatif, devant nécessairement accorder un plus en matière de représentation que le droit ancien, imposé par une puissance extérieure. D'où, en Allemagne, la recherche constante d'une alternative au droit romain et la volonté d'un retour au droit coutumier germanique, laissant plus de place aux dimensions communautaires, territoriales ou professionnelles (cf. Otto von Gierke), ce qui permet de répondre aux aspirations concrètes d'autonomie communale et aux volontés d'organisation syndicale, exprimées dans la population.
En Europe orientale, les processus nationalitaires se heurtent à une difficulté de taille : créer un cadre est excessivement compliqué, vu la mosaïque ethnique, à enclaves innombrables, qu'est la partie d'Europe sise entre l'Allemagne et la Russie. Cette difficulté explique la neutralisation de cette zone bigarrée au sein d'empires pluri-nationaux. La raison d'être de la monarchie austro-hongroise était précisément due à l'impossibilité d'un découpage territorial cohérent sur base nationale dans cette région, ce qui l'aurait affaiblie face à la menace ottomane. Pendant la guerre 14-18, Allemands et Autrichiens renoncent, sur le plan théorique, à l'idéologie nationale, tandis que l'Entente et les États-Unis, malgré leurs idéologies dominantes cosmopolites, instrumentalisent, contre la logique fédérative autrichienne, le fameux principe wilsonien de l'«auto-détermination nationale» (7). Quand, à Versailles, sous l'impulsion de Wilson et de Clemenceau, on accorde à l'Europe orientale l'auto-détermination, on le fait par placage irréfléchi du modèle jacobin, subjectivo-politique, sur la mosaïque ethnique, objectivo-culturelle. Le mélange du nationalisme subjectif et des faits objectifs d'ordre ethnique et culturel a provoqué l'explosion d'irrédentismes délétères.
Le nationalisme des «petits peuples» dans les travaux de Miroslav Hroch
Miroslav Hroch (8), de nationalité tchèque, analyse le nationalisme des «petits peuples», soit les nationalismes norvégien, finlandais, flamand, baltes et tchèque. Ces nationalismes, tous culturels à la base, ont également évolué en trois étapes. La première de ces étapes est la phase intellectuelle, «philologique», où des érudits redécouvrent le Kalevala en Finlande ou exhument de vieilles poésies ou épopées ou, encore, créent des romans historiques comme Conscience en Flandre. L'archéologie, la littérature et la linguistique sont mobilisées pour une «prise de conscience». Vient ensuite la seconde phase, celle du réveil, où cette nouvelle culture encore marginale passe des érudits aux intellectuels et aux étudiants. Le Tchèque Palacky (9) a été, par ex., l'initiateur d'un tel passage dans la société tchèque du début du XIXe. La troisième phase est celle où le nationalisme, au préalable engouement d'érudits et d'intellectuels, devient «mouvement populaire», atteint les masses qui passent, ainsi, à une «conscience historique». C'est la littérature, dans tous ces cas, qui est le moteur d'un mouvement social. Au XIXe, dans le sillage du romantisme, c'est le roman qui a joué le rôle de diffuseur. Aujourd'hui, ce pourrait être le cinéma ou la bande dessinée.
Qui porte cette évolution ? Ce n'est pas, comme dans les cas des nationalismes tiers-étatistes, la bourgeoisie industrielle ou marchande. Celle-ci ne montre aucun intérêt pour la philologie, la poésie ou le roman historique. Sur le plan culturel, elle est strictement analphabète (Kulturanalphabet, dirait-on en allemand). Le nationalisme des «petits peuples» émane au contraire de personnalités cultivées, issues de classes diverses, mais toutes hostiles à la caste marchande inculte (les «Philistins», disait l'humaniste anglais Matthew Arnold). Schumpeter, en économie, Veblen, en sociologie, ont montré combien puissante était cette hostilité du peuple, des clergés et des aristocrates à l'encontre des riches sans passé, porteurs de la civilisation capitaliste. Constatant que cette haine allait croissante, Schumpeter prévoyait la fin du capitalisme. Cette haine est donc partagée entre d'une part, les nationalismes culturels et, d'autres part, les gauchismes de toutes moutures, qui, quand ils conjuguent leurs efforts et abandonnent le faux clivage gauche/droite en induisant un nouveau clivage, cette fois entre cultivés et non-cultivés, font sauter la domination des castes marchandes, spéculatrices et incultes («middelmatiques» disait le socialiste belge Edmond Picard).
