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Destin soldatique

La Guerre comme Expérience Intérieure 

Analyse d'une fausse polémique


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affiche-all« Pour le soldat, le véritable combattant, la guerre s'identifie à d'étranges associations, un mélange de fascination et d'horreur, d'humour et de tristesse, de tendresse et de cruauté. Au combat, l'homme peut manifester de la lâcheté ou une folie sanguinaire. Il se trouve alors écartelé entre l'instinct de vie et l'instinct de mort, pulsions qui peuvent le conduire au meurtre le plus abject ou à l'esprit de sacrifice » (Philippe Masson, L'Homme en Guerre 1901-2001, éd. du Rocher, 1997).

Voici quelques mois paraissait, dernière publication française du vivant d'Ernst Jünger, La Guerre comme Expérience Intérieure, préfacée par le “philosophe” André Glucksmann, chez Christian Bourgois éditeur, maison qui depuis des années s'est fait une spécialité des traductions jüngeriennes. Un texte d'importance, qui vient utilement compléter les écrits de guerre déjà parus de l'écrivain allemand, Orages d'Acier, Boqueteau 125, et Lieutenant Sturm, ouvrages de jeunesse que les spécialistes de son œuvre polymorphe considèrent à la fois comme les plus vindicatifs, initiateurs de ses prises de position politique ultérieures, et parallèlement déjà annonciateurs du Jünger métaphysique, explorateur de l'Être, confident de l'intimité cosmique.

Engagé volontaire au premier jour des hostilités en 1914, 14 fois blessé, titulaire de la Croix de Fer Première Classe, Chevalier de la Maison des Hohenzollern, de l'Ordre “Pour le Mérite”, distinction suprême et rarissime pour un homme du rang, Ernst Jünger publie dès 1920, à compte d'auteur et, comme il se plaira à dire par la suite, « sans aucune intention litté­raire », In Stahlgewittern (Les Orages d'Acier), qui le révèlent d'emblée au milieu des souvenirs tous larmoyants des Barbusse, Remarque, von Unruh ou Dorgelès, comme un rescapé inclassable, un collectionneur tant de révélations onto­logiques que de blessures physiques et morales. André Gide et Georges Bataille crieront au génie.

Une théorie du guerrier émancipé

beglei10.jpgEstimant ne pas avoir épuisé son sujet, il surenchérit en 1922 par la publication de Der Kampf als inneres Erlebnis (La Guerre comme Expérience intérieure), qu'il dédie à son jeune frère Friedrich Georg Jünger, lui aussi combattant émérite de la guerre mondiale et talentueux publiciste : « À mon cher frère Fritz en souvenir de notre rencontre sur le champ de ba­taille de Langemarck ». Il découpe son manuscrit en 13 courts tableaux, autant de souvenirs marquants de “sa” guerre, qu'il intitule sans fard Sang, Honneur, Bravoure, Lansquenets, Feu ou encore Veillée d'armes. Nulle trace d'atermoiement dans la plume de Jünger, nul regret non plus : « Il y a davantage. Pour toute une partie de la population et plus encore de la jeunesse, la guerre apparaît comme une nécessité intérieure, comme une recherche de l'authenticité, de la vérité, de l'accomplissement de soi (...) une lutte contre les tares de la bourgeoisie, le matérialisme, la banalité, l'hypocrisie, la ty­rannie ». Dans ces quelques mots tirés de W. Deist, extraits de son article « Le “moral” des troupes allemandes sur le front occidental à la fin de 1916 » (in Guerre et Cultures (Actes du colloque de Péronne, 1992), A. Colin, 1994), transparaît l'essentiel du Jünger de l'immédiat après-guerre.

Préambule au récit, la lecture de la préface d'André Glucksmann laisse bien sceptique quant à sa légitimité. « Le manifeste, ici réédité, est un texte fou, mais nullement le texte d'un fou. Une histoire pleine de bruit, de fureur et de sang, la nôtre ». En s'enferrant dans les classiques poncifs du genre, le philosophe relègue la pensée de Jünger à une simple préfiguration du national-socialisme, fait l'amalgame douteux entre Der Kampf... et Mein Kampf. Et s'il note avec justesse que le Lansquenet du présent ouvrage annonce le Travailleur de 1932, il n'en restreint pas moins l'œuvre de Jünger à la seule exaltation de la radicalité, du nihilisme révolutionnaire (citant pêle-mêle Malraux, Breton et Lénine), à l'union du prolétariat et de la race sans distinguer la distance jüngerienne de la soif de sang et de haine qui nourriront fascisme, national-socia­lisme et bolchévisme. À vouloir moraliser un essai par essence situé au-delà de toute morale, Glucksmann dénature Jünger et passe à coté de son message profond.

L'ennemi, miroir de sa propre misère

[Ci-dessous : Ernst Jünger, chef de commando d'intervention, fin 1917- début 1918. « Nous nous plaçons devant la mémoire de morts qui nous sont sacrés et nous considérons que c'est à notre garde qu'ont été confiées les véritables richesses, les richesses morales du peuple. Nous répondons pour ce qui a été et pour ce qui sera » (Orages d'acier).]

ej-you10.jpgLà où Malraux voit le « fondamental », Jünger perçoit « l'élémentaire ». L'adversaire, l'ennemi n'est pas le combattant qui se recroqueville dans le trou d'en face mais l'Homme lui-même, sans drapeau, l'Homme seul face à ses instincts, à l'irrationnel, dépouillé de tout intellect, de tout référent religieux. Jünger prend acte de cette cruelle réalité et la fait sienne, s'y conforme et retranscrit dans ces pages quelles purent être les valeurs nouvelles qui en émergèrent, terribles et salva­trices, dans un esprit proche de celui de Teilhard de Chardin écrivant : « L'expérience inoubliable du front, à mon avis, c'est celle d'une immense liberté ». Homo metaphysicus, Jünger chante la tragédie du front et poétise l'empire de la bestialité, champ-clos où des siècles de civilisation vacillent et succombent sous le poids des assauts répétés et du fracas des bom­bardements.

« Et les étoiles alentour se noient en son brasier de feu, les statues des faux dieux éclatent en tessons d'argile, et de nouveau toute forme forgée se fond en mille fourneaux ardents, pour être refondue en des valeurs nouvelles ».

Et dans cet univers de fureur planifiée, le plus faible doit « s'effacer », sous les applaudissements d'un Jünger darwiniste appliqué qui voit l'homme renouer avec sa condition originelle de guerrier errant. « C'est ainsi, et depuis tou­jours ». Dans la lutte paroxystique que se livrent les peuples sous l'emprise hypnotique des lois éternelles, le jeune lieute­nant des Stoßtruppen [troupes de choc] discerne l'apparition d'une nouvelle humanité dont il commence à mesurer la force, terrible : « une race nouvelle, l'énergie incarnée, chargée jusqu'à la gueule de force ».

Jünger lègue au lecteur quelques-uns des plus beaux passages sur ces hommes qui, comme lui, se savent en sursis, et rient de se constater encore vivants une aube après l'autre :

« Tout cela imprimait au combattant des tranchées le sceau du bestial, l'incertitude, une fatalité toute élémentaire, un environnement où pesait, comme dans les temps primitifs, une me­nace incessante (...) Dans chaque entonnoir du no man's land, un groupe de chuchoteurs aux fins de brusques carnages, de brève orgie de feu et de sang (...) La santé dans tout cela ? Elle comptait pour ceux qui s'espéraient longue vieillesse (...) Chaque jour où je respire encore est un don, divin, immérité, dont il faut jouir à longs traits enivrés, comme d'un vin de prix ».

Ainsi entraîné dans le tourbillon d'une guerre sans précédent, totale, de masse, où l'ennemi ne l'est plus en tant que défenseur d'une patrie adverse mais qu'obstacle à la réalisation de soi — miroir de sa propre misère, de sa propre grandeur — le jeune Jünger en vient de facto à remettre en cause l'héritage idéologique de l'Aufklärung, son sens de l'Histoire, son mythe du progrès pour entrevoir un après-guerre bâti sur l'idéal de ces quelques-uns, reîtres nietzschéens fils des hoplites de Salamines, des légions de Rome et des Ligues médiévales appliquant l'éthique de la chevalerie mo­derne, « le marteau qui forge les grands empires, l'écu sans quoi nulle civilisation ne tient ».

Un sens de l'Homme plus élevé que celui de la nation

verdun10.jpgL'horreur au quotidien, Jünger la connaît, qui la côtoie sans répit et la couche sans concession aucune sur le papier — « On reconnaît entre toutes l'odeur de l'homme en putréfaction, lourde, douceâtre, ignoblement tenace comme une bouillie qui colle (...) au point que les plus affamés en perdaient l'appétit » — mais, à la grande différence des bataillons qui compose­ront les avant-gardes fascistes des années 20 et 30, il n'en retire ni haine ni nationalisme exacerbé, et rêve bien plutôt d'un pont tendu au-dessus des nations entre des hommes forgés sur le même moule implacable des 4 années de feu et de sang, répondant aux mêmes amours viriles :

« Le pays n'est pas un slogan : ce n'est qu'un petit mot modeste, mais c'est aussi la poignée de terre où leur âme s'enracine. L'État, la nation sont des concepts flous, mais ils savent ce que pays veut dire. Le pays, c'est un sentiment que la plante est capable d'éprouver ».

 Loin de toute xénophobie, vomissant la propa­gande qui attise des haines factices, le « gladiateur » Jünger, amoureux de la France et que touche plus qu'un éclat d'obus de s'entendre qualifié de “boche”, se déclare ainsi proche des pacifistes, « soldats de l'idée » qu'il estime pour leur hauteur d'esprit, leur courage pour ceux qui ne craignent pas seulement de mourir au feu, et leur sens de l'Homme plus élevé que celui de la nation. Aussi peut-il songer lors des accalmies, tapi dans son repli de tranchée, à l'union nouvelle des lansque­nets et des pacifistes, de D'Annunzio et Romain Rolland. Effet des bombes ou prophétisme illuminé, toujours est-il que La Guerre comme Expérience intérieure prend ici une dimension et une résonance largement supérieures à celles des autres témoignages publiés après-guerre, et que se dessine déjà en filigrane le Jünger de l'autre conflit mondial, celui de La Paix.

Ce qui fait la beauté de l'existence, son illusoire

akg_2110.jpg« La guerre m'a profondément changé, comme elle l'a fait, je le crois, de toute ma génération » et si elle n'est plus « son es­prit est entré en nous, les serfs de sa corvée, et jamais plus ne les tiendra quittes de sa corvée ». L'œuvre intégrale d'Ernst Jünger sera imprégnée de la sélection dérisoire et arbitraire du feu qui taillera dans le vif des peuples européens et laissera des séquelles irréparables sur la génération des tranchées. On ne peut comprendre Le Travailleur, Héliopolis, Le Traité du Rebelle sans se pénétrer du formidable (au sens originel du terme) nettoyage culturel, intellectuel et philosophique que fut la “guerre de 14”, coupure radicale d'avec tous les espoirs portés par le XXe siècle naissant.

Ce qui fait la force de Jünger, son étrangeté au milieu de ce chaos est que jamais il ne se résigne et persiste à penser en homme libre de son corps et de son esprit, supérieur à la fatalité — « qui dans cette guerre n'éprouva que la négation, que la souffrance propre, et non l'affirmation, le mouvement supérieur, l'aura vécue en esclave. Il l'aura vécue en dehors et non de l'intérieur ». Tandis qu'A. Glucksmann se noie dans un humanisme béat et dilue sa pensée dans un moralisme déplacé, Jünger nous enseigne ce qui fait la beauté de l'existence, son illusoire.

« De toute évidence, Jünger n'avait jamais été fasciné par la guerre, mais bien au contraire, par la paix (...) Sous le nom de Jünger, je ne vois qu'une devise : « Sans haine et sans reproche » (...) On y chercherait en vain une apologie de la guerre, l'ombre d'une forfanterie, le moindre lieu commun sur la révélation des peuples au feu, et — plus sûr indice — la recherche des responsabilités dans les trois nombreux conflits qui de 1870 à 1945, ont opposé la France à l'Allemagne ». (Michel Déon, de l'Académie Française)

♦ Ernst JÜNGER, La Guerre comme Expérience Intérieure, préface d'André Glucksmann, Christian Bourgois éd., 1997. [extrait 1 / extrait 2]

► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.


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 ◘ Le lansquenet

lansk-10.jpgIl est profondément significatif que ce soit justement l'existence la plus forte qui se sacrifie le plus volontiers. Mieux vaut s'abîmer comme un météore, dans une gerbe d'étincelles, que s'éteindre à petit feu vacillant. Le sang des lansquenets ne cessait d'écumer sous les pales tournoyantes de la vie, et pas seulement lorsque l'ivresse de fer du combat les emportait sur la crête des vagues. Il leur fallait exprimer et façonner une vie sauvage et violente, telle qu'elle sourdait continûment en eux depuis les profondeurs. Si jeunesse et virilité leur tenaient lieu d'ivresse et de flamme, le combat, le vin, l'amour les chauffaient à blanc, jusqu'à courir follement à la mort. Chaque heure exigeait d'être remplie, les jours leur coulaient entre les doigts colorés et brûlants, comme les perles d'un chapelet de feu qu'il leur fallait égrener jusqu'au bout pour remplir leur propre mesure. Tout l'être jaillissait flamboyant d'une seule et même source, qu'il se reflétât dans un verre rempli, dans les yeux fous de l'adversaire ou le doux sourire d'une fille. L'ivresse réveillait leur âme de vainqueurs, les cimes de la bataille leur versaient l'ivresse, dans les bras de l'amour tous deux ne leur étaient plus qu'un. Comme d'autres dans l'art ou dans la vérité, ils cherchaient leur accomplissement dans la lutte. Nos voies sont diverses, chacun porte en son cœur une autre boussole. Pour chacun, vivre veut dire autre chose, pour l'un le chant du coq au matin clair, pour l'autre l'étendue qui dort au midi, pour un troisième les lueurs qui passent dans les brumes du soir. Pour le lansquenet, c'était le nuage orageux qui couvre au loin la nuit, la tension qui règne au-dessus des abîmes.

Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure.

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◘ Recommandons ici également l'ouvrage, richement illustré, de René Senteur concernant cette période : De Bazancourt à Favreuil : Sur les traces d'Ernst Jünger (2010) [recension].

