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Impact Nietzsche

nietzs11.jpgL'impact de Nietzsche

dans les milieux politiques de gauche et de droite


podcast

Analyse :

  • Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany. 1890-1990, Univ. of California Press, Berkeley/ LA/ Oxford, 1992, 337 p.
  • Giorgio PENZO, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazional-socialismo, Armando Ed., Roma, 1987, 359 p.

L'objet de mon exposé n'est pas de faire de la philosophie, d'entrer dans un débat philosophique, de chercher quelle critique adresse Nietzsche, par le biais d'un aphorisme cinglant ou subtil, à Aristote, à Descartes ou à Kant, mais de faire beaucoup plus simplement de l'histoire des idées, de constater qu'il n'existe pas seulement une droite ou un pré-fascisme ou un fascisme tout court qui dérivent de Nietzsche, mais que celui-ci a fécondé tout le discours de la sociale-démocratie allemande, puis des radicaux issus de cette gauche et, enfin, des animateurs de l'École de Francfort. De nos jours, c'est la political correctness qui opère par dichotomies simplètes, cherche à cisailler à l'intérieur même des discours pour trier ce qu'il est licite de penser pour le séparer pudiquement, bigotement, de ce qui serait illicite pour nos cerveaux. C'est à notre sens peine perdue : Nietzsche est présent partout, dans tous les corpus, chez les socialistes, les communistes, les fascistes et les nationaux-socialistes, et, même, certains arguments nietzschéens se retrouvent simultanément sous une forme dans les théories communistes et sous une autre dans les théories fascistes.

La political correctness, dans sa mesquinerie, cherche justement à morceler le nietzschéisme, à opposer ses morceaux les uns aux autres, alors que la fusion de toutes les contestations à assises nietzschéennes est un impératif pour le XXIe siècle. La fusion de tous les nietzschéismes est déjà là, dans quelques cerveaux non encore politisés : elle attend son heure pour balayer les résidus d'un monde vétuste et sans foi. Mais pour balayer aussi ceux qui sont incapables de penser, à gauche comme à droite, sans ces vilaines béquilles conventionnelles que sont les manichéismes et les dualismes, opposant binairement, répétitivement, une droite figée à une gauche toute aussi figée.

La caractéristique majeure de cet impact ubiquitaire du nietzschéisme est justement d'être extrêmement diversifiée, très plurielle. L'œuvre de Nietzsche a tout compénétré. Méthodologiquement, l'impact de la pensée de Nietzsche n'est donc pas simple à étudier, car il faut connaître à fond l'histoire culturelle de l'Allemagne en ce XXe siècle ; il faut cesser de parler d'un impact au singulier mais plutôt d'une immense variété d'impulsions nietzschéennes. D'abord Nietzsche lui-même est un personnage qui a évolué, changé, de multiples strates se superposent dans son œuvre et en sa personne même. Le Dr. Christian Lannoy, philosophe néerlandais d'avant-guerre, a énuméré les différents stades de la pensée nietzschéenne :

  • 1er stade : Le pessimisme esthétique, comprenant 4 phases qui sont autant de passages : a) du piétisme (familial) au modernisme d'Emerson ; b) du modernisme à Schopenhauer ; c) de Schopenhauer au pessimisme esthétique proprement dit ; d) du pessimisme esthétique à l'humanisme athée (tragédies grecques + Wagner).
  • 2e stade : Le positivisme intellectuel, comprenant 2 phases : a) le rejet du pessimisme esthétique et de Wagner ; b) l'adhésion au positivisme intellectuel (phase d'égocentrisme).
  • 3e stade : Le positivisme anti-intellectuel, comprenant 3 phases : a) la phase poétique (Zarathoustra) ; b) la phase consistant à démasquer l'égocentrisme ; c) la phase de la Volonté de Puissance (consistant à se soustraire aux limites des constructions et des constats intellectuels).
  • 4e stade : Le stade de l'Antéchrist qui est purement existentiel, selon la terminologie catholique de Lannoy ; cette phase terminale consiste à se jeter dans le fleuve de la Vie, en abandonnant toute référence à des arrière-mondes, en abandonnant tous les discours consolateurs, en délaissant tout Code (moral, intellectuel, etc.).

Plus récemment, le philosophe allemand Kaulbach, exégète de Nietzsche, voit six types de langage différents se succéder dans l'œuvre de Nietzsche :

  1. Le langage de la puissance plastique ;
  2. Le langage de la critique démasquante ;
  3. Le style du langage expérimental ;
  4. L'autarcie de la raison perspectiviste ;
  5. La conjugaison de ces 4 premiers langages nietzschéens (1+2+3+4), contribuant à forger l'instrument pour dépasser le nihilisme (soit le "fixisme" ou le psittacisme) pour affronter les multiples facettes, surprises, imprévus et impondérables du devenir ;
  6. L'insistance sur le rôle du Maître et sur le langage dionysiaque.

Ces classifications valent ce qu'elles valent. D'autres philosophes pourront déceler d'autres étapes ou d'autres strates mais les classifications de Lannoy et Kaulbach ont le mérite de la clarté, d'orienter l'étudiant qui fait face à la complexité de l'œuvre de Nietzsche. L'intérêt didactique de telles classifications est de montrer que chacune de ces strates a pu influencer une école, un philosophe particulier, etc. De par la multiplicité des approches nietzschéennes, de multiples catégories d'individus vont recevoir l'influence de Nietzsche ou d'une partie seulement de Nietzsche (au détriment de tous les autres possibles). Aujourd'hui, on constate en effet que la philosophie, la philologie, les sciences sociales, les idéologies politiques ont receptionné des bribes ou des pans entiers de l'œuvre nietzschéenne, ce qui oblige les chercheurs contemporains à dresser une taxinomie des influences et à écrire une histoire des réceptions, comme l'affirme, à juste titre, Steven E. Aschheim, un historien américain des idées européennes.

Nietzsche : mauvais génie ou héraut impavide ?

Aschheim énumère les erreurs de l'historiographie des idées jusqu'à présent :

  • Ou bien cette historiographie est moraliste et considère Nietzsche comme le "mauvais génie" de l'Allemagne et de l'Europe, "mauvais génie" qui est tour à tour "athée" pour les catholiques ou les chrétiens, "pré-fasciste ou pré-nazi" pour les marxistes, etc.
  • Ou bien cette historiographie est statique, dans ses variantes apologétiques (où Nietzsche apparaît comme le "héraut" du national-socialisme ou du fascisme ou du germanisme) comme dans ses variantes démonisantes (où Nietzsche reste constamment le mauvais génie, sans qu'il ne soit tenu compte des variations dans son œuvre ou de la diversité de ses réceptions).

Or pour juger la dissémination de Nietzsche dans la culture allemande et européenne, il faut : — 1. Saisir des processus donc — 2. avoir une approche dynamique de son œuvre.

Le bilan de cette historiographie figée, dit Aschheim, se résume parfaitement dans les travaux de Walter Kaufmann et d'Arno J. Mayer. Walter Kaufmann démontre que Nietzsche a été mésinterprété à droite par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, par Stefan George, par Ernst Bertram et Karl Jaspers. Mais aussi dans le camp marxiste après 1945, notamment par Georg Lukacs, communiste hongrois, qui a dressé un tableau général de ce qu'il faut abroger dans la pensée européenne, ce qui revient à rédiger un manuel d'inquisition, dont s'inspirent certains tenants actuels de la political correctness. Lukacs accuse Nietzsche d'irrationalité et affirme que toute forme d'irrationalité conduit inéluctablement au nazisme, d'où tout retour à Nietzsche équivaut à recommencer un processus "dangereux". L'erreur de cette interprétation c'est de dire que Nietzsche ne suscite qu'une seule trajectoire et qu'elle est dangereuse. Cette vision est strictement linéaire et refuse de dresser une cartographie des innombrables influences de Nietzsche.

Arno J. Mayer rappelle que Nietzsche a été considéré par certains exégètes marxisants comme le héraut des classes aristocratiques dominantes en Allemagne à la fin du XIXe siècle. L'insolence de Nietzsche aurait séduit les plus turbulents représentants de cette classe sociale. Aschheim estime que cette thèse est une erreur d'ordre historique. En effet, l'aristocratie dominante, à cette époque-là en Allemagne, est un milieu plutôt hostile à Nietzsche. Pourquoi ? Parce que l'anti-christianisme de Nietzsche sape les assises de la société qu'elle domine. "L'éthique aristocratique" de Nietzsche est fondamentalement différente de celle des classes dominantes de la noblesse allemande du temps de Bismarck. Par conséquent, Nietzsche est jugé "subversif, pathologique et dangereux". La "droite" (en l'occurrence la "Révolution conservatrice") ne l'utilisera surtout qu'après 1918.

Les "transvaluateurs"

Hinton Thomas, historien anglais des idées européennes, constate effectivement que Nietzsche est réceptionné essentiellement par des dissidents, des radicaux, des partisans de toutes les formes d'émancipation, des socialistes (actifs dans la social-démocratie), des anarchistes et des libertaires, par certaines féministes. Thomas nomme ces dissidents des transvaluateurs. La droite révolutionnaire allemande, post-conservatrice, se posera elle aussi comme "transvaluatrice" des idéaux bourgeois, présents dans l'Allemagne wilhelmienne et dans la République de Weimar. Hinton Thomas concentre l'essentiel de son étude aux gauches nietzschéennes, en n'oubliant toutefois pas complètement les droites. Son interprétation n'est pas unilatérale, dans le sens où il explore 2 filons de droite où Nietzsche n'a peut-être joué qu'un rôle mineur ou, au moins, un rôle de repoussoir : l'Alldeutscher Verband (Ligue Pangermaniste) et l'univers social-darwiniste, plus particulièrement le groupe des "eugénistes".

