Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jan patocka

  • Jan Patocka

     

     

    patocka7.jpg

    Jean Patocka, philosophe martyr de la liberté 

    par Yvan Blot



     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Jean PATOCKA (1907-1976), philosophe tchèque de tendance existentielle, phénoménologue, est mort à Prague après onze heures d’interrogatoire policier. Il était porte-parole de la Charte 77, mouvement de résistance tchèque contre le totalitarisme communiste, dont la figure la plus connue fut l’ancien président de la République Vaclav Havel.

    Voici quelques thèmes de sa philosophie concernant l’existence, l’Europe, la crise du monde moderne et le lien qu’il établit entre le tragique et la liberté.

    1/ Vie et existence. Le nihilisme

    Disciple de Husserl et de Heidegger, Patocka distingue nettement la vie de l’existence. La vie, nous la partageons avec les animaux. L’existence, par contre, n’est propre qu’à l’homme. Elle se caractérise par une ouverture à l’être qui fait que, d’une part, l’homme peut créer un monde autour de lui, et, d’autre part, qu’il est conscient qu’il va mourir. Selon cette vision existentielle, l’homme est un « créateur tragique », en cela plus proche du divin que de l’animal en son essence. Cette conception est différente de celle du discours dominant qui voit l’homme comme un « animal rationnel ». Tout cela est en fait une idée de Heidegger dont Patocka a dit : « Heidegger est un philosophe du primat de la liberté » (« Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire », p. 74).

    L’originalité de Patocka est de distinguer trois niveaux dans cette existence humaine. Le premier niveau, qui consiste à vivre pour vivre, est appelé par lui le mouvement de l’acceptation. C’est le plus primitif mais le plus courant sur terre. Le deuxième mouvement est celui de la défense, de soi et de ses proches : c’est le niveau de la compétition dans le travail mais c’est aussi le niveau de la famille. Le troisième niveau est celui de l’orientation vers la vérité. C’est le niveau qui donne le plus de « sens » à l’existence et qui touche la religion, l’art, la philosophie et la politique. Les Grecs sont les initiateurs de ce niveau qui est celui de la responsabilité historique et de la liberté. Vérité et liberté vont de pair.

    L’homme vu par les sciences de la nature est un  organisme biologique. Ce n’est pas faux en soi mais c’est un savoir vide de sens et non une pensée sur l’homme. Cette vision débouche sur le nihilisme où il y a antinomie de l’être et du sens. Le nihilisme est centré sur l’homme et sur sa vie et il réduit la nature à un objet. Or, notre ouverture à l’être fait que les choses nous parlent et que nous ne donnons pas arbitrairement du sens aux choses. Le sens est ce qui rend les choses compréhensibles et vraies. D’après Patocka, Heidegger a présenté la seule doctrine conséquente à même de défendre l’autonomie de l’étant, des choses, contre tout subjectivisme.

    La philosophie a pour but de trouver une orientation dans la situation présente du monde. Selon Patocka, « L’homme est toujours dans une situation désespérée, il est toujours un être engagé dans une aventure et celle-ci finit nécessairement mal. » Nous vivons toujours en situation, avec autrui, dans la nature. La situation vient à nous et c’est ainsi que les choses ont pour nous un sens. Or, la situation échappe à la science. C’est pourquoi l’avenir est ouvert et non fixé a priori. La situation présente toujours deux aspects : objectif et humain. Objectivement, la situation est toujours tragique car toute vie humaine est à la veille d’un naufrage qui est inévitable, tôt ou tard. Humainement, il y a deux voies possibles selon que l’on décide ou non de capituler.

    Quelle est la situation présente ? Le désarroi. On le voit grâce à l’art, lequel est l’expression du sentiment de la vie d’une époque. Il montre la tonalité de l’époque. Pour l’auteur, « Il n’y a plus guère d’œuvre d’art créée dans la joie. Toute initiative est socialisée. Mozart ou la cathédrale de Chartres sont des signes d’un monde plus élevé que le nôtre aujourd’hui. La planète est saccagée et l’on assiste à une sauvagerie urbaine qui s’étend.