◘ Est paru début 2008 chez Gallimard (Biblio. de la Pléiade) en 2 tomes sous la dir. de J. Hervier :

JOURNAUX DE GUERRE

• TOME I : 1914-1918 : Orages d'acier - Le Boqueteau 125 - Feu et sang - La Déclaration de guerre de 1914 - Le Combat comme expérience intérieure - Sturm - Feu et mouvement, 944 p. (45 €)

• TOME II : 1939-1948 : Avant-propos de « Rayonnements » - Jardins et routes - Premier journal parisien - Notes du Caucase - Second journal parisien - Feuillets de Kirchhorst - La Cabane dans la vigne, 1452 p. (55 €)


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Les cinq guerres d’Ernst Jünger

 

german10.jpg[Pendant la Première Guerre mondiale, technologie de pointe et moyens humains rudimentaires vont souvent de pair. Sur cette photographie, des soldats allemands, à l'aide de leur force physique et de chevaux, conduisent des pièces d'artillerie au front.]

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« Quoi de plus beau, et de plus nécessaire, qu’une armée qui avance ? »

En évoquant un fait essentiel de la Première Guerre mondiale, une page de Feuer und Blut (Feu et sang, publié en 1925) d’Ernst Jünger semble sceller, on serait tenter de dire d’une manière accablante, un vieux débat d’idées militaire :

« Je me souviens encore très bien du visage subitement émacié et pâli du Lieutenant Vogel, lorsqu’en septembre 1916, près de la Ferme du Gouvernement, nous sommes descendus des camions automobiles et que nous avons vu la rouge incandescence, pareille à un océan qui serait en flammes, et dont la lueur montait dans le ciel nocturne, jusqu’aux étoiles.

Le fracas, que nous avions perçu depuis longtemps, très loin derrière les lignes, comme s’il s’agissait du fonctionnement d’une immense machine, crois­sait démesurément, devenait semblable au hurlement d’un fauve carnassier et qui était prêt, en apparence, à dévorer l’espace d’une province tout entière. C’est comme si l’haleine brûlante de la mort mécanique passait au-dessus de nous et Vogel me hurla, en bégayant, dans l’oreille, sa voix résonnait comme celle d’un enfant désorienté : “Devons aller là-dedans ? Nous n’en reviendrons jamais !” » (I, 463-464).

La toute-puissance du feu

feuer310.jpgCes lignes, qui décrivent la toute-puissance du feu, son triomphe absolu, son apothéose d’acier, mettent fin en apparence à une vieille querelle qui s’ouvre dès le premier tiers du XVIIIe siècle et qui oppose les contempteurs et les adorateurs du feu. Les premiers, de Folard à Mesnil-Durand, s’en vont répétant que le feu ne tue pas et que le fusil et le canon, celui-là surtout, sont armes anodines. Par conséquent, une armée qui parviendrait à accroître sa rapidité en adoptant un ordre convenable — en l'occurrence la colonne — devrait aisément se soustraire aux effets du feu. Pour les seconds — Guibert, Mauvillon, un peu plus tard Berenhorst — le feu, mais à leurs yeux essentiellement le feu de l’infanterie, est bel et bien mortel. Il faudra un Duteil pour lui adjoindre le feu de l’artillerie.

L’histoire militaire atteste de l’efficacité toujours croissante du feu, obtenue par des moyens techniques de plus en plus perfec­tionnés. Mais, curieusement, alors que sa réalité dévastatrice dicte sa loi sur le terrain, les tacticiens, dès que les hostilités cessent, ont tendance à en minimiser systématiquement les effets. Cette amnésie partielle s’explique facilement : dans la me­sure où l’on postule la manœuvre classique, c’est-à-dire rapide et décisive, on est bien obligé de gommer par l’imagination la portée de ce feu, qui est le facteur essentiel du ralentissement, voire de l’enlisement de cette manœuvre. À Wagram, en 1809, le feu est jugé presque intolérable, et carrément insupportable à Borodino en 1812.

retros10.jpgMais, la paix revenue, on recom­mence à le sous-estimer et à chaque fois, à chaque nouvelle guerre, il réapparaît avec une force nouvelle, à Sébastopol, à Solférino, à Sadowa où le Général prussien von Fransecky, qui défend la lisière de la forêt de Benateke, relève qui se trouve “dans un enfer”. Le commentateur semi-officiel français de la guerre de 1870/71 décrit, à propos de la bataille de Saint-Privat et de l’attaque du village de Roncourt, le feu de l’artillerie comme “véritablement infernal”. Au matin du 18 août, le Général von Alvensleben, qui commande le 3ème Corps d’Armée, explique au Général von Pape, qui commande la 1ère Division de la Garde à Pied, que les Prussiens, qui ont sous-estimé le feu du Chassepot et des mitrailleuses (une nouvelle et redoutable source de feu), vont être dorénavant contraints de se couvrir en utilisant les ressources du terrain et de l’artillerie systémati­quement. À Plewna, au Transvaal, en Mandchourie, dans les Balkans et même en Tripolitaine, on s’enterre de plus en plus. En même temps, un élément nouveau, grand paralysateur de mouvement, fait son apparition, le fil de fer barbelé.

« Devant la tran­chée, s’étend, sur la longueur, souvent en plusieurs lignes, la barrière de barbelés, un tissu dense et sinueux de fils de fer à pi­cots, qui doit arrêter l’attaquant, de façon à ce qu’il puisse tranquillement être pris sous le feu depuis les postes de tir » (Orages d’acier, I, 48).

Théories sur le feu en 1914

war01010.jpgÀ la veille de 1914, tous les éléments matériels permettant d’assumer la suprématie du feu — fusils à tir relativement rapide, mitrailleuses, artillerie à longue portée utilisant des poudres sans fumée — et bloquer le mouvement offensif, sont à la dispo­sition du commandement. Mais en dépit de cet arsenal — et des exemples historiques récents que l’on s’obstine toutefois à considérer comme marginaux ou exotiques — les 2 grands belligérants potentiels demeurent fidèles à l’idéal de manœuvre rapide et décisive.

En Allemagne, le Général von Bernhardi met au compte de l’incapacité des Boers et des Japonais l’utilisation de la tranchée et souligne que dans la guerre européenne de l’avenir, le mouvement l’emportera sur la pelle, la fortification de campagne n’étant utilisée qu’exceptionnellement. En France, on ne pense pas autrement. Ceux qui pressentent les effets dévastateurs du feu, et qui souvent sont ceux qui n’ont pas oublié les leçons de 1870/71, se comptent sur les doigts des 2 mains, et souvent c’est chez les neutres qu’il faut aller les chercher.

Dès 1902, le Colonel suisse Feyler donne une description véritablement prophétique de ce que sera la bataille défensive de l’avenir et de la guerre dans laquelle elle s’inscrira ; il est rejoint dans ses conclusions par un Belge, le Général-Baron de Heusch. Au niveau stratégique, un mili­taire français démissionnaire, Émile Meyer, et un chevalier d’industrie russe, Jean de Bloch, annoncent un conflit de type nou­veau, dans lequel le feu et la durée, et sur ce dernier point un Kitchener a également développé une pensée particulièrement précise, occuperont une place centrale. Mais parfois même ceux qui croient avec le plus de conviction aux possibilités de la manœuvre napoléonienne sont, à l’instar des Maud’huy ou Lanzerac, saisis par le doute.

En tout état de cause, depuis l’expérience mandchoue, le choc ne leur apparaît plus comme la panacée universelle. Même un Colonel de Grandmaison, le théoricien de l’« élan vital », appliqué à l’offensive à outrance, l’adepte du “bergsonisme en acte”, parvient, lorsqu’il émerge de son rêve, à postuler, pour couvrir l’avance de l’infanterie en terrain découvert, un feu intense d’artillerie, “ce bouclier de l’infanterie” (comme il dit) qui lui fraye le chemin.

Ce ne sont toutefois que des exceptions et même en Allemagne, où la doc­trine d’engagement est infiniment plus positive et dégagée de trop criants errements, on continue à se bercer d’illusions en ce qui concerne la manœuvre et la neutralisation du feu adverse. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter par ex. les cro­quis des pages 194 à 196 de la seconde édition de Der Infanterie-Leutnant im Felde (Berlin, 1912) de Nicolai et Hein pour voir quels moyens de protection, jugés alors totalement idoines, allaient, 2 ans plus tard, apparaître comme parfaitement déri­soires.

« Le capital d’expériences de guerre que l’Allemagne avait à sa disposition avant la guerre mondiale, lui venait essen­tiellement de la guerre franco-allemande. L’esprit de cette tradition victorieuse conduisait à une grande confiance, du reste justifiée, en la force de frappe, qui s’exprimait dans diverses conceptions telles le combat ouverte entre tirailleurs, la mobilité de l’artillerie, la puissance de la cavalerie et dans l’idéal stratégique d’une bataille globale d’anéantissement » (Feuer und Bewegung, V, 112-113).

Paroxysme de l’artillerie

gg510.jpgLa réalité du feu atteindra, en 1914-1918, un paroxysme que nulle hypothèse d’école, même dans ses moments les plus déli­rants, n’avait pu prévoir. Un seul chiffre pour matérialiser la chose : l’offensive française sur l’Aisne est déclenchée le 16 avril 1917 après une préparation d’artillerie de 9 jours effectuée par 4.000 pièces de calibres divers pour un front de 40 km, susci­tant un formidable orage d’acier qui s’abat sur les lignes allemandes, avec un effet analogue à celui que nous décrit Jünger :

« Maintenant, l’artillerie française s’éveille à son tour ; d’abord, un groupe de batteries légères qui martèlent nos tranchées de slaves rapides pareilles à des coups de poing d’acier, composés de petits obus de shrapnells foudroyants qui s’abattent sur nos têtes comme si on nous vidait le contenu d’un broc. Ensuite suivent les calibres lourds qui nous tombent dessus de très haut en feulant atrocement, à la manière d’un fauve monstrueux, et qui plongent de longues portions de nos tranchées dans le feu et une fumée noire.

Une grêle incessante de mottes de terres, de débris de bois et de roches fragmentées s’abat sur nos casques, qui, lorsqu’ils sont les uns à côté des autres, reflètent la danse sans repos des éclairs. Des mines lourdes détruisent tout, fracassent et écrasent nos positions d’autant de coups de mortier ; des mines-bouteilles qui traversent la fumée et la pé­nombre comme des saucisses tournoyantes plongent en rangs serrés dans le feu provoqués par les précédentes. Des tirs d’obus éclairants foncent sur nous, en chaîne d’étincelles brûlantes, s’éparpillent en mille miettes dans les airs pour intimider un pilote matinal qui voulait reconnaître les positions du barrage d’artillerie » (Der Kampf als inneres Erlebnis, V, 78-79).

Voilà pour la réalité vécue directement, du feu subi, à laquelle vient s’ajouter celle du feu infligé.

« Enfin, l’aiguille de l’horloge est sur 5 h 05. L’ouragan se déchaîne. Un rideau de flammes monte haut dans le ciel, suivi d’un hurlement sourd, inouï. Un tonnerre ininterrompu, englobant dans son grondement le tir de nos plus gros obus, fait trembler la terre. Le hurlement gigan­tesque des innombrables batteries placées sur nos arrières était si terrifiant que les pires batailles auxquelles nous avions survécu nous paraissaient des jeux d’enfants. Ce que nous n’avions pas oser espérer, se produisait sous nos yeux :  l’artillerie ennemie restait muette ; d’un seul coup de géant, elle avait été envoyée au tapis » (Stahlgewitter, I, 246-247).

C’est dire que c’est le feu qui constitue l’élément central de l’œuvre militaire de Jünger (dans la mesure où elle se rapporte à la Première Guerre mondiale), que c’est lui qui la modèle, qui lui confère sa dynamique et son caractère propre, et que c’est sa nature quasi absolue et négative qui finira par engendrer la problématique de son dépassement. C’est le feu d’abord qui, en imposant sa loi au combattant, détermine ses comportements, provoquant la peur, l’effroi, l’exaltation ou le courage, toute cette alchimie psychologique que nous trouvons analysée dans Der Kampf als inneres Erlebnis, publié en 1922.

Mais en même temps, créateur d’une physionomie inédite de la bataille, avec ses nouvelles implications techniques, il fa­çonne un nouveau type de combattant, le “poilu” des Français, le Frontkämpfer des Allemands. Dans l’absolu, le problème premier est d’échapper à ce feu protéiforme et omniprésent qui provient de l’horizon (artillerie, infanterie), du ciel (aviation) et même des profondeurs du sol : le 7 juin 1917, 500.000 kg d’explosifs placés par des mineurs anglais détonnent sous les tran­chées allemandes. Dans cet environnement assassin, le soldat n’est plus qu’un matériau « comme par ex. le charbon, que l’on fourre sous le chaudron incandescent de la guerre, de façon à faire durer le travail. La troupe est brûlée, transformée en escarbilles sous le feu”, comme le formule, avec une certaine élégance, les manuels d’art militaire » (Kampf als inneres Erlebnis, V, 81).

On va toutefois chercher à faire perdurer ce matériau humain, car sa disparition immédiate créerait un vide dans le dispositif défensif dont l’adversaire profiterait aussitôt, une position n’ayant de valeur qu’occupée. Les atomes mili­taires vont donc chercher à se couvrir, à se protéger, en remuant toujours plus de terre, et toujours plus profondément, en utili­sant le bois, le béton, l’acier pour tenter d’atténuer les effets du feu, en perfectionnant sans cesse le dispositif qui doit remplir une double fonction : permettre le combat et assurer un abri.

Chez Jünger, la description minutieuse des tranchées et des abris acquière la valeur d’une “paléo-histoire de l’anti-feu”. Ce système de protection est le premier et le plus relatif dont dispose le combattant. Mais il demeure fondamentalement défectueux puisqu’il interdit le mouvement et condamne à la passivité. Or dans un nouveau stade de la guerre — grosso modo à partir du milieu de 1915 — les esprits censés de tous les camps, des officiers d’état-major au Lieutenant Jünger, ou Durand, ou Lewis, se demanderont comment “sortir de là” et comment rétablir le primat du mouvement en dépit du feu. Cette réflexion acquerra d’autant plus d’intensité qu’un produit nouveau, qui ne peut plus être classé dans la rubrique “feu”, commence à être utilisé afin de remplacer les obus là où ils s’avèrent impuissants.

« Par l’utilisation des gaz, l’épaisseur du feu est encore accrue, car le gaz pénètre même dans les angles morts et dans les abris souterrains, inaccessibles aux tirs d’obus métalliques » (Feuer und Bewegung, V, 116).

