Système-monde
Le Monde comme Système
Si le substantif de géopolitique n'est pas la simple contraction de "géographie politique", cette méthode d'approche des phénomènes politiques s'enracine dans la géographie ; elle ne peut donc se désintéresser de l'évolution. Réputée inutile et bonasse (1), la géographie est un savoir fondamentalement politique et un outil stratégique. Confrontée à la recomposition politique du monde, elle ne peut plus se limiter à la description et la mise en carte des lieux et se définit comme science des types d'organisation de l'espace terrestre. Le premier tome de la nouvelle géographie universelle, dirigée par R. Brunet, a l'ambition d'être une représentation de l'état du Monde et de l'état d'une science. La partie de l'ouvrage dirigée par O. Dollfuss y étudie le Monde comme étant un système, parcouru de flux et structuré par quelques grands pôles de puissance.
O. Dollfuss, universitaire (il participe à la formation doctorale de géopolitique de Paris 8) et collaborateur de la revue Hérodote, prend le Monde comme objet propre d'analyses géographiques ; le Monde conçu comme totalité ou système. Qu'est-ce qu'un système? "Un système est un ensemble d'éléments interdépendants, c'est-à-dire liés entre eux par des relations telles que si l'une est modifiée, les autres le sont aussi et par conséquent tout l'ensemble est transformé" (J. Rosnay).
Nombre de sciences emploient aujourd'hui une méthode systémique, les sciences physiques et biologiques créatrices du concept, l'économie, la sociologie, les sciences politiques mais la démarche est innovante en géographie.
Le Monde fait donc système. Ses éléments en interaction sont les États territoriaux dont le maillage couvre la totalité de la surface terrestre (plus de 240 États et Territoires), les firmes multinationales, les aires de marché (le marché mondial n'existe pas), les aires culturelles définies comme espaces caractérisés par des manières communes de penser, de sentir, de se comporter, de vivre. Les relations entre États nourrissent le champ de l'international (interétatique serait plus adéquat) et les relations entre acteurs privés le champ du transnational : par exemple, les flux intrafirmes qui représentent le tiers du commerce mondial. Ces différents éléments du système Monde sont donc "unis" par des flux tels qu'aucune région du monde n'est aujourd'hui à l'abri de décisions prises ailleurs. On parle alors d'interdépendance, terme impropre puisque l'asymétrie est la règle.
L'émergence et la construction du système Monde couvrent les trois derniers siècles. Longtemps, le Monde a été constitué de "grains" (sociétés humaines) et d' "agrégats" (sociétés humaines regroupées sous la direction d'une autorité unique, par exemple l'Empire romain) dont les relations, quand elles existaient, étaient trop ténues pour modifier en profondeur les comportements. À partir du XVIième siècle, le désenclavement des Européens, qui ont connaissance de la rotondité de la Terre, va mettre en relation toutes les parties du Monde. Naissent alors les premières "économies-mondes" décrites par Immanuel Wallerstein et Fernand Braudel et lorsque toutes les terres ont été connues, délimitées et appropriées (la Conférence de Berlin en 1885 achève la répartition des terres africaines entre États européens), le Monde fonctionne comme système (2). La "guerre de trente ans" (1914-1945) accélèrera le processus : toutes les humanités sont désormais en interaction spatiale.
L'espace mondial qui en résulte est profondément différencié et inégal. Il est le produit de la combinaison des données du milieu naturel et de l'action passée et présente des sociéts humaines; nature et culture. En effet, le potentiel écologique (ensemble des éléments physiques et biologiques à la disposition d'un groupe social) ne vaut que par les moyens techniques mis en œuvre par une société culturellement définie ; il n'existe pas à proprement parler de "ressources naturelles", toute ressource est "produite".
Et c'est parce que l'espace mondial est hétérogène, parce que le Monde est un assemblage de potentiels différents, qu'il y a des échanges à la surface de la Terre, que l'espace mondial est parcouru et organisé par d'innombrables flux. Flux d'hommes, de matières premières, de produits manufacturés, de virus... reliant les différents compartiments du Monde. Ils sont mis en mouvement, commandés par la circulation des capitaux et de l'information, flux moteurs invisibles que l'on nomme influx. Aussi le fonctionnement des interactions spatiales est conditionné par le quadrillage de réseaux (systèmes de routes, voies d'eau et voies ferrées, télécommunications et flux qu'ils supportent) drainant et irriguant les différents territoires du Monde. Inégalement réparti, cet ensemble hiérarchisé d'arcs, d'axes et de nœuds, qui contracte l'espace terrestre, forme un vaste et invisible anneau entre les 30° et 60° parallèles de l'hémisphère Nord. S'y localisent États-Unis, Europe occidentale et Japon reliés par leur conflit-coopération. Enjambés, les espaces intercalaires sont des angles-morts dont nul ne se préoccupe.
