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VOULOIR - Page 43

  • Ortega y Gasset

     

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    José Ortega y Gasset et le politique éminent

    par Arnaud Giraud

    Ex: http://fr.novopress.info/

    José Ortega y Gasset (1883-1955) vient juste après la « génération de 1898 » – Azor, Baroja, Benavente, Ruben Dario, Unamuno… -, tous ces jeunes écrivains rebelles qui aspirent à la renaissance de l’Espagne.

    Il naît à Madrid dans une famille bourgeoise très impliquée dans la vie littéraire et artistique. Formé par les Jésuites, il perd la foi très tôt et suit un cursus universitaire qu’il double d’une carrière journalistique. Il rompt ses premières lances avec Miguel de Unamuno, en désaccord sur l’«essence de l’Espagne », la nature exacte du « casticisme », de l’âme espagnole. Ortega y Gasset s’ouvre à l’Europe en fréquentant les universités allemandes. Séduit dans un premier temps par le kantisme puis lecteur de Nietzche, il se rapproche des phénoménologues (Husserl) et, un peu plus tard de Heidegger, de six ans son cadet.

    ORTrebelion-de-las-masas.jpgCe qui nous retient ici est beaucoup moins son « ratiovitalisme » qu’il résume en un phrase : « Le vital est le concret, l’incomparable, l’unique… », moins sa métaphysique qui joue aux lisières de l’essentialisme et de l’existentialisme que son analyse spectrale du temps et de l’espace européens. Les huit volumes d’essais regroupés sous le titre « El Espectador » (Le Spectateur), les articles de la « Revista de Occidente » (1923-1936) mettent en scène la presque totalité des cultures européennes passées et présentes. Cette prolixité est servie par une érudition hors du commun, un style incisif et raffiné qui joue de l’allégorie, de la métaphore.

    Théoricien et acteur de l’éducation qu’il veut soustraire à la férule cléricale, Ortega y Gasset fonde en 1913 la Ligue d’Education politique. Il s’agit d’armer la jeune génération en l’ouvrant à la modernité. La montée simultanée du communisme et du fascisme conduit Ortega y Gasset à écrire son essai le plus connu : « La Révolte des masses » (1930). C’est là une ample réflexion sur l’impact grandissant de la technique sur la « culture moderne ». Mais c’est aussi un appel aux Européens pour qu’ils relèvent le défi lancé par l’U.R.S.S. engagée dans un plan quinquennal « titanesque » pour bâtir une « énorme économie ». Avec cet avertissement :

    « Si l’Europe, en attendant, persiste dans le vil régime végétatif de ces dernières années, les nerfs amollis par le manque de discipline, sans projet de vie nouvelle, comment pourrait-elle éviter l’effet de contamination d’une entreprise aussi imposante ? C’est ne pas connaître l’Européen que d’espérer qu’il puisse entendre sans s’enflammer cet appel d’un nouveau « faire » alors qu’il n’aura rien d’aussi « actif » à lui opposer. »

    Engagé dans les débats qui déchirent l’éphémère république espagnole (1931-1936), Ortega y Gasset finit par s’en détacher. A titre privé, il penche pour les nationalistes puis préfère quitter l’Espagne. Il n’y revient qu’en 1945, suspect à la fois aux yeux de la dictature franquiste et de l’opposition républicaine.

    La pensée politique d’Ortega y Gasset va à rebours des poncifs actuels. Trop vite définie comme libérale (après Tocqueville, avant Aron), elle repose sur une conception exigeante et même hautaine de l’Histoire :

    « J’ai dit, et je le crois toujours, chaque jour avec une conviction plus énergique, que la société humaine est toujours aristocratique, bon gré, mal gré, par sa propre nature ».

    Lorsqu’il ausculte l’«archétype du politique » et qu’il se penche aussi bien sur Mirabeau que sur César ou Napoléon, il est fortement conseillé aux âmes sensibles de s’écarter. Puisque, d’abord, il ne faut pas confondre l’archétype et l’idéal : « Les idéaux, ce sont les choses comme nous estimons qu’elles devraient être. Les archétypes, ce sont les choses selon leur inéluctable réalité. »

    Modèle d’archétype de « politique éminent » : Mirabeau. Un mauvais sujet, certes, qui déborde d’excès et de désordres dans sa vie privée et sociale mais aussi un politique puissant et inspiré. Tout simplement parce qu’il se bat pour une politique nouvelle dont l’objectif est la monarchie constitutionnelle. En toute lucidité, parce que c’est le moins mauvais des choix. Ce « libéralisme démocratique », Mirabeau en voit « dans tout son développement futur  la futur nouvelle politique et il voit même au-delà : il voit ses limites, ses vices, sa dégénérescence et jusqu’aux moyens de la discréditer… »

    Ortega.jpgMirabeau est sans doute profondément immoral, vénal, mais le projet l’emporte sur l’homme. A Joseph-Marie Chénier (le cadet du poète guillotiné) qui proclame : « Il n’y a point de grand homme sans vertu », à Robespierre qui veut tout assujettir aux « principes immortels », Mirabeau oppose sa détermination qui ne s’embarrasse pas des moyens. Ortega y Gasset nous demande de ne pas scruter le grand homme avec le regard du valet de chambre qui en décompte les « petits vices » et toutes les « petites vertus » qui lui font défaut.