Démesure des machines, des mécanisations

bertha10.jpgL’existence du feu dans sa dimension démesurée implique un système de production du feu, une “fabrique à feu”, aux dimen­sions également démesurées. C’est ce que Jünger nomme « un combat de machines ». À une extrémité de la chaîne, il y a la machine productrice de feu, aux formes diverses, qui travaille jour et nuit : revolver, grenade, fusil, mitrailleuse, lance-flammes, mortier, obusier, lance-mines, avions-bombardiers, etc. À l’autre, on découvre l’usine avec ses ingénieurs, ses fon­deurs, ses tourneurs, ses ajusteurs, ses mécaniciens, ses pyrotechniciens, puis tous les échelons intermédiaires, dont chacun d’entre eux a pour mission de “nourrir” la tranchée, d’une manière ou d’une autre.

« Nos excursions fréquentes et nos visites dans les installations sorties de terre dans les arrières, nous ont donné, à nous qui avions l’habitude de regarder cela distraitement par-dessus notre épaule, une vision du travail démesuré que était effectué à l’arrière des troupes combattantes. C’est ainsi que nous avons eu l’occasion de visiter les abattoirs, les dépôts de vivres et les postes de réparations des canons et obusiers à Boyelles, la scierie et le parc du génie dans la Forêt de Bourlon, la laiterie, les élevages de porcs et le poste de traitement des cadavres à Inchy, le parc volant et la boulangerie à Quéant » (Stahlgewitter, I, 76).

Nous nous trouvons maintenant au cœur du problème. Étant donné que chacun des 2 camps s’avère capable de lancer sur le marché le même produit fini, on en arrive à ce qu’un Feyler ou un Meyer avaient entrevu, non sans effroi, avant la guerre : le figement d’un certain nombre de lignes parallèles n’offrant aucune possibilité d’enveloppement, car appuyées d’un côté à la Mer du Nord, de l’autre au Jura suisse. Dans un premier temps on s’efforcera donc, pour sortir de cette situation bloquée, d’obtenir, momentanément, la supériorité du feu sur un point donné, en l’alliant à un effet de surprise.

Mais ce sont là des exi­gences quasiment contradictoires. L’acquisition de la supériorité momentanée du feu exige, en effet, une concentration formi­dable de moyens, qui ne peut échapper à l’observation de l’adversaire et lui laisse en général le temps de prendre toute une série de contre-mesures. Mais même en admettant que cette mise en place ait échappé à la vigilance ennemie (ce fut parfois le cas), un nouveau problème se pose, celui de la durée du feu destiné à préparer l’offensive.

Durant toute la guerre, 2 écoles de pensée s’affronteront à ce propos. La première est partisane d’une préparation brève et massive de quelques heures ; la seconde défend la préparation longue, pouvant atteindre une dizaine de jours. La première présente l’avantage de ne pas laisser le temps à l’adversaire de se ressaisir ; son désavantage réside toutefois dans sa brièveté même qui ne suffit pas pour détruire totalement les objectifs visés et de neutraliser les sources de feu. Lors de l’offensive française en Artois (9 mai-18 juin 1915), la préparation brève permet de réaliser la surprise. Par contre, l’infanterie se heurte à une première ligne insuf­fisamment “labourée” par le feu, qui offre encore de trop nombreux points de résistance.

Lors de l’offensive alliée d’avril 1917 sur l’Aisne, c’est l’inverse qui se produit, mais qui, en définitive, entraîne les mêmes résultats. Le terrain, transformé en véri­table paysage lunaire, ralentit tellement la progression de l’infanterie que les Allemands ont le temps de se ressaisir et d’utiliser des positions échelonnées en profondeur. D’ailleurs à chacune de ces offensives on s’aperçoit que le feu profite plus aux défenseurs qu’à l’attaquant.

« Ainsi, un petit nombre de mitrailleuses, dans un zone pratiquement vidée de sa défense, peut briser les attaques qui ont été préparées par des milliers de canons » (Feuer und Bewegung, V, 117).

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Fin des valeurs

Aussi longtemps que le feu, même s’il provient d’armes légères, n’est pas largement neutralisé, l’offensive est condamnée à l’échec, quels que soient le courage et la volonté de l’attaquant. Dans Der Arbeiter (1932), qui traite la question dans une pers­pective symbolique, Jünger voit dans cet échec des forces morales face à la puissance du feu, le triomphe de la matière sur les “porteurs de l’idée”.

« Qu’on me permette, ici, de me souvenir du célèbre assaut lancé par les régiments de volontaires de guerre près de Langemarck. Cet événement, qui recèle une importance moins militaire que idéelle, est très significative quant à savoir quelle est l’attitude encore possible à notre époque et dans notre espace. Nous voyons ici un assaut classique qui se brise, sans tenir le moindre compte ni de la force de la volonté de puissance qui anime les individus, ni des valeurs morales et spirituelles qui les distinguent. La libre volonté, la culture, l’enthousiasme, l’ivresse que procure le mépris de la mort ne suffi­sent plus à vaincre la pesanteur des quelques centaines de mètres sur lesquelles règne la magie de la mort mécanique » (VI, 116).

Pour parvenir à la percée — qui devient l’idée obsessionnelle de tous les états-majors et qui, réalisée, devrait permettre de rétablir les prérogatives du mouvement et de la manœuvre — il faudra mettre en œuvre de nouveaux procédés, dont la subti­lité et la sophistication leur permettra d’échapper au feu massif et brutal.

« Trois grands chapitres [dans l'histoire de la guerre mondiale] se placent en exergue. Dans le premier, on cherche en vain à emporter la décision en tablant sur le mouvement d’ancien style. Le deuxième se caractérise par la domination absolue du feu. Dans le troisième, on voit poindre des efforts de remettre le mouvement en selle par de nouvelles méthodes » (Feuer und Bewegung, V, 113-114).

Il aura toutefois fallu beaucoup de temps, de tâtonnements — et de sang — pour forger ces méthodes nouvelles. L’imagination a travaillé en hésitant, courbée sur des modèles acquis, peinant sur ce problème, à la vérité d’une difficulté accablante, que Jünger résume ainsi : comment s’y prendre pour que l’infanterie ne soit plus “un organe exécutif de l’artillerie ?”. On saurait mieux dire ! Orages d’acier nous expose à satiété les difficultés rencontrées par le fantassin dans sa progression sous les feux de l’artillerie et de l’infanterie. Au modeste niveau tactique, qui est celui de son horizon de “travail” quotidien, Jünger propose des solutions :

« Le soir suivant, je reçus l’ordre de réoccuper les postes de garde. Comme l’ennemi aurait pu s’y être niché et incrusté, j’ai fait encercler, par deux détachements, en exécutant une manœuvre en tenaille, le boqueteau ; Kius commandait le premier de ces détachements, et moi, l’autre. J’ai appliqué pour la première fois une façon particulière d’approcher l’ennemi en un point dangereux ; elle consistait à le contourner en faisant avancer les hommes l’un derrière l’autre en formant un vaste arc de cercle. Si la position s’avérait occupée, il suffisait d’opérer un retournement à droite ou à gauche pour obtenir un front de feu sur les flancs. Cet ordre, je l’ai appelé, après la guerre, Schützenreihe, “tirailleurs en rang” » (Stahlgewitter, I, 67).

“Sturm- und Stoßtruppen”

sturmt10.jpg[Ci-contre : Au sein des bataillons d’infanterie, un fantassin d'assaut des Sturmtruppen contre-attaque. Le grenadier-voltigeur, spécialiste du combat rapproché, met en œuvre une panoplie d’armes antipersonnel et antiblindé au sein d’une petite équipe disposant d’une large initiative. Mais ce combattant d'élite reste tributaire des limites stratégiques et matérielles : l'échec final de l'opération Michel n'a fait que renforcer Ludendorff dans la conviction qu'il manquait à l'Allemagne un élément fondamental pour faire de cette avancée tactique une arme stratégique, à savoir le blindé, qui seul put alors donner appui à une guerre de mouvement, ce à quoi remédiera l'infanterie mécanisée moderne 2 décennies plus tard.]

À un niveau tactique supérieur, c’est une double idée qui finira de s’imposer. Dès le milieu de 1915, les Allemands mettront sur pied des Sturmtruppen, dont la mission est décrite de la manière suivante dans l’ouvrage classique du Général Balck :

« Nous avons approfondi l’idée suivante : à la place de lignes fixes de fusiliers, qui demeuraient trop facilement clouées dans leurs positions fortifiées, il fallait utiliser des rangées de fusiliers constitués en détachements d’assaut de petites dimensions, où la personnalité du chef, dont tout dépendait, pouvait être exploitée. Après la sortie hors de nos positions, ces détachements pénétraient profondément à l’intérieur du dispositif ennemi, tandis que d’autres détachements, spécialement désignés, sub­mergeaient les positions ennemies en empruntant des chemins préscrits d’avance » (Entwicklung der Taktik im Weltkrieg, Berlin, 1922, p. 99).

La seconde idée sera de transformer cette “force pénétrante”, qui a retrouvé une certaine mobilité, en “force foudroyante”, ca­pable de porter la dévastation au cœur du dispositif ennemi.

« [Cette force], elle aussi, peut déployer des effets d’artillerie en quantité croissante ; les grenades à main, les obusiers d’infanterie, les lance-mines, les lance-grandes, les mortiers de tran­chée font leur apparition. L’effet de feu, propre à l’infanterie, et rien qu’à elle, se voit renforcer, non seulement par l’augmentation en nombre des compagnies de mitrailleurs, mais aussi par l’armement même des groupes de fantassins, qui reçurent dorénavant des fusils-mitrailleurs et, plus tard, des pistolets-mitrailleurs » (Feuer und Bewegung, V, 116).

La physionomie du combat va être bien entendu profondément modifiée par cette transformation.

« Dès maintenant la compo­sition des régiments d’infanterie n’est plus la même qu’auparavant : les lignes d’unités placées les unes derrière les autres sont désormais interrompues par des compagnies de mitrailleuses et de lance-mines, et, au milieu du front, on voit apparaître des groupes très particuliers, qui sont armés de pistolets-mitrailleurs ou de fusils-mitrailleurs légers. À petite échelle, il me paraît intéressant d’observer, ici, comment un esprit ancien lutte contre une évolution des formes qui passe littéralement au-dessus de lui (…) » (Das Wäldchen 125, Berlin, 1925, p. 149).

Et à nouveau combat, nouveau combattant. Le guerrier-techni­cien de 1918 n’a plus rien de commun avec le soldat de 1914.

« Au début de la guerre, à l’époque des grands mouvements, du gaspillage extérieur et intérieur, on ne percevait pas encore entièrement la différence avec le passé ; cette perception n’a eu lieu que lorsque l’esprit de la machine s’est également emparé des champs de bataille d’Europe centrale, et que sont apparus les grands pilotes, les tankistes et le chef des Stoßtruppen ayant reçu une formation de technicien. Là, on est entré dans un temps nouveau, un nouveau type d’homme est apparu en nous saluant d’un hurlement ; le sang a coulé à grands flots et cent villes se sont englouties dans la fumée » (Ibid., 3).

La physionomie d’un “homme nouveau”

sold1610.jpg[Ci-contre : photo d'un soldat du front en 1916, couverture de Kampf um Verdun - Opfergang einer Infanterie-Kompagnie,  Hans Rupp, 1937.]

Dans des pages remarquables, Jünger esquisse la physionomie de cet homme nouveau, qui constitue l’ossature du Stoßtrupp et le sel de l’armée, et dont le jeune visage, à l’ombre du casque d’acier, exprime intelligence et hardiesse. Avec ses gre­nades, son revolver, sa lampe de poche, son masque à gaz, son porte-cartes et ses jumelles, entouré de ses “fidèles”, qui dé­tiennent entre leurs mains une extraordinaire puissance de feu, ce lieutenant-là, admirablement adapté à sa mission, est de­venu un homme dangereux pour l’adversaire, ne serait-ce que parce qu’il est capable d’entrer à nouveau physiquement en contact avec lui. Le cercle vicieux est brisé. Plus personne n’aurait l’idée d’appliquer à ces soldats l’épithète de “chair à ca­non”.

« Lorsque j’observe comment ils parviennent, sans bruit, à se frayer des trouées dans les barbelés, à creuser des paliers d’assaut, à comparer la luminosité des différentes heures de la journée, à trouver le nord en observant les étoiles, alors j'acquiers une connaissance nouvelle : voilà l’homme nouveau, l’homme du génie d’assaut, la meilleure sélection d’hommes d’Europe centrale. C’est une toute nouvelle race, intelligente, forte et animé d’une terrible volonté » (Kampf als inneres Erlebnis, V, 76).

Cependant Jünger ne peut se défendre du sentiment que ce magnifique soldat ne fait pas la guerre qui devrait être la sienne et que les formes surannées qui oblitèrent encore ce conflit l’empêchent de donner sa pleine mesure.

« Il nous semble absurde aujourd’hui que la volonté guerrière utilise presque exclusivement le gigantesque appareil technique dont elle dispose pour ac­croître le feu, tandis que le mouvement dans le combat est dû essentiellement à l’énergie primitive, à la force musculaire de l’homme et du cheval » (Feuer und Bewegung, V, 118).

Le moteur doit partir à la conquête de l’avant, il doit préparer, accom­pagner, soutenir l’effort du Stoßtrupp.

« Voilà pourquoi le moment où les premières voitures blindées mues par moteur ont fait leur apparition devant les positions allemandes sur le front de la Somme, est un moment très important dans l’histoire des techniques de guerre » (Ibid., 119).

Aux yeux de Jünger, les dernières années de la Première Guerre mondiale ne représentent toutefois qu’un stade hybride et in­termédiaire de l’évolution qui doit conduire aux nouvelles formes tactiques d’une guerre régénérée.

« Vu sous cet angle, la guerre mondiale apparaît comme un gigantesque fragment, auquel chacun des nouveaux États industrialisés a apporté sa contribution. Son caractère fragmentaire réside en ceci, que la technique pouvait bel et bien détruire les formes traditionnelles de la guerre, mais qu’elle ne pouvait par elle-même que susciter une nouvelle vision de la guerre, sans pour autant pouvoir la concrétiser » (Ibid., 120-121).

Lors de leur offensive de Picardie, qui débute le 21 mars 1918 et à laquelle Jünger prend part, les Allemands mettent en œuvre des moyens formidables, tant en artillerie qu’en hommes, et parviennent à percer sur le front anglais. Mais les stratèges n’ont pas prévu que l’avance initiale pourrait être, dans certains secteurs, aussi rapide, entraînant une conséquence fatale.

