Bäumler
Note sur Alfred Bäumler
19 novembre 1887 : Naissance à Neustadt an der Tafelfichte dans le Pays des Sudètes du philosophe allemand Alfred Bäumler. Connu en France pour la polémique qu’il avait lancée contre Heidegger, grâce aux travaux de Jean-Michel Palmier, Alfred Bäumler avait rejoint le national-socialisme, devenant certainement le philosophe le plus pertinent parmi les rares “ralliés”. Il a opéré une synthèse, — que l’on redécouvre aujourd’hui en la détachant du contexte politique des années 30 et 40 — entre les œuvres de Kant, Hegel, Bachofen et Nietzsche (1). Son système repose essentiellement sur une interprétation existentialiste et panvitaliste de l’esthétique et de la Critique de la faculté de juger de Kant.
En effet, le philosophe de Koenigsberg reconnaît l’hétérogénéité fondamentale des jugements esthétiques, constate la quasi impossibilité de se débarrasser de cette hétérogénité, mais, en même temps, perçoit, chez les hommes, un unisson quand il s’agit de reconnaître, émerveillés, la beauté transcendantale des véritables chefs-d’œuvre. L’Allgemeingültigkeit [validité générale] des chefs-d’œuvre est-elle une valeur “universelle” transposable en d’autres domaines que l’esthétique, — par ex. la politique, dont le but n’est évidemment pas de générer du “beau”, mais un “bien commun” circonstanciel à une Cité donnée ? Peut-on hisser un principe valable et même efficace, né ici et pour ici, au rang de règle générale pour ce qui se passe et/ou doit se passer là-bas ? Bref, de l’universalité de la beauté des chefs-d’œuvre peut-on déduire une théorie et une pratique universalistes de la politique ? D’autant plus que la “validité générale” d’une œuvre d’art conserve toujours des racines particulières, locales, ethno-nationales, liées à une histoire. La question mérite donc toujours d’être débattue et hante sournoisement tous nos débats, encore aujourd’hui.
Ensuite, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant distingue les “objets d’art” des “objets vivants” (ou “objets de nature”), où les uns sont produits d’une volonté extérieure à eux-mêmes, tandis que les autres recèlent en eux-mêmes leur sève et sucs vitaux. Existentialiste, volontariste et panvitaliste, Bäumler va parier sur l’hétérogénéité et sur la force vitale qui impulse les mouvements autonomes des “objets vivants”, dont les nations. En partant de cette hétérogénité et de ce timide vitalisme kantien, Bäumler va explorer un filon qui aboutit à Bachofen et à Nietzsche. En adhérant au national-socialisme, il croit faire passer la vie politique et idéologique de son pays d’un stade déterminé par les philosophèmes abstraits de l’Aufklärung (qui prétendent à une Allgemeingültigkeit) à un stade nouveau, acceptant l’hétérogénéité du monde pour ce qu’elle est, avec son cortège de tragédies et de conflits, et focalisé sur les sucs et sèves autonomes des “objets vivants”. Alfred Bäumler meurt isolé le 19 mars 1968 à Eningen en Allemagne.
Preuves de la renaissance de Bäumler aujourd’hui, dans l’espace linguistique français :
◘ 1) Alain Renaut, qui nous propose une nouvelle traduction de la Critique de la faculté de juger (1995 ; en poche GF, 2000), évoque la grande pertinence de l’exégèse bäumlerienne de Kant [2] et nous invite à la relire avec beaucoup d’attention, alors que les positions “républicaines”, assez banales et superficielles de Renaut, le posent comme un moraliste para-pseudo-kantien et libéraloïde. Renaut — qui s’inscrit dans cette plate stratégie de défense de l’idéologie “républicaine” en France — défend Kant pour son cosmopolitisme, alors que ce cosmopolitisme n’était certainement pas aussi simple ni aussi “diluationniste”, comme l’a justement prouvé Bäumler. Seul point positif au fait que Renaut enjoigne ses lecteurs à lire Bäumler : ceux qui le feront dans une perspective moins conformiste ne pourront plus se faire traîter de “fachos” par les “vigilants”, à la Olender…
◘ 2) Ensuite, la réédition d’un livre de Gérard Lebrun [Kant et la fin de la métaphysique, 1970, Livre de Poche, 2003], qui constitue une autre étude sur la Critique de la faculté de juger, s’appuie essentiellement sur les thèses de Bäumler sur Kant. Gérard Lebrun est un philosophe rigoureux et apolitique, qui ne fait pas mention de l’engagement national-socialiste de Bäumler, et ne prend en considération que ses arguments de nature philosophique, comme il se doit.