En somme, on peut dire que Nietzsche rejette les systèmes, son anti-socialisme est un anti-grégarisme mais qui est ignoré, n'est pas pris au tragique, par les militants les plus originaux du socialisme allemand de l'époque. Les intellectuels sociaux-démocrates s'enthousiasment au départ pour Nietzsche mais dès qu'ils établissent dans la société allemande leurs structures de pouvoir, ils se détachent de l'anarchisme, du criticisme et de la veine libertaire qu'introduit Nietzsche dans la pensée européenne. La social-démocratie cesse d'être pleinement contestatrice pour participer au pouvoir. Roberto Michels appelera ce glissement dans les conventions la Verbonzung, la "bonzification", où les chefs socialistes perdent leur charisme révolutionnaire pour devenir les fonctionnaires d'une mécanique partitocratique, d'une structure sociale participant en marge au pouvoir. Seuls les libertaires comme Landauer et Mühsam demeurent fidèles au message nietzschéen. Enfin, au-delà des clivages politiques usuels, Nietzsche introduit dans la pensée européenne un style (qui peut toujours s'exprimer de plusieurs façons possibles) et une notion d'ouverture, impliquant, pour ceux qui savent reconnaître cette ouverture-au-monde et en tirer profit, une dynamique permanente d'auto-réalisation. L'homme devient ce qu'il est au fond de lui-même dans cette tension constante qui le porte à aller au-devant des défis et des mutations, sans frilosité rédhibitoire, sans nostalgies incapacitantes, sans rêves irréels.

Enfin, Nietzsche a été lu majoritairement par les socialistes avant 1914, par les "révolutionnaires-conservateurs" (et éventuellement par les fascistes et les nationaux-socialistes) après 1918. Aujourd'hui, il revient à un niveau non politique, notamment dans le "nietzschéisme français" d'après 1945.

L'impact de Nietzsche sur le discours socialiste avant 1914 en Allemagne

En Allemagne, mais aussi ailleurs, notamment en Italie avec Mussolini, alors fougueux militant socialiste, ou en France, avec Charles Andler, Daniel Halévy et Georges Sorel, la philosophie de Nietzsche séduit principalement les militants de gauche. Mais non ceux qui sont strictement orthodoxes, comme Franz Mehring, que les nietzschéens socialistes considèrent comme le théoricien d'un socialisme craintif et procédurier, fort éloigné de ses tumultueuses origines révolutionnaires. Franz Mehring, gardien à l'époque de l'orthodoxie figée, évoque une stricte filiation philosophie — en dehors de laquelle il n'y a point de salut ! — partant de Hegel pour aboutir à Marx et à la pratique routinière, sociale et parlementariste, de la sociale-démocratie wilhelminienne. Face à ce marxisme conventionnel et frileux, les gauches dissidentes opposent Nietzsche ou l'un ou l'autre linéament de sa philosophie.

Ces gauches dissidentes conduisent à un anarchisme (plus ou moins dionysiaque), à l'anarcho-syndicalisme (un des filons du futur fascisme) ou au communisme. Ainsi, Isadora Duncan, une journaliste anglaise qui couvre, avec sympathie, les événements de la Révolution russe pour L'Humanité, écrit en 1921 : « Les prophéties de Beethoven, de Nietzsche, de Walt Whitman sont en train de se réaliser. Tous les hommes seront frères, emportés par la grande vague de libération qui vient de naître en Russie ». On remarquera que la journaliste anglaise ne cite aucun grand nom du socialisme ou du marxisme ! La gauche radicale voit dans la Révolution russe la réalisation des idées de Beethoven, de Nietzsche ou de Whitman et non celles de Marx, Engels, Liebknecht (père), Plekhanov, Lénine, etc.

Pourquoi cet engouement ? Selon Steven Aschheim, les radicaux maximalistes dans le camp des socialistes se réfèrent plus volontiers à la critique dévastatrice du bourgeoisisme (plus exactement : du philistinisme) de Nietzsche, car cette critique permet de déployer un contre-langage, dissolvant pour toutes les conventions sociales et intellectuelles établies, qui permettent aux bourgeoisies de se maintenir à la barre. Ensuite, l'idée de devenir séduit les révolutionnaires permanents, pour qui aucune "superstructure" ne peut demeurer longtemps en place, pour dominer durablement les forces vives qui jaillissent sans cesse du "fond-du-peuple".

En fait, dès la fin de la première décennie du XXe siècle, la sociale-démocratie allemande et européenne subit une mutation en profondeur : les radicaux abandonnent les conventions qui se sont incrustées dans la pratique quotidienne du socialisme : en Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale, les militants les plus décidés quittent la SPD pour former d'abord l'USPD puis la KPD (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) ; en Italie, une aile anarcho-syndicaliste se détache des socialistes pour fusionner ultérieurement avec les futuristes de Marinetti et les arditi revenus des tranchées, ce qui donne, sous l'impulsion de la personnalité de Mussolini, le syncrétisme fasciste; etc.

Le socialisme : une révolte permanente contre les superstructures

Par ailleurs, dès 1926, l'École de Francfort commence à déployer son influence : elle ne rejette pas l'apport de Nietzsche ; après les vicissitudes de l'histoire allemande, du nazisme et de l'exil américain de ses principaux protagonistes, cette École de Francfort est à l'origine de l'effervescence de mai 68. Dans toutes ces optiques, le socialisme est avant toutes choses une révolte contre les superstructures, jugées dépassées et archaïques, mais une révolte chaque fois différente dans ses démarches et dans son langage selon le pays où elle explose. À cette révolte socialiste contre les superstructures (y compris les nouvelles superstructures rationnelles et trop figées installées par la sociale-démocratie), s'ajoute toute une série de thématiques, comme celles de l'énergie (selon Schiller et surtout Bergson ; ce dernier influençant considérablement Mussolini), de la volonté (que l'on oppose chez les dissidents radicaux du socialisme à la doctrine sociale-démocrate et marxiste du déterminisme) et la vitalité (thématique issue de la philosophie de la Vie, tant dans ses interprétations laïques que catholiques).

Une question nous semble dès lors légitime : cette évolution est-elle 1) marginale, réduite à des théoriciens ou à des cénacles intellectuels, ou bien 2) est-elle vraiment bien capillarisée dans le parti ? Steven Aschheim, en concluant son enquête minutieuse, répond : oui. Il étaye son affirmation sur les résultats d'une enquête ancienne, qu'il a analysée méticuleusement, celle d'Adolf Levenstein en 1914. Levenstein avait procédé en son temps à une étude statistique des livres empruntés aux bibliothèques ouvrières de Leipzig entre 1897 et 1914. Levenstein avait constaté que les livres de Nietzsche étaient beaucoup plus lus que ceux de Marx, Lassalle ou Bebel, figures de proue de la sociale-démocratie officielle. Cette étude prouve que le nietzschéisme socialiste était une réalité dans le cœur des ouvriers allemands.

Die Jungen de Bruno Wille, Der Sozialist de Gustav Landauer

En Allemagne, la première organisation socialiste/nietzschéenne était Die Jungen (Les Jeunes) de Bruno Wille. Celui-ci entendait combattre "l'accomodationnisme" de la sociale-démocratie, son embourgeoisement (rejoignant par là Roberto Michels, analyste de l'oligarchisation des partis), le culte du parlementarisme (rejoignant Sorel et anticipant les 2 plus célèbres soréliens allemands d'après 1918 : Ernst Jünger et Carl Schmitt), l'ossification du parti et sa bureaucratisation (Michels). Plus précisément, Wille déplore la disparition de tous les réflexes créatifs dans le parti ; l'imagination n'est plus au pouvoir dans la sociale-démocratie allemande du début de notre siècle, tout comme aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des anciens soixante-huitards, l'imagination, pourtant bruyamment promise, n'a plus du tout droit au chapitre, political correctness oblige. Ensuite, autre contestataire fondamental dans les rangs socialistes allemands, Gustav Landauer (1870-1919), qui tombera les armes à la main dans Munich investie par les Corps Francs de von Epp, fonde une revue libertaire, socialiste et nietzschéenne, qu'il baptise Der Sozialist. Chose remarquable, son interprétation de Nietzsche ignore le culte nietzschéen de l'égoïté, l'absence de toute forme de solidarité ou de communauté chez le philosophe de Sils-Maria, pour privilégier très fortement sa fantaisie créatrice et sa critique de toutes les pétrifications à l'œuvre dans les sociétés et les civilisations modernes et bourgeoises.

Max Maurenbrecher et Lily Braun

Max Maurenbrecher (1874-1930), est un pasteur protestant socialiste qui a foi dans le mouvement ouvrier tout en se référant constamment à Nietzsche et à sa critique du christianisme. La première intention de Maurenbrecher a été justement de fusionner socialisme, nietzschéisme et anti-christianisme. Son premier engagement a lieu dans le Nationalsozialer Verein de Naumann en 1903. Son deuxième engagement le conduit dans les rangs de la sociale-démocratie en 1907, au moment où il quitte aussi l'église protestante et s'engage dans le "mouvement religieux libre". Son troisième engagement est un retour vers son église, un abandon de toute référence à Marx et à la sociale-démocratie, assortis d'une adhésion au message des Deutschnationalen. Maurenbrecher incarne donc un parcours qui va du socialisme au nationalisme.

Lily Braun, dans l'univers des intellectuels socialistes du début du siècle, est une militante féministe, socialiste et nietzschéenne. Elle s'engage dans les rangs sociaux-démocrates, où elle plaide la cause des femmes, réclame leur émancipation et leur droit au suffrage universel. Ce féminisme est complété par une critique systématique de tous les dogmes et par une esthétique nouvelle. Son apport philosophique est d'avoir défendu "l'esprit de négation" (Geist der Verneinung), dans le sens où elle entendait par "négation", la négation de toute superstructure, des ossifications repérables dans les superstructures sociales. En ce sens, elle annonce certaines démarches de l'École de Francfort.