« Peu avant la lisière du village, notre propre artillerie nous a canardés, car, têtue et figée, elle continuait à pilonner le même point. Un gros obus tomba au beau milieu du chemin et déchiqueta quatre des nôtres. Les autres s’enfuirent. Comme je l’ai entendu plus tard, l’artillerie avait reçu l’ordre de continuer à tirer en réglant la hausse au maximum. Cet ordre incompréhensible nous a privé des fruits de la victoire. En serrant les dents, nous avons dû nous arrêter devant le mur de feu » (Stahlgewitter, I, 261).

Si les Allemands avaient pu continuer sur la même lancée, et amener rapidement suffisamment de renforts, ils auraient alors pu exploiter leur percée. « Si, à ce moment, une masse de cavalerie avait été lancée en terrain libre, il est probable que la ba­taille aurait pris une toute autre tournure », écrit le Colonel Lucas dans son Évolution des idées tactiques en France et en Allemagne pendant la guerre de 1914-1918 (Paris, 1932, p. 236).

Bien entendu, raisonner encore en termes de cavalerie dans ce stade ultime de la guerre peut paraître anachronique, alors que le tank existe déjà et est techniquement capable de remplacer, potentiellement, le cheval. Mais entre la possession d’un moyen technique, d’ailleurs encore dans les limbes chez les Allemands, et son utilisation rationnelle sur le terrain, il existe un véritable fossé.

Si la nouvelle image de la guerre se superpose parfois à l’ancienne, elle est loin toutefois de l’avoir effacée. Dans ce stade intermédiaire, la guerre a pris une accélération qui lui est propre et trop souvent les états-majors, au lieu de modeler l’événement, doivent se contenter de l’avaliser, les “instructions” qu’ils publient (cela est particulièrement frappant du côté français) étant souvent dépassées lorsqu’elles parviennent aux échelons d’exécution. Les esprits ont mis des années pour esquisser une solution technique originale qui permette le rétablissement du mouvement et la possibilité d’échapper au feu.

Le “tank” : mobilité, protection, feu

254px-10.jpg[Les “engins blindés à chenille” deviendront bientôt au cours de la guerre des chars capables de franchir les cours d’eau et les massifs forestiers. Des chars capables de mettre un terme à la guerre de position. Ci-contre : un char Saint-Chamond dans l'Aisne : les Allemands, Ernst Jünger en tête, ont admis que cette arme a été décisive pour les Alliés et a scellé la défaite allemande. Néanmoins celle-ci, encore limitée en champ d'action et peu coordonnée à la stratégie d'ensemble de l'infanterie, n'est pas l'arme absolue pour la percée qui reste vaine sans avancement du dispositif militaire complet. Le soutien logistique joua de fait un rôle crucial : la mobilité stratégique (200.000 camions et transports sur pneus pour les Français seuls contre 35.000 véhicules sur fers à ressort aux Allemands), assurant ravitaillement et renforts le long de la ligne de front, montra son efficacité dès 1916 avec la “Voie sacrée”.]

Dans un livre brillant, qui pourrait bien avoir exercé une certaine influence sur Jünger, Kritik des Weltkrieges : Das Erbe Moltkes und Schlieffens im großen Kriege (Leipzig, 1920), H. Ritter écrit :

« Par ailleurs, la construction de ce moyen de combat moderne et technique qu’est le tank ou voiture blindée, constitue un point sombre dans la question des armements de l’armée allemande de terre. Ce n’est pas l’industrie allemande qui en est responsable, je préfère le dire tout de suite.

D’abord, le tank a été trop longtemps considéré par l’OHL comme une sorte de jouet technique, comme un instrument destiné à n’effrayer que les benêts, qui, une fois dépouillé des effets moraux qu’il provoque, n’est plus qu’un monstre inoffensif, que le soldat allemand, aux nerfs solides, mate comme ses ancêtres les Germains avaient maté les lions que les Romains lâchaient sur eux en les tuant à coups de gourdin.

Tous les succès remportés par cette arme (…) ont été minimisés par une explication stéréotypée : “Frayeur provoquée par les blindés”. Même encore pendant l’été 1918. Ce n’était ni plus ni moins qu’une calami­teuse rechute dans le rejet de la technique, typique de l’avant-guerre » (p. 64).

Formé sur le terrain et par le feu, à la dure école du feu, Jünger n’a que faire d’une tradition d’école. Résolument moderne, il a compris que le combattant livré à la technique, plus exactement au feu engendré par la technique, n’échapperait à ce dernier également que par la technique. Il imagine alors quel emploi on pourrait faire de la machine polyvalente capable de s’imposer sur le terrain, et dont l’appui permettra à l’infanterie de retrouver sa liberté de manœuvre.

« Malgré tout, l’idée du tank est l’idée la plus importance qui ait germé au cours de cette guerre pourtant si riche en inventions, même si cette arme n’a pas été plei­nement exploitée au cours de ce conflit-là. Avec lui, c’est une grande question qui a préoccupé tous les peuples belligérants depuis la plus haute antiquité qui trouve sa solution, d’une manière simple et moderne. Le mouvement, l’efficacité et la couver­ture sont unis en lui (…), voilà pourquoi il, ou plutôt une meilleure concrétisation du concept qu’il représente, doit devenir l’instrument décisif de la bataille de demain, dont toutes les autres armes ne seront plus que les accompagnatrices (…).

C’est pourquoi on peut admettre avec certitude que la prochaine guerre déjà se déroulera dans une forme abrégée et furieuse, cor­respondant au rythme de la machine. Il ne nous restera même plus assez de temps pour nous barricader à long terme et pour amasser de grandes quantités de matériels, ce qui sera un bien pour les deux parties » (Wäldchen 125, op. cit., 119).

Au “char rampant” viendra s’ajouter le “char volant” — le chasseur-bombardier qui interviendra directement dans la bataille comme soutien de l’infanterie et des chars. Alors seulement, avec la restauration du mouvement introduite grâce à ces moyens mécaniques, on éliminera « la surestimation maladive de l’artillerie » et la guerre retrouvera sa respiration. À grands traits, clairs et précis, dans une perspective exacte, Jünger esquisse les formes d’une guerre nouvelle qui ne va pas tarder à éclater. Il a su en discerner les éléments constitutifs : le char, l’avion, une nouvelle attribution au rôle de l’infanterie et de l’artillerie, l’importance des transmissions, le poids de la bataille décisive.

Ce qui frappe dans cette vision de 1918 (mais cer­tainement corrigée et amplifiée après la guerre), livrée dans Wäldchen 125, c’est qu’elle se détache nettement, ne serait-ce que par la clarté du dessin, de la plupart des travaux (si l’on excepte ceux de Guderian), publiés alors en Allemagne. Par son propos, Jünger se rapproche de ses anciens adversaires britanniques, ceux-là même pour lesquels il avait, durant toute la guerre, nourri la plus haute estime et qui devaient, dans la sphère de la pensée militaire, produire des Swinton, Martel, Fuller et Lidell Hart.

1940 : “Jardins et routes”

Paradoxalement, il ne sera pas donné à Jünger d’assister directement, lors de la campagne de France de 1940, à la mise en application du binôme char-avion et à vérifier, en première ligne, les effets de leur intervention. C’est dire qu’une lecture tac­tique de Routes et jardins, comme on a pu la faire pour Orages d’acier, Le Boqueteau 125 et, bien entendu, Feu et mouvement, n’est pas possible. Car la guerre que livre désormais Jünger est une autre guerre, assez loin du feu, celle de l’« infanterie en marche » dont seuls les éléments avancés sont en contact avec l’ennemi.

Par une ironie du sort, le partisan inconditionnel du moteur, cheminera sur les routes de France, à cheval ou à pied et il ne percevra de la bataille que ce qu’elle rejette : blessés, réfugiés, prisonniers, barricades détruites, chars calcinés à l’odeur de cadavre. Rien peut-être n’évoque mieux la différence de la situation vécue par Jünger entre la Première Guerre mondiale et ce début de la Seconde que cette notation évoquant la déco­ration qui lui a été décernée pour avoir sauvé un soldat :

« À l’époque, on m’octroyait les plus hautes décorations pour avoir tué des ennemis, aujourd’hui on m’octroie un petit ruban pour un sauvetage » (Gärten und Straßen, II, 196).

Cantonné à la lisière de la mêlée, il s’adonne non sans volupté à ce qu’il appelle “une promenade tactique”. La voie est libre, le rêve est réalisé, à droite et à gauche les jardins, devant, la route : sur terre et dans le ciel la machine a frayé le chemin à l’infanterie :

« Ce matin, nouvelle chevauchée dans les champs magnifiques, pour aller discuter de nos nouvelles expériences dans les combats offensifs. Nous pouvons désormais progresser comme l’avions rêvé en 1918 » (Ibid., 160).

Dans cet espace vide d’ennemis, dans lequel il est si facile de progresser, de sombres pressentiments l’assaillent toutefois. En octobre 1943, il note :

« (…) tout comme lors de notre avance à travers la France en 1940, ce sont moins les visions du présent qui m’effrayent que la prescience des anéantissements futurs, que l’on devine dans ces espaces vides de toute présence humaine » (2. Pariser Tagebuch, III, 186).

C’est certainement pour une bonne part ce sentiment de liberté tactique retrouvé qui confère son caractère exaltant à Jardins et Routes. Quoi de plus fascinant en effet que les récits ou journaux de guerre relatant l’avance d’une armée, alors que devant elle l’adversaire à cédé ou est en train de le faire. 1800, 1805, 1809, la littérature guerrière de l’époque napoléonienne nous offre une vaste gamme d’œuvres qui font passer dans leurs pages ce que l’on pourrait nommer “la griserie de l’avance”. Plus tard, cette griserie se retrouve dans les ouvrages des combattants prussiens de 1866 et, a fortiori, des soldats allemands de 1870/71.

Et ce n’est pas tout à fait un hasard si la campagne de France évoquée par Jünger nous renvoie, par ses images mêmes, à celle d’août-septembre 1870. Même soleil éclatant, même nature généreuse dans l’épanouissement de l’été, mêmes lieux traversés, même climat euphorique engendré par le sentiment d’une victoire qui ne peut plus échapper. Sur la route de Douchy, Jünger retrouve les fameux peupliers qui sont inséparables du paysage de la bataille de Sedan, et il avance sur la route où Bismarck attendit Napoléon III. À peu près au même endroit, son officier de ravitaillement évoque son grand-père qui a combattu ici. À Laon, dans un souterrain de la citadelle, il découvre la plaque commémorant le sous-officier qui fit sauter la poudrière et dans le village de Tallons, où il passe la nuit, le tiroir est encore tapissé avec un journal de 1875.

Sans cesse les lieux le ramènent à ces anciens champs de bataille, et pas seulement les lieux, les gens aussi qui, en regardant passer l’infanterie allemande, ont le sentiment de revivre quelque chose de connu et d’ancien. Un paysan à Traimont, un vieil­lard à Toulis, lui racontent que c’est la troisième fois qu’ils voient déferler les Allemands. Mais à aucun instant le lecteur ne songe à la Première Guerre mondiale (ou alors tout au plus à l’été 1914) en raison du rythme qui est propre à cette guerre.

À chaque fois que je lis Jardins et Routes, j’ai le sentiment de suivre un protagoniste qui fait, en même temps que celle de 1940, une autre guerre. La plupart des scènes décrites par Jünger pourraient s’insérer, sans qu’on décèle la moindre rupture, dans les journaux, lettres et souvenirs que nous ont laissés les hommes de 1870, du moins jusqu’à l’investissement de Paris. Par ex. le rituel du logement, avec ses notables qui reçoivent au mieux l’officier qu’ils sont contraints d’héberger, la bonne bouteille que l’on débouche, les propos que l’on échange, l’estime mutuelle qui s’établit entre vainqueur et vaincu, si ce n’est, parfois, une haine coriace. Tout cela est à proprement parler d’un autre temps.

Cette population française, ces prisonniers français, tels que Jünger les voit et les éprouve, tenteraient à démontrer que la France n’a guère changé en 70 ans, que c’est le même pays qui sombre dans la même défaite. Lorsque Jünger tente d’expliquer à des officiers capturés le triomphe de l’Allemagne par la victoire du “Travailleur”, il a le sentiment qu’ils ne le comprennent pas. Et pour cause ! La France profonde est encore ce qu’elle était en 1870, peuplée de paysans, de notaires et de bistroquets qui continuent à confondre le chassepot et le Panzerkampfwagen II.

“Notes caucasiennes”

Progressivement, la guerre évolue vers d’autres dimensions, et si elle se transforme, c’est peut-être aussi parce que le prota­goniste Jünger, comme il le laisse entendre, se transforme lui-même. Lorsque, dans le Caucase (1942), un ricochet le con­traint de s’abriter, il relève :

« Dans de telles situations, ce qui me frappe c’est le côté mi-comique, mi-fâcheux. L’âge et, bien plus encore, la situation, dans laquelle on trouve que de telles choses sont stimulantes, pour ensuite s’efforcer d’en remettre, est bien derrière moi » (Notes caucasiennes, II, 472).

Quinze jours plus tard, le soir de Sylvestre, il prend congé de cette guerre et des méthodes politico-militaires qu’elle implique.

« Un dégoût me prend, devant les uniformes, les épaulettes, les dé­corations, les armes, dont j’ai tant aimé l’éclat. La vieille chevalerie est morte ; les guerres sont désormais menées par des techniciens » (Ibid., 493).

En effet, tout a changé, à commencer par la situation personnelle de Jünger. Il n’est plus le Lieutenant des Stoßtruppen modelé par l’enfer du feu, ni le Capitaine qui, sur les routes, et entre les jardins, participe à la seconde repré­sentation d’une guerre qui a connu sa première au XIXe siècle. Luzi, le penseur de la technique appliquée à la guerre, se sent abandonné par elle et lui, le théoricien de la machine, de cette machine destinée à produire mouvement et feu, il s’aperçoit que, transplanté dans un événement insolite, elle sert désormais à des fins insoupçonnées. Alors qu’en 1919, il concevait une machine qui tenait son efficacité de l’homme, il s’aperçoit maintenant qu’elle le domine et l’engloutit totalement, moralement et physiquement :

« On s’aperçoit clairement désormais combien la technique a pénétré dans le domaine de la morale. L’homme se sent imbriqué dans une immense machine, à laquelle il n’y a aucun échappatoire » (Ibid., 496).

En lisant ces pages, on a le sentiment d’assister à la fin d’une passion. Jünger se détourne de la machine, reine du champ de bataille, dont il s’était fait le thuriféraire. C’est comme si une cassure s’était produite, quelque part en France, dans la guerre mélancolique, et désuète, au niveau où il l’a vécue, de Jardins et routes.