♦ Notes en sus :
1 : cf. « L'impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite » (RS), « Complément Bäumler : analyse d’une falsification » (F. Guéry), « A. Baeumler e il culto dell’eroe » (S. Barberia) [VF], « A. Baeumler : Nietzsche come filosofo guerriero » (LL Rimbotti, 2007), « La Germania dionisiaca di A. Baeumler » (LL Rimbotti, 2003), « Dioniso e la volontà di potenza : Riflessioni su A. Baeumler interpretedi Nietzsche » (G. Damiano, 2004) [version portugaise]
2 : Selon Alain Renaut, qui reprend ainsi une thèse d'Alfred Baümler de 1923, le point de rencontre entre la problématique de la beauté et des êtres organisés, c'est la question de l'irrationnel. La querelle du panthéisme (ou du spinozisme), qui oppose à partir de 1775 Mendelssohn et Jacobi autour des conséquences du rationalisme des Lumières, forme l'arrière-fond de la troisième Critique. (entrée Kant sur wikipedia)
◘ Bibliographie :
♦ Œuvres :
- Studien zur deutschen Geistesgeschichte, Junker und Dünnnhaupt Verlag, Berlin, 1937. Comprend : Romanisch und gotisch (1922) – Bamberg und Naumburg (1925) – Hegel und Kierhegaard (1924) – Kierkegaard und Kant über die Reinheit des Herzens (1925) – Gedanken über Kierkegaard (1927) – Von Winckelmann zu Bachofen (1926) – Bachofen und Nietzsche (1929) – Nietzsche (1930) – Nietzsche und der Nationalsozialismus (1934) – Hellas und Germanien (1937)
- Le Problème de l'irrationnalité dans l'esthétique et la logique du XVIIIe siècle, trad. O. Cossé, PU Strasbourg, 1999. Traduction de : Kants Kritik der Urteilskraft, Halle, 1923, repris sous le titre : Das Irrationalitätsproblem in der Ästhetik und Logik des 18. Jahrhunderts bis zur Kritik der Urteilskraft, Darmstadt, 1967.
♦ Études :
- Die Masken des Philosophen : A. Baeumler in der Weimarer Republik, eine intellektuelle Biographie, P. Teichfischer, Tectum Verlag, Marburg, 2009.
- Alfred Baeumler und Ernst Jünger, U. Fröschle & T. Kuzias, Thelem, 2008.
- « A. Bäumler : Anthropologie nationale et pédagogie politique », J. Gandouly, in : Revue d'Allemagne n°3 / 1984, repris dans : La “Révolution conservatrice” dans l'Allemagne de Weimar, dir. L. Dupeux, Kimé, 1992.
Thomas Mann et Alfred Baeumler
♦ Analyse : Thomas Mann und Alfred Baeumler : Eine Dokumentation, Marianne Bäumler, Hubert Brunträger & Hermann Kurzke, Königshausen und Neumann, Würzburg, 1989, 261 p.
Le Thomas Mann des Considérations d'un apolitique s'alignait non sur les thématiques habituelles du pangermanisme de la fin du XIXe, avec ses relents de darwinisme, mais entendait revaloriser l'humanisme apolitique et le sens allemand de la culture, de la singularité spatio-temporelle des peuples et des littératures, contre les grandes généralisations véhiculées par la civilisation propre des États transnationaux et colonialistes de l'Ouest. Mais, tout en restant sceptique à l'égard de toutes les démarches politiciennes, Mann se rétractera et, avec son frère francophile Heinrich, adhèrera plus tard au fond philosophique de la civilisation occidentale et deviendra un écrivain anti-fasciste. Les rapports, par lectures réciproques, entre Baeumler, qui sera d'abord politiquement neutre puis deviendra un national-socialiste proche de Rosenberg, sont fort complexes. Ce livre en rend compte : Baeumler se veut un philosophe de l'effervescence vitale canalisée par un parti, de la politique comme combat permanent, comme agonalité, tandis que Mann se posera de plus en plus comme un écrivain éthique / moral, défenseur des “humanités” de la Bildungsbürgertum allemande.