Lily Braun plaidait en faveur d'une juvénilisation permanente de la société et du socialisme. Elle s'opposait aux formes démobilisantes du moralisme kantien. Pendant la Première Guerre mondiale, elle développe un "socialisme patriotique" en arguant que l'Allemagne est la patrie de la sociale-démocratie, et qu'en tant que telle, elle lutte contre la France bourgeoise, l'Angleterre capitaliste et marchande et la Russie obscurantiste. Son néo-nationalisme est une sociale-démocratie nietzschéanisée perçue comme nouvelle idéologie allemande. La constante du message de Lily Braun est un anti-christianisme conséquent, dans le sens où l'idéologie chrétienne est le fondement métaphysique des superstructures en Europe et que toute forme de fidélité figée aux idéologèmes chrétiens sert les classes dirigeantes fossilisées à maintenir des superstructures obsolètes.

Contre le socialisme nietzschéen, la riposte des "bonzes"

Avec Max Maurenbrecher et Lily Braun, nous avons donc 2 figures maximalistes du socialisme allemand qui évoluent vers le nationalisme, par nietzschéanisation. Cette évolution, les "bonzes" du parti l'observent avec grande méfiance. Ils perçoivent le danger d'une mutation du socialisme en un nationalisme populaire et ouvrier, qui rejette les avocats, les intellectuels et les nouveaux prêtres du positivisme sociologique. Les "bonzes" organisent donc leur riposte intellectuelle, qui sera une réaction anti-nietzschéenne. Le parallèle est facile à tracer avec la France actuelle, où Luc Ferry et Alain Renaut critiquent l'héritage de mai 68 et du nietzschéisme français des Deleuze, Guattari, Foucault, etc. Le mitterrandisme tardif, très "occidentaliste" dans ses orientations (géo)politiques, s'alignent sur la contre-révolution moraliste américaine et sur ses avatars de droite (Buchanan, Nozick) ou de gauche, en s'attaquant à des linéaments philosophiques capables de ruiner en profondeur — et définitivement — les assises d'une civilisation moribonde, qui crève de sa superstition idéologique et de son adhésion inconditionnelle aux idéaux fluets et chétifs de l'Aufklärung. L'intention de Ferry & Renaut est sans doute de bloquer le nietzschéisme français, afin qu'il ne se mette pas au service du lepénisme ou d'un nationalisme post-lepéniste. Démarche bizarre. Curieux exercice. Plus politicien-policier que philosophique...

Kurt Eisner : nietzschéen repenti

L'exemple historique le plus significatif de ce type de réaction, nous le trouvons chez Kurt Eisner, Président de cette République des Soviets de Bavière (Räterepublik), qui sera balayée par les Corps Francs en 1919. Avant de connaître cette aventure politique tragique et d'y laisser la vie, Eisner avait écrit un ouvrage orthodoxe et anti-nietzschéen, intitulé Psychopathia Spiritualis, qui a comme plus remarquable caractéristique d'être l'œuvre d'un ancien nietzschéen repenti ! Quels ont été les arguments d'Eisner ? Le socialisme est rationnel et pratique, disait-il, tandis que Nietzsche est rêveur, onirique. Il est donc impossible de construire une idéologie socialiste cohérente sur l'égocentrisme de Nietzsche et sur son absence de compassion (ce type d'argument sera plus tard repris par certains nationaux-socialistes !). Ensuite, Eisner constate que "l'impératif nietzschéen" conduit à la dégénérescence des mœurs et de la politique (même argument que le "conservateur" Steding).

À l'injonction "devenir dur !" de Nietzsche, Eisner oppose un "devenir tendre !", pratiquant de la sorte un exorcisme sur lui-même. Eisner dans son texte avoue avoir succombé au « langage intoxicateur » et au « style narcotique » de Nietzsche. Contrairement à Lily Braun et polémiquant sans doute avec elle, Eisner s'affirme kantien et explique que son kantisme est paradoxalement ce qui l'a conduit à admirer Nietzsche, car, pour Eisner, Kant, tout comme Nietzsche, met l'accent sur le développement libre et maximal de l'individu, mais, ajoute-t-il, l'impératif nietzschéen doit être collectivisé, de façon à susciter dans la société et la classe ouvrière un pan-aristocratisme (Heinrich Härtle, ancien secrétaire d'Alfred Rosenberg, développera un argumentaire similaire, en décrivant l'idéologie nationale-socialiste comme un mixte d'impératif éthique kantien et d'éthique du surpassement nietzschéenne, le tout dans une perspective non individualiste !).

Si Eisner est le premier nietzschéen à faire machine arrière, à amorcer dans le camp socialiste une critique finalement "réactionnaire" et "figeante" de Nietzsche et du socialisme nietzschéen, si Ferry & Renaut sont ses héritiers dans la triste France du mitterrandisme tardif, Georg Lukacs, avec une trilogie inquisitoriale fulminant contre les multiples formes d'irrationalisme conduisant au fascisme, demeure la référence la plus classique de cette manie obsessionnelle et récurrente de biffer les innombrables strates de nietzschéisme. Pourtant, Lukacs était vitaliste dans sa jeunesse et cultivait une vision tragique de l'homme, de la vie et de l'histoire inspirée de Nietzsche ; après 1945, il rédige cette trilogie contre les irrationalismes qui deviendra la bible de la political correctness de Staline à Andropov et Tchernenko dans les pays du COMECON, chez les marxistes qui se voulaient orthodoxes. Pourtant, les traces du nietzschéisme sont patentes dans la gauche nietzschéenne, chez Bloch et dans l'École de Francfort.

Les gauchistes nietzschéens

Par gauchisme nietzschéen, Aschheim entend l'héritage d'Ernst Bloch et d'une partie de l'École de Francfort. Ernst Bloch a eu une grande influence sur le mouvement étudiant allemand qui a précédé l'effervescence de mai 68. Une amitié fidèle et sincère le liait au leader de ces étudiants contestataires, Rudy Dutschke, apôtre protestant d'un socialisme gauchiste et national. Bloch opère une distinction fondamentale entre « marxisme froid » et « marxisme chaud ». Ce dernier postule un retour à la religion, ou, plus exactement, à l'utopisme religieux des anabaptistes, mus par le principe espérance.

Lukacs ne ménagera pas ses critiques, et s'opposera à Bloch, jugeant son œuvre comme « un mélange d'éthique de gauche avec une épistémologie de droite ». Bloch est toutefois très critique à l'égard de la vision de Nietzsche qu'avait répandue Ludwig Klages. Bloch la qualifiera de « dionysisme passéiste », en ajoutant que Nietzsche devait être utilisé dans une perspective « futuriste », afin de « modeler l'avenir ». Bloch rejette toutefois la notion d'éternel retour car toute idée de retour est profondément statique : Bloch parle d'archaïsme castrateur. Le dionysisme que Bloch oppose à celui de Klages est un dionysisme de la nature inachevée, c'est-à-dire un dionysisme qui doit travailler à l'achèvement de la nature.

Bloch n'appartient pas à l'École de Francfort ; il en est proche ; il l'a influencée mais ses idées religieuses et son principe espérance l'éloignent des 2 chefs de file principaux de cette école, Horkheimer et Adorno. Les puristes de l'École de Francfort ne croient pas à la rédemption par le principe espérance, car, disent-il, ce sont là des affirmations para-religieuses et acritiques. Dans leurs critiques des idéologies (y compris des idéologies post-marxistes), les principaux protagonistes de l'École de Francfort se réfèrent surtout au « Nietzsche démasquant », dont ils utilisent les ressources pour démasquer les formes d'oppression dans la modernité tardive. Leur but est de sauver la théorie critique, et même toute critique, pour exercer une action dissolvante sur toutes les superstructures léguées par le passé et jugées obsolètes. Dans ce sens, Nietzsche est celui qui défie au mieux toutes les orthodoxies, celui dont le "langage démasquant" est le plus caustique ; Adorno justifiait ses références à Nietzsche en disant : « Il n'est jamais complice avec le monde ». À méditer si l'on ne veut pas être le complice du Nouvel Ordre Mondial...

Marcuse : un nietzschéisme de libération

Quant à Marcuse, souvent associé à l'École de Francfort, que retient-il de Nietzsche ? L'historiographie des idées retient souvent 2 Marcuse : un Marcuse pessimiste, celui de L'homme unidimensionnel, et un Marcuse optimiste, celui d'Éros et civilisation. Pour Steven Aschheim, c'est ce Marcuse optimiste — il met beaucoup d'espoir dans son discours — qui est peut-être le plus nietzschéen. Son nietzschéisme est dès lors un nietzschéisme de libération, teinté de freudisme, dans le sens où Marcuse développe, au départ de sa double lecture de Nietzsche et de Freud, l'idée d'un "pouvoir libérateur du souvenir". Jadis, la mémoire servait à se souvenir de devoirs, d'autant de "tu dois", suscitant tout à la fois l'esprit de péché, la mauvaise conscience, le sens de la culpabilité, sur lesquels le christianisme s'est arc-bouté et a imprégné notre civilisation.

Cette mémoire-là « transforme des faits en essences », fige des bribes d'histoire peut-être encore féconds pour en faire des absolus métaphysiques pétrifiés et fermés, qu'on ne peut plus remettre en question ; pour Nietzsche, comme pour le Marcuse optimiste d'Eros et civilisation, il faut évacuer les brimades et les idoles qu'a imposées cette mémoire-là, car les instincts de vie (pour Freud : l'aspiration au bonheur total, entravée par la répression et les refoulements), doivent toujours, finalement, avoir le dessus, en rejettant sans hésiter toutes les formes d'escapismes et de négation. Pour Marcuse, en cela élève de Nietzsche, la civilisation occidentale et son pendant socialiste soviétique (Nietzsche aurait plutôt parlé du christianisme) sont fondamentalement fallacieux (parce que sur-répressifs) (*) car ils conservent trop d'essences, d'interdits, et étouffent les créativités, l'Eros. On retrouve là les mêmes mécanismes de pensée que chez un Landauer.