    2/ L’Europe selon Patocka

    Pour Patocka, l’unité de l’Europe s’est forgée dans la guerre contre l’Islam et Byzance. Son origine spirituelle vient de Rome. L’héritage européen est romain et grec : il consiste à vouloir bâtir une communauté de justice et de vérité. Le destin de l’homme véridique est la vie en vérité. Or, pour Patocka, « L’homme est juste et véridique pour autant qu’il se soucie de son âme ». Ce souci permet de s’unifier soi-même. Pour Patocka, la civilisation européenne a la particularité de jeter un regard dans ce qui est et c’est le souci de l’âme qui a créé l’Europe. Mais « A présent, le souci  d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination l’emporte sur le souci de l’âme, le souci de l’être ». L’homme se consacre au savoir-pouvoir utilitariste.

    L’Europe fut la maîtresse du monde grâce à sa science, sa technique et son économie. Mais elle s’est autodétruite avec deux guerres mondiales en associant la puissance à la désunion. Comment cela a-t-il été possible ? C’est le résultat d’une logique de situation composée de trois éléments : la science et la technique dominent ; l’Etat est souverain ; il y a désunion et l’Europe n’est plus un organisme.

    Mais avant toute analyse il faut se poser la question préalable : qu’est-ce que l’Europe ? Pour Patocka, à propos de Platon, il écrit : « Ce qui se constitue ici avec cette philosophie du soin de l’âme, c’est ce qui va faire la spécificité de la vie européenne (…). L’Europe en tant qu’Europe est née du soin de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli. » Les précurseurs du soin de l’âme furent Sophocle et Héraclite. Le fondateur de la tradition spirituelle de l’Europe est Platon. Pour Patocka, en effet, il n’y a qu’un seul pilier originel à notre civilisation, le piler grec car l’apport juif a été tout d’abord hellénisé avant de s’incorporer au christianisme.

    Le soin de l’âme conduit à la vie dans la vérité. L’opposé de celle-ci est la vie tyrannique : cette dernière vie est celle du démocrate athénien. A l’opposé de cette vie sans scrupules, il y a la « païdéia » (éducation) des gardiens de la Cité : ils renoncent à eux-mêmes et sont prêts à se sacrifier pour la Cité. Le guerrier est donc un modèle pour les autres car il risque sa vie et donne la mort. Les seuls hommes politiques sont de cette trempe : ils ne sont pas là pour eux-mêmes. C’est pourquoi il faut une sélection, une hiérarchie et un champ de bataille perpétuel pour maintenir les qualités des gardiens. Une société sans militaires est souvent une société de pourceaux : « Toutes les fonctions sont orientées vers le maintien de la vie corporelle ; toute visée plus élevée fera défaut. »

    Avec Platon, le mythe devient religion. La foi et la morale jouent un rôle croissant. Pour Patocka, Platon est en quelque sorte le fondateur de la civilisation européenne. En effet, pour lui, sa théorie de l’âme et du soin de l’âme est à l’origine de trois inventions majeures de l’Occident :

    1. l’idée d’une correspondance entre l’âme et la structure du monde est la base de notre vision scientifique de la nature. Platon notamment a eu l’intuition que ce sont les mathématiques qui permettraient le déchiffrement de ses lois, idée reprise par Galilée seulement au XVIe siècle ;
    2. l’idée de l’autorité spirituelle dans l’Etat qui inspire la vie politique de l’Occident chrétien pendant de longs siècles ;
    3. l’idée de « remplacer le mythe par la foi religieuse au sens d’une religion purement morale » (Jan Patocka, « Platon et l’Europe », éd. Verdier, p. 138).