Des intellectuels issus des milieux paysans
Les intellectuels qui initient ces nationalismes de culture sont souvent issus de milieux populaires paysans, ruraux, ou sont de petits hobereaux cultivés, dépositaires d'une «longue mémoire». Miroslav Hroch pose, après ce constat sur l'origine sociale de ce type d'intellectuels, une question cruciale : sont-ils des «modernisateurs» (progressistes) ou des «traditionalistes» (réactionnaires et passatistes) ? Dans sa réponse, Hroch reconnaît que ces intellectuels sont plutôt des «modernisateurs», vu qu'ils cherchent à redonner un bel éclat à leur patrie et à souder leur peuple, de façon à ce qu'il échappe au déracinement de la révolution industrielle. Les nationalismes de culture sont tous nés dans des régions d'Europe développées, au passé riche. La Flandre a été une zone urbanisée depuis le Moyen Âge. Le Pays Basque est la zone la plus évoluée d'Espagne, qui, après une brève éclipse au XIXe siècle sur fond de pronunciamentos castillans, a connu un nouvel essor au XXe. Même chose pour la Catalogne. La Finlande dispose d'une bonne industrie et présente un bon alliage politique fait de ruralité et de modernité. La Norvège a toujours eu d'excellents chantiers navals et dispose, aujourd'hui, d'une industrie électronique de premier plan, capable de fabriquer des missiles modernes. La Bohème-Moravie a été, après l'Allemagne, la principale zone industrielle d'Europe centrale et Prague a une université pluri-séculaire. Au vu de ces faits, le reproche de passéisme qu'adressait Kohn aux nationalismes de culture ne tient pas. Notre conclusion : le nationalisme est difficilement acceptable quand il émane du tiers-état, parce qu'il véhicule alors l'égoïsme de classe et l'impolitisme délétère à long terme du libéralisme ; il est acceptable quand il émane d'une sorte de «première fonction» reconstituée dans le fond-de-peuple enraciné et encore doté de sa «longue mémoire».
E.H. Carr et le reflet des périodes de l'histoire européenne dans la définition des nationalismes
Pour l'historien britannique E.H. Carr, les nationalismes, aux divers moments de leur évolution, sont des reflets de l'idéologie politique et économique dominante de leur époque. Ainsi, avant 1789, le nationalisme — ou ce qui en tenait lieu avant que le vocable ne se soit imposé dans le vocabulaire politique — dans les États au cadre territorial formé, comme la France ou l'Angleterre, est régalien ; il est le corollaire du pouvoir royal et inclut dans ses corpus doctrinaux l'idéal mécaniciste et absolutiste en vigueur chez les théoriciens du politique au XVIIIe siècle. De 1789 à 1870, le nationalisme est démocratique ; la révolution de 1789 est démocratique et libérale, bourgeoise et tiers-étatiste. En 1813, en Allemagne, avec Arndt et Jahn, elle s'adresse à l'ensemble du peuple, paysannerie comprise. En 1848, elle est démocratique au sens le plus utopique du terme, tant à Paris qu'à Francfort. De 1870 à 1939, quand on abandonne petit à petit les principes libéraux et l'économie du «laisser-faire», le nationalisme devient socialiste car il faut impérativement organiser l'industrie et les masses ouvrières, ce que l'utopisme libéral n'avait pas prévu, aveuglé qu'il était par le mythe de la «main invisible» que Hayek nommera, quelques décennies plus tard, la «catallaxie». Bismarck accorde aux ouvriers une protection sociale. Les idéologies planistes (De Man, Freyer), le stalinisme, le fascisme (sur-tout dans sa dimension futuriste et industrialiste), le New Deal de Roosevelt et le national-socialisme hitlérien (avec ses constructions d'autoroutes et son Front du Travail) visent à faire accéder leur nation à la puissance et y parviennent en appliquant de nouvelles méthodes, chaque fois différentes mais radicalement autres que celles appliquées aux époques antérieures. La France et l'Angleterre, véhiculant des nationalismes anciens, de type régalien, et appliquant en économie les théorèmes du libéralisme, intègrent mal leurs classes ouvrières et ne parviennent pas à asseoir en elles une loyauté optimale.