La "science mélancolique" d'Adorno

Adorno, dans Minima Moralia, se réfère à la dialectique négative de Nietzsche et se félicite du fait que cette négation nietzschéenne permanente ne conduit à l'affirmation d'aucune positivité qui, le cas échéant, pourrait se transformer en une nouvelle grande idole figée. Mais, Adorno, contrairement à Nietzsche, ne prône pas l'avènement d'un gai savoir ou d'une gaie science, mais espère l'avènement d'une 'science mélancolique', sorte de scepticisme méfiant à l'endroit de toute forme d'affirmation joyeuse. Adorno se démarque ainsi du « panisme » de Bloch, des idées claires et tranchées d'un Wille ou d'une Lily Braun, du communautarisme socialiste d'un Landauer ou, anticipativement, du gai savoir d'un philosophe nietzschéen français comme Gilles Deleuze. Pour Adorno, la joie ne doit pas tout surplomber.

Pour Aschheim, l'École de Francfort adopte alternativement 2 attitudes face à ce que Lukacs, dans sa célèbre polémique pro-rationaliste, a qualifié d'irrationalisme. Selon les circonstances, l'École de Francfort distingue entre, d'une part, les irrationalismes féconds, qui permettent la critique des superstructures (dans ce qu'elles ont de figé) et/ou des institutions (dans ce qu'elles ont de rigide) et, d'autre part, les irrationalismes réactionnaires qui affirment brutalement des valeurs en dépit de leur obsolescence et de leur fonction au service du maintien de hiérarchies désuètes.

À quoi sert la political correctness ?

Aschheim constate que l'idéologie des Lumières introduit et généralise dans la pensée européenne le relativisme, le subjectivisme, etc. qui développent, dans un premier temps, une dynamique critique, puis retournent cette dynamique contre le sujet érigé comme absolu dans la civilisation occidentale par les tenants de l'Aufklärung eux-mêmes. Ce que Ferry a appelé la "pensée-68" est justement cette idéologie des Lumières qui devient justement sans cesse plus intéressante, en ses stades ultimes, parce qu'elle retourne sa dynamique relativiste et perspectiviste contre l'idole-sujet. Ferry estime que ce retournement est allé trop loin, dans les œuvres de philosophes français tels Deleuze, Guattari, Foucault,...

La "pensée-68" sort donc de l'Aufklärung stricto sensu et travaille à dissoudre le sacro-saint sujet, pierre angulaire des régimes libéraux, pseudo-démocratiques, nomocratiques et/ou ploutocratiques, axés sur l'individualisme juridique, sur la méthodologie individualiste en économie et en sociologie. Par conséquent, contre l'avancée de l'Aufklärung jusqu'à ses conséquences ultimes, avancée qui risque de faire voler en éclat des cadres institutionnels vermoulus qui ne peuvent plus se justifier philosophiquement, un personnel composite de journalistes, de censeurs médiatiques, de fonctionnaires, de juristes et de philosophes-mercenaires doit imposer une "correction politique", afin de restituer le sujet dans sa plénitude et sa "magnificence" d'idole, afin de promouvoir et de consolider une restauration néo-libérale.

Revenons toutefois à Aschheim, qui cherche à remettre clairement en évidence les linéaments de nietzschéisme dans l'École de Francfort, tout en montrant par quelles portes entrouvertes la correction politique, sur le modèle des Mehring, Eisner, Lukacs, Ferry, etc., peut simultanément s'insinuer dans ce discours. Horkheimer, chef de file de cette École de Francfort et philosophe quasi officiel de la première décennie de la RFA, juge Nietzsche comme suit : le philosophe de Sils-Maria est incapable de reconnaître l'importance de la "société concrète" (**) dans ses analyses, mais, en dépit de cette lacune, inacceptable pour ceux qui ont été séduits, d'une façon ou d'une autre, par le matérialisme historique de la tradition marxiste, Nietzsche demeure toujours libre de toute illusion et voit et sent parfaitement quand un fait de vie se fige en "essence" (pour reprendre le vocabulaire de Marcuse). Horkheimer ajoute que Nietzsche "ne voit pas les origines sociales des déclins". Position évidemment ambivalente, où admiration et crainte se mêlent indissolublement.

Nietzsche, le maître en "misologie"

En 1969, J. G. Merquior, dans Western Marxism, ouvrage qui analyse les ressorts du "marxisme occidental", rappelle le rôle joué par les diverses lectures de Nietzsche dans l'émergence de ce phénomène un peu paradoxal de l'histoire des idées ; Nietzsche, disait Merquior, est un "maître en misologie" (néologisme désignant l'opposition radicale des irrationalistes à l'endroit de la raison voire de la logique). Cette misologie transparaît le plus clairement dans la Généalogie de la morale (1887), où Nietzsche dit que "n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire" ; en effet, on ne peut enfermer dans des concepts durables que ce qui n'a plus de potentialités en jachère, car des potentialités insoupçonnées peuvent à tout moment surgir et faire éclater le cadre définitionnel comme une écorce devenue trop étroite.

Notre point de vue dans ce débat sur l'École de Francfort : cette école critique à juste titre l'étroitesse des vieilles institutions, lois, superstructures, qui se maintiennent envers et contre les mouvements de la vie, mais, dans la foulée de sa critique, elle heurte et tente d'effacer des legs de l'histoire qui gardent en jachère des potentialités réelles, en les jugeant a priori obsolètes. Elle n'utilise qu'une panoplie d'armes, celles de la seule critique, en omettant systématiquement de retourner les forces vives et potentielles des héritages historiques contre les fixations superstructurelles, les manifestations institutionnelles reflètant dans toutes leurs rigidités les épuisements vitaux, et les processus de dévitalisation (ou de désenchantement).

Bloch, en dépit de ses références aux théologies de libération et aux messianismes révolutionnaires, abandonne au fond lui aussi l'histoire politique, militaire et non religieuse – c'est du moins le risque qu'il court délibérément en déployant sa critique contre Klages — pour construire dans ses anticipations quasi oniriques un futur somme toute bien artificiel voire fragile. Son recours aux luttes est à l'évidence pleinement acceptable, mais ce recours ne doit pas se limiter aux seules révoltes motivées par des messianismes religieux, il doit s'insinuer dans des combats pluriséculaires à motivations multiples.

Adorno et Horkheimer abandonnent eux aussi l'histoire, la notion d'une continuité vitale et historique, au profit du magma informe et purement "présent", sans profondeur temporelle, de la "société" (erreur que l'on a vu se répéter récemment au sein de la fameuse nouvelle droite parisienne, où l'histoire est étrangement absente et le pilpoul sociologisant, nettement omniprésent). Le risque de ce saltus pericolosus d'Adorno et Horkheimer, dit Siegfried Kracauer (in History : The Last Things Before the Last, New York, OUP, 1969), est de perdre tout point d'appui solide pour capter les plus fortes concrétions en devenir qui seront marquées de durée. Pour Kracauer la "dialectique négative" des 2 principaux parrains de l'École de Francfort "manque de direction et de contenu". Tout comme les ratiocinations jargonnantes et sociologisantes d'Alain de Benoist et de sa bande de jeunes perroquets.

L'entreprise de "dé-nietzschéanisation" de Habermas

Si Nietzsche a été bel et bien présent, et solidement, dans le corpus de l'École de Francfort, il en a été expulsé par une deuxième vague de "dialecticiens négatifs" et d'apôtres, sur le tard, de l'idéologie des Lumières. Le chef de file de cette deuxième vague, celle des émules, a été sans conteste Jürgen Habermas. Aschheim résume les objectifs de Habermas dans son travail de "dé-nietzschéanisation" : a) œuvrer pour expurger les legs de l'École de Francfort de tout nietzschéisme ; b) rétablir une cohérence rationnelle ; c) re-coder (!) (Deleuze et Foucault avaient dissous les codes) ; d) reconstruire une "correction politique" ; e) réexaminer l'héritage de mai 68, où, pour notre regard, il y a quelques éléments très positifs et féconds, surtout au niveau de ce que Ferry et Renaut appelerons la "pensée-68" ; dans ce réexamen, Habermas part du principe que la critique de la critique de l'Aufklärung, risque fortement de déboucher sur un "néo-conservatisme" ; de ce fait, il entend militer pour le rétablissement de la "dialectique de l'Aufklärung" dans sa "pureté" (ou dans ce qu'il veut bien désigner sous ce terme). Pour Habermas, le nietzschéisme français, le néo-heideggerisme, le post-structuralisme de Foucault, le déconstructivisme de Derrida, sont autant de filons de 68 qui ont chaviré dans « l'irrationalisme bourgeois tardif ».

Or ces démarches philosophiques non-politiques, ou très peu politisables, ne se posent nullement comme des options militantes en faveur d'un conservatisme ou d'une restauration "bourgeoise", bien au contraire, on peut conclure que Habermas déclenche une guerre civile à l'intérieur même de la gauche et cherche à émasculer celle-ci, à la repeindre en gris. Dans son combat, Habermas s'attaque explicitement aux notions d'hétérogénité (de pluralité), de jeu (de tragique, de kaïros tel que l'imaginait un Henri Lefebvre), de rire, de contradiction (implicite et incontournable), de désir, de différence. Selon Habermas, toutes ces notions conduisent soit au "gauchisme radical" soit à "l'anarchisme nihiliste" soit au "quiétisme conservateur". De telles attitudes, prétend Habermas, sont incapables d'envisager un changement chargé de sens (i.e. un sens progressiste et modéré, évolutionnaire et calculant). D'où Habermas, et à sa suite Ferry et Renaut, estiment être les seuls habilités à énoncer le sens, lequel est alors posé a priori, imposé d'autorité. Le libéralisme ou le démocratisme que habermas, Ferry et Renaut entendent représenter sont dès lors les produits d'une autorité, en l'occurence la leur et celle de ceux qui les relaient dans les médias.