    Pour Patocka, cette dernière idée est grecque : « La religion juive n’est pas une religion purement morale. Dans le Décalogue comme ailleurs, il y a sans doute des principes moraux mais le dieu juif est un dieu irascible dont les châtiments échappent à tous les critères humains et, partant, au regard humain dans ce qui est (qui est le regard philosophique). En outre, le dieu juif est un dieu du monde d’ici-bas. La distinction entre deux mondes, entre le monde de l’être vrai et le monde qui nous entoure, monde visible de la doxa (l’opinion), n’existe que chez Platon. C’est à Platon que la théologie chrétienne empruntera cette distinction, non pas à la religion juive. C’est sur cette base seulement que pourra prendre naissance une conception théologique de la divinité du transcendant. Il devient évident que la conception courante selon laquelle la vie européenne reposerait sur deux fondements, l’un juif et l’autre grec, ne vaut que de façon conditionnelle, pour autant que l’élément juif a passé par la réflexion grecque. La réflexion grecque est ce qui, en donnant forme à l’élément juif, lui permet de devenir le levain du nouveau monde européen. La preuve en est fournie par le mythe de Socrate. Le plus grand mythe platonicien est le mythe de Socrate en tant que représentant de la Divinité, dont la mission divine consiste à procéder à l’examen qu’est le soin de l’âme, qui entre nécessairement en conflit avec le pouvoir. (…) Cette communauté condamne à mort l’envoyé de la divinité, et ce conflit signifie que le monde entier est dans le mal.  (…) La culpabilité du monde entier retombe sur la tête du juste. Or ce sont là des traits du mythe chrétien. Dans l’Epître aux Romains (III 9-23) saint Paul, déjà, dit que le monde est dans le mal. (…) Evidemment, dans la conception chrétienne, l’âme et le soin de l’âme sont dégagés de l’intellectualisme du dialogue et de la dialectique grecs. (…) Bien que l’homme ne puisse jamais pénétrer les profondeurs derrière des dogmes, du moins peut-il comprendre suffisamment pour distinguer la bonne voie de la mauvaise. Ces dogmes ont un sens, ils sont doués de sens. Il y a là quelque chose qu’aucun autre domaine spirituel que le christianisme ne possède. Ici aussi, c’est de nouveau l’élément grec qui se reflète. »

    Ainsi la métaphysique inventée par Platon et reprise par la théologie chrétienne va influencer de façon décisive la réalité européenne. Par contre, aujourd’hui, la philosophie ne joue plus ce rôle structurant de la réalité face à la science et à la technique, lesquels ne sont plus de la philosophie.

    Pour Patocka, Platon apporte deux innovations : il affirme la liberté de l’âme, donc de l’homme. Aristote approfondira cette affirmation de liberté. Par ailleurs, il recommande et réclame la foi. Par la suite les dogmes chrétiens affirmés au Ve siècle (conciles de Nicée et de Chalcédoine notamment) sont le produit d’une  discussion philosophique grecque.

    Au XVIIIe siècle, on a remplacé l’humanité concrète par des concepts fictifs. Cette évolution a conduit à ce que la spiritualité soit dissoute dans les sciences. « Affirmer que la vie politique est ce qu’il y a de plus élevé revient à faire de l’homme ce qu’il y a de plus élevé, l’étant suprême, ce qui est impossible. Mais la foi moderne existe : c’est une croyance en la science et la technique. Le soin de l’âme passe au second plan, or c’est lui qui fondait la “païdéia”, l’éducation humaniste classique tendant vers l’excellence. »

    Patocka précise : « Personne n’a réagi à ma thèse la plus propre suivant laquelle la réalité européenne est ancrée à travers deux grands tournants dans le souci de l’âme qui résume l’Antiquité entière. On parle sans cesse d’Europe au sens politique et on néglige la question de savoir ce qu’elle est au juste et ce dont elle est issue. L’Europe est un concept qui repose sur des fondements spirituels. »

    3/ Les Lumières

    Pour Patocka, l’esprit révolutionnaire est un trait fondamental de la modernité. Les Lumières sont à accepter mais uniquement en tant que méthode de compréhension de la nature car elles ne permettent pas d’étudier correctement le règne de la loi ainsi que l’essence des choses (« Essais hérétiques », p. 117). Le grand mouvement de la musique et de la poésie, notamment allemandes,  au XIXe siècle s’est fait en marge ou contre les Lumières ; or, personne ne peut nier leur apport dans l’héritage de la civilisation.

    Les Lumières véhiculent quelques idées cardinales : prééminences de la raison, de la science, de la technique et de l’idée politique de nation. Ce sont les Lumières radicalisées qui abandonnent l’idéal national avec Marx. Elles sont à l’origine de l’Europe des masses, du suffrage universel et des grands partis bureaucratiques.