L'espace mondial n'est donc pas homogène et les sommaires divisions en points cardinaux (Est/Ouest et Nord/sud), surimposés à la trame des grandes régions mondiales ne sont plus opératoires (l'ont-elles été ?). On sait la coupure Est-Ouest en cours de cicatrisation et il est tentant de se "rabattre" sur le modèle "Centre-Périphérie" de l'économiste égyptien Samir Amin : un centre dynamique et dominateur vivrait de l'exploitation d'une périphérie extra-déterminée. La vision est par trop sommaire et O. Dollfuss propose un modèle explicatif plus efficient, l' "oligopole géographique mondial". Cet oligopole est formé par les puissances territoriales dont les politiques et les stratégies exercent des effets dans le Monde entier. Partenaires rivaux (R. Aron aurait dit adversaires-partenaires), ces pôles de commandement et de convergence des flux, reliés par l'anneau invisible, sont les centres d'impulsion du système Monde. Ils organisent en auréoles leurs périphéries (voir les États-Unis avec dans le premier cercle le Canada et le Mexique, au-delà les Caraïbes et l'Amérique Latine ; ou encore le Japon en Asie), se combattent, négocient et s'allient. Leurs pouvoirs se concentrent dans quelques grandes métropoles (New-York, Tokyo, Londres, Paris, Francfort), les "îles" de "l'archipel métropolitain mondial". Sont membres du club les superpuissances (États-Unis et URSS, pôle incomplet), les moyennes puissances mondiales (anciennes puissances impériales comme le Royaume-Uni et la France) et les puissances économiques comme le Japon et l'Allemagne (3) ; dans la mouvance, de petites puissances mondiales telles que la Suisse et la Suède. Viennent ensuite des "puissances par anticipation" (Chine, Inde) et des pôles régionaux (Arabie Saoudite, Afrique du Sud, Nigéria). Enfin, le système-monde a ses "arrières-cours", ses "chaos bornés" où règnent la violence et l'anomie (Ethiopie, Soudan).
La puissance des "oligopoleurs" vit de la combinatoire du capital naturel (étendue, position, ressources), du capital humain (nombre des hommes, niveau de formation, degré de cohésion culturelle) et de la force armée. Elle ne saurait être la résultante d'un seul de ces facteurs et ne peut faire l'économie d'un projet politique (donc d'une volonté). À juste titre, l'auteur insiste sur l'importance de la gouvernance ou aptitude des appareils gouvernants à assurer le contrôle, la conduite et l'orientation des populations qu'ils encadrent. Par ailleurs, l'objet de la puissance est moins le contrôle direct de vastes espaces que la maîtrise des flux (grâce à un système de surveillance satellitaire et de missiles circumterrestres) par le contrôle des espaces de communication ou synapses (détroits, isthmes) et le traitement massif de l'information (4).
Ce premier tome de la géographie universelle atteste du renouvellement de la géographie, de ses méthodes et de son appareil conceptuel. On remarquera l'extension du champ de la géographicité (de ce que l'on estime relever de la discipline) aux rapports de puissance entre unités politiques et espaces. Fait notoire en France, où la géographie a longtemps prétendu fonder sa scientificité sur l'exclusion des phénomènes politiques de son domaine d'étude. Michel Serres affirme préférer "la géographie, si sereine, à l'histoire, chaotique". R. Brunet lui répond : "Nous n'avons pas la géographie bucolique, et la paix des frondaisons n'est pas notre refuge". Pas de géographie sans drame !
-
Sous la direction de Roger Brunet, Géographie universelle, tome I, Hachette/Reclus, 1990.
-
Olivier Dollfuss, Le système Monde, livre II, Hachette/Reclus, 1990.
► Louis Sorel, Vouloir N° 80-82 (sept-oct. 1991).