Le libéralisme et le démocratisme autoritaires (sur le plan intellectuel), mais en apparence tolérants sur le plan pratique, constituent en fait le fondement de notre actuelle political correctness qui se marie très bien avec le pouvoir des "socialistes établis", héritiers du social-démocratisme à la Mehring, et flanqués des orthodoxes marxistes dévitalisés à la Lukacs. Cette alliance vise à remplacer un autoritarisme par un autre, une superstructure par une autre, qui serait le réseau des notables, des mafieux et des fonctionnaires socialistes. Une telle constellation idéologique renonce à émanciper continuellement les masses, les citoyens, les esprits mais entend installer un appareil inamovible (au besoin en noyautant les services de police, comme c'est le cas des socialistes en Belgique qui transforment la gendarmerie, déjà État dans l'État, en une armée au service du ministère de l'intérieur socialiste, tenu par un ancien gauchiste adepte de la marijuana). Cette constellation idéologique et politique refuse de réceptionner l'innovation, de quelqu'ordre qu'elle soit, et les rénégats de 68, les repentis à la façon d'Eisner, trahissent les intellectuels féconds de leur propre camp de départ, pour déboucher sur un discours sans relief, sans sel.

Donc l'aventure commencée par Die Jungen autour de Wille est un échec au sein de la sociale-démocratie. Ses forces dynamiques vont-elles aller vers un nouveau fascisme ? Il semble que la sociale-démocratie n'écoute pas les leçons de l'histoire et qu'en alignant à l'université des Habermas, des Ferry et des Renaut, ou en manipulant des groupes de choc violents, ou en animant des cercles conspirationnistes parallèles comme le CRIDA de "René Monzat", elle prépare un nouvel autoritarisme, qu'en d'autres temps elle n'aurait pas hésiter à qualifier de "fascisme". Dans toute tradition politico-intellectuelle, il faut laisser la porte ouverte au dynamisme juvénile, immédiatement réceptif aux innovations. Une telle ouverture est une nécessité voire un impératif de survie. Dans le cas de la sociale-démocratie, si ce dynamisme juvénile ne peut s'exprimer dans des revues, des cercles, des associations, des mouvements de jeunesse liés au parti, il passera forcément "à droite" (ce qui n'est jamais qu'une convention de langage), parce que la gauche-appareil ne cesse de demeurer sourde à ses revendications légitimes. Aujourd'hui, ce passage "à droite" est possible dans la mesure où la "droite" est démonisée au même titre que l'anarchisme au début du siècle. Et les démonisations fascinent les incompris.

Nietzsche et la "droite"

Avant 1914, la droite allemande la plus bruyante est celle des pangermanistes, qui ne se réfèrent pas à Nietzsche, parce que celui-ci n'évoque ni la race ni la germanité. Lehmann pensait que Nietzsche restait en dehors de la politique et qu'il était dès lors inutile de se préoccuper de sa philosophie. Paul de Lagarde ne marque pas davantage d'intérêt. Quant à Lange, il est férocement anti-nietzschéen, dans la mesure où il affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne "pour les névrosés et les littérateurs", "les artistes et les femmes hystériques". À Nietzsche, il convient d'opposer Gobineau et de parier ainsi pour le sang, valeur sûre et stable, contre l'imagination, valeur déstabilisante et volatile. Otto Bonhard, pour sa part, réfute "l'anarchisme nietzschéen".

C'est sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck que Nietzsche fera son entrée dans les idéologies de la droite allemande. Moeller van den Bruck part d'un premier constat : le défaut majeur du marxisme (i.e. l'appareil social-démocrate) est de ne se référer qu'à un rationalisme abstrait, comme le libéralisme. De ce fait, il est incapable de capter les véritables "sources de la vie". En 1919, la superstructure officielle de l'empire allemand s'effondre, non pas tant par la révolution, comme en Russie, mais par la défaite et par les réparations imposées par les Alliés occidentaux. L'Armée est hors jeu. Inutile donc de défendre des structures politiques qui n'existent plus. La droite doit entrer dans l'ère des "re-définitions", estime Moeller van den Bruck, et à sa suite on parlera de "néo-nationalisme".

Si tout doit être redéfini, le socialisme doit l'être aussi, aux yeux de Moeller. Celui-ci ne saurait plus être une "analyse objective des rapports entre la superstructure et la base", comme le voulait l'idéologie positiviste de la sociale-démocratie d'après le programme du Gotha, mais une "volonté d'affirmer la vie". En disant cela, Moeller ne se contente pas d'une déclamation grandiloquente sur la "vie", de proclamer un slogan vitaliste, mais dévoile les aspects très concrets de cette volonté de vie : une juste redistribution permet un essor démographique. La vie triomphe alors de la récession. Dès lors, ajoute Moeller, les clivages sociaux ne devraient plus passer entre des riches qui dominent et des masses de pauvres. Au contraire, le peuple doit être dirigé par une élite frugale, apte à diriger des masses dont les besoins élémentaires et vitaux sont bien satisfaits. Ce processus doit se dérouler dans des cadres nationaux visibles, assurant une transparence, et, bien entendu, clairement circonscrits dans le temps et l'espace pour que le principe "nul n'est censé ignorer la loi" soit en vigueur sans contestation ni coercition.

Même raisonnement chez Werner Sombart : le nouveau socialisme s'oppose avec véhémence à l'hédonisme occidental, au progressisme, à l'utilitarisme. Le nouveau socialisme accepte le tragique, il est non-téléologique, il ne s'inscrit pas dans une histoire linéaire, mais fonde un nouvel organon, où fusionnent une vox dei et une vox populi, comme au Moyen Âge, mais sans féodalisme ni hiérarchie rigide.

Spengler et Shaw

Pour Spengler, on doit évaluer positiviement le socialisme dans la mesure où il est avant toute chose une "énergie" et, accessoirement, le "stade ultime du faustisme déclinant". Spengler estime que Nietzsche n'a pas été jusqu'au bout de ses idées sur le plan politique. Ce sera Georges Bernard Shaw, notamment dans Man and Superman et Major Barbara, qui énoncera les méthodes pratiques pour asseoir le socialisme nietzschéen dans les sociétés européennes : mélange d'éducation sans moralisme hypocrite, de darwinisme tourné vers la solidarité (où les communautés les plus solidaires gagnent la compétition), d'ironie et de distance par rapport aux engouements et aux propagandes.

Shaw, en annexe de son drame Man and Superman, publie ses Maxims for Revolutionists, rappelle que la "démocratie remplace la désignation d'une minorité corrompue par l'élection d'un grand nombre d'incompétents", que la "liberté ne signifie [pas autre chose] que la responsabilité et que, pour cette raison, la plupart des hommes la craignent" ; enfin : "l'homme raisonnable est celui qui s'adapte au monde ; l'hommer irraisonnable est celui qui persiste à essayer d'adapter le monde à lui-même. C'est pourquoi le progrès dépend tout entier de l'homme raisonnable. L'homme qui écoute la Raison est perdu : le Raison transforme en esclaves tous ceux dont l'esprit n'est pas assez fort pour la maîtriser". "Le droit de vivre est une escroquerie chaque fois qu'il n'y a pas de défis constants". "La civilisation est une maladie provoquée par la pratique de construire des sociétés avec du matériel pourri". "La décadence ne trouvera ses agents que si elle porte le masque du progrès".

Le socialisme doit donc être forgé par des esprits clairs, dépourvus de tous réflexes hypocrites, de tout ballast moralisant, de toutes ces craintes humaines, trop humaines. Dans ce cas, conclut Spengler à la suite de sa lecture de Shaw, le "socialisme ne saurait être un système de compassion, d'humanité, de paix, de petits soins, mais un système de volonté-de-puissance". Toute autre lecture du socialisme serait illusion. Il faut donner à l'homme énergique (celui qui fait passer ses volontés de la puissance à l'acte), la liberté qui lui permettra d'agir, au-delà de tous les obstacles que pourraient constituer la richesse, la naissance ou la tradition. Dans cette optique, liberté et volonté de puissance sont synonymes : en français, le terme puissance ne signifie pas seulement la volonté d'exercer un pouvoir, mais aussi la volonté de faire passer mes potentialités dans le réel, de faire passer à l'acte, ce qui est en puissance en moi. Définition de la puissance qu'il convient de méditer, — et pourquoi pas à l'aide des textes ironiques de Shaw — à l'heure où la "correction politique" constitue un retour des hypocrisies et des moralismes et un verrouillage des énergies innovantes.

Aschheim montre dans son livre le lien direct qui a existé entre la tradition socialiste anglaise, en l'occurence la Fabian Society animée par Shaw, et la redéfinition du socialisme par les premiers tenants de la "Rrévolution conservatrice" allemande. Dénominateur commun : le refus de conventions stérilisantes qui bloquent l'avancée des hommes "énergiques".

Nietzsche et le national-socialisme

Au départ, Nietzsche n'avait pas bonne presse dans les milieux proches de la NSDAP, qui reprend à son compte les critiques anti-nietzschéennes des pangermanistes, des eugénistes et des idéologues racialistes. Les intellectuels de la NSDAP poursuivent de préférence les spéculations raciales de Lehmann et se désintéressent de Nietzsche, plus en vogue dans les gauches, chez les littéraires, les féministes et dans les mouvements de jeunesse non politisés. Ainsi, au tout début de l'aventure hitlérienne, Dietrich Eckart, le philosophe folciste (= völkisch) de Schwabing [quartier bohême du Munich], rejette explicitement et systématiquement Nietzsche, qui est "un malade par hérédité", qui a médit sans arrêt du peuple allemand ; pour Eckart, la légende d'un Nietzsche qui vitupère contre l'Allemagne parce qu'il l'aime au fond passionément est une escroquerie intellectuelle. Enfin, constate-t-il, l'individualisme égoïste de Nietzsche est totalement incompatible avec l'idéal communautaire des nationaux-socialistes.