    Le doute introduit par les Lumières dans ce qui n’est pas purement scientifique (comme l’art ou la morale) est à l’origine de la montée du nihilisme au XIXe siècle. Pour Patocka, la crise politique et la crise sociale ont leur source dans une crise morale. Les Lumières ouvrent la voie à une société dominée par la science et la technique et qui perd son humanité. C’est le mouvement des Lumières radicalisé qui mène au totalitarisme, expression politique du scientisme. L’idéologue nazi bannit tout humanisme comme irrationnel face à la biologie raciale darwiniste. L’idéologue communiste fait de même au nom d’une prétendue science sociale dont le savoir est affecté d’un coefficient de certitude absolu.

    Mais les démocraties modernes connaissent le même mal sous des formes différentes : « Quelle est cette vie qui se mutile elle-même en offrant l’aspect de la plénitude de la richesse ? L’homme semble aimer son aliénation car il fuit devant le tragique et la responsabilité de son existence dans l’inauthentique et l’allégement. Cette fuite produit la grisaille de la vie. »

    4/ Passion et responsabilité. La religion et la Cité

    La passion est une voie différente de la fuite vers l’inauthentique. Elle donne l’impression d’échapper à la servitude mais il lui manque la responsabilité. La religion a pour but d’encadrer le côté sacré de la passion. En dictant des règles, elle intègre la responsabilité dans le sacré. On est alors en présence d’un élan hors de la déchéance : c’est ainsi que se développent l’épopée, la tragédie et la Cité grecques ! Le quotidien est alors transfiguré par le spirituel.

    Socrate désigne la Cité comme le site de l’histoire mais comme site aussi du soin de l’âme. Dans la Cité, l’extraordinaire orgiaque n’est pas éliminé (comme dans le mouvement des Lumières) mais il est subordonné à l’authentique et au responsable. C’est l’alliance du cerveau affectif et du cerveau rationnel : le thymos et le noos. Les Lumières ont voulu tuer cette tendance orgiaque mais ce refoulement a conduit à des explosions de passion meurtrière qui ont conduit à la Terreur, à Auschwitz ou au Goulag.

    La liberté pour Platon doit être liée au Bien pour ne pas dégénérer. La liberté responsable cultive le soin de l’âme qui engendre le soin de la mort qui permet par contraste d’investir sur le soin de la vie ! Ce chemin, pour Platon, rapproche de la Divinité et du transcendant. L’âme tend ainsi vers l’éternité. Ce platonisme prépare la venue du christianisme dont Patocka dit : « Le christianisme représente à ce jour l’élan le plus puissant qui ait mis l’homme à même de lutter contre le déclin. Le clergé, forme de vie aristocratique au départ, aide à surmonter le quotidien. La personne est la notion nouvelle apportée par le christianisme à la fin de l’Antiquité. » Mais Patocka a cette formule mystérieuse : « Le christianisme n’a pas encore été pensé jusqu’au bout. » Tout ceci a une teinte heideggerienne, surtout lorsqu’il ajoute : « Le rationalisme (compris comme la pensée calculante) voulant dominer les choses est dominé par elles. »

    5/ Le tragique authentique : le soldat du front

    Le plus impressionnant chez Patocka est son analyse du tragique dans la liberté. Combattant sur le front de l’anticommunisme jusqu’à y perdre la vie, Patocka était très sensible aux descriptions du soldat du front par ces deux auteurs si différents que furent l’Allemand Ernst Jünger et le Français Teilhard de Chardin. Ils décrivent la vie du soldat au front dans les tranchées de la guerre de 1914-1918 comme la condition la plus tragique qui soit où le soldat accepte le sacrifice de sa vie librement tout en étant dans l’extrême nécessité. Or ceux qui ont connu ce front ont été frappés par la transformation extraordinaire que cela a produit dans les hommes et qui s’est maintenue longtemps après la fin de la guerre pour ceux qui ont survécu.