Les procédés militaires mis en œuvre en Russie désorientent visiblement Jünger qui ne parvient plus à tirer une quelconque leçon tactique de cette guerre-là. Il a l’impression d’assister à un jeu incongru, dont les règles lui échappent. Lorsqu’il dirige ses jumelles sur des Russes qui se déplacent dans la neige, il se ressent comme un astronome contemplant une surface lu­naire : « L’idée qui me vient : pendant la Première Guerre mondiale on aurait encore ordonner de tirer sur eux » (Ibid., 478).

À ce moment-là, Jünger aura vécu 3 guerres, à chaque fois dans des conditions différentes. Il aura été au cœur de la première, qu’il fera avec l’énorme potentiel d’énergie morale et physique qui est sien, passionnément, et sur laquelle il méditera en psy­chologue et technicien. C’est cette guerre-là qui a été absolument la sienne et c’est pourquoi il est essentiel pour lui de la pen­ser et d’esquisser les rudiments d’une doctrine tactique qui pourra être appliquée dans un nouveau conflit.

Toutefois, lorsque celui-ci surviendra, mettant en œuvre les procédés qu’il a pressentis, Jünger demeurera à la lisière de la grande bataille. Quant à “sa” dernière guerre, celle de 1942 en Russie, il n’en est plus que l’observateur distant, avec un statut qui évoque d’ailleurs plus le “promeneur du champ de bataille” (une “tournée des popotes” comme aurait dit De Gaulle, mais une “tournée des popotes” tragique) que l’officier combattant.

Observateur de la démesure

Dorénavant, il a atteint ce statut d’observateur qu’il a décrit ultérieurement dans Sgraffitti (1960) :

« Par ex., la liberté de l’individu ne peut empêcher que l’État l’envoie sur ses champs de bataille. Mais cette liberté peut l’amener à prendre le statut de l’observateur et, ainsi, il met l’État à son service, notamment comme organisateur de scènes démesurées » (VII, 427 ss.).

De cette dernière guerre, il émane quelque chose d’inquiétant et d'indéterminé qui engendre, « (…) une situation d’ensemble (…) que l’on ne connaissait pas dans les guerres précédentes de notre histoire, une expérience qui correspond à une approche du point zéro absolu » (504). Partout des signes anormaux s’accumulent. C’est d’abord la steppe qui “attaque l’esprit”, c’est la “pesanteur du grand espace” qui paralyse les énergies, ce sont des rumeurs de massacres qui sourdent, c’est, dans un abri, un Premier Lieutenant qui, sans raison apparente, fond en larmes. Toutes les délimitations classiques sont brouillées, voire effacées. Un Russe, qui a marché sur une mine, a les 2 jambes sectionnées. On trouve sur lui quelques détonateurs. Il est aussitôt fusillé. Bestialité ? Humanité ? Partout un désordre subtil s’est instauré. La perspective classique est distordue. Au sommet, des gens qui n’entendent rien à la conduite de la guerre, dilapident les forces de l’armée dans des attaques simulta­nées, condamnées d’avance car trop nombreuses : Caucase, Léningrad, Stalingrad, Égypte. « (…) Clausewitz se retournerait dans sa tombe ».

Quant aux généraux, ils sont devenus ce que cette guerre les a faits :

« Comme Tchitchikoff dans Les âmes mortes, chez les propriétaires terriens, je circule ici parmi les généraux et j’observe aussi leur transformation en “travailleurs”. L’espoir de voir cette caste se transformer en un phénomène d’ordre syllanien [sous la République romaine, camp de l'aristocratie sénatoriale et conservatrice des optimates] voire napoléonien, il faut l’abandonner. Ils sont devenus des spécialistes dans le domaine de la technique du commandement et, comme le premier venu que l’on installe devant une machine, ils sont remplaçables et interchangeables » (477).

De l’avion qui le ramène à Kiev, le 9 janvier 1943, Jünger observe le paysage. « Sur les routes, on voyait de fortes colonnes qui refluaient ». À mille pieds d’altitude, il prend congé de cette guerre lourde déjà de la défaite et qu’il a traversée comme un étranger, Tchitchikoff certes, mais aussi Pierre Bezhoukov. Un univers le sépare déjà de celle qu’il a faite sur les routes de France et des années-lumières des combats de Picardie qui lui valurent l’Ordre suprême “Pour le Mérite” qui, à cet instant-là, dans l’aube sale de l’hiver russe, paraît lui avoir été décerné par des hommes d’une espèce définitivement éteinte, pour des actes devenus incompréhensibles, parce que, précisément engendrés par une guerre qui permettait encore l’héroïsme.

Paris

[Avec Oberst Wildermuth en mai 1943 sur le terrasse au sommet du discret palace Raphaël.]

janger10.jpgMais Jünger va vivre encore un autre type de guerre, non plus celle — active — du Frontkämpfer ou celle de l’observateur en première ligne, mais celle du vainqueur mué en occupant, dans une métropole étrangère et qui goûte au breuvage amer des “servitudes et grandeurs militaires”. À Paris, sur l’Avenue Wagram, il exerce une compagnie au maniement d’armes ; il as­siste comme témoin à l’exécution d’un déserteur ; officier de service, il veille à l’incarcération de soldats ivres et de prostituées ou supervise le service de censure. Ce sont là en effet des tâches quotidiennes d’un Capitaine. Mais Jünger n’est pas un capi­taine banal. Le haut ordre dont il est porteur ou la signification de son œuvre (pour certains plutôt le premier, pour d’autres plutôt la seconde), ou plus simplement sa séduction intellectuelle lui donnent accès aux sphères supérieures du commande­ment en France, lui permettant de jeter un regard sur “le système des coordonnées de l’emploi de la violence”.

Puis, soldat démobilisé, il subira dans sa propre patrie une guerre au rythme imposé par l’ennemi dont il assistera à l’approche et à l’arrivée, sans d’ailleurs que ce nouveau statut marque une différence avec l’ancien. « Comme la guerre est de­venue désormais omniprésente, cela signifie à peine un changement » relève-t-il le 27 octobre 1944, le jour où il quitte l’armée. À partir de l’hiver 1942, un nouveau type de production de feu, un nouveau phénomène de destruction va faire irruption dans la vie de Jünger dont les Journaux relatent minutieusement les manifestations et enregistrent l’ampleur sans cesse croissante.

Le “feu céleste”

La Première Guerre mondiale avait consacré l’apothéose d’un feu linéaire et statique d’une formidable densité mais dont la profondeur était nécessairement réduite car elle correspondait à la portée, relativement limitée, des pièces. En 1940, le feu, porté ou tracté par des moyens mécaniques, se déplace, se concentre sur des points à détruire puis poursuit son avance. Mais, parallèlement, se développe une autre technique, celle du “feu céleste”, du feu transporté par des moyens aériens loin sur les arrières de l’ennemi, pour pilonner ses centres industriels, ses voies de communication et, dans une escalade tra­gique, annihiler ses villes et ses populations.

Lorsque Jünger percevra pour la première fois ce nouveau phénomène, il ne parviendra pas à l’interpréter correctement, tant il est vrai que même l’esprit le plus attentif aux mutations de la technique peut parfois se laisser surprendre lorsque, soudain, elles deviennent réalité.

« Ce soir avec Abt, qui était Fahnenjunker (aspirant) avec Friedrich Georg, près de Ramponneau. Après le repas, nous avons entendu un bruit qui me rappelait celui d’une explosion ; (…) Lorsque nous avons entendu encore d’autres grondements, nous avons cru qu’il s’agissait d’un de ces orages de printemps, qui ne sont pas rares en cette saison. Lorsqu’Abt demanda au serveur s’il pleuvait déjà, il lui répondit par un sourire discret : Messieurs les convives, vous prenez cela pour un orage, mais je serais plutôt tenter de croire qu’il s’agit de bombes » (I, 327).

Le fait que ce soit un garçon de café parisien qui, en cette soirée du 3 mars 1942, explique à un guerrier allemand, à l’auteur précisément de Feu et mouvement, que le bruit qu’il entend n’est pas celui d’un orage, mais d’un bombardement aérien, n’est pas dépourvu d’ironie. « Le feu était décor de l’époque », note Jünger qui, rentré chez lui, perçoit longtemps encore le feu de la défense anti-aérienne. Toutefois bientôt ces attaques, bien qu’appartenant encore à l’ordre du spectacle, se feront encore de plus en plus massives :

« Dans l’avant-midi, la ville a été survolée par trois cents appareils : j’ai vu le feu de la DCA sur la plate-forme du Majestic. Ces survols nous offrent un très grand spectacle : on ressent dans le lointain une puissance titanesque » (II, 129).

En France, puis en Allemagne, Jünger aura tout loisir d’observer le fonctionnement de la redoutable machine, de ce « char de guerre tita­nesque » qui produit sur lui (et dès lors il sera de moins en moins question de spectacle) une impression de puissance déme­surée, issue de sphères démoniaques :

« Malgré que [les canonniers de la DCA] aient quelques fois fait mouche, les essaims [de bombardiers] ont poursuivi leur course, sans dévier ni vers la droite ni vers la gauche, et c’est justement cette ligne droite de leur mouvement qui éveillait l’impression d’une force effrayante (…). Le spectacle portait sur lui les deux grands traits ma­jeurs de notre vie et de notre monde  : l’ordre discipliné, rigoureux et constant, d’une part, et le déchaînement de l’élémentaire, d’autre part » (III, 159-160).

Et ailleurs :

« Ces escadres suscitent aussi l’impression, en poursuivant leur chemin sans se lais­ser distraire, même quand au beau milieu de cet essaim des appareils explosent ou s’enflamment, d’être plus puissants dans le simple fait de leur progression que dans le lancement des bombes elles-mêmes. On y voit parfaitement la volonté de dé­truire, même au prix de leur propre anéantissement. C’est là un trait démoniaque » (III, 329).

Avec l’utilisation de ce nouveau moyen technique, les règles élémentaires de la destruction se trouvent changées et c’est une nouvelle mappemonde de la mort qui s’offre à l’observateur.

« L’attaque sur Hambourg constitue en cette matière un événe­ment premier en Europe, événement qui se soustrait aux statistiques démographiques. Les offices de l’état civil sont désor­mais incapables de faire connaître le nombre exact de personnes qui ont péri. Les victimes sont mortes comme des pois­sons ou des sauterelles, en dehors de l’histoire, dans la zone de l’élémentaire, dans cette zone qui, précisément, ne connaît pas de registre » (III, 129).

Dans la mesure où désormais le feu a acquis un caractère universel et peut surgir n’importe où et n’importe quand, la situation du combattant et du civil s’en trouve profondément modifiée. La distinction faite durant la Première Guerre mondiale entre “ceux de l’avant” et “ceux de l’arrière” perd son sens.

C’est ainsi que depuis une terrasse de restaurant, un verre de bourgogne à la main, un officier observera le cheminement d’une armada aérienne ennemie qui, dans quelques secondes, déversera des tonnes d’explosifs sur son objectif ou qu’une ménagère pourra en suspendant sa lessive dans son jardin, contempler l’anéantissement d’une ville située à une dizaine de kilomètres. Mais il suffit qu’une bombe soit jetée une seconde trop tôt pour que le restaurant prenne l’aspect d’un abri détruit de la première guerre ou que le jardin de la ménagère soit transformé en un cratère fumant. Dorénavant la mort — comme le spectacle qui la précède — est devenue un bien commun à tous :

« Après le vide connu des champs de bataille, nous entrons dans un théâtre de guerre avec beaucoup plus de scènes visibles. Ainsi, aux grandes batailles aériennes, des centaines de milliers voire même des millions de spectateurs prennent part » (III, 257).

Ce que Jünger a pressenti en Russie se confirme chaque jour à ses yeux. Le triomphe de la technique instaure un « carnage sans intérêt, un carnage automatique » — dont il fait remonter les débuts à la Guerre de Crimée — scellant en même temps la faillite et l’extinction de toute une caste militaire. À partir de Moltke l’Ancien, la texture morale de l’état-major prussien qui « s’est toujours plus tourné vers le culte pur de l’énergie », se modifie et un nouveau type d’officier remplace l’ancien :

« De tels esprits ne connaissent que “convertir” et “organiser”, alors qu’il a toujours quelque chose d’autre qui en est la condition pre­mière, quelque chose d’organique » (III, 71).

Les généraux qui ont tenté de s’opposer à l’évolution de la technique, souvent d’ailleurs en dépit du bon sens, pour demeurer fidèles aux procédés et aux valeurs d’une guerre “classique”, ont été balayés :

« La situation se décrit au départ d’un paradoxe : la caste des guerriers souhaite certes conserver la guerre, mais dans une forme archaïque. Aujourd’hui, ce sont des techniciens qui la gèrent » (III, 252).

La stupidité des “généraux-techniciens”

Les conditions de la guerre moderne ont eu pour effet de détruire, en dissociant ce qui ne devait pas l’être, un certain type “organique” de général :

« Les généraux sont pour la plupart énergiques et stupides, c’est-à-dépourvus de cette intelligence ac­tive et disponible que l’on trouve chez les bons téléphonistes ; les masses quant à elles les admirent stupidement. Ou bien ces généraux sont cultivés, ce qui est aux dépens de la brutalité inhérente à leur métier.

C’est pourquoi il y a toujours quelque part un défaut, soit un manque de volonté soit un manque de discernement. Très rarement on trouve l’union de la force active et de la culture, comme chez César ou Sylla ou, à l’époque contemporaine, chez Scharnhorst ou le Prince Eugène. C’est pour ces raisons que les généraux sont le plus souvent de simples hommes de main, dont on se sert » (III, 283).

Alors que le général cultivé (et l’on songe au beau livre d’Erich Weniger) est condamné au silence et à l’impuissance, ce sont les techniciens-exécutants qui s’affirment partout, leur manque de courage, compris dans un sens large, étant inversement proportionnel à leur brutalité. Écoutant à la radio l’adresse de loyauté que les maréchaux de l’armée adressent à Hitler le 23 mai 1944, Jünger songe au mot de Gambetta : “Avez-vous jamais vu un général courageux ?”, ajoutant aussitôt, avec une sorte de rage intérieure :

« Le moindre petit journaliste, la moindre femme d’ouvrier produit plus de courage. La sélection s’opère par la capacité à se taire et à exécuter des ordres ; à cela s’ajoute ensuite la sénilité » (III, 278).