Après avoir édité des exégèses de Nietzsche pourtant bien plus fines, Arthur Drews, théologien folciste inféodé à la NSDAP, s'insurge en 1934 dans Nordische Stimme (n°4/34), contre la thèse d'un Nietzsche qui aime son pays malgré ses vitupérations anti-germaniques et affirme — ce qui peut paraître paradoxal — que le jeune poète juif Heinrich Heine, lui, critiquait l'Allemagne parce qu'il l'aimait réellement. Nietzsche est ensuite accusé de "philosémitisme" : pour Aschheim et, avant lui, pour Kaufmann, le texte le plus significatif de l'ère nazie en ce sens est celui de Curt von Westernhagen, Nietzsche, Juden, Antijuden (Weimar, Duncker, 1936). Alfred von Martin, critique protestant, revalorise l'humaniste Burckhardt et rejette le négativisme nietzschéen, plus pour son manque d'engagement nationaliste que pour son anti-christianisme (Nietzsche und Burckhardt, Munich, 1941) ! Finalement, les 2 auteurs pro-nietzschéens sous le Troisième Reich, outre Bäumler que nous analyserons plus en détail, sont Edgar Salin (Jacob Burckhardt und Nietzsche, Bâle, 1938), qui prend le contre-pied des thèses de von Martin, et le nationaliste allemand, liguiste (bündisch) et juif, Hans-Joachim Schoeps (Gestalten an der Zeitwende : Burckhardt, Nietzsche, Kafka, Berlin, Vortrupp Verlag, 1936).

Quant au critique littéraire Kurt Hildebrandt, favorable au national-socialisme, il critique l'interprétation de Nietzsche par Karl Jaspers, comme le feront bon nombre d'exilés politiques et Walter Kaufmann. Jaspers aurait développé un existentialisme sur base des aspects les moins existentialistes de Nietzsche. Tandis que Nietzsche s'opposait à toute transcendance, Jaspers tentait de revenir à une "transcendance douce", en négligant le Zarathoustra et la Généalogie de la morale. Enfin, plus important, l'apologie de la créativité chez Nietzsche et sa volonté de transvaluer les valeurs en place, de faire éclore une nouvelle table des valeurs, font de lui un philosophe de combat qui vise à normer une nouvelle époque émergeante.

Dans ce sens, Nietzsche n'est pas un intellectuel virevoltant (freischwebend) au gré de ses humeurs ou de ses caprices, mais celui qui jette les bases d'un système normatif et d'une communauté positive, dont les assises ne sont plus un ensemble fixe de dogmes ou de commandements (de "tu dois"), mais un dynamisme bouillonant et effervescent qu'il faut chevaucher et guider en permanence (Kurt Hildebrandt, Über Deutung und Einordnung von Nietzsches System, in Kant-Studien, vol. 41, Nr. 3/4, 1936, pp. 221-293). Ce chevauchement et ce guidage nécessitent une éducation nouvelle, plus attentive aux forces en puissance, prêtes à faire irruption dans la trame du monde.

Plus explicite sur les variations innombrables et contradictoires des interprétations de Nietzsche sous le Troisième Reich, est le livre du philosophe italien Giorgio Penzo (cf. supra), pour qui l'époque nationale-socialiste procède plus généralement à une dé-mythisation de Nietzsche. On ne sollicite plus tant son œuvre pour bouleverser des conventions, pour ébranler les assises d'une morale sociale étriquée, mais pour la réinsérer dans l'histoire du droit, ou, plus partiellement, pour faire du surhomme nietzschéen un simple équivalent de l'homme faustien ou, chez Kriek, l'horizon de l'éducation.

On assiste également à des démythisations plus totales, où l'on souligne l'infécondité fondamentale de l'anarchisme nietzschéen, dans lequel on décèle une "pathologie de la culture qui conduit à la dépolitisation". Ce reproche de "dépolitisation" trouve son apothéose chez Steding. D'autres font du surhomme l'expression d'une simple nostalgie du divin. L'époque connaît bien sûr ses "lectures fanatiques", dit Penzo, où l'incarnation du surhomme est tout bonnement Hitler (Scheuffler, Oehler, Spethmann, Müller-Rathenow). Seule notable exception, dans ce magma somme toute asses confus, le philosophe Alfred Bäumler.

Bäumler : héroïsme réaliste et héraclitéen

La seule approche féconde de Nietzsche à l'ère nationale-socialiste est donc celle de Bäumler. Pour Bäumler, par ailleurs pétri des thèses de Bachofen, Nietzsche est un "penseur existentiel", soit un philosophe qui nous invite à nous plonger dans la concrétude sociale, politique et historique. Bäumler ne retient donc pas le reproche de "dépolitiseur", que d'aucuns, dont Steding, avaient adressé à Nietzsche. Bäumler définit "l'existentialité" comme un "réalisme héroïque" ou un "réalisme héraclitéen" ; l'homme et le monde, dans cette perspective, l'homme dans le monde et le monde dans l'homme, sont en devenir perpétuel, soumis à un mouvement continu, qui ne connaît ni repos ni quiétude. Le surhomme est dès lors une métaphore pour désigner tout ce qui est héroïque, c'est-à-dire tout ce qui lutte dans la trame en devenir de l'existence terrestre.

On constate que Bäumler donne la priorité au "Nietzsche agonal" plutôt qu'au "Nietzsche dionysiaque", qui hérissait Steding, parce qu'il était le principal responsable du refus des formes et des structures politiques. Bäumler estime que Nietzsche inaugure l'ère de la "Grande Raison des Corps", où la Gebildetheit, ne s'adressant qu'au pur intellect en négligeant les corps, est inauthentique, tandis que la Bildung, reposant sur l'intuition, l'intelligence intuitive, et une valorisation des corps, est la clef de toute véritable authenticité. Notons au passage que Heidegger, ennemi de Bäumler, parlait aussi d'authenticité à cette époque. La logique du Corps, qui est une logique esthétique, sauve la pensée, pense Bäumler, car toute la culture occidentale s'est refermée sur un système conceptuel froid qui ne mène plus à rien, système dont la trajectoire a été jalonnée par le christianisme, l'humanisme (basé sur une fausse interprétation, édulcorée et falsifiée, de la civilisation gréco-romaine), le rationalisme scientiste.

La notion de Corps (Leib), plus le recours à ce que Bäumler appelle la "grécité véritable", soit une grécité présocratique, de même qu'à une germanité véritable, soit une germanité pré-chrétienne, conduisent à un retour à l'authentique, comme le prouvent, à l'époque, les innovations de la philologie classique. Cette mise en équation entre grécité pré-socratique, germanité préchrétienne et authenticité, constitue le saltus periculosus de Bäumler : dénier toute authenticité à ce qui sortait du champs de cette grécité et de cette germanité, a valu à Bäumler d'être ostracisé pendant longtemps, avant d'être timidement réhabilité.

Les impasses philosophiques de la bourgeoisie allemande

Dans un second temps, Bäumler politise cette définition de l'authenticité, en affirmant que le national-socialisme, en tant que Weltanschauung, représente « une conception de l'État gréco-germanique ». Bäumler ne se livre pas trop à des rapprochements hasardeux, ni à des sollicitations outrancières. Pourquoi affirme-t-il que l'État national-socialiste est gréco-germanique au sens où Nietzsche a défini la corporéité grecque et accepté la valorisation grecque des corps ? Pour pouvoir affirmer cela, Bäumler procède à une inteprétation de l'histoire culturelle de la "bourgeoisie allemande", dont tous les modèles ont été en faillite sous la République de Weimar. L'Aufklärung, première grande idéologie bourgeoise allemande, est une idéologie négative car elle est individualiste, abstraite et ne permet pas de forger des politiques cohérentes.

Le romantisme, deuxième grande idéologie de la bourgeoisie allemande, est une tradition positive. Le piétisme, troisième grande idéologie bourgeoise en Allemagne, est rejeté pour les mêmes motifs que l'Aufklärung. Le romantisme est positif parce qu'il permet une ouverture au Volk, au mythe et au passé, donc de dépasser l'individualisme, le positivisme étriqué et la fascination inféconde pour le progrès. Cependant, en gros, la bourgeoisie n'a pas tiré les leçons pratiques qu'il aurait fallu tirer au départ du romantisme. Bäumler reproche à la bourgeoisie allemande d'avoir été « paresseuse » et d'avoir choisi un expédiant ; elle a imité et importé des modèles étrangers (anglais ou français), qu'elle a plaqué sur la réalité allemande.

Parmi les bricolages idéologiques bourgeois, le plus important a été le "classicisme allemand", sorte de mixte artificiel d'Aufklärung et de romantisme, incapable, selon Bäumler, de générer des institutions, un droit et une constitution authentiquement allemands. En rejetant l'Aufklärung et le piétisme, en renouant avec le filon romantique en jachère, explique et espère Bäumler, le national-socialisme pourra « travailler à élaborer des institutions et un droit allemands ». Mais le nouveau régime n'aura jamais le temps de parfaire cette tâche.

Action, destin et décision

Dans l'interprétation bäumlerienne de Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme de mort du Dieu médiéval. Dieu en soi ne peut mourir car il n'est rien d'autre qu'une personnification du Destin (Schicksal). Celui-ci suscite, par le biais de fortes personnalités, des formes politiques plus ou moins éphémères. Ces personnalités ne théorisent pas, elles agissent, le destin parle par elles. L'Action détruit ce qui existe et s'est encroûté. La Décision, c'est l'existence même, parce que décider, c'est être, c'est se muer en une porte qu'enfonce le Destin pour se ruer dans la réalité. Ernst Jünger aurait parlé de « l'irruption de l'élémentaire ». Pour Bäumler, le "sujet" a peu de valeur en soi, il n'en acquiert que par son Action et par ses Décisions historiques. Ce déni de la "valeur-en-soi" du sujet fonde l'anti-humanisme de Bäumler, que l'on retrouve, finalement, sous une autre forme et dans un langage marxisé, chez Althusser, par exemple, où la "fonction pratique-sociale" de l'idéologie prend le pas sur la connaissance pure (comme, dans la conception de Bäumler, le plongeon dans la vie réelle se voyait octroyer une bien plus grande importance que la culture livresque de l'idéologie des Lumières ou du classicisme allemand).