(1) Cf. Yves Lacoste, La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, petite collection Maspéro, 1976.
(2) Cf. I. Wallerstein, The Capitalist World Economy, Cambridge Univ. Press, 1979 (trad. fr. chez Flammarion) et F. Braudel, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, A. Colin, 1979. Du même auteur, La dynamique du capitalisme (Champs Flammarion, 1985) constitue une utile introduction (à un prix "poche").
(3) I. Ramonet, directeur du Monde diplomatique, qualifie le Japon et l'Allemagne de "puissances grises" (au sens d'éminences). Cf. "Allemagne, Japon. Les deux titans", Manières de voir n°12, éd. Le Monde diplomatique. À la recherche des ressorts communs des deux pays du "modèle industrialiste", les auteurs se déplacent du champ économique au champ politique et du champ politique au champ culturel tant l'économique plonge ses racines dans le culturel. Ph. Lorino (Le Monde diplomatique, juin 1991, p.2) estime ce recueil révélateur des ambiguïtés françaises à l'égard de l'Allemagne, mise sur le même plan que le Japon, en dépit d'un processus d'intégration régionale déjà avancé.
(4) Les "îles" de "l'archipel-monde" (le terme rend compte tout à la fois de la globalité croissante des flux et des interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la planète) étant reliée par des mots et des images, Michel Foucher affirme que l'instance culturelle devient le champ majeur de la confrontation (cf. "La nouvelle planète", n° hors-série de Libération, [ou du Soir en Belgique, ndlr], déc. 1990). Dans le même recueil, Zbigniew Brzezinski, ancien "sherpa" de J. Carter, fait de la domination américaine du marché mondial des télécommunications la base de la puissance de son pays ; 80% des mots et des images qui circulent dans le monde proviennent des États-Unis.
*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*
APPROCHE POLÉMOLOGIQUE DU SYSTÈME-MONDE
Communication présentée à Varese, le 31 juillet 1997, dans le cadre de l'université d'été de Synergies Européennes
Amorcée au XVIe siècle avec les Grandes Découvertes, la mondialisation s'est accélérée au XIXe lorsque les Européens ont achevé le partage des terres émergées. Les guerres et les crises du premier XXe siècle ont ensuite porté un coup d'arrêt au processus mais les flux d'échanges ont connu une nouvelle expansion lors des Trente Glorieuses d'abord, des Vingt Piteuses ensuite, les « révolutions libérales » initiées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan aidant (voir not. la déréglementation des marchés financiers). La massification continue des flux de tous ordres — commerciaux, financiers, médiatiques — a abouti à la formation d'un système global, fluide et transnational qui double et déborde le système interétatique. Bref, nous sommes immergés dans un système-Monde hyper-complexe et chaotique.
Globalisé sur les plans économique et médiatique, cet univers n'en est pas moins politiquement et stratégiquement fragmenté. L'expression d'« archipel-monde » (Michel Foucher) semble plus adéquate au réel que celle de « village planétaire » (Marshall Mac Luhan). Cet univers multi-risques, où Béhémoth l'emporte sur Léviathan, est dès lors justiciable d'une approche polémologique, lato sensu, la polémologie étant ici définie comme sociologie des conflits et non des seules guerres. Cette communication a donc pour objet de faire le tour des phénomènes conflictuels à la surface de la Terre, dans le Monde post-guerre froide. Après avoir montré que le monde demeurait un champ de forces et repris quelques notions-clefs (puissance, ami et ennemi), nous dresserons une typologie des conflits empiriquement observables. Pour finir, nous passerons en revue les outils de puissance à disposition des unités politiques.
GÉOPOLITIQUE DU SYSTÈME-MONDE
Géopolitique doit ici être entendu au sens large, en opposition à la thèse de la « dégéopolitisation » du monde avancée par les géographes de Sciences Po-Paris. Arguant de la puissance des acteurs et flux transnationaux qui « cisaillent » les territoires nationaux et du tissu d'interdépendances en résultant, Jacques Lévy et ses collègues affirment que peu à peu émerge et se structure une société-monde fondée sur la libre circulation des valeurs, l'homogénéisation des styles de vie et la formation d'une opinion publique planétaire. Les rapports de cooperation prédomineraient sur les rapports de puissance, les jeux à somme positive sur les jeux à somme nulle, d'où la thèse de la « dégéopolitisation », nouvelle mouture du thème saint-simonien de la fin du politique et des conflits. Cette thèse a été vigoureusement réfutée par Yves Lacoste, à partir de la simple observation des faits : litiges frontaliers et affrontements nationalitaires ; manœuvres diplomatico-stratégiques autour des territoires-ressources ; fondation de nouvelles unités politiques. Le monde demeure conflictuel, structuré par des rapports de force, et la puissance est toujours au cœur des relations internationales.