L'Allemagne bismarckienne, en effet, a été un modèle d'intégration social à son époque. Appliquant les théories de l'économiste List sur les tarifs douaniers protecteurs de toute industrie naissante, le gouvernement impérial impose les Schutzzölle en 1879 qui protègent non seulement le capital national mais aussi le travail national, ce qui lui vaut la reconnaissance de la social-démocratie dirigée à l'époque par Ferdinand Lassalle. Dès que le capital et le travail sont protégés, il faut les organiser, c'est-à-dire les rendre ou les re-rendre «organiques». Pour ce faire, il a fallu injecter de la protection sociale et légiférer dans le sens d'une sécurité sociale. La nation, dans cette optique, était le système qui «organisait» et octroyait de la protection. Nation et système social se voyaient désormais confondus dans la classe ouvrière : le patriotisme du «prolétariat» allemand en 1870 et en 1914 venait du simple fait que ces masses ne souhaitaient ni le knout russe archaïsant ni l'arbitraire libéral français ou anglais. En août 1914, les travailleurs allemands couraient aux armes pour que Russes et Français ne viennent pas réduire à néant la sécurité sociale construite depuis Bismarck et non pas pour la gloire du Kaiser ou de la Sainte-Allemagne des réactionnaires et des romantiques médiévisants.
Pour E.H. Carr, la phase 1 du nationalisme est régalienne et portée par les cours et l'aristocratie ; la phase 2 est politique et démocratique ; sa classe porteuse est la bourgeoisie ; la phase 3 est économique et portée par les masses. Les nations à nationalisme de phases 1 et 2 ont opté pour un colonialisme, où les territoires d'outre-mer devaient servir de débouchés à l'industrie métropolitaine que, du coup, on ne modernisait plus. Les nationalismes de phase 3 préfèrent la «colonisation intérieure», c'est-à-dire la rentabilisation maximale des terres en friches de la métropole, des énergies nationales, des ressources du territoire. Cette «colonisation intérieure» a pour corollaire un système d'éducation très solide et très complexe. En bout de course, ce sont les nations qui ont renoncé au libéralisme stricto sensu et au colonialisme qui sortent victorieuses de la course économique : le Japon et l'Allemagne.
Le nationalisme contre les établissements ?
Donc tout nationalisme efficace doit être une idéologie contestatrice ; il doit toujours vouloir miner les établissements qui s'endorment sur leurs lauriers ou veulent bétonner des injustices. Il doit vouloir l'émancipation des masses et des catégories sociales dont l'établissement refuse l'envol et vouloir aussi leur intégration optimale dans un cadre solide, épuré de toutes formes de dysfonctionnements. Il n'y a aucun vrai nationalisme possible dans une société qui dysfonctionne à cause de sa maladie libérale. Les discours nationalistes dans les sociétés libérales sont des hochets, des joujoux, de la propagande, de la poudre aux yeux. Dans les sociétés protégées, appliquant intelligemment et souplement les principes du protectionnisme, qui permet l'éclosion d'un capitalisme national, d'un socialisme national, d'une pédagogie nationale, le nationalisme devient automatiquement l'idéologie de ceux que favorise le protectionnisme, contre le cosmopolitisme libéral et l'internationalisme prolétarien qui sont des fois sans ancrage social réel et conduisent les sociétés à la ruine ou à la déliquescence. Aujourd'hui, comme il n'y a plus de volonté protectionniste, ni à l'échelon étatique ni à l'échelon continental, il n'y a plus de nationalisme, si ce n'est des contre-façons grotesques, à verbosité militariste, qui servent de véhicule à d'autres utopies internationalistes, comme, par ex., les intégrismes religieux ou les stratégies néo-spiritualistes qui nous viennent des États-Unis ou de Corée.