    Cela montre que la vie authentique est dans le sacrifice, et non le but lui-même recherché par l’action (vaincre l’ennemi). Il apparaît une solidarité avec l’ennemi dans le combat contre lui. Ce sont les gestes chevaleresques des aviateurs allemands ou français qui viennent battre des ailes au-dessus des cimetières où ont été enterrés leurs adversaires valeureux malgré le risque pris à cette occasion. L’utilitarisme ne peut rendre compte de ce genre d’actes.

    Or la deuxième guerre mondiale a balayé cette dimension de noblesse humaine. D’abord, la distinction entre le front et l’arrière s’est effondrée avec le bombardement des grandes villes peuplées d’enfants, de femmes et de vieillards. Hiroshima et Dresde sont les symboles de la guerre technique et inhumaine engendrés par le mouvement de la vie lui-même.

    L’horreur de la deuxième guerre mondiale a conduit à la démobilisation de l’Europe de l’Ouest qui a abandonné l’Europe Centrale à Staline. Mais la démobilisation, selon Patocka, est grosse de guerres futures. Le recentrage des préoccupations vers l’économie est un expédient trompeur. De même que la vraie liberté est au combat et implique le sacrifice, seule la conscience tragique imposera des limites à la guerre car, comme l’a dit Héraclite, le combat est père de toutes choses, donc aussi de la paix. Prétendre avoir la paix en refusant le combat est le meilleur moyen de réintroduire la guerre. La croyance au progrès est la philosophie de l’histoire actuelle et risque de mener à la servitude par méconnaissance de l’Etre et de sa dimension tragique. La vraie politique est liberté agissante et la liberté consiste à laisser les choses et les hommes être, ce qui n’est pas le cas du monde moderne où « le soin de l’être », comme le soin de l’âme, est oublié.

    Je voudrais citer sur ce dernier sujet quelques phrases de Patocka.

    « La mobilisation permanente est un sort que le monde trouve difficilement soutenable ; il n’est pas facile de le regarder en face, pas facile d’en tirer les conséquences pourtant évidentes. »

    « La guerre montre une face pacifique qui n’exprime qu’une démoralisation cynique, un appel à la volonté de vivre et de posséder. Or c’est cet appel qui est à l’origine des guerres. La guerre une fois déclenchée, l’humanité devient la victime de la paix et du “jour”. La paix, le jour tablent sur la mort comme moyen de pousser la servitude humaine à son point extrême comme une chaîne que les hommes refusent de voir mais qui est présente comme terreur qui les pousse jusque dans le feu. L’homme est enchaîné à la vie par la mort et la peur. Il est manipulable à l’extrême. »

    Une paix réelle est-elle possible ? Pour Patocka, « cela présuppose l’expérience du front décrite par Teilhard et par Jünger (« La Guerre comme expérience intérieure », Paris, Bourgeois, 1997) : la positivité du front, non pas comme asservissement à la vie mais comme libération infinie et affranchissement de cette servitude. La guerre actuelle comme démobilisation a sa manière de priver les gens de toute perspective, de les traiter comme un simple matériel au service de la Force qui dirige le monde sans autre but qu’elle-même.

    « Il s’agit de comprendre que c’est ici que se joue le véritable drame de la liberté ; la liberté ne commence pas une fois le combat terminé (c’est souvent à ce moment que la servitude revient sous une autre forme). La place de la liberté est dans le combat qui donne de la hauteur. (…) Chacun est alors projeté isolément vers son sommet dont il redescendra au profit des guerres futures. (…) Il s’agit de comprendre que ceux qui se trouvent exposés à la pression de la Force sont libres, plus libres que ceux qui, restés à l’étape, assistent au combat en simples spectateurs, se demandant anxieusement quand leur tour viendra. (…) L’histoire est ce conflit de la vie nue dominée par la peur, avec la vie au sommet. Seul celui qui est à même de comprendre cela est un homme spirituel. »

    « Les choses étant ce qu’elles sont, la compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, à l’attitude d’esclavage ou de liberté vis-à-vis de la vie. Elle implique également la compréhension de la signification de la science et de la technique, de la Force qu’on est en train de libérer. »