Le fait est pourtant qu'à l'ère des réseaux, les critères de la puissance, et ses modes d'exercice, ont connu un certain nombre de bouleversements. Abordons tout d'abord les critères de la puissance. Les analyses classiques privilégiaient le territoire (taille, position, configuration, ressources), la démographie (nombre) et la force militaire. Aujourd'hui, ces différents facteurs sont relativisés et d'autres mis en avant: la puissance économique et financière ; le facteur K (knowledge), le rayonnement idéo-culturel et la capacité d'action collective, elle-même conditionnée par le niveau d'homogénéité et de consensus de la population et la vitalité des institutions. Rappelons que le rang d'une nation repose non pas sur un seul de ces facteurs mais sur une combinaison d'entre eux.
Passons aux modes d'exercice de la puissance. Pascal Boniface avance la thèse selon laquelle les démocraties de marché, suite au naufrage du monde communiste, ne désireraient plus la puissance pour elle-même et privilégieraient la tranquillité et la prospérité. Dans un monde « helvétisé », les volontés de puissance laisseraient place au « cocooning stratégique ». Ces vues ont été discutées par François Thual qui ne peut que constater la pérennité des volontés de puissance à l'échelle macro-régionale. Selon cet auteur, le repli des États les plus « lourds » géopolitiquement n'est qu'apparent, la quête de puissance passant par de nouveaux modes de domination (cf. la réévaluation des critères de puissance).
Dans un système mondial toujours régi par des logiques de puissance, la polarité ami/ennemi mise en exergue par Carl Schmitt demeure fondée mais là encore les choses sont plus complexes depuis la fin du conflit Est-Ouest. Sont à prendre en compte : la disparition de tout adversaire global et identifié ; la caducité des représentations du monde fondées sur les repères cardinaux ; la multiplicité des niveaux d'agression (ontologique, écologique, territorial, économique, techno-scientifique). Conséquences : plus d'ennemi désigné pour les démocraties de marché, situation totalement nouvelle par rapport à la période 1870-1989 ; corrélativement, plus d'ami désigné, ce qui pose « la question d'Occident ». La dissolution de l'Est en tant que configuration géopolitique invite en effet à remettre en cause la réalité d'un Ouest vigoureux et homogène, regroupé autour des États-Unis. Nous sommes donc dans un monde où personne n'est totalement ami ou ennemi, les conflits pouvant éclater tous azimuts. Il est à noter que selon Samuel P. Huntington, la dialectique ami/ ennemi serait aujourd'hui déterminée par une dialectique Même/ Autre, fondée sur des données ethno-culturelles, linguistiques et religieuses. Nous y reviendrons.
TYPOLOGIE DES CONFLITS
Après la deuxième guerre mondiale, la guerre s'est décomposée et le spectre conflictuel s'est élargi, la compétition entre unités politiques sanctuarisées, ou du moins nucléarisées, devant emprunter d'autres voies-et-moyens que la violence armée, toujours susceptible de déboucher sur un affrontement nucléaire suicidaire donc irrationnel. La typologie ici dressée repose tout à la fois sur les déterminants (économie, culture) et les formes (militaires) des conflits actuels et potentiels.