Pour Althusser, dont la pensée est arrivée à maturité dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, l'idéologie (la Weltanschauung ?), était une instance mouvante, portée par des penseurs en prise sur les concrétudes, qui permettait de mettre en exergue les rapports de l'homme avec les conditions de son existence, de l'aider dans un combat contre les "autorités figées", qui l'obligeaient à répéter sans cesse, — "sisyphiquement" serait-on tenter de dire —, les mêmes gestes en dépit des mutations s'opérant dans le réel. Pour Althusser, l'idéologie ne peut donc jamais se muer en une science rigide et fermée, ne peut devenir pur discours de représentation, et, en tant que conceptualisation permanente et dynamique des faits concrets, elle conteste toujours le primat de l'autorité politique ou politico-économique installée et établie, tout comme "l'anarchisme" gauchiste et nietzschéen de Landauer refusait les rigidifications conventionnelles, car elles étaient autant de barrages à l'irruption des potentialités en germe dans les communautés concrètes. Enfin, il ne nous paraît pas illégitime de comparer les notions d'authenticité chez Bäumler (et Heidegger) et de concrétude chez Althusser, et de procéder à une fertilisation croisée entre elles.

L'anti-humanisme de Bäumler repose, quant à lui, sur 3 piliers, sur 3 œuvres : celles de Winckelmann, de Hölderlin et de Nietzsche. Winckelmann a brisé l'image toute faite que les "humanités" avaient donné de l'Antiquité grecque à des générations et des générations d'Européens. Winckelmann a revalorisé Homère et Eschyle plutôt que Virgile et Sénèque. Hölderlin a souligné le rapport entre la grécité fondamentale et la germanité. Mais l'anti-humanisme de Bäumler est une "révolution tranquille", plutôt "métapolitique", elle avance silencieusement, à pas de colombe, au fur et à mesure que croulent et s'effondrent dogmes, certitudes et représentations figées, notamment celles de l'humanisme, ennemi commun de Bäumler et d'Althusser. Althusser a recours, lui, à la traditionnelle lutte des classes marxistes, mais avec un politburo contrôlé par un "comité scientifique", capable de déceler les changements, les fulgurances du devenir, dès qu'ils se pointent, même timidement.

Conclusion

Il nous a semblé nécessaire de revenir à ce foisonnement d'interprétations diverses de la philosophie de Nietzsche, qui surgit ou court transversalement à travers tous les champs politico-idéologiques du siècle, pour tenter de répondre à la critique qu'adressent Ferry et Renaut à l'encontre du "nietzschéisme français", pour nous obliger à revenir à des stabilités politiques jugées "correctes". Lukacs les avait précédés dans un travail similaire. Tout recours à Nietzsche dans une perspective "révolutionnante", de facture socialiste-gauchiste ou révolutionnaire-conservatrice, devient aujourd'hui suspect.

En Allemagne, ce fut le cas entre 1945 et la moitié des années 80. En France, le recours à Nietzsche, ou le recours simultané à Marx et à Nietzsche, voire à Nietzsche, Marx et Freud, n'a pas été interdit ou boycotté. Un anti-humanisme, une philosophie du soupçon à l'endroit des représentations humanistes, a pu fermement s'installer jusqu'il y a peu de temps en France. C'est contre cet héritage, aujourd'hui oublié à l'ère du prêt-à-penser et des ultra-simplifications télévisées, où l'on est prié de tout dire en quelques secondes, que luttent Renaut et Ferry. Mais Nietzsche est revenu en Allemagne par le biais d'une "gauche nietzschéenne" française qui a séduit une petite phalange de brillants esprits, sur lesquels Habermas a tiré à boulets rouges. Des disciples de Habermas parlaient de "Lacan-can" et de "Derrida-da", pour laisser sous-entendre que les travaux de ces 2 philosophes n'étaient que cancans et dadas.

Sur le modèle de la réaction de Franz Mehring ou des reniements de Kurt Eisner, une nouvelle inquisition anti-nietzschéenne se déploie de part et d'autre du Rhin où sévissent, avec un empressement à la fois triste et comique, les "anti-fascistes" habermassiens, mués en défenseurs de bien glauques établissements, et le duo Ferry-Renaut, appuyés par quelques terribles simplificateurs postés dans des officines para-policières. Les cas du philosophe vitaliste Gerd Bergfleth, agressé en ma présence à Francfort par des vitupérateurs délirants, — rapidement remis à leur place par la tchatche et le rire homérique de Günther Maschke (***) — ou de l'éditeur Axel Matthes, qui propose au public allemand d'excellentes traductions de Baudrillard, Artaud, Bataille, etc., sont révélateurs de la violence et de l'hystérie de cette nouvelle inquisition.

Que conclure de cette fresque fort longue mais très incomplète ? Que la culture est un tout. Que les interpénétrations et les compénétrations idéologiques, politiques et culturelles sont omniprésentes. Il est en effet impossible de démêler l'écheveau, sans opérer de dangereuses mutilations. Les synthèses sublimes et même les bricolages idéologiques un peu boîteux n'échappent pas à la règle. Nous avons aujourd'hui une gauche qui joue aux inquisiteurs contre les idéologèmes qu'elle étiquette de "droite", sans se rendre compte, car elle a la mémoire fort courte, que ces mêmes idéologèmes ont été forgés au départ par des hommes de la gauche la plus pure et la plus sublime, que toutes les gauches ont hissés dans leurs propres panthéons ! Habermas en Allemagne, ses imitateurs français à Paris, sont en train de castrer les gauches allemande et française, tout en se déclarant de "gauche", mais d'une gauche bourgeoise, humaniste, illuministe. Nous vivons donc le règne d'une inquisition, d'une prohibition. Mais c'est une gesticulation inutile.



Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.

◘ Notes :

  1. (*) Par surrépression, Marcuse entend l'ensemble des mécanismes et des discours qui permettent aux dominants d'une société d'imposer pour leur seul bénéfice de cruelles contraintes à ceux qu'ils exploitent, dans le désordre et le gaspillage, en imposant aux dominés un "sur-travail". Cette logique nietzschéo-marcusienne pourrait servir à juger les dominants actuels, jonglant avec les mécanismes de la partitocratie, qui excluent de larges strates de leurs concitoyens du marché de l'emploi pour s'approprier les fonds qui pourraient le relancer ou qui imposent une fiscalité telle que la vie des indépendants devient une prison.
  2. (**) Le nietzschéisme caricatural de certaines droites politiques ou métapolitiques est à la fois le refus de prendre en compte la "société concrète" mais aussi le refus de reprendre en compte le combat à la fois conservateur, romantique, démocratique et populiste, pour la societas civilis. Panajotis Kondylis reproche not. aux droites "révolutionnaires-conservatrices" du temps de Weimar d'avoir dévié dans l'esthétisme révolutionnaire, sans plus chercher à reconstituer une societas civilis, où les ressorts des différentes communautés composant la nation sont entretenus, harmonisés et perpétués. Un même reproche peut être adressé aux nouvelles droites, surtout celles qui ont sévi à Paris.
  3. (***) Lors d'une Foire de Francfort, fin des années 80, Gerd Bergfleth devait présenter son dernier livre, critique à l'égard de cette "raison palabrante" qui s'était emparée de la philosophie allemande au détriment de tous les linéaments de vitalisme. Cette présentation a eu lieu dans une librairie de la ville, où plusieurs furieux, alternant colères et larmes (Lothar Baier !), ont injurié le conférencier, l'ont menacé, l'ont accusé de ressusciter "l'inressuscitable", le tout sous les sarcasmes, les rires tonitruants et les moqueries de Günter Maschke, spécialiste de Donoso Cortès et de Carl Schmitt, et ancien agitateur du SDS gauchiste à l'époque des révoltes étudiantes de 1967/68. Parmi les auditeurs, Karlheinz Weißmann, Axel Matthes et Robert Steuckers. Soirée grandiose ! Ou le ridicule des inquisiteurs a parfaitement transparu.

 

◘ Commentaire d'un blog : Le plus pesant chez Clouscard ? Nietzsche est vu par Clouscard comme “l’un des plus pathétiques représentants du romantisme allemand.” Il ajoute : “Le Dionysiaque est le grand alibi féodal des hoberaux dont Nietzsche (ceci dit avec toute la considération due au poète du Grand Midi) était le porte-parole”. (in : Néo-fascisme et idéologie du désir, p. 99). Contre cette lecture, favorable à la grille marxiste, Robert Steuckers, dans un article intitulé L’impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite, rappelle le travail de Steven Aschheim, The Nietzsche Legacy in Germany, 1890-1900. Contrairement à la vulgate anti-nietzschéenne d’obédience marxiste, cette thèse est pour Aschheim une erreur historique dans la mesure où, par sa critique du christianisme, Nietzsche sape les fondements spirituels du pouvoir de ces hobereaux, de cette aristocratie de la noblesse allemande au temps de Bismarck. Nietzsche voit en 1871 la proclamation de l’empire allemand, avant de renvoyer Bismarck à son “idiotie”. Nietzsche l’apatride, professeur en Suisse, sans avoir fait de demande de nationalité prussienne ou Hélvétique serait donc le “porte-parole” des hobereaux prussiens, alors même qu’il détruit les fondements moraux et spirituels de cette classe ? Mais l’objectif, pour la critique d’obédience, n’est pas de saisir Nietzsche mais de replacer Nietzsche sur l’échelle des temps comme moment dialectique. Nietzsche, coincé entre “poésie” et “réaction”, entre “vertu guerrière du maître” et “naturalisme paillard du peuple” n’est, pour Michel Clouscard, qu’une synthèse dans la longue procession historico-conceptuelle des procès de production. Clouscard lit Nietzsche comme Heidegger. Procès de production chez le premier, onto-théologie chez le second. Dans tous les cas, la singularité échappe, toujours.
• À lire aussi : Regards nouveaux sur Nietzsche (RS).