Marianne Baeumler, qui se taille la part du lion dans ce livre, brosse un tableau complet de l'aventure intellectuelle allemande : elle aborde successivement les impacts de Nietzsche et de Wagner, puis, celui, longtemps négligé, de Houston Stewart Chamberlain, interprète original de Kant. La loi morale est en l'homme doté d'une subjectivité saine, elle ne peut être imposée du dehors, par une hiérarchie qui ne se remet jamais en question. Cette intériorité de la loi morale a pour corollaire la liberté créatrice des peuples germaniques, tant la liberté des humanités bourgeoises chères à Mann que celle des combattants politiques de Baeumler qui façonnent le monde au-delà des règles moralisatrices du vieil idéalisme hégélien. Et ces libertés secouent et abattent les hiérarchies figées de la civilisation. Alfred Baeumler — s'appuyant sur Nietzsche et sur Bachofen, 2 philosophes dont il était un incontestable spécialiste — fait glisser l'idée de loi morale intérieure issue de Kant vers une concrétude plus tangible, plus physique : les “éléments originaux” de l'homme. Le IIe Reich de Bismarck était trop fragile : il ne reposait pas sur un idéal kantien et nietzschéen, basé sur la loi intérieure et sur le corps, mais sur un idéalisme éthique, philosophie illusoire, à la fois romantique et libérale, qui s'est effondrée en 1918.
Un pari plus prononcé sur l'élémentaire, tapis au fond des âmes et des corps allemands, pense Baeumler, donnera de plus puissants résultats, surtout, ajoutait-il dans les années 20, si l'Allemagne s'allie à la Russie léniniste. Mann s'insurge, dès son roman Doktor Faustus, contre ce mythe évoqué par Baeumler, mixte complexe de Kant, Bachofen, Nietzsche et Chamberlain. Adrian Leverkühn, héros de Mann, montre l'ambivalence de l'auteur : Luther aussi, écrit Mann, a parié sur l'intériorité du jugement moral, mais cela a généré l'orgueil allemand, sûr de sa supériorité morale et la mêlant à des archaïsmes et des provincialismes. Mann, entre ses Considérations... et son engagement anti-anzi, oscillera entre l'acceptation de ce luthérisme éthique et le rejet de ses avatars ultérieurs.
► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.
La Germania dionisiaca di Alfred Baeumler
♦ Alfred Baeumler, L'Innocenza del divenire, Edizioni di Ar
Il profeta del ritorno alle radici della Grecia presocratica, quando valeva la prima devozione agli dei dell’Europa
Alfred Baeumler fu il primo filosofo tedesco a dare di Nietzsche un'interpretazione politica. Prima di Jaspers e di Heidegger, che ne furono influenzati, egli vide nella Germania "ellenica" pensata da Nietzsche la raffigurazione eroica di una rivoluzione dei valori primordiali incarnati dalla Grecia arcaica, il cui perno filosofico e ideologico veniva ravvisato nel controverso testo sulla Volontà di potenza. Asistematico nella forma, ma coerentissimo nella sostanza.
In una serie di scritti che vanno dal 1929 al 1964, Baeumler ingaggiò una lotta culturale per ricondurre Nietzsche nel suo alveo naturale di pensatore storico e politico, sottraendolo ai tentativi di quanti – allora come oggi –, insistendo su interpretazioni metafisiche o psicologizzanti, avevano inteso e intendono disinnescare le potenzialità dirompenti della visione del mondo nietzscheana, al fine di ridurla a un innocuo caso intellettuale.
Ora questi scritti di Baeumler vengono riuniti e pubblicati dalle Edizioni di Ar sotto il titolo L'innocenza del divenire, in un'edizione di alto valore filologico e documentale, ma soprattutto filosofico e storico-politico. Un evento culturale più unico che raro nel panorama dell'editoria colta italiana, così spesso dedita alle rimasticature piuttosto che allo scientifico lavoro di scavo in profondità.