À l'ère du « turbo-capitalisme », les conflits entre grands pays développés prendraient, selon Edward N. Luttwak, des formes économique, commerciale et financière, et l'avenir appartiendrait au geoeconomic struggle. À cela deux raisons. Primo : les bases de la recomposition mondiale seraient avant tout technico-économiques, ces facteurs de puissance déterminant la place des États dans la hiérarchie internationale du pouvoir. Parts de marché, masses de devises et de capitaux constitueraient aujourd'hui les véritables enjeux de puissance et l'économie ferait le politique (triomphe posthume de Karl Marx). Secundo : la guerre, dans les pays développés, est dévaluée en tant qu'instrument politique ; elle ne paie plus (les risques sont supérieurs aux enjeux) et les opinions publiques n'en supportent plus le coût humain (voir la crise de la fécondité des pays développés et la rareté de l'enfant). Aussi les démocraties de marché ne se font-elles pas la guerre mais les rivalités géo-économiques en sont d'autant plus âpres. Elles mettent aux prises les pôles de la Triade (Union européenne, États-Unis, Japon), le Groupe de Cairns (Australie, Nouvelle Zélande, Argentine...) pour les questions agricoles, et les « pays émergents » (Asie-Pacifique). Ce modèle de déchiffrement des turbulences du système-Monde peut légitimement être critiqué — l'intégration économique mondiale est loin d'être réalisée et la théorie de la «paix démocratique» ne fait pas l'unanimité —, mais ses vertus heuristiques sont indéniables.
Au paradigme géo-économique de E. N. Luttwak, S. P. Huntington oppose sa propre lecture du monde, fondée sur le primat des affrontements géoculturels. Les racines des conflits ne seraient plus le nationalisme (XIe siècle) et l'idéologie (XXe siècle) mais les différences ethno-culturelles, linguistiques et religieuses. La planète est fragmentée en huit aires de civilisation, formant autant de regroupements géopolitiques potentiels, et le proche avenir serait dominé par l'affrontement entre la civilisation occidentale et l'« axe islamico-confucéen ». Ce conflit se traduirait d'ores et déjà par des heurts, au sein des instances internationales, pour définir les normes de comportement à l'échelle internationale : voir les conférences de Vienne sur les droits de l'homme, du Caire sur les questions démographiques, de Pékin sur le statut de la femme, organisées par l'ONU. S. P. Huntington n'exclut pas à terme de véritables guerres de civilisation.
Ces vues ont été abondamment critiquées et le fait est que le découpage des aires culturelles est discutable; d'autre part, les civilisations ne correspondent pas à des acteurs institués et nombre de conflits mettent aux prises sous-blocs et pays membres d'une même aire. Ceci dit, cet auteur a le mérite d'attirer l'attention sur le rôle de facteurs trop longtemps négligés dans les relations internationales. Avec la mondialisation des flux d'information, de sons et d'images, l'instance culturelle est devenue de fait un champ majeur de confrontation. François Thual a par ailleurs théorisé un type de guerre relevant des conflits géoculturels, les « guerres identitaires ». Ces affrontements ethniques/nationalistes, aux formes fantasmatiques et existentielles (les protagonistes s'estiment victimes d'un complot mettant en jeu leur existence même) nous mènent à l'étude des guerres du système-Monde contemporain.
Raymond Aron distinguait trois types de guerre : la guerre nucléaire, que l'on prépare pour ne pas faire; les guerres classiques/ inter-étatiques ; les guerres civiles/ intra-étatiques. Ces dernières représentent 80 des 82 conflits armés recensés entre 1989 et 1994 et éclipsent les guerres classiques, toujours plus rares. Ces « vraies guerres » correspondent à ce qu'Olivier Dolfuss a nommé des « chaos bornés ».
Leurs caractéristiques sont au nombre de trois.
• Primo : ce type de guerre est lié à la faillite des « États importés », dans de larges parties du Sud. L'ordre territorial s'effondre sous les effets conjugués du sous-développement, des clivages internes et de la perte des soutiens financiers extérieurs, conséquence logique de la fin du conflit Est-Ouest.
• Secundo : les acteurs de ces conflits (ONG, factions et guérillas, organisations internationales) cherchent à jouer de l'«effet CNN» pour attirer l'attention du monde extérieur. À géométrie variable, la médiatisation influe sur le déroulement et les formes de ces conflits et peut déboucher sur une intervention extérieure.