À mesure que la guerre s’intensifie, et que par conséquent sa technicisation s’amplifie, les signes inquiétants, qui attestent d’une dérèglement général, s’accumulent. Par les récits qu’on lui fait, par les photos qu’on lui soumet, l’image des “dépiauteurs” se précise pour Jünger. Toujours plus nombreux lui parviennent les récits d’exécutions sommaires de déser­teurs de la Wehrmacht, qui ont lieu dans des conditions dégradantes, et le problème de l’exécution des otages français se situe au centre de ses préoccupations.

Quant à l’armée elle-même, elle subit des mutations inattendues, à l’image du temps. Un jour, à Sissonne, Jünger se retrouve au milieu de soldats étrangers vêtus d’uniformes allemandes, « sur leur manche, bien en exergue, l’insigne indiquant leur origine : c’est une mosquée avec deux minarets avec, en dessous, l’inscription “Biz Allah Bilen — Turkistan” ». Dans ce terrain mouvant, truffé de chausse-trappes, il finit par développer un sixième sens pour détecter les officiers qui sont “du bon côté” et ceux qui, au contraire, ne sont que les exécutants (ou les thuriféraires) de l’inhumaine tactique :

« Savoir si celui que l’on rencontre est un homme ou une machine, cela se dévoile dès la première phrase de sa réponse » (III, 260).

C’est pourtant dans cette atmosphère de déliquescence, alors que Jünger n’a plus que quelques mois à passer sous l’uniforme, que l’armée, par l’effet d’une rencontre du hasard, lui envoie comme un dernier salut — auquel il répond au plus profond de lui-même — un salut qui semble venir de très loin, de l’époque de sa première montée au front, avec le Régiment de Fusiliers n°73, du côté d’Orainville en Champagne. Le 7 juin 1944, au lendemain du débarquement, il contemple dans une rue de Paris des chars lourds au repos qui se préparent à monter au front. Il lui est alors encore donné d’entrevoir fugitivement le visage à la fois héroïque, mystique et mélancolique de la guerre qui, depuis 1940, ne s’était plus montré à lui.

« Sur le Boulevard de l’Amiral Bruix, des chars lourds fonçaient en ordre de marche vers le front. Les jeunes équipages étaient assis sur les colosses d’acier ; il régnait une atmosphère de soirée d’adolescents, avec une joie teintée de tristesse, dont je me sou­viens très bien. Il y avait comme ce rayonnement qui est toujours très proche de la mort, qui anticipe la mort dans les flammes de la bataille, le rayonnement qui émane de cœurs préparés à cette fin.

Quand les machines s’effaçaient à l’horizon, quand disparaissait leur agencement compliqué, elles devenaient tout à coup plus simples, plus sensées, comme le bouclier et la lance sur lesquels s’appuie le hoplite. La manière dont ces garçons étaient assis sur ces blindés, la manière dont ils mangeaient et buvaient, prévenants les uns avec les autres comme des fiancés avant une fête en leur honneur, comme s’il s’agissait d’une repas rituel» (III, 287-288).

Pour un bref instant — dans cette sorte de transfiguration vécue par Jünger — le soldat asservi à la technique est redevenu le guerrier authentique qui a renoué avec le long lignage de ses ancêtres.

Le “Volkssturm”

C’est de chez lui, sur sa terre, à Kirchhorst, que Jünger prendra, à la tête d’une unité du Volkssturm, définitivement congé de la guerre, le matin du 11 avril 1945 :

« Dans ce bout de campagne, comme souvent dans la vie, je suis le dernier à posséder encore un pouvoir de commandement. J’ai donné hier le seul ordre possible dans de telles circonstances : occuper les barrages anti-chars et puis les ouvrir dès que les premiers éléments ennemis se pointent » (Kirchhorster Blätter, II, 414).

Cet instant est d’ailleurs parfaitement insolite. Le dernier ordre que cet homme, qui dans sa vie a défendu tant de tranchées et en a pris tant d’autres, est un ordre d’abandon, que lui dicte le bon sens. Tout en observant le déferlement mécanique de l’adversaire, il songe qu’il vaut mieux que son fils, que la guerre lui a pris, ne puisse assister à ce spectacle de défaite, qui lui aurait fait trop mal. À travers sa douleur, il lui apparaît qu’une page décisive pour son destin, comme pour celui de l’Allemagne, est en voie d’être tournée.

« D’une telle défaite, on ne se guérira pas, comme jadis, après Iéna ou après Sedan. Elle signifie un tournant dans la vie des peuples, et non seulement innombrables sont ceux qui devront mourir, mais beaucoup de forces qui nous animaient de l’intérieur périront au cours de ce passage » (II, 415).

À ce moment-là, Jünger est devenu aussi un observateur “distancié” qui regarde l’avance de l’ennemi non plus depuis une position de combat mais depuis la fenêtre de sa maison. Ce qui maintenant défile devant ses yeux, n’est plus qu’une “parade de poupées” dotées de “jouets dangereux”, qu’un jeu de soldats-marionnettes, “tirés par des fils” ou même, comme l’indiquent les longues antennes qui se balancent sur les chars et les véhicules blindés, une partie de pêche magique, destinée à capturer le Léviathan.

Un ultime avatar dans les guerres d’Ernst Jünger.

 

► Jean-Jacques Langendorf, Vouloir n°123-125, 1995.

(texte publié pour la première fois en 1990 dans Der Pfahl, IV, Munich ; sauf indication contraire, nous citons d’après Ernst Jünger, Werke, vol. I-IX, Stuttgart, s.d.)


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♦ Annexe :

◘ 1917 : l’année des blindés. Naissance d’un mythe.

tank410.jpgDepuis la Première Guerre mondiale, les blindés ont souvent contribué à la victoire des armées qui en possédaient. À Rastatt, une exposition montre comment ces monstres d’acier sont très vite devenus le symbole de l’horreur, comment ils ont nourris les fantasmes guerriers les plus fous.

« On avait peine à croire ce qu’on voyait. Ils nous arrivaient dessus, puis ils ont tourné, se sont dirigé tout droit vers les lignes allemandes. Les barbelés étaient déjà bien abimés, les blindés les ont carrément aplanis. De peur, les Allemands faisaient dans leur culotte. Ils détalaient comme des lapins. » H. P. Willmott, spécialiste de l’histoire militaire, cite dans son ouvrage sur la Première Guerre mondiale un adjudant britannique qui a observé l’une des toutes premières interventions de blindés sur un champ de bataille. À cette époque en effet, la France et la Grande-Bretagne développaient, dans le plus grand secret, des véhicules cuirassés et motorisés. Pour que l’information ne soit pas divulguée, on les faisait passer pour des réservoirs d’eau indestructibles. De là leur nom anglais : “tank”.

Effet psychologique du blindé

À partir de 1916, l’usage du char cuirassé s’est très vite répandu sur les champs de bataille. Les premiers modèles étaient encore lents, pas toujours bien adaptés au terrain mais leur impact psychologique était foudroyant : aucun étaiement, aucune tranchée ne pouvait résister à ces monstres rampants. Selon H. P. Willmott, les premiers blindés ont dû faire aux soldats allemands la même impression que les éléphants d’Hannibal sur les armées romaines. Après chacune de leurs interventions, les états-majors analysaient leurs points faibles et y remédiaient. Pour la première fois en novembre 1917, l’intervention des blindés était déterminante. C’est grâce à eux que la bataille de Cambrai fut gagnée par les Alliés. 400 “tanks” avaient ouvert en territoire ennemi une brèche de 8 km de long sur 12 de large. Leur nombre ne fit qu’augmenter jusqu’à la fin du conflit. Envoyés contre le front occidental des Allemands, ils contribuèrent à le démanteler.

Une armée sans blindés ? Un scénario inconcevable depuis la Deuxième Guerre mondiale

Le Wehrgeschichtliches Museum de Rastatt (musée de l’histoire militaire) présente jusqu’au 3 février 2008 une exposition intitulée « 1917 - Jahr des Panzers : Beginn eines Mythos » (1917 : l’année des blindés. Naissance d’un mythe). Elle montre comment, depuis la « bataille des blindés de 1917 », le développement de cette nouvelle arme a influé sur la stratégie militaire. Une arme qui, depuis la Deuxième Guerre mondiale, est partie intégrante de toute armée. Entretemps, l’Allemagne avait fait construire ses propres chars, qui n’avaient rien à envier à ceux de ses adversaires. Des généraux comme Rommel et comme Guderian, qui créa l’armée allemande des blindés, devinrent des héros nationaux.

Le mythe du blindé

L’exposition montre aussi que l’invention du char cuirassé n’a pas eu qu’un intérêt purement militaire : au cours des années 1930, l’engin était transcendé, prenait une dimension héroïque. Soudain, il relevait du mythe. Sans doute à cause de cette impression de puissance, de violence, d’invincibilité que dégagent ces machines de guerre – devenues sous le IIIe Reich un outil de propagande. Le conservateur du musée, Kai-Uwe Tapken, rappelle dans ce contexte que le blindé a même été promu au rang d’objet d’art. Il est le sujet de nombreuses œuvres signées Gotschke, Liska, etc., également exposées à Rastatt. Elles représentent des chars qui avancent, seuls, au milieu d’immensités enneigées, et conquièrent les plaines de Russie…

Reproductions, plans, dessins sont exposés, de même que des objets de plus grandes dimensions – les chenilles de très anciens modèles, par ex., ainsi que le plus petit des chars d’assaut, un « Goliath » utilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le blindé a certainement été l’une des inventions militaires les plus influentes du vingtième siècle. À l’avenir, il est probable que les progrès technologiques et l’arrivée de nouvelles armes le relègueront au second plan. (Katharina Enderle)


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◘ Fraternité d'armes

kamera10.jpgCes hommes, dont l'existence dans le langage de l'arrière était peinte en quelques mots, comme  “camaraderie” ou  “fraternité d'armes”, n'avaient rien laissé derrière eux de ce qui faisait leur vie en temps de paix. Ils étaient les mêmes, transportés dans un autre pays, transposés dans une autre existence. Ils avaient donc aussi conservé ce sens particulier qui nous permet de percevoir le visage d'autrui, son sourire ou même le son de sa voix dans la nuit, et d'en déduire un rapport entre soi-même et l'autre.

Professeurs et souffleurs de verre qui ensemble montaient la garde, cheminots, mécaniciens et étudiants réunis dans une patrouille, coiffeurs et paysans guettant l'attaque, assis côte à côte dans les galeries, soldats de corvée de transport de matériel, de retranchement ou de soupe, officiers et sous-officiers chuchotant dans les recoins obscurs de la tranchée – tous formaient une grande famille, où les choses n'allaient ni mieux ni plus mal, que dans n'importe quelle famille. Il y avait là de jeunes gars toujours joyeux, qu'on ne pouvait rencontrer sans rire ou sans leur adresser un mot cordial ; des natures de patriarche, la barbe longue et l'œil clair, qui savaient faire régner le respect autour d'eux et trouvaient en toute circonstance le mot juste ; des hommes du peuple robustes, d'un réalisme paisible et toujours prêts à vous aider ; d'insaisissables compères, qui disparaissaient durant les heures de travail dans des boyaux et des abris abandonnés pour fumer ou ronfler à leur aise, mais qui faisaient des miracles lors des repas et régnaient sur les heures de repos par leur verbe haut et l'aplomb de leur humour.

Beaucoup étaient insignifiants, comme des post-scriptum qu'on oubliait de lire, et dont on ne remarquait l'existence qu'à la faveur du coup de feu qui y mettait fin. D'autres encore, vrais enfants du malheur, le visage déplaisant, restaient seuls dans leur coin ; ils faisaient tout sans chic, et personne ne voulait monter la garde en leur compagnie. On les affublait de sobriquets, et s'il fallait un volontaire pour une corvée exceptionnelle, comme transporter des caisses de munitions ou faire du tréfilage, c'était eux tout naturellement que le caporal désignait. Certains savaient tirer d'un ocarina des sons émouvants ou chanter un couplet lors des veillées, d'autres, à partir de cartouchières, d'éclats d'obus ou de blocs de craie, fabriquaient des objets ravissants : tous ceux-là étaient bien vus. Les différents grades étaient séparés par la muraille d'une discipline typique de l'Allemagne du Nord. Sous son emprise les contrastes s'accentuaient, les sentiments s'exacerbaient, mais ils n'éclataient que rarement au grand jour.

Au fond cette communauté d'armes, cette union à la vie à la mort, mettait en pleine lumière le caractère étrangement fugitif et empreint de tristesse des rapports humains. Telle une nation de moucherons ils dansaient leur ballet confus, qu'un coup de vent suffisait à disperser. Bien sûr, qu'une ration inattendue de grog arrive des cuisines, ou que l'atmosphère s'attendrisse dans la tiédeur d'un soir, et tous étaient comme des frères, rappelant même les délaissés dans leur cercle. Que l'un d'entre eux tombe au combat, et tous étaient réunis autour de son corps, échangeant de profonds et sombres regards. Mais quand la mort planait comme un orage sur la tranchée, c'était chacun pour soi ; chacun restait seul dans l'obscurité, assourdi de cris et de détonations, aveuglé par l'éclair des armes, et sans rien au cœur qu'une solitude sans limites.

Et quand plus tard, à midi, ils étaient accroupis sur les bancs de torchis des postes de garde et que des papillons éclatants voletaient des chardons épanouis de la campagne dévastée jusque sur la tranchée, quand les rumeurs du combat pour quelques heures trop brèves se taisaient, quand des rires étouffés répondaient à de timides plaisanteries, souvent un spectre surgissait des galeries dans la lumière ardente, fixait l'un d'entre eux de son regard livide, et lui demandait : « Pourquoi ris-tu ? Pourquoi nettoies-tu ton arme ? À quoi bon t'enfouir dans la terre comme un ver dans le cadavre ? Dès demain peut-être tout sera oublié comme le rêve d'une nuit. » Il était aisé de reconnaître ceux qu'avait visités le spectre. Ils pâlissaient, sombraient dans leurs pensées, et tandis qu'ils montaient la garde leur regard restait fixé dans la même direction que leur arme, droit vers le néant. Quand ils tombaient, il se trouvait toujours un ami pour répéter sur leur tombe l'antique dicton des soldats : “On aurait dit qu'il s'y attendait. Il était tellement changé ces derniers temps.”

Plus d'un aussi disparaissait brusquement ; on retrouvait dans un coin son arme, son havresac et son casque, abandonnés comme la dépouille d'une chrysalide. Des jours ou des semaines s'écoulaient avant que les gendarmes le ramènent, l'ayant arrêté dans une gare ou une taverne. Suivaient le conseil de guerre et le transfert dans un autre régiment. Un de ces silencieux fut découvert un matin par ses camarades mort dans les latrines, baignant dans son sang. Son pied droit était nu, il s'avéra qu'il avait tourné son fusil vers son cœur et appuyé avec les orteils sur la gâchette. C'était juste la veille de la relève, un groupe frissonnant se tenait dans le brouillard autour de la silhouette abattue qui gisait comme un sac abandonné sur le sol gluant, mêlé de boue et de lambeaux de papier. Un goudron d'un brun foncé luisait à travers les interstices creusés par d'innombrables bottes cloutées, le sang s'écoulait comme une huile à l'éclat de rubis. Était-ce le caractère inhabituel de cette mort, dans un monde où mourir était aussi banal que le feu des armes, ou bien le lieu répugnant où elle s'était déroulée : chacun apercevait ce jour-là avec une âpreté particulière l'aura d'absurdité qui nimbe tout cadavre.

Enfin quelqu'un lança une remarque, comme un morceau de liège qu'on jette dans une rivière pour vérifier le courant : “En voilà un qui s'est tué par peur de la mort. Et d'autres se sont tués parce qu'on n'avait pas voulu d'eux comme volontaires. Je n'y comprends rien.” Sturm, mêlé à l'attroupement, pensait au spectre. Lui comprenait très bien que ballotté sans cesse entre la vie et la mort, un homme s'éveillât soudain comme un somnambule entre deux abîmes, et se laissât tomber. Si les étoiles immuables de l'Honneur et de la Patrie ne guidaient pas sa route, ou que son cœur ne fût pas revêtu par l'ardeur belliqueuse comme d'une cuirasse impénétrable, alors tel un mollusque, tel un amas de nerfs à vif, il se traînait sous la pluie de feu et d'acier. Après tout, se dit-il, malheur à ceux qui relâchent leur tension : ici toutes les forces étaient soumises à l'épreuve du feu. Sturm était trop de son temps pour éprouver en de telles occasions de la pitié.

Cependant une autre image s'imposa soudain à son esprit : un assaut de l'ennemi, après un mitraillage furieux. C'était alors les meilleurs, les plus forts, qui bondissaient de leurs abris, et c'est l'élite d'entre eux que broyait en son paroxysme l'ouragan d'acier, tandis que sous terre, dans leurs galeries, les faibles tremblaient et honoraient le dicton : “Plutôt lâche que mort”. Était-ce là la juste récompense de la valeur ? Oui, pour qui savait voir, il y avait ici matière à bien des réflexions singulières. Récemment encore, Sturm avait noté dans son Journal de Tranchée, qu'il tenait à la faveur des instants de repos quand la nuit était paisible :

« Depuis l'invention de la morale et de la poudre à canon, le principe du choix du meilleur n'a cessé de se vider de son sens pour l'individu. On peut suivre précisément l'évolution aboutissant à déléguer peu à peu ce sens à l'organisme de l'État, qui réduit toujours plus brutalement les fonctions de l'individu à celles d'une cellule spécialisée. De nos jours un individu n'a pas de valeur en soi mais par rapport à l'État. Cette éviction systématique de toute une série de valeurs pleines de sens en elles-mêmes permet de produire des hommes incapables de vivre par eux-mêmes. L'État originel, constitué par la somme de valeurs à peu près équivalentes, possédait encore la capacité de régénération des organismes primitifs : on pouvait le dépecer sans porter gravement atteinte à ses composants individuels.

Ils trouvaient bientôt moyen de fusionner de nouveau, et reconstituaient leur pôle physique dans la personne du chef, et leur pôle psychique dans celle du prêtre ou du sorcier. Au contraire, toute atteinte grave à l'État moderne menace aussi l'existence des individus, du moins de ceux qui ne tirent pas leur subsistance directement du sol, c'est-à-dire l'écrasante majorité. L'immensité du danger explique la fureur exaspérée, le jusqu'au-boutisme haletant, qui pousse l'une contre l'autre deux puissances ainsi structurées. Ce n'est plus le choc des différentes capacités individuelles, comme au temps des armes blanches, mais de deux organismes géants : capacité de production, niveau technique, industrie chimique, outils de formation, réseau de chemins de fer : voilà les forces qui se font face, invisibles, derrière l'écran des incendies de la bataille de matériel. »

Devant le mort, Sturm se rappela ces pensées. Voilà qu'une fois encore un individu avait élevé une protestation éclatante contre l'esclavagisme de l'État moderne. Mais l'État, telle une idole indifférente, lui passait sur le corps. Cet assujettissement brutal de la vie individuelle à une volonté sans réplique apparaissait ici avec une clarté cruelle. Le combat se déroulait à une échelle grandiose, auprès de quoi le destin d'un individu n'était rien. L'immensité et la mortelle solitude du champ de bataille, la distance où frappaient les armes d'acier et la concentration de tous les mouvements de troupes dans la nuit avaient posé sur les événements comme un masque de titan, impénétrable. On s'élançait vers la mort sans voir où l'on était ; on tombait sans savoir d'où le coup venait. Depuis longtemps le tir précis selon les règles de l'art, le feu direct des canons, et avec eux le charme du duel, avaient dû céder la place au feu massif des mitrailleuses et des concentrations d'artillerie. La décision se réduisait à un simple problème mathématique : celui qui pouvait déverser la plus grande quantité de projectiles sur une surface donnée tenait la victoire. Le combat n'était que le heurt brutal de deux masses, où production et matériel s'affrontaient en une lutte sanglante.

Aussi les combattants, ces techniciens souterrains au service de machines meurtrières, perdaient souvent conscience des semaines durant de la réalité humaine de l'adversaire. Un tourbillon de fumée voilant prématurément le crépuscule, une motte de terre jetée sur un abri en face, par un bras invisible, un appel porté par le vent, c'était tout ce qui s'offrait aux sens en alerte. Il était compréhensible dans ces conditions que la terreur pût triompher d'un homme prisonnier des années durant de cet univers sauvage. C'était au fond le même sentiment d'absurdité qui parfois envahissait les sens accablés devant les quartiers sinistres des villes industrielles, ce sentiment d'oppression de l'âme par la masse. Et de même que les citadins se hâtaient vers le centre pour dissiper parmi les cafés, les miroirs et les lumières les ombres de leurs pensées, dans cet autre monde, par les conversations, les beuveries et d'étranges dévoiements de l'esprit, chacun cherchait à se fuir.

Ernst Jünger, Lieutenant Sturm


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Pièces jointes :

 

◘ LA GUERRE COMME « EXPÉRIENCE INTÉRIEURE »

 

♦ Ernst Jünger, Le boqueteau 125, éd. du Porte-glaive, Paris, 1987.

L'expérience d'engagé volontaire pendant la Grande Guerre d'Ernst Jünger, qu'il termina comme lieutenant commandant une troupe de choc — « cette poignée d'hommes résolus qui combattent par la machine en se divisant strictement le travail pour ouvrir une brèche à la masse des combattants » (p. 102) — devait lui inspirer 3 ouvrages (1)  hors du commun aux traductions desquels fut réservé, de ce côté-ci du Rhin, un succès aujourd'hui oublié. Il faut dire que si, en France, les survivants du car­nage avaient eu du mal à reconnaître leurs adversai­res d'hier dans les tremblantes brebis d'À l'Ouest, rien de nouveau, d'E.M. Remarque, ils retrouvèrent, en revanche, dans Orages d'acier, La guerre notre mère ou Le boqueteau 125 (2) le farouche ennemi dont la défaite avait exigé 4 interminables années de lutte et une coalition mondiale.

Mais si les acteurs du drame, parce qu'ils étaient en mesure d'y confronter leur propre expérience, surent en saluer le profond accent de vérité, Le boqueteau 125 ne manquera pas, aujourd'hui, de susciter un certain malaise. Dans ce livre dur, voire brutal, où les impressions de guerre et d'après-guerre se mêlent d'ailleurs de façon inextricable, Jünger apparaît sous un jour que beaucoup qualifieront d'inquiétant, quand bien même il ne serait pas très difficile de trouver sous des plumes anglaises ou françaises, à l'époque — dans ce climat d'hybris nationaliste auquel bien peu d'esprits parvinrent à échapper —, l'équivalent de phrases comme celle-ci : « Au fond le plus intime de sa conscience, notre peu­ple, même en cas de défaite, n'abandonnera jamais cette idée qu'un monde où nous ne serions pas les premiers serait un monde mal ordonné » (p. 171). Certes, on ne trouve dans Le boqueteau 125 ni com­plaisance, ni haine, ni cruauté inutile, mais ce n'est pas sans quelques raisons qu'on surnomma Jünger “l'anti-Remarque” : quitte à faire de la peine à ceux qui s'évertuent à souligner chez lui l'humaniste et le démocrate, il serait vain de vouloir taire le bel­licisme sans complexes de ce livre.

Il serait tout aussi vain, en revanche, à partir de certaines formules comme celle-ci : « Nous ne nous sentirons jamais traités trop durement, trop absolu­ment et dictatorialement » (p. 84), d'en faire le porte-drapeau acritique de ce qu'une certaine polé­mique a stigmatisé sous le terme de “militarisme prussien”, dont l'idéal de caserne aurait, comme on le sait, pour archétype le Junker monoclé — pour ne pas parler de ce fameux “pas de parade” à la seule évocation duquel tout être civilisé devrait sen­tir son sang se glacer.

À l'égard de ce qui n'est en vérité qu'une dégé­nérescence de l'authentique esprit prussien, force est de reconnaître que Le boqueteau 125 n'est pas par­ticulièrement indulgent. C'est ainsi qu'après avoir observé : « Il me semble qu'on se soit donné comme tâche la plus importante, la plus urgente [en août 1914] de pourchasser en nous l'enthousiasme comme non militaire et contraire à la discipline » (p. 151), Jünger s'écrie : « Les vieilles vertus prussiennes, en tout honneur ! mais non leur pétrification ou leur caricature ! » (ibidem). Et si nous quittons l'écrivain pour évoquer cette fois le combattant des tranchées, il est clair que l'exceptionnelle combativité qui anima Jünger ne devait pas grand'chose à la « mécanique sans âme » et aux conceptions « étriquées » et « sans imagination » censées exprimer l'esprit de Potsdam. Ses modèles, il faudrait les chercher chez des hom­mes comme Gneisenau ou Sharnhorst — 2 Prus­siens, certes, mais pour le moins atypiques —, qui mirent en œuvre, lors des guerres de libération de 1809-1813, une tactique proprement révolutionnaire, toute en mobilité et en souplesse, faite de coups de main, d'embuscades et de combats de nuit, devant laquelle toute la science militaire de Napoléon s'avéra, comme on sait, impuissante (3).

Chacun reste bien entendu libre de juger avec sévérité un homme qui, comme Jünger, non seule­ment ne condamne pas la guerre, mais en exalte les vertus et dont on peut légitimement penser qu'il n'aurait pas renié ce verset de la Bhagavad Gitâ : « Il n'est rien de plus souhaitable pour le Kshatriya qu'un juste combat. Lorsqu'un tel combat se pro­duit, c'est pour lui comme une porte ouverte sur le ciel » (4).

 Quatorze fois blessé, titulaire des plus hautes décorations allemandes dont la fameuse “Pour le Mérite”, Jünger possède à l'évidence quelques titres à parler de la guerre, et ce n'est pas parce qu'il ne partage pas les valeurs de l'hédonisme bourgeois qu'il ne faut pas prêter attention à ses propos ! Lorsqu'il écrit, par ex. : « Un abîme nous sépare de ceux qui se battent pour un bien-être matériel » (p. 179), ne faudrait-il pas avoir une conception de l'homme singulièrement cynique pour affirmer que tel n'était pas, des 2 côtés de la barricade, l'état d'esprit de l'immense majorité des combattants de la Grande Guerre ? Et parmi ceux de la “génération du feu”, combien n'auraient pas souscrit à une observation comme celle-ci : « La guerre est pour nous mieux qu'un souvenir viril et fier ; elle est un événement spirituel, une rencontre de forces psychiques que, sans elles, nous n'aurions jamais connues » (p. 10) ?

Le fait que l'on considère la guerre comme une “barbarie anachronique” ou une “inutile bouche­rie” n'empêchera jamais qu'elle puisse être vécue par les cœurs aventureux, ainsi que l'écrit Jünger, comme une “expérience intérieure” — une épreuve du feu à bien des égards initiatique dont, telle la “morsure du dragon” évoquée par les textes alchimiques, on ne guérit pas et dont on porte à jamais le stigmate au plus profond de son être. Reconnaître, ou non, que la guerre renferme une telle potentialité anago­gique reste une affaire d'équation personnelle. Quoi qu'en pensent certains, cela ne saurait suffire à fixer une infranchissable ligne de démarcation entre la “civilisation” et la “barbarie” — comme en témoigne, d'ailleurs, et avec quelle force, toute l'œuvre ultérieure de Jünger.

Si l'auteur des Orages d'acier observe, non sans humour, que la découverte par l'industrie allemande d'un moyen d'empêcher les reflets métalliques sur les casques à boulons s'avérerait « sans doute aucun, infiniment plus importante que la récapitulation de toutes nos raisons d'envahir la Belgique » (p. 112), et s'il ne manque pas de s'insurger contre la bureau­cratie et la paperasse, « ce poids mort formidable que traîne derrière elle notre organisation guerrière » (p. 121), on serait bien en peine de trouver dans Le boqueteau 125 ces critiques au vitriol contre le haut­-commandement que l'on rencontre si fréquemment dans la littérature du front. Même lorsque Jünger évoque les hommes qui dictèrent l'ordre impitoya­ble interdisant de creuser des abris de première ligne de plus de 2 mètres de profondeur « en vertu duquel des centaines de milliers de leurs semblables furent jetés sans protection dans la plus infernale des fournaises » (p. 30-31), c'est malgré tout pour leur donner raison, au nom d'une « philosophie du com­bat dont peu d'hommes sont capables d'affronter la face dure et virile » (ibid.).

tr-0610.jpgCe qu'il partage, en revanche, avec tous les com­battants de la Grande Guerre, c'est évidemment le mépris des planqués, des stratèges en chambre de l'arrière — « là où se portent les chapeaux haut-de­forme et les casques de cuir bouilli » (p. 41) —, mais aussi des salariés de l'héroïsme journalistique dont la prose boursouflée par les dithyrambes « patrioti­ques » encombrait, à Berlin comme à Paris, les colonnes des journaux jusqu'à l'écœurement. Lors­que, dans un discours imaginaire adressé à ses hom­mes, Jünger leur déclare : « Vous le savez tous, les journaux mentent » (p. 162) ou encore lorsqu'il flé­trit cette « pègre de proxénètes intellectuels et de lit­térateurs de bas étage pour lesquels il faudra, sans délai, réintroduire la peine du fouet » (p. 177), il ne fait qu'exprimer le sentiment de tous les combattants. À ceux qui croiraient volontiers retrouver dans ces propos peu amènes l'éternelle haine du traîneur de sabre pour le clerc, il n'est pas inutile de rappeler que dans les tranchées d'en face, on ne mâche pas non plus ses mots. Bornons-nous à citer cet extrait d'une lettre à sa femme de l'artiste français Marc Boasson, mort au champ d'honneur le 24 avril 1918 et cité par Jacques Benoist-Méchin dans Ce qui demeure (Albin Michel, 1942) : « De quel pied ne botterais-je pas le cul des scribes aux mains de vidan­geurs qui ne rougissent pas de s'étaler sur Verdun ! Eh bien, qu'ils aillent donc y faire un tour ! Qu'ils aillent voir l'affreux engrais sur lequel poussent leurs fleurs de rhétorique... » (op. cit., p. 217).