Les nouveaux fronts
Chaque étape du développement de la pensée nationale crée de nouveaux fronts politiques, que le manichéisme de la pensée d'aujourd'hui refuse de percevoir. Avant 1789, le morcellement territorial des États et les douanes intérieures constituaient des freins à l'expansion du libéralisme et de l'industrie. La nécessité de les éliminer a généré une idéologie à la fois nationale (parce que la nation était le cadre élargi nécessaire à la promotion des industries et manufactures) et libérale (l'accession du tiers-état marchand à la gestion des affaires). Cette idéologie mettait un terme aux dimensions rigidifiantes et fossilisantes de l'Ancien Régime. Mais quand le libéralisme a atteint ses limites et montré qu'il pouvait dissoudre mais non organiser, l'idéologie idéale à appliquer dans le cadre concret de la nation est devenue le protectionnisme. Par la création de zones autarciques à dimensions territoriales précises — la nation, l’État — le pouvoir mettait un frein aux velléités cosmopolites donc dissolutives du libéralisme. L'Angleterre, ayant une longueur d'avance dans la course à l'industrialisation, exploitait à fond la pratique du libre-échange pour inonder de ses produits les pays d'Europe non encore industrialisés ou moins industrialisés, empêchant du même coup le développement d'un tissu industriel autochtone et privant la population d'opportunités multiples. Le cosmopolitisme est précisément l'idéologie qui, sous prétexte d'élargir les horizons à l'infini, refuse de tourner son regard vers la concrétude ambiante et condamne du même coup la population fixée dans et sur la concrétude ambiante à demeurer dans ses chaînes. L'idéologie cosmopolite des Lumières servait l'Angleterre au XIXe siècle comme elle sert les États-Unis aujourd'hui.
De cet état de choses découlent précisément les nouveaux fronts. Le régalien, qui est politique pur, et le protectionnisme, qui veut intégrer les masses ouvrières et fortifier l'économie, s'opposent avec une égale vigueur au libéralisme cosmopolite. Le monarchisme, le socialisme et le syndicalisme (ersatz à l'ère industrielle des associations professionnelles d'ancien régime) s'oppose tantôt dans le désordre tantôt dans l'ordre au libéralisme. Les idéologues libéraux comme Hayek et von Mises ou, dans une moindre mesure, Myrdal, décrivent le socialisme et le syndicalisme comme «réactionnaires» parce qu'ils s'opposent à l'expansion illimitée du capitalisme. Cette attitude procède d'un refus des léviathans équilibrants, d'un refus de mettre un frein aux désirs utopiques et subjectifs, irréalisables parce que trop prétentieux. Le politique étant précisément la création de tels «léviathans équilibrants», on peut déduire que le libéralisme, fruit de l'idéologie des Lumières, est anti-politique, cherche à briser le travail éminemment humain — l'homme étant zoon politikon — du politique. Le retour de Hayek et de von Mises dans un certain discours conservateur, aux États-Unis, en Angleterre et en France et d'une vulgate idéologique insipide ayant pour thème les «droits de l'homme», de même que la destruction de l'Irak baasiste et de l'institutionalisation, amorcée par Kouchner, du droit d'ingérence dans les affaires intérieures de pays tiers, avec la triste affaire des Kurdes, participe d'une totalitarisation du libéralisme qui, par la force militaire les trois puissances où le conservatisme se réclame de Hayek et les gauches du discours «droits-de-l'hommard», cherche à homogénéiser la planète en brisant par déchaînement de violence outrancière (la destruction des colonnes irakiennes en retraite par bombes à neutrons et à effet de souffle) les petits léviathans locaux, ancrés régionalement. Comme par hasard, les trois puissances qui amorcent cette apocalypse sont celles dites de l'«Ouest» dans le discours anti-impérialiste de l'école nationale-bolchévique (Niekisch, Paetel)...