• Tertio : l'internationalisation est aléatoire. Les grandes puissances, les États-Unis au premier chef, ont aujourd'hui une vision sélective de l'espace mondial (« utile »/« inutile ») et les terrains d'intervention sont choisis de manière de plus en plus discriminatoire. Hors l'environnement immédiat (les marches) et les espaces à intérêts spécifiques (zones pétrolifères, zones de prolifération nucléaire), les stratégies d'évitement prévalent. Dans ces angles-morts du système-Monde s'opposent, les armes à la main, différents groupes niant l'ordre étatique (factions de type clanique, ethnique, confessionnel ou mafieux), ces « PME de guerre » réorganisant l'économie locale sur des bases criminelles. Dans ces trous noirs, la guerre y est tout autant fin que moyen. Fondé sur l'affrontement d'États territoriaux mobilisant leurs ressources pour maximiser leurs gains politico-stratégiques, le modèle clausewitzien est impuissant à analyser ce type de conflit. On est ici plus proche de la guerre-pulsion de Gaston Bouthoul.
Quelques mots sur le terrorisme. Le grand terrorisme, de type messianique, a disparu avec l'URSS et la multiplication des conflits locaux et régionaux a pour conséquence la fragmentation des enjeux. Les objectifs d'un terrorisme appelé à rester endémique sont donc plus réduits et s'inscrivent dans des perceptions géopolitiques rétrécies.
LES OUTILS DE LA PUISSANCE
Les unités politiques les plus actives sur la scène mondiale conduisent des politiques de puissance à l'aide d'outils diversifiés: moyens géoéconomiques, militaires et idéo-culturels.
La géoéconomie-appliquée recouvre l'ensemble des mesures et des moyens mobilisés dans le cadre des conflits technico-économiques. Jean-Paul Charnay la définit ainsi: utilisation de l'économie comme instrument de coercition dans les relations inter-étatiques. Trop restrictive, cette définition réduit la géoéconomie-appliquée au maniement des mesures d'embargo et de boycott. E. N. Luttwak a une vision plus large de la gamme de ressources mobilisables : « Dans cette géoéconomie, les capitaux investis ou drainés par l'État sont l'équivalent de la puissance de feu ; les subventions au développement des produits correspondent aux progrès de l'armement; la pénétration des marchés avec l'aide de l'État remplace les bases et garnisons militaires déployées à l'étranger ainsi que l'influence diplomatique ».
Cette définition inclut l'arme économique (embargos et boycotts), mais aussi les différents modes d'intervention étatique (subventions, prêts bonifiés, protections...) mis en œuvre dans une logique de puissance et toutes les mesures visant à renforcer l'« offre territoriale », la compétitivité et l'attractivité d'une nation (investissements dans les infrastructures et le capital immatériel : éducation, recherche ; facilités fiscales...). Relèvent également de la géoéconomie-appliquée l'« intelligence économique » — contrôle et exploitation des réseaux et flux d'information qui font aujourd'hui la richesse et la puissance des nations — et la maîtrise cognitive de l'environnement et des territoires économiques.
Cette ample vision correspond à une définition large de la géoéconomie. Sous la plume d'E. N. Luttwak, ce néologisme désigne la pensée, la conception et la pratique d'une stratégie économique tendue vers la puissance et la prospérité de l'État. Les pratiques sont parfois anciennes —voir le mercantilisme des monarchies d'ancien régime, l'espionnage économique du Japon de l'ère Meiji, les blocus mis en œuvre par les thalassocraties du passé— mais elles sont désormais systématisées en temps de paix et, au Nord, se substituent à la guerre.
Dévaluée au Nord, la violence armée n'en demeure pas moins l'ultima ratio du Politique dans un système-Monde chaotique et la manœuvre stratégique (au sens militaire du terme) reste au cœur de l'action étatique. Bref, l'appareil militaire est toujours outil de puissance. L'arme atomique en tout premier lieu, la fin du conflit Est-Ouest ne marquant nullement l'avènement d'une ère post-nucléaire: les arsenaux existants sont énormes et les risques de prolifération incontournables. Précisons cependant que l'arme nucléaire n'est pas un outil de coercition. Son emploi n'est crédible que pour des conflits existentiels, mettant en jeu des intérêts vitaux (intégrité territoriale et substance démographique du sujet politique). Son champ d'application est nécessairement limité.
Destinée à empêcher un agresseur potentiel de passer aux actes, non pas de le contraindre à faire ce qu'il n'entend pas faire, la stratégie de dissuasion nucléaire doit donc être complétée par une stratégie d'action, fondée sur des moyens classiques (non-nucléaires). Dans un monde interdépendant, où les enjeux sont de plus en plus délocalisés, cette stratégie d'action est nécessairement extérieure et les grandes puissances développent des systèmes de forces souples, modulables et adaptables pour se projeter à distance. Ces moyens militaires sont aériens, maritimes et spatiaux ; ils conditionnent l'aptitude à la présence globale.