Inoltre, l'edizione in parola reca in appendice Una postilla di Marianne Baeumler, consorte del filosofo, in cui si chiariscono i temi della famosa polemica innescata da Mazzino Montinari, il curatore di un'edizione italiana delle opere di Nietzsche rimasto famoso per i suoi tenacissimi sforzi di edu1corarne il pensiero, sovente deformandone i passaggi culminali.
La polemica, vecchia di decenni (data dall'insano innamoramento della "sinistra" per Nietzsche, tra le pieghe dei cui aforismi cercò invano consolazione per l'insuperabile dissesto culturale e ideologico, precipitato nella sindrome del "pensiero debole"), è tuttavia ancora di attualità, stante il mai superato stallo del progressismo, non ancora pervenuto ad un' onesta analisi del proprio fallimento epocale e quindi dedito da anni a operazioni di strumentale verniciatura della cultura europea del Novecento. È anche per questo che il breve scritto di Marianne Baeumler acquista un particolare significato, anche simbolico, di raddrizzamento dell' esegesi nietzscheana, dopo lunghe stagioni di incontrollate manomissioni interpretative.
Effettivamente, una falsificazione di Nietzsche è esistita – soprattutto in relazione alla Volontà di potenza ma non dalla parte di Elisabeth Nietzsche, bensì proprio di coloro che, come Montinari e Colli, si studiarono di trasformare l'eroismo tragico espresso da Nietzsche con ruggiti leonini nel belato di un agnello buonista : uno sguardo alla postfazione del curatore e traduttore Luigi Alessandro Terzuolo, basterà per rendersi conto, testi alla mano, della volontà di mistificazione ideologica lucidamente perseguita dai soliti noti, con esiti di aperta e democratica contraffazione.
Negli scritti (studi, postfazioni, saggi estratti da altre opere) raccolti in L'innocenza del divenire, Alfred Baeumler misura la forza concettuale di Nietzsche in relazione alla storia, al carattere culturale germanico e al destino della cultura europea. Egli individua come ultimo elemento di scissione lo spirito borghese, che si è inserito sotto la dialettica hegeliana per operare una sciagurata sovrammissione tra mondo classico antico e cristianesimo, ottenendo così un nefasto obnubilamento tanto del primo quanto del secondo. Un procedimento, questo, che Nietzsche riteneva decisivo per la perdita di contatto tra cultura europea e identità originaria. Una catastrofe del pensiero che si sarebbe riverberata sul destino europeo, consegnato al moralismo e sottratto all’autenticità, per cie prima speculative e poi politiche. Solo in quella nuova Ellade che doveva essere la Germania ; preconizzata prima dalla cultura romantica e dalla sua sensibilità per le tradizioni mitiche popolari, poi da Holderlin e infine da Nietzsche, si sarebbe realizzata, secondo Baeumler, la riconquista dell'unità dell'uomo, finalmente liberato dalle intellettualizzazioni razionaliste e ricondotto alla verità primaria fatta di mente, di corpo, di volontà, di lotta ordinatrice, di eroismo dionisiaco, di legami di storia e di natura, di verginità di istinti e di slanci, di serena convivenza con la tragicità del destino, di oltrepassamenti verso una visione del mito come anima religiosa primordiale, come superumana volontà di potenza. Col suo duro lavoro di studioso, è come se Baeumler ci restituisse, insomma, il vero Nietzsche. II profeta del ritorno alle radici di popolo della Grecia pre-socratica, quando valeva la prima devozione agli dèi dell'Europa, secondo quanto cantò HolderIin, in un brano ripreso non a caso da Baeumler nel suo Hellas und Germanien uscito nel 1937 : "Solo al cospetto dei Celesti i popoli / ubbidiscono al sacro ordine gerarchico / erigendo templi e città.. .".
La pubblicazione degli scritti di Baeumler – dovuta all'unica casa editrice italiana che si stia metodicamente interessando al filosofo tedesco, volutamente occultato in omaggio ai perduranti blocchi mentali – si inquadra nello sforzo culturale di porre termine, per quanto possibile, alla stagione delle dogmatiche falsificatorie. Un decisivo documento che va in questa stessa direzione è, tra l'altro, il recente lavoro di Domenico Losurdo su Nietzsche come ribelle aristocratico. Pubblicare Baeumler – come le Ar hanno fatto anche coi precedenti Estetica e Nietzsche filosofo e politico – significa lasciare tracce eloquenti di quel contro-pensiero intimamente radicato nell'anima europea e incardinato sulla denuncia del modernismo progrossista come finale maschera del caos, che oggi o viene semplicemente ignorato per deficienza di mezzi intellettuali, o viene piegato alle esigenze del potere censorio, oppure viene relegato tra le voci della dissonanza. Il che, nella logica del pensiero unico, significa condanna e diffamazione.