Le commun dénominateur politisant du conservatisme monarchiste, créateur de léviathans non socialisés, et du syndicalisme, organisateur du tissu social, explique le rapprochement entre l'AF et les syndicalistes soréliens au sein du Cercle Proudhon en 1911-12, le rapprochement entre De Man et Léopold III en Belgique, le rapprochement — hélas marginalisé — entre le CERES de Chevénement et la NAR monarchiste...
L'exemple latino-américain
En 1945, le monde assiste à l'achèvement de la dynamique enclenchée par les nationalismes européens. Ce ne sont plus désormais des nations qui s'affrontent mais des blocs idéologiques transnationaux à vocation globale. Une sorte de nouvelle guerre de religion commence, réclamant, surtout chez les communistes, une forte dose de foi, qu'un Sartre contribuera notamment à injecter. Le nationalisme glisse alors vers le tiers-monde, comme l'avait prévu le géopoliticien allemand Karl Haushofer. En effet, en 1949, la Chine de Mao proclame son autarcie par rapport aux grands flux financiers internationaux, vecteurs du processus de dénationalisation. Malgré le discours communiste-internationaliste, la Chine se replie sur elle-même, redevient nationale-chinoise, repli qui sera encore accentué par la «révolution culturelle» des années 60. En 1954, l’Égypte de Nasser, à son tour, tente de se déconnecter des grands circuits occidentaux. Les nationalismes du tiers-monde visent donc l'indépendance, essayent la non-intégration dans la sphère américaine, que Roosevelt et Truman voulaient étendre au monde entier (d'où l'expression «mondialisme»). Le modèle dans le tiers-monde est, tacitement, celui de l'Allemagne nationale-socialiste, et, plus officiellement, celui de la Russie de Staline. Mais le tiers-monde n'est pas homogène : l'Amérique latine, par ex., était déjà, par l'action des bourgeoisies «monroeïstes», dans l'orbite américaine avant-guerre comme nous le sommes aujourd'hui. C'est pourquoi, les Latino-Américains ont pensé un nationalisme de libération continental qui peut nous servir d'exemple, à condition que nous ne le concevions plus sur le mode trop romantique du guévarisme d'exportation qui avait, jadis, séduit la génération de ceux qui ont aujourd'hui entre 40 et 50 ans. Mis à part ce nationalisme de libération, l'Amérique latine présente :
- 1) Un nationalisme d'intégration pour populations hétérogènes (Mexique-Brésil).
- 2) Un nationalisme hostile aux investisseurs étrangers à l'espace latino-américain. Ce nationalisme continentaliste avait été surtout développé au Chili (avant Pinochet) et en Bolivie.
- 3) Un nationalisme qui est recours au passé pré-colonial. Ce nationalisme a surtout été théorisé par le Péruvien Mariategui. Il s'apparente du point de vue des principes aux nationalismes de culture européens, comme le nationalisme finlandais qui exhume le Kalevala ou le nationalisme irlandais qui exhume balades celtiques et épopée de Cuchulain, etc. Ou qui recourt au passé pré-chrétien de l'Europe.
- 4) Un nationalisme dérivé du populisme urbain, dont l'expression archétypique demeure le péronisme argentin.
Ces quatre piliers théoriques du nationalisme continentaliste latino-américain réduisent à néant les clivages gauche/ droite conventionnels ; en effet, on a vu alternativement groupes de «gauche» et groupes de «droite» se revendiquer tour à tour de l'un ou l'autre de ces piliers théoriques.
En quoi ces piliers théoriques peuvent-ils servir de modèles pour l'Europe ?
A. Quand le nationalisme de la gauche chilienne exprime son agressivité tranchée à l'égard des exploiteurs étrangers, il a le mérite de la clarté dans la définition et la désignation de l'ennemi, acte politique par excellence, comme nous l'ont enseigné Carl Schmitt et Julien Freund.
Quant au nationalisme péruvien, théorisé par Mariategui, il constitue un mixte de dialectique indigéniste et de dialectique économiste. La lutte contre l'exploitation économique passe par une prise de conscience indigéniste, dans le sens où le retour aux racines indigènes implique automatiquement une négation du système économique colonial. L'anti-impérialisme, dans la perspective péruvienne-indigéniste, consiste à recourir aux racines naturelles, non aliénées, du peuple. Cet indigénisme est hostile aux nationalismes des «bourgeoisies monroeistes», d'origine coloniale et alignées généralement sur les États-Unis avec, comme seul supplément d'âme, un esthétisme européisant, tantôt hispanophile, tantôt francophile ou anglophile.