La maîtrise de l'espace ou space power mérite quelques développements. Le déploiement de systèmes spatiaux (observation, écoute et télécommunications, navigation, météorologie, alerte) et la « révolution de l'information » permettent une «perception situationnelle» quasi totale et un usage optimal de la force militaire. Ainsi les États-Unis fondent-ils leur hégémonie au sein de l'Alliance atlantique sur la « dominance informationnelle » et, paraphrasant Halford MacKinder et Nicholas Spykman, les géopolitologues d'outre-Atlantique martèlent cette vérité politique et stratégique : « Qui commande l'espace circumterrestre commande la planète Terre». Basée sur la capacité à sanctuariser son territoire d'une part, à projeter ses forces à l'extérieur d'autre part, la puissance militaire permet toujours de briser les volontés adverses pour atteindre les buts fixés par le Politique.
Reste à envisager la culture et l'idéologie comme ressources de pouvoir. Le politologue américain Joseph Nye distingue le hardpower, pouvoir de commander/ d'imposer sa volonté, du soft power, pouvoir de persuasion/ de séduction. Le soft power permet à son détenteur de convaincre les autres de vouloir la même chose que lui. À la rencontre des théories gramsciennes de l'hégémonie, J. Nye a en fait théorisé une pratique déjà ancienne, les États-Unis considérant depuis l'après-1945 la culture et l'idéologie comme la quatrième dimension des relations internationales (les trois autres sont la diplomatie, la stratégie et l'économie). Ces ressources de pouvoir permettent de façonner les goûts et croyances des pays subordonnés, d'édicter les normes et valeurs mondiales, bref de produire du sens et d'« habiller » sa domination, perçue comme bien fondée et légitime.
Cet impérialisme sociétal des États-Unis repose sur la maîtrise des industries culturelles — créatrices de mythes, de signes et pourvoyeuses de thèmes mobilisateurs — et sur un dispositif d'appui à l'expansion des « valeurs américaines » : la United States International Communication Agency, dont le directeur participe aux réunions du Conseil national de sécurité ; les majors d'Hollywood, les agences de presse et autres media (CNN) ; un réseau de fondations et d'institutions particulièrement actives (Ford, Rockfeller, Soros). Acteurs publics et acteurs privés s'épaulent pour mettre en œuvre une stratégie culturelle remarquablement efficace.
Ce rapide tour d'horizon nous a donc permis d'appréhender les lignes de force du milieu conflictuel dans lequel évoluent les unités politiques: mondialisation des enjeux et complexification du système d'acteurs ; renouvellement des bases et modes d'exercice de la puissance. Dans cet univers global et clos, traversé d'asymétries, le surpeuplement et la promiscuité exacerbent la compétition. Les configurations ami/ennemi variant selon le niveau d'agression considéré, elle se livre tous azimuts et les activités humaines dites ordinaires véhiculent, elles aussi, le langage de la puissance.
Si la polémologie est de l'ordre du savoir et dissèque le phénomène-conflit depuis Sirius, ses enseignements débouchent nécessairement sur des considérations stratégiques. Dans l'ordre de l'agir, pour survivre et peser sur les évolutions mondiales, les unités politiques doivent penser, concevoir et conduire des stratégies multipolaires et multidimensionnelles, stratégies dites « totales » (André Beaufre) ou « intégrales » (Lucien Poirier). L'avenir appartient aux polémarchies.
► Louis Sorel
◘ BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :
• BONIFACE Pascal, La volonté d'impuissance, Seuil, 1996.
• CHARNAY Jean-Paul, La stratégie, PUF, 1995.
• DURAND MF, LÉVY J., RETAILLÉ D., Le Monde : Espaces et systèmes, Fondation nationale des sciences politiques-Dalloz, 1992.
• HUNTINGTON, Samuel P., Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.
• LACOSTE Yves, « Les géographes, la science et l'illusion », in Hérodote n°76, janv.-mars 1995, La Découverte.
• LOROT Pascal et THUAL François, La géopolitique, Montchrestien, 1997.
• LUTTWAK Edward N., Le rêve américain en danger, Odile Jacob, 1995.