► Luca Lionello Rimbotti, Linea, 1/12/03. [source]
◘ Un exemple de son travail de pédagogue
M. Alfred Baeumler édite enfin l'Aesthetik que le Handbuch der Philosophie [série de fascicules constituant un manuel philosophique exhaustif, de 1926 à 1934] de Oldenburg nous promettait depuis des années. Seul le premier fascicule de l'ouvrage a paru : il étudie la période qui va de Platon à la fin de la Renaissance. Dans la première section, qui traite de l'idée du beau, tout gravite autour de Platon, de Plotin, de saint Augustin et de quelques grands noms du moyen âge et de la Renaissance. Dans la deuxième section, dont l'objet est le concept d'art, l'auteur s'occupe surtout d'Aristote, de quelques traités sur la Rhétorique (Cicéron, Quintilien), de certaines théories antiques sur l'art (Polyclète, Aristoxène et surtout Vitruve), enfin des artistes-théoriciens les plus célèbres de l'Occident chrétien (de Dante par Alberti à Dürer et Vinci).
Comme on le voit, il ne s'agit pas ici d'une histoire suivie, mais plutôt (conformément au plan général du Handbuch) de l'étude de quelques sommets individuels arrachés à leur milieu. Cette manière de présentation, qui n'enlève rien — empressons-nous de le dire — aux qualités réelles de certains exposés, ne nous semble pas sans inconvénients. Saint Augustin sans allusions à l'esthétique des Pères, par ex., en matière de musique ! Platon, sans les idées courantes du Socrate de Xénophon et les allusions de Gorgias aux sentiments provoqués par la poésie ! Pourquoi Platon prend-il parti contre l'art ? De toute évidence, nous semble-t-il, la réponse n'est pas uniquement à chercher dans sa philosophie générale (l'art est l'ombre d'une ombre) mais aussi et peut-être avant tout dans les préoccupations sociales et politiques de Platon réformateur. Les circonstances historiques sont d'un grand poids ici : enseignement des Sophistes à base littéraire ; développement de la musique vers des formes de pur amusement, légères, lascives, orientales ; engouement des masses pour les spectacles et répercussions politiques de cette passion populaire.
M. Baeumler a raison de rappeler que Goethe traduit souvent le καλόν (kalon) par l'exclamation : « Wie wahr ! wie seiend ! » (on pourrait ajouter cette autre expression du poète plus significative encore : « So ganz, so seiend »). Sans aucun doute le beau a des rapports avec l'ordre tel qu'il se réalise dans l'organique : de là son caractère de “totalité” au sens moderne, lequel, croyons-nous, se développe dans le sens de la “forme” aristotélicienne et de l'ωρισμενον (hôrismenon) [Bestimmheit / détermination ou délimitation]. Mais il ne s'ensuit pas que l'on puisse dire avec M. Baeumler : « Das Lebendige ist schön, das ist der erste Grundsatz der Hellenischen Aesthetik ». Que faire alors des beaux nombres et des belles proportions ? Au fond, l'esthétique grecque suppose une analyse très approfondie de la notion aux sens très nombreux de καλόν. Avec plaisir nous signalons ici, en passant, l'étude minutieuse, nuancée, méthodique et persuasive du P. J. De MUNTER, S. J., Studie over de Zedelijke Schoonheid en Goedheid bij Aristoteles (Brussel, Hayez, 1932). Ce que cet auteur a fait, avec une science consommée, pour certaines expressions d'Aristote, serait à entreprendre pour toute l'histoire du καλόν dans la littérature grecque.