Les mythes castriste, guévariste, sandiniste, chilien ont eu du succès en Europe parce qu'inconsciemment, ils correspondaient à des désirs que les Européens n'exprimaient plus en leur langage propre, qu'ils avaient refoulés. Lorsque l'on analyse des textes cubains officiels, parus dans la célèbre revue Politica Internacional (La Havane) (10), on découvre une analyse pertinente de l'offensive culturelle américaine en Amérique latine. Par l'action dissolvante de l'américanisme, la culture cesse d'être conscience historique et politique et se mue en instrument de dépolitisation, d'aliénation, par surenchère de fiction, de psychologisme, etc. Nous pourrions comparer cette analyse, très courante et généralisée dans le continent latino-américain, à celle qu'un Steding (11) avait fait du neutralisme culturel dépolitisé en Hollande, en Suisse et en Scandinavie ou à celle que Gobard avait fait de l'aliénation culturelle et linguistique en France (12).
Indigénisme, populisme ou nationalisme ?
En conclusion, toute idéologie et toute pratique politique qui veulent prendre en compte les racines du peuple, ses productions culturelles doivent :
- 1) tenir compte des lieux et du destin qu'ils imposent, ce qui implique une politique régionaliste fédérante à tous les échelons ; c'est là une logique fédérante
- 2) opérer un retour aux racines, par un travail archéologique et généalogique constant, de façon à pouvoir repérer les moments où ont été imposées des structures aliénantes, à comprendre les circonstances de cette anomalie et à en combattre les résidus ; c'est là une logique indigéniste ;
- 3) déconstruire les mécanismes aliénants introduits dans nos tissus sociaux au moment de la révolution industrielle (une relecture de Carlyle s'impose à ce niveau) et organiser les nouvelles jungles urbaines, ce qui signifie ré-enraciner les populations agglutinées dans les grandes métropoles ; c'est là une logique justicialiste et populiste ;
- 4) rassembler les peuples et les entités politiques de dimensions réduites au sein de grands espaces économiques semi-autarciques, dépassant l'étroitesse de l'État-Nation ; c'est une logique continentaliste ou «regnique» (reichisch) ;
- 5) rompre avec les nationalismes séculiers et laïques classiques, nés à l'époque des Lumières et véhiculant sa logique d'homogénéisation, éliminatrice de nombreux possibles (l'omologazzione de Pier Paolo Pasolini) ; rompre également avec les nationalismes qui se sont rebiffés contre les Lumières pour retomber dans le fantasme de la conversion forcée, dans un culturalisme passéiste conservateur et déréalisé.
Une idéologie politique est acceptable — qu'elle se donne ou non l'étiquette de «nationaliste» — si et seulement si :
- 1) elle se fonde sur une «culture» enracinée, impliquant une conscience historique et portée par une sorte de nouvelle «première fonction» (au sens dumézilien du terme) ;
- 2) si cette nouvelle «première fonction» est issue du fond-du-peuple (principe d'indigénat) ;
- 3) si elle donne accès à une représentation juste et complète à toutes les strates sociales ;
- 4) si elle organise une sécurité sociale et prévoit une allocation fixe garantie à chaque citoyen, ce qui n'est possible que si l'on limite sévèrement l'accès à la citoyenneté, laquelle doit désormais comprendre le droit à un pécule mensuel garanti, permettant une relative indépendance de tous (diminution de la dépendance du salariat, égalité des chances, accès possible au recyclage professionnel ou à de nouvelles études, garantie de survie et d'indépendance de la mère au foyer, meilleures chances pour les enfants des familles nombreuses) ; comme la richesse nationale ou régionale n'est pas extensible à l'infini, les droits inhérents à la citoyenneté doivent rester limités à l'«indigénat» (selon certains principes institués en Suisse) ;
- 5) si elle organise l'affectation des richesses financières nées des prestations de l'indigénat dans le cadre de son «espace vital», de façon à renoncer à toutes formes de colonialisme ou de néo-colonialisme financier aliénant et à n'accepter, en matières de colonisation, que les «colonisations intérieures» (ère agronomique en France au XIXe, assèchement des Polders aux Pays-Bas ou des marais pontins en Italie, colonisation des terres en friche du Brandebourg ou de Transylvanie par des communautés paysannes autonomes, mobilisation de toutes les énergies de la population sans recours à l'immigration comme au Japon) ;
- 6) si elle traque toutes les traces d'universalisme militant et homogénéisant, toujours susceptible de faire basculer les communautés humaines concrètes dans l'aliénation par irréalisme têtu : cette traque, objet d'une vigilance constante, permet l'envol d'une appréhension du monde réellement universelle, qui accepte le monde tel qu'il est : soit bigarré et kaléidoscopique.
Enfin, toute idéologie acceptable doit affronter et résoudre les grands problèmes de l'heure ; ce serait notamment aujourd'hui l'écologie. Le nationalisme classique, ou celui qui resurgit aujourd'hui, n'insiste pas assez sur les dimensions indigénistes, populistes-justicialistes et continentalistes. Il est dans ce sens anachronique et incapacitant. Il reste tiers-étatiste dans le sens où il n'est plus universel comme l'était la pensée de la caste souveraine des sociétés traditionnelles, ce qui explique qu'il est incapable de penser la dimension continentale ou l'idée de Regnum (Reich) et qu'il refuse de prendre en compte le fait du fond-du-peuple, propre des quart-état et quint-état. Le nationalisme risque d'occulter deux dimensions : l'ouverture au monde et le charnel populaire. Il reste à mi-chemin entre les deux sans pouvoir les englober dans une pensée qui va au-delà du simple positivisme.
Robert STEUCKERS.
1) Olof Petersson, Die politischen Systeme Nordeuropas. Eine Einführung, Nomos, Baden-Baden, 1989.
(2) Olof Petersson, op. cit.
(3) Ernst Nolte, Die faschistischen Bewegungen, dtv 4004, München, 1966-71, pp. 212-226.
(4) C.J.H. Hayes, Essays on Nationalism, New York, 1966 ; The Historical Evolution of Modern Nationalism, New York, 1968 (3e éd.) ; Nationalism : A Religion, New York, 1960.
(5) H. Kohn, The Age of Nationalism : The First Era of Global History, New York, 1962 ; The Idea of Nationalism : A Study in its Origin and Background, New York, 1948 (4e éd.) ; Prophets and Peoples : Studies in 19th Century Nationalism, New York, 1952.
(6) Th. Schieder, « Typologie und Erscheinungsformen des Nationalstaats in Europa », in Historische Zeitschrift, 202, 1966, pp. 58-81 (repris in : Heinrich August Winkler, Nationalismus, Athenäum/Hain, Königstein/Ts, 1978, pp. 119-137) ; Der Nationalstaat in Europa als historisches Phänomen, Köln, 1964.
(7) Rudolf Kjellen, Die politischen Probleme des Weltkrieges, 1916.
(8) Miroslav Hroch, Die Vorkämpfer der nationalen Bewegung bei den kleinen Völkern Europas, Prag, 1968 ; « Das Erwachen kleiner Nationen als Problem der komparativen Forschung », in H.A. Winkler, Nationalismus, op. cit., pp. 155-172.
(9) Joseph F. Zacek, Palacky. The Historian as Scholar and Nationalist, Mouton, Den Haag/Paris, 1970.
(10) Pedro Simón Martínez, « Penetración y explotación del imperialismo en la Cultura Latinoamericana », in Politica Internacional, Instituto de politica internacional, La Habana/Cuba, 19, 1967, pp. 252-255.
(11) Christoph Steding, Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, 1942 (3e éd.).
(12) Henri Gobard, L'aliénation linguistique. Analyse tétraglossique, Flammarion, 1976 ; La guerre culturelle. Logique du désastre, Copernic, Paris, 1979.