    Le grand politique est tout, sauf pusillanime, il en est le contraire : C’est un « magnanime »… un homme qui a une mission créatrice : vivre et être, c’est, pour lui, faire de grandes choses, produire des œuvres de grand calibre. » Alors que « le pusillanime (…) n’a pas de mission ; vivre c’est pour lui simplement exister pour soi, se conserver soi-même, c’est aller parmi les choses qui se trouvent déjà là… »

    Ortega y Gasset s’emploie à opposer le politique éminent au « petit gouvernant commun ». Le plus grand : César, paradigme du Politique, comparé à Marius, Pompée, Marc Antoine, « splendide série de fougueux animaux humains (auxquels) il manque à tous la petite flamme de Saint Elme que produit sur les cîmes la combustion de l’esprit. Aucune vision, aucune prévision chez eux. Ils sont d’énormes automates sous le poids du Destin. Le Destin ne tombe pas du dehors sur César, il est en lui, c’est lui qui le porte et qui est le Destin. »

    Lorsqu’il  se penche sur l’Espagne et sur l’Europe de son temps composée de « peuples très vieux, et la vieillesse se caractérise par l’accumulation des organes morts, des matières cornées… », Ortega y Gasset ne cache pas son inquiétude. En 1927, il n’identifie pas de « politiques éminents », ni chez les successeurs de Lénine, ni le Mussolini qui pactise avec le vieil ordre social. Plus tard, au tournant du siècle, les grands tyrans lui inspirent une vive répugnance.

    Pour lui, la marque du grand politique tient à sa disponibilité d’esprit lorsque, plongé en pleine tourmente, il peut encore distraire son esprit et l’ouvrir à d’autres champs de réflexion et de création. Marc Aurèle sur le limes composant ses réflexions morales, César écrivant un traité d’Analogie lorsqu’il traverse les Alpes pour conquérir la Gaule, Napoléon, en pleine retraite de Russie dictant à Caulaincourt le règlement de la Comédie française : « Quand un esprit jouit de son propre exercice et ajoute à l’allure obligée le saut luxueux – comme le muscle de l’adolescent qui complique la marche par le saut pour le pur plaisir de jouir de sa propre élasticité – ,c’est qu’il s’est complètement développé, qu’il est capable de tout comprendre. »

    Lorsque Ortéga y Gasset publie, en 1930, « La Révolte des masses » il lui apparaît que les  politiques éminents se font plus rares et qu’ils cèdent la place à ceux qu’il appelle les « hommes vulgaires, les « hommes-masse » ou encore le « se?orito satisfait » qu’il dépeint ainsi :« Si l’on étudie la structure psychologique de ce nouveau type d’homme-masse (…) on y relèvera les caractéristiques suivantes : en premier lieu, l’impression originaire et radicale que la vie est facile, débordante, sans aucune tragique limitation ; de là, cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen, sensation qui, en second lieu, l’invitera à s’affirmer lui-même tel qu’il est, à proclamer que son patrimoine moral et intellectuel lui paraît satisfaisant et complet (…). Aussi – en dernier lieu – interviendra –t-il partout pour imposer son opinion médiocre, sans égards, sans atermoiements, sans formalités ni réserves… »

    Sept ans plus tard, Ortega y Gasset préface la traduction française de « La Révolte des masses ». Il vit à l’écart de la guerre civile espagnole, n’ayant pu choisir entre la république et la junte de Burgos. Il réaffirme sa foi dans un « grand Etat national européen » mais déclare : « Les hommes d’esprit épais n’arrivent pas à concevoir une idée aussi déliée, aussi acrobatique, une idée où la pensée agile ne doit se poser sur l’affirmation de la pluralité que pour bondir sur la confirmation de l’unité, et vice versa. »

    Faute d’agir, faute d’avoir vu un « politique éminent » surgir et s’imposer à l’Europe, Ortega y Gasset plaide pour un individualisme qui n’est en fait qu’une veille aristocratique, faite de « haute hygiène » et de « vie créatrice ». Une claustration factuelle non dénuée de grandeur mais qui ramenait le philosophe à sa position initiale de « spectateur ».

    Armand Giraud pour Novopress France


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