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pièces-jointes

Nietzsche et ses "recupérateurs"


medium_nietzsche1.2.gifOn en parle dans les gazettes parisiennes.
« À l’horizon philosophique aujourd'hui », affirme Combat (4 mai 1972), se détachent « trois figures : Marx, Freud, Nietzsche [dont] l'influence marque toutes les recherches contemporaines ». Et comme Nietzsche a été jusqu'ici « quelque peu négligé », c'est surtont lui qu'on a cure de « revisiter ». Plus exactement, comme le remarquait naivement le chroniqueur du Figaro à propos de l'émission télévisée récemment consacrée à Zarathoustra, on récupère Nietzsche.

Dire que l'on a « négligé » Nietzsche au cours de ces dernières années est un pur euphémisme. La culture officielle des sociétés d'après-guerre l'avait tout simplement banni, mis à l'Index. L'aventure est d'ailleurs bien banale. Les philosophes et les idéologues du IIIe Reich s'étaient réclamés de Nietzsche et de son œuvre. Ils avaient exalté dans le national-socialisme hitlérien le mouvement que le visionnaire de Sils-Maria aurait appelé de tous ses vœux. Mieux (ou pire) encore, de nombreux auteurs connus, adversaires déclarés du national-socialisme, avaient reconnu le bien-fondé de ces déclarations, ou n'avaient formulé que des réserves marginales. Ce fut le cas, pour ne citer qu'eux, de Karl Löwith, auteur d'un ouvrage célèbre, De Hegel à Nietzsche (Europa-Verlag, éd. Zurich, 1941; tr. fr. : Gallimard, 1969), du marxiste Georg Lukacs, s'employant à illustrer « la destruction de la Raison, de Nietzsche à Hitler » (Von Nietzsche zu Hitler. Fischer Bücherei, éd. Frankfurt/M., 1966 ; extr. de G. Lukacs. Die Zerstörung der Vernunft. Hermann-Luchterhand, éd. Neuwied-Berlin, 1962), ou encore du Père Valentini, S.J., qui croyait reconnaître dans la Hakenkreuz du drapeau rouge-blanc-noir le symbole de l'éternel, devenir, de l'Éternel Retour de l'identique.

Il était donc inéluctable que pour Nietzsche, comme pour son Sternenfreund [ami stellaire] Richard Wagner, vienne le temps de Nuremberg. Cette période est toutefois révolue. Aujourd'hui, on « récupère » Nietzsche, comme l'on ne cesse de « récupérer » Wagner.

Le premier objet d'une telle récupération, lequel n'est pas toujours explicite, est d'ordre purement politique. Il s'agit d'abord de démontrer que les liens de parenté entre l'œuvre de Nietzsche et l'entreprise nationale-socialiste sont inexistants, et que seule une interprétation abusive et vulgaire peut amener à voir une dérivation nietzschéenne dans le mouvement hitlérien : on ne saurait évidemment reconnaître au national-socialisme une origine aussi « noble » qu'à la pensée de Nietzsche. Après quoi, les « récupérateurs », grâce à une lecture “nouvelle” et “légitime”, esperent pouvoir rendre l’œuvre de Nietzsche disponible pour son intégration dans le patrimoine culturel des idéologies à la mode (démocratiques, socialistes, voire “contestataire”).

Une telle entreprise est parfaitement ridicule. Elle témoigne, soit d'une aveuglante stupidité philoso­phique, soit d'une authentique malhonnêteté intellectuelle.

Certes, on peut (et peut-être est-il inévitable de) s'interroger sur les réactions qu'aurait eues Nietzsche effectivement face à un phénomène tel que le national-socialisme. Par contre, il est sûr que, de son propre aveu, et pour peu qu'on prenne la peine de le laisser parler, Nietzsche se pose comme adversaire déclaré de tous les courants qui, aujourd'hui comme de son temps, dominent nos sociétés et notre “culture”.

Nietzsche n'est pas un philosophe comme les autres. Il ne veut pas l'être, et il le proclame hautement. Désormais, affirme-t-il, la tâche du philosophe ne se borne plus à une simple réflexion sur le passé, ni à une organisation du savoir. Le philosophe doit être un artiste qui fait de l'homme lui-même sa matière première. Il doit être celui qui assigne des buts à l'humanité et, grâce à son œuvre, la contraint à rechercher les moyens d'y parvenir. Nietzsche proclame ainsi la fin de l'ancienne philosophie. Il annonce l'événement d'une pensée ayant enfin échappé à l'emprise de la « Circé des philosophes », d'une pensée soustraite au préjugémoral”.

On a fait de Nietzsche un martyr de la « recherche de la vérité ». Étrange destinée posthume, qu'il avait d'ailleurs prévue et récusée d'avance. Car la « recherche de la vérité » à laquelle Nietzsche s'est livré à un moment donné de sa spéculation, consiste d'abord à réfuter et à détruire une certaine vérité, laquelle a été historiquement « voulue » et affirmée par la “morale chrétienne”, c'est-à-dire “celle des esclaves”. En outre, sur le plan strictement gnoséologique, cette “recherche” parachéve la critique kantienne de la Raison.

Kant avait montré les limites infranchissables de la Raison pure. Mais, observe Nietzsche, il avait immédiatement rétabli les droits de l'absolu, en reconnaissant à la Raison pratique la possibilité d'atteindre la « vérité » et de donner réponse aux “questions ultimes”. Une telle démarche, aux yeux de Nietzsche, équivaut à tuer Dieu pour tomber en adoration devant l'Âne-Qui-dit-Oui. C'est alors que la spéculation nietzschéenne prend une tournure critique. Nietzsche entreprend de démontrer les limites de la Raison pratique. Il ne peut y avoir de « vérité absolue » : le vrai et le faux ne sont que des points de vue “intéressés”. Toute affirmation est vraie et fausse dans le même temps; tout est arbitraire. La Raison n'est qu'un moyen, un instrument. Elle ne pose jamais le principe, le point de départ du discours et de l'action. Au contraire, elle reçoit ce principe, lequel est aussi toujours un but implicite. Bref, sa tâche consiste à éclairer la route permettant de parvenir à ce but, et à réaffirmer le principe en toute circonstance, contre toute opposition.

Cet Irrationalismus, cette “destruction de la Raison” dont le marxiste Lukacs (suivi par quelques autres) faisait reproche à Nietzsche, n'apparaissent comme tels qu'à la condition de rester dans une perspective que Nietzsche lui-même prétend avoir historiquement dépassée. En réalité, Nietzsche ne fait que remettre la Raison à sa place. Il la considère, ainsi que nous pourrions considérer aujourd'hui un “cerveau électronique”, comme une machine logique destinée à nous servir, qui reçoit de nous son information, et ne peut fournir que les réponses contenues en puissance dans l'information reçue. Car ce n'est pas l'homme qui est au servite d'une Raison abstraite, universelle et transcendante. C'est la Raison, la faculté de penser et d'agir logiquement, qui est placée au service de l'homme et de sa volonté. En ce sens, toute affirmation est effectivement arbitraire, parce qu'elle est humaine et que chaque homme représente une perspective unique ouverte sur l'univers des choses.

L'homme se doit néanmoins d'affirmer, et de s'affirmer. Or, Nietzsche est ici le contraire d'un d'un relativiste, d’un nihiliste. S'il tombait dans l'illusion égalitaire, il pourrait être l'un ou l'autre : l'équivalence des perspectives aboutirait fatalement à l'anarchisme, et à la paralysie. Mais Nietzsche est surhumaniste. Pour lui, une perspective vaut toujours plus qu'une autre : il faut qu'elle vaille plus qu'une autre. Le sort de l'humanité tout entière, à chaque « moment » historique, est commandé par la perspective la plus vaste, la plus haute, celle qui englobe les autres et les organise hiérarchiquement en son sein. Cette perspective est celle de l'homme supérieur. Et ce n'est que dans la mesure où triompheraient définitivement l'égalitarisme et le nivellement, dans la mesure où se produirait l'évènement du dernier homme, qu'il n'y aurait plus, effectivement, qu'une seule perspective, une “vérité absolue”. Mais une miserable vérité.

Nietzsche n'exclut pas une telle éventualité. Cela peut arriver, dit-il. Il faut donc l'empêcher. C'est pourquoi Nietzsche veut que son œuvre soit aussi (et surtout) une gigantesque entreprise de provocation et de séduction, qu'elle suscite, par le « moyen poétique », un nouveau type d'honme, un “homme supérieur” éternellement “tendu vers le Surhomme”, assurant par la même à l'humanité un éternel devenir historique, une éternelle création et recréation de soi.

Nietzsche ne cache pas l’”immoralité” de son projet. Mais, de même que toute vérité est aussi mensonge, il affirme déjà que toute morale est aussi immorale. Pour lui, la vie n'a de sens qu'esthétique. L'homme, écrit-il, n'a tiré jusqu'ici sa force de vivre que de la conviction qu'il existait un but ultime, réalisant le Bien et la Vérité absolus. Or, il sait désormais que “Dieu est mort”, qu'il n'y a pas de but ultime. Il ne lui reste donc plus qu'à assumer lui-même le rôle qu'il attribuait précédemment à Dieu, à tirer « de la Terre », et non plus des « Outre-mondes », la force de vivre dont il a besoin, à donner un sens à sa propre existence et un objectif à l'humanité, tout en sachànt que cet objectif, une fois atteint, s'évanouira dans le néant, et qu'il faudra alors, une fois de plus, redéfinir un sens et redonner un but. Mythe de Sisyphe ? Non point. Car Sisyphe ne voulait pas sa peine ; il y était astreint par un dieu malveillant. Simple victime, il ne se mettait pas en scène ; il était mis en scène.

Pour Nietzsche, Sisyphe représente « l'effroyable domination de l'absurde et du hasard qui a, jusqu'a présent, porté le nom d'Histoire, la formule absurde du plus grand nombre n'en étant que la forme la plus récente » [PBM V, § 293]. Il est, si l'on préfère, le héros-victime d'un hasard auquel il a donné le nom de Dieu, ou de suffrage universel, ou de primauté morale du prolétariat. Le véritable héros, que Nietzsche appelle de ses vœux, est l'antithèse de Sisyphe. Il est celui qui n'accepte plