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DEBRAY

Tous azimuts : la nouvelle stratégie prospective de Régis Debray

 

boliv010.gifAu soir de sa vie, Raymond Aron, s'interdisant par ailleurs toute spéculation sur la fin du siècle, prétendait reconduire ad aeternam sa célèbre formule de 1947 : "guerre improbable, paix impossible" (1). Manière de ne pas prendre parti et légitimation de fait du système Est/Ouest. En cette même année 1984, Régis Debray prenait le parti de l'indépendance (2) ; aujourd'hui, il réitère ce choix et publie un remarquable essai de stratégie prospective aux éditions Odile Jacob, Tous azimuts (réf. infra).

Prenant acte de la fin de l'ancien monde et du retour à un monde complexe parce que multipolaire, l'auteur met en exergue la caducité de nos grilles de lecture et l'obsolescence des géographismes du type Est/Ouest et Nord/Sud. En démantelant au printemps dernier le Rideau de Fer entre l'Autriche et la Hongrie, l'ennemi nous trahit tandis que l'Europe pivote sur ses gonds. Depuis, les événements se succèdent les uns aux autres et Helmut Kohl en est à présenter un plan de confédération interallemande. Il est donc impératif de répondre aux défis géopolitiques par le dégel des concepts. Malheureusement l'établissement atlantiste n'a toujours pas assimilé Machiavel et préfère dauber sur la "sincérité" de Gorbatchev. Dans un ouvrage récent, Jacques Sapir nous rappelait que l'URSS doit être objet d'étude et non de phantasmes : "Le thème de la désinformation est à la mode (...). Pourtant, la plus efficace désinformation n'est-elle pas celle qu'on s'impose à soi-même ? Cette volonté de ne pas savoir n'est que trop présente en ce qui concerne l'Union Soviétique" (3).

L'histoire est donc de retour et la loi de continentalisation des États met à mal l'Europe atlantique née des accords de Yalta/Potsdam, perpétuée par le conflit-coopération entre les États-Unis et l'URSS. Avec peu d'enthousiasme mais lucidité, Alain Minc et Marie-France Garaud nous en décrivent les inéxorables effets : érosion de l'engagement américain et actualité du thème de la Mitteleuropa (4). Alors quelle Europe défendre ? Fort à propos, R. Debray retrouve les accents de Jean-Claude Martinez (dans Autant en emporte l'Europe) pour dénoncer l'Europe Vaticane des Schuman-Adenauer-De Gasperi, illusion statistique et alibi du défaitisme. Au passage est balayée la vieille utopie de la fin de l'histoire, perspective invalidée par le retour du refoulé, de l'identitaire (5). Bien au contraire, les contradictions s'accumulent, "le post-moderne exhume les traits du prémoderne, en architecture comme sur les planisphères" et le One-worldisme ne saurait déterminer les choix politiques et stratégiques du prochain millénaire. On regrettera cependant que R. Debray s'en tienne à la simple constatation des turbulences. Ne faudrait-il pas explorer la voie d'une Europe impériale ?

L'Alliance atlantique : une vieillerie...

Ceci dit, l'acte de décès de "l'Euro-Amérique" est établi de manière irréfutable. La dérive des continents fait de l'Atlantique non plus un trait d'union mais un fossé. L'Alliance est minée de l'intérieur par le fait nucléaire et son avenir est suspendu aux problèmes de la comptabilité nationale américaine. Pas de fétichisme donc, ni d'ultime replâtrage. Aucun traité n'a pu survivre aux raisons qui l'ont fait naître et il nous appartient de couper court aux débats sur l'Initiative de Défense Conventionnelle, stratégie de guerre néo-classique, sur la modernisation des SNF et sur le partage des charges. "Les systèmes de sécurité de l'hémisphère nord sont anachroniques parce que la situation politique issue de la dernière guerre est anachronique".

Quel système de sécurité pour l'Europe européenne ? À l'opposé d'une pseudo-Realpolitik étroite et doctrinaire, la réponse aux défis des temps nouveaux exige de l'inventivité, de l'imagination (6). En premier lieu, désaliéner les têtes : "Choisir ses propres pensées, penser avec ses mots, cesser de jouer ses cartes avec le jeu des autres, cesser de baptiser périphérie notre centre et vice-versa...". Il n'y aura pas d'Europe de la défense sans réforme intellectuelle et morale, il n'y aura pas d'Europe de la stratégie sans Europe de l'imaginaire, affirme R. Debray, parce qu' "on ne défend que ce avec quoi on fait corps".

Et de stigmatiser notre histoire immédiate : "Depuis 1870, nous guettons le passé et l'avenir nous gifle". Les exemples ? Les dernières lubies de nos stratèges en chambre :

  • "L'Entente cordiale", alliance étroite entre la France et la Grande-Bretagne, comme solution miracle (7). Mais la Grande-Bretagne ne joue un rôle mondial qu'au travers et à l'aide de sa special relationship avec Washington ; à la défense européenne, elle préfère le grand pilier de l'Alliance Atlantique.
  • "L'Axe Paris-Bonn", la France élargissant sa couverture nucléaire à la RFA en lieu et place des États-Unis. Or seule l'intégrité du sujet politique est à la mesure des prohibitives représailles nucléaires. Au-delà, la menace perd toute crédibilité et la rigueur de notre dissuasion nationale se dissout. D'ailleurs, nous l'a-t-on seulement démontré ?
Articulons nos diversités...

La défense européenne relèverait-elle de la quadrature du cercle ? C'est faire preuve de peu d'imagination ! Et l'auteur de nous exhumer un article méconnu de D. David et C.G. Fricoud-Chagnaud pour élaborer un concept européen de sécurité à partir des caractéristiques européennes (8). "L'Europe est ce qu'elle est : un maximum de diversité dans un minimum d'espace. Elle se renierait en voulant, pari impossible, singer l'Amérique, ce minimum de diversité dans un maximum d'espace". Il n'y aura donc pas d'États-Unis d'Europe, n'en déplaise à Jean-Jacques Servan-Schreiber, pas d'espace stratégique unique, pas d'acteur stratégique unique... Alors, plutôt que de prétendre niveler les postures et les doctrines pour fonder notre sécurité, articulons nos diversités et croisons-les avec l'inégale répartition de l'atome pour accroître l'opacité du champ du probable et, par là même, l'incertitude de tout agresseur potentiel. Avec une certitude cependant, l'existence d'un risque nucléaire, prohibitif donc inacceptable.

Ironie et stratégie ont partie liée et ce modèle est conforme à la logique paradoxale qui régit la stratégie. Au-delà de notre nationalisme nucléaire, indispensable à l'Europe, R. Debray recommande le développement de nos moyens d'intervention navale et aéro-navale. L'avenir est plus à la crise au sud qu'à la guerre au nord et notre système de sécurité doit être mondial et tous azimuts (9). L'ultime chapitre de l'ouvrage rappelle l'importance d'une politique planétaire, la maîtrise de l'espace intérieur exigeant la maîtrise de l'espace extérieur.

France amphibie ou hydrophobe ?

• Si le cran d'arrêt de la défense européenne est nucléaire, son centre névralgique est situé dans le Pacifique-Sud, à Mururoa.
• Si son avenir technologique est dans l'espace, l'Europe spatiale est basée à Kourou.

Là encore, faire preuve d'imagination ! Nos atouts géopolitiques peuvent être le fondement d'une nouvelle grandeur. La France est le plus maritime de tous les pays continentaux et les "confettis" de l'Empire lui assurent un capital marin de 12 millions de km2 ; encore faut-il avoir la culture de notre stratégie et rompre avec la tradition de mépris de la mer! En effet, la France physique peut être amphibie, la France politique et guerrière est hydrophobe.

Nous adapter ou périr, c'est là le message essentiel de R. Debray. La stratégie tous azimuts dont il esquisse les lignes de force est de fait la plus adaptée au monde tel qu'il est et surtout tel qu'il devient (multipolarisation et diffusion de la puissance). Un monde dans lequel personne n'est totalement l'ennemi ou l'ami, ces deux figures variant selon les niveaux d'agression : ontologique, écologique, territorial, économique, technoscientifique (10).

La "garde" de la frontière nord-est (en fait quatre siècle d'expansion), nous a valu de "rater la mer" selon la forte expression de Fernand Braudel. Aujourd'hui comme hier, la condition sine qua non de cette grande politique planétaire est de pouvoir compter sur un environnement stratégique européen stable. Seule une confédération centre-européenne neutralisée est à même de nous la fournir. Sur ce point, Régis Debray se tient coi. Hélas...

◘ Régis Debray, Tous azimuts : L'Europe stratégique, Odile Jacob, Paris, 1989.

Louis Sorel, Vouloir n°61-62, 1990.

• Notes :

(1) Cf. R. Aron, Le grand schisme (Gal., 1948) et Les dernières années du siècle (Julliard, 1984).
(2) Cf. R. Debray, La puissance et les rêves (Gal., 1984) et Les Empires contre l'Europe (Gal., 1985).
(3) J. Sapir, Le système militaire soviétique (La Découverte, 1987 ; Prix Vauban 1988).
(4) A. Minc, La grande illusion,  Grasset, 1989. M.-F. Garaud, Naïfs ou complices, in : Géopolitique n°23, 1988.
(5) Lire également, du même auteur, Le retour de l'histoire, in : Le Monde,  17 nov. 1989. À opposer à Francis Fukuyama, professeur adjoint au service de planification du Département d'État américain et auteur de La fin de l'histoire, Flam.
(6) Cf. Claude Julien, Démocraties sans courage, in : Le Monde diplomatique (nov. 1989).
(7) Cf. Pour une entente cordiale, ouvrage collectif de l'IFRI, éd. Masson, 1988.
(8) Cf. Les origines de Christophe Colomb, in : Stratégique n°25, 1985.
(9) Il s'agit là d'un retour aux sources du gaullisme. "Puisqu'on peut détruire la France éventuellement à partir de n'importe quel point du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la Terre", De Gaulle, 1959. Le Général Silbret se fit en 1967 le théoricien de cette stratégie "tous azimuts". En s'y référant, R. Debray fait implicitement le choix du neutralisme armé.
(10) Philippe Forget, Prolégomènes à une nouvelle stratégie totale, in : Stratégique n°6, 1980.

► À lire : Lettre ouverte à R. Debray (J. Marlaud, 2000).

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