    Patocka espère que ceux qui ont compris le sens tragique de l’histoire, qu’il appelle les « ébranlés » parce que leur croyance naïve en la vie et la paix a été mise à l’épreuve, deviendront une autorité spirituelle capable de contraindre le monde en guerre à certaines restrictions, d’empêcher ainsi certains actes criminels. Il espère aussi en une solidarité des combattants qui fasse prendre conscience aux embusqués qu’ils vivent du sang des autres ! Cette conscience est avivée par le sacrifice du front des ébranlés : « Amener tous ceux qui sont capables de comprendre à éprouver intérieurement l’incommodité de leur situation commode, voilà le sens qu’on peut atteindre au-delà du sommet humain qu’est la résistance à la Force. (…) Ebranler le quotidien des routiniers terre à terre, leur faire comprendre que leur place est de ce côté du front, et non pas auprès des mots d’ordre du jour si séduisants soient-ils : qu’il s’agisse de la nation, de l’Etat, de la société sans classes ou de l’unité mondiale, ces slogans sont en réalité des appels à la guerre qui ne seront démasqués que par la barbarie effective de la Force. »

    Patocka demande donc de prendre en compte ce qu’il appelle « la nuit », à savoir « le tragique » et pas seulement le « jour », la volonté de vie et de puissance et son utilitarisme, car les deux sont liés comme l’a écrit le philosophe grec Héraclite :

    « A l’aube de l’histoire, Héraclite d’Ephèse formulait son idée de la guerre comme loi divine dont se nourrissaient toutes les lois humaines. Il n’entendait pas la guerre au sens d’une expansion de la vie mais comme prééminence de la nuit, volonté d’affronter librement le péril dans l’aristéia, la preuve d’excellence, à l’extrême limite des possibilités humaines que choisissent les meilleurs en se décidant à échanger le prolongement éphémère d’une vie confortable contre une célébrité durable dans la mémoire des mortels (c’est le choix du héros grec Achille dans “L’Iliade”). Ce conflit est père des lois de la Cité, père de toutes choses. Il montre que les uns sont esclaves, les autres libres ; mais il y a encore un sommet au-dessus de la libre vie humaine. La guerre peut faire apparaître que parmi les hommes libres certains sont capables de devenir des dieux, de toucher à la divinité, à ce qui constitue l’unité dernière et le mystère de l’être. Ce sont ceux qui comprennent que le combat n’est rien d’unilatéral, qu’il ne divise pas mais unit. (…) C’est le même sentiment qui se présente à Teilhard lorsqu’il fait au front l’expérience du surhumain, du divin. (…) Ne s’ouvre-t-il pas là quelque chose du sens irrécusable de l’histoire de l’humanité occidentale qui devient désormais celui de l’histoire de l’homme en général ? »

    Ce texte issu des « Essais hérétiques » est paru aux éditions clandestines tchèques « Samizdat Ptelice » en 1975, puis à Munich en 1980 (traduit par l’auteur lui-même en allemand dès 1975).

    Patocka, que Paul Ricoeur appelle « le Socrate de la politique », déclarait entre deux interrogatoires policiers : « Il faut quelque chose de fondamentalement non technique, non instrumental uniquement, il faut une éthique non commandée par les circonstances. (…) La morale n’est pas là pour faire fonctionner la société mais tout simplement pour que l’homme soit l’homme. Ce n’est pas l’homme qui définit la morale selon ses besoins et désirs arbitraires mais c’est au contraire la moralité qui définit l’homme. (…) Pour défendre le devoir et le bien commun contre la peur et le matérialisme, il faut accepter d’être mal jugé et peut-être risquer même la torture physique. »

    Après onze heures, en deux jours, d’interrogatoire policier, il est admis à l’hôpital de Strahov pour troubles cardiaques le 3 mars 1977. Il meurt le 13 mars. Le 17 mars, les participants à ses funérailles sont arrêtés, certains au cimetière même. La messe de requiem annoncée le lendemain par sa famille est interdite.

    Je propose quelques instants de silence à la mémoire de Jan Patocka, mort pour la liberté.
     

    Yvan BLOT
    Conférence du 22 janvier 2002
    Polémia
    31/01/07