En tout cas, M. Baeumler a grandement raison d'insister sur le fait que ce terme évoque souvent pour nous autre chose que pour les Grecs. « Ce que les Grecs comprennent par ce que nous appelons plaisir artistique (plaisir de l'imitation, de la reconnaissance, du bel ordre sensoriel, de la “purgation”, etc.), n'est jamais mis en rapport avec le beau » (Baeumler, p. 49). « Nirgends ist (bei Aristoteles) vom Schönen in bezug auf die Kunst im modernen Sinne die Rede ». Peut-être, mais que conclure de là ? Ou bien il s'agit d'exposer Aristote par lui-même et d'après ses propres termes en excluant a priori toutes nos préoccupations et nos expressions modernes, ou bien il faut essayer de le comprendre dans sa pensée profonde, par-delà les déficiences (relatives) de son vocabulaire.
Choisissons le second point de vue et distinguons entre le beau, comme qualité objective, et certain sentiment agréable, comme état subjectif. Il est certain qu' Aristote connaît la réalité (non le mot) du plaisir esthétique de la contemplation et que ses écrits impliquent une doctrine qui, sous des termes différents ou moins nombreux, se rapproche étrangement de certaines théories modernes. Opposons par ex. le contenu objectif de l'art poétique aux états psychiques qu'il détermine. Dans le contenu distinguons le sujet (action, caractère, etc.) qui ne doit pas être nécessairement beau et la forme technique qui doit être objectivement belle. Puis, dans la réaction à la poésie, distinguons encore le plaisir practico-esthétique de la κάθαρσις (catharsis) et le plaisir (esthétique) de l'activité désintéressé dee contemplation, qu'il s'agisse soit de compréhension, soit simplement de perception sensorielle (par ex. de l'agrément des beaux mots). Dira-t-on, en procédant ainsi, qu'Aristote ne met pas en rapport le beau et l'art ? Mais M. Baeumler nous reprochera, peut-être, de trop “systématiser” des remarques éparses d'Aristote.
En ce qui concerne saint Thomas, nous ne saurions admettre une opinion qui tend à s'implanter en Allemagne et ailleurs. M. Baeumler, en citant le fameux texte Pulchra sunt quae visa placent [les choses belles sont celles qui font plaisir à voir], ajoute : « es handelt sich durchaus um ein objektives Schönsein... Obwohl es sich hier um die Schönheit der Erscheinungen handelt... ». Deux remarques. S'il s'agit d'un beau purement objectif, pourquoi saint Thomas insiste-t-il tant sur la réaction affective consécutive à la connaissance grâce à laquelle le beau se distingue du bien ? En second lieu, le beau ne se limite nullement, de soi, aux choses visibles ou même sensibles : il s'étend à tout ce qui est perceptible : « id cujus apprehensio placet » [ce dont l'appréhension nous enchante] (S. Th. 1a 2ae, q. 27, art. 1 ad 3) [autrement dit, la beauté, c'est, dans la connaissance, la valeur bienfaisante et béatifiante des choses, c'est le pouvoir qu'elles ont de réjouir nos yeux et nos oreilles en même temps que de rassasier nos tendances affectives].
Il nous serait agréable de continuer ces remarques de détail à propos de certaines expressions de Dante, de Michel-Ange, de Raphaël (que nous ne trouvons pas cité malgré ses Lettres). Mais nous craignons d'abuser et de donner le change. En effet, le sujet est tellement vaste et enchevêtré qu'aucun auteur ne réussira jamais à satisfaire tous les critiques. Il ne s'agit donc pas de diminuer, encore moins de nier les mérites éclatants de l'ouvrage de M. Baeumler. L'auteur connaît parfaitement son sujet et la bibliographie, restreinte mais choisie, le prouve (regrettons à propos de Plotin de ne point trouver mention du livre français de Krakowski, ni des notes si fouillées que M. Cochez a fait paraître jadis dans cette Revue). Tel qu'il se présente dans le cadre du Handbuch, ce premier fascicule de l'esthétique nous fait attendre avec impatience ce qui doit suivre (M. Baeumler connaît bien l'époque romantique et surtout Hegel), mais, dès maintenant, les vues originales, les expressions heureuses, les citations suggestives, le souci constant d'objectivité mettent cette nouvelle Histoire au premier rang des entreprises similaires.
► Extrait du « Bulletin d'esthétique », Edgard De Bruyne in : Revue néo-scolastique de philosophie n°39, Louvain, 1933, pp. 408-411.