Pendant ces 4 années d'horreur partagée au coude à coude avec des hommes issus de toutes les classes sociales, et au fil desquelles « l'image joyeuse de la bataille devint celle d'un rude labeur quotidien dépouillé de toute poésie » (p. 8), bien des conven­tions et des préjugés de classe volèrent également en éclats : à leur manière, ces années-là furent une école de démocratie. De la camaraderie du front, Jünger ramena — comme nombre de combattants issus de la bourgeoisie — un immense respect pour l'homme du rang, l'obscur soldat sur les épaules duquel pesa tant de fois, aux heures décisives, le sort des armes. « Cette guerre arrache tous les masques — écrit-il par ex. — et nous voyons une fois de plus que la patrie est le mieux défendue par ses fils inconnus. Il ne faudra pas oublier cela de sitôt ! » (p. 104).

Ce que toute une génération découvrit ainsi dans cette fraternité sans phrases où tout était à tous, c'est le sens de la communauté nationale, dont l'histoire des idées politiques révolutionnaires-conservatrices de l'entre-deux guerres portera la trace indélébile. « Nous avons eu l'occasion de réaliser l'égalité la plus vraie et la plus haute qui, par-dessus toutes les inégalités de richesse et de situation sociale, pénétra les âmes à la manière d'un grand événement mysti­que », observe Jünger (p. 140). Et il ajoute : « Nous n'aurons pas le droit d'y renoncer, même après la guerre. C'est là une des missions exclusivement réser­vées à notre génération » (ibid.).

Cette existence dépouillée et précaire où l'argent n'avait d'autre raison d'être que d'alimenter d'inter­minables parties de cartes dans la pénombre des abris, où chacun partageait le même rata et buvait le même « café au goût d'argile » (p. 117), que l'aveugle loi de probabilité des tirs d'artillerie mena­çait à tout instant sans se soucier des galons sur les manches ou des titres de rente — une telle existence fut un creuset dont beaucoup crurent que, tel le phé­nix, un homme nouveau surgirait. Pour Jünger, cet homme nouveau était inséparable de la technique.

Indépendamment de tout ce qui peut différencier, sur le plan de la sensibilité, Le boqueteau 125 d'ouvrages comme Les croix de bois, de Roland Dor­gelès, ou Le feu, d'Henri Barbusse, les rapports qu'y entretient Jünger avec la machine tracent une fron­tière plus infranchissable qu'un barrage d'artillerie. Alors que, dans les livres cités, la bataille du maté­riel est ressentie comme une opaque fatalité, une bar­barie grosse de souffrances sans précédent, un déchaînement de forces diaboliques broyant le fan­tassin sans défense, Jünger y voit un défi et la pro­messe, pour l'homme, d'autres victoires.

Pour lui, le remplacement des anciennes tenues multicolores par la simple vareuse feldgrau, ou celle des « lignes humaines impeccablement tirées au cor­deau et progressant au pas de l'oie » par le « fabu­leux défilé des canons traînés par des moteurs, des tanks et des minenwerfer lourds » (p. 155), ne sont que les prémisses d'un âge nouveau en gestation où la machine et la technique régneront sans partage, exigeant pour les servir un type humain également nouveau. En ceci, Jünger avait compris que la Grande Guerre signifiait la fin d'un monde, qu'elle n'était pas une simple parenthèse à l'issue de laquelle on reviendrait à la vie facile et aux certitudes de ce qu'avec nostalgie on appela plus tard la “Belle Époque”.

Composée de « techniciens étonnants » par les­quels « l'État moderne se fait représenter au com­bat » (p. 55), la génération du feu saura, pour Jün­ger, relever ce défi, parce qu'elle a prouvé que l'homme pouvait tenir tête victorieusement aux for­ces spirituellement destructrices auxquelles le destin le confronta pendant 4 interminables années. Hier servants d'armes d'une précision et d'une com­plexité inégalées jusqu'ici, pilotes d'engins blindés progressant au sein de nuages de gaz mortel ou encore experts dans le maniement des explosifs et de la TSF, ces hommes sont destinés à conquérir, demain, les premiers rangs : « Ceux que nous voyons derrière leurs mitrailleuses, et qui travailleront demain dans les usines, emporteront ce même rythme endiablé dans les grandes villes et sur les marchés ; ils feront de la politique et donneront au monde un visage nouveau » (p. 104).

Cette thématique, Jünger devait la développer quelques années plus tard, en 1931, dans un ouvrage qui fit un certain bruit et suscita de nombreuses polé­miques : Der Arbeiter.

De ce point de vue, on pourrait dire que Le boqueteau 125 constitue, en quelque sorte, pour le lecteur français, le “chaînon manquant” entre Ora­ges d'acier et Le Travailleur. Beaucoup plus proche, par son radicalisme et son activisme, du second que du premier — dont il n'a d'ailleurs pas l'impecca­ble fini littéraire —, Le boqueteau 125 démontre ainsi que, loin d'être une parenthèse dans l'œuvre de Jünger ou un “péché de jeunesse”, Der Arbei­ter est en fait un aboutissement.

Si ce n'est pas le moindre mérite de cette réédi­tion, sa valeur universelle est cependant ailleurs. Elle réside dans l'inextinguible foi en la prééminence de l'Esprit qui l'anime : « Ces paysages de cauchemar devinrent le cadre journalier de notre existence. Tout y était soumis à la destruction ; rien n'y pouvait résister — hors l'énergie de l'âme, laquelle se rit de toutes les violences » (p. 8).

 

► Gérard Boulanger, Kalki n°5, Pardès, 1988.

◘ Notes :

  • (1) Un quatrième, Feuer und Blut (Feu et sang), écrit en 1923, n'a jamais été traduit en français. [paru en 1998 chez C. Bourgois]
  • (2) Parus successivement en Allemagne en 1919, 1920 et 1922, ces 3 ouvrages furent édités chez Payot : les 2 premiers en 1930, le troisième en 1932.
  • (3) Cf., à cet égard, l'excellente étude consacrée à N. von Gnei­senau par W. Venohr dans Profils prussiens, Gallimard, Paris, 1983.
  • (4) Trad. d'A. Chedel, éditions L'Âge d'homme, Mon­treux, 1971, p. 24.

 

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◘ Le “kshatriya” 

« Le kshatriya, — le type “chevaleresque” —, a une intelligence aiguë, mais tournée vers l'action et l'analyse plutôt que vers la contemplation et la synthèse ; sa force réside surtout dans son caractère ; il compense l'agressivité de son énergie par sa générosité, et sa nature passionnelle par sa noblesse, sa domi­nation de soi, sa grandeur d'âme ; pour ce type humain, c'est l'acte qui est “réel”, car c'est l'acte qui détermine, modifie, ordonne les choses ; sans l'acte, il n'y a ni vertu, ni honneur, ni gloire. Autrement dit, le kshatriya “croit” plutôt à l'efficacité de l'acte qu'à la fatalité d'une situation donnée : il méprise la servitude des faits et ne songe qu'à en déterminer l'ordre, à clarifier un chaos, à trancher des nœuds gordiens. (...) Pour le kshatriya tout est incertain, périphérique, sauf les constantes de son dharma ; l'acte, l'honneur, la vertu, la gloire, la noblesse, dont dépendront toutes les autres valeurs. » (Frithjof Schuon)

 

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◘ Décision et destin soldatique durant la Première Guerre mondiale : LE CAS SCHAUWECKER


Outre Ernst Jünger, figure emblématique de l'écrivain-soldat, l'Allemagne a produit, au lendemain de la Grande Guerre, d'autre écrivain de ce genre, parmi lesquels un ami des frères Jünger, Franz Schauwecker (1890-1964). Son œuvre, comme celle d'Ernst Jünger, témoigne d'un respect de l'adversaire, ce qui n'a pas toujours été le cas chez d'autres auteurs, dont Beumelburg et Zöberlein.

Franz Schauwecker était étudiant à la veille du premier conflit mondial : il étudiait l'histoire, l'histoire de l'art et la philologie germanique. Après 1918, sa production littéraire a été assez abondante : romans et récits se sont succédés dans le petit monde du "nationalisme soldatique", variante du nationalisme révolutionnaire qui s'exprimait surtout dans la revue Standarte.

Quelles étaient les caractéristiques majeures de ce "nationalisme soldatique" ?  

♦ a) Un refus général, sans compromissions aucunes, du monde irénique de l'avant-guerre, des notions de Heimat (le foyer) et d'Etappe (les arrières du front). C'est exactement ce qu'exprime cette phrase prononcée par un personnage de Schauwecker, Urach, dans Aufbruch der Nation : « D'amusantes nullités dansaient face à un décor monumental représentant la Terre, l'Homme, le Sang, l'Instinct. Le Destin dormait. La Providence nous observait, l'œil éteint ». Dans une telle optique, la guerre devient la vraie vie ou, plus exactement, elle aide la vraie vie à percer.

♦ b) L'expérience de la guerre est la condition nécessaire pour connaître les véritables qualités humaines, qui apparaissent en plein jour dans la camaraderie. Pour Schauwecker, la guerre est la réalité qui permet aux véritables qualités humaines de remonter à la surface. Tenir dans la situation extrême qu'est la guerre est donc une nécessité, qu'il faudra, le cas échéant, transposer dans la vie civile. Intellectualité, spéculation intellectuelle, discussion et conscience (ou plutôt hyper-conscience) des problèmes sont autant de freins à l'action décidée. La décision dans cette pensée du soldat, comme dans celle du juriste Carl Schmitt qui n'a pas connu la guerre, est centrale. Plus centrale que le cogito chez un Descartes, tant et si bien qu'on pourrait résumer la philosophie du nationalisme soldatique à cette paraphrase de Descartes : « Je décide donc je suis ». La décision est effectivement dans cette optique soldatique le seul acte pleinement humain, spécifiquement humain, et cette spécificité est valable éternellement face aux exigences, sans cesse réitérées, du destin. Pour Schauwecker et ses camarades, il n'y a plus de problèmes, il n'y a que des faits qui n'ont pas encore été décidés. Le primat accordé à la décision élimine les problèmes ou, plus exactement, les problématisations inutiles, retardatrices, figeantes, voire pourrissantes. Il n'y a donc plus de primat de la réflexion, mais une succession ininterrompue d'ordres de l'instinct, auxquels les soldats ne peuvent pas se soustraire. La guerre permet dès lors une coopération harmonieuse, naturelle, entre l'instinct, le sang et le destin.

Sur base de son vécu dans les tranchées, Schauwecker expose, avec des mots très simples, ce sentiment fondamental qui étaye la philosophie du “nationalisme soldatique” :

« Le temps de dire “ouf” et toutes nos idées étaient évaporées, nos cerveaux complètement vidés, il ne nous restait plus qu'un corps avec, en guise de noyau, une volonté superpuissante, un alliage brûlant de volonté et de rage et de mépris, un incendie insupportable. Il ne comprenait plus rien, comme s'il s'extrayait de son propre épiderme sous l'action d'un instinct pétaradant, et son âme se retrouvait soudain hors de lui, à fleur de peau ».

La guerre réduit donc la vie humaine aux éléments vitaux de base. Ce qui implique un dés-individualisation conduisant à l'égalité absolue de tous les soldats du front. « Je ne suis pas moi, je suis un parmi des millions ». Cette psyché, née de la guerre, constitue bel et bien le terreau général où sont nés les principes de décision propres aux droites sous la République de Weimar.

► Robert Steuckers, Vouloir n°123-125, 1995. (Intervention lors de la 2ème université d'été de la FACE, Provence, août 1994)

◘ Source : Die Wiederkehr des Weltkrieges in der Literatur : Zu den Frontromanen des späten Zwanziger Jahre, Michael Gollbach,   Scriptor-Verlag, Kronberg/Ts, 1978.

• Note Biographique :

schauw10.jpgFranz Schauwecker : né le 23 mars 1890 à Hambourg. Officier des troupes combattantes en 1914-18, il devient l'un des plus éminents représentants du “nationalisme soldatique”. Dans son célèbre ouvrage sur la Révolution conservatrice, le Dr. Armin Mohler souligne l'importance de cet auteur dans la formulation et la vulgarisation d'une conception héroïque, audacieuse et jeune de la nation, comme communauté de combattants. Pour les hommes de sa trempe, la guerre mondiale a été “l'événement élémentaire”, le point de départ existentiel pour une Allemagne et, partant une Europe et une humanité, nouvelles. Schauwecker, néo-nationaliste, limite son télos à une Allemagne nouvelle. Ses ouvrages Im Todesrachen : Die deutsche Seele im Weltkriege (1919), Der feurige Weg (1925), Aufbruch der Nation (1930) et ses articles dans Standarte, font de lui l'un des opposants les plus radicaux à la république bourgeoise de Weimar. Il se retire de la politique sous le régime national-socialiste, n'écrit plus rien qui puisse suggérer une réforme de l'État ou de la société, mais continue à publier livres et articles évoquant ses souvenirs de guerre, notamment Kasematte R (1937), Der Panzerkreuzer (1938) et Der weiße Reiter (1944). Célèbre a été sa formule dans Aufbruch der Nation : « Nous devions perdre la guerre pour gagner la nation ». Schauwecker refuse le pessimisme des vaincus. La guerre a balayé les illusions bourgeoises et progressistes de la “Belle époque”. Les hommes sont dès lors replongés volens nolens dans l'élémentaire, dans le tumulte de l'histoire, de la nécessité, de la précarité ou de la misère : ils redeviennent vrais et se regroupent dans une communauté nationale qui fait front à l'adversité. Les Allemands sont plus solidaires entre eux après 1918 qu'avant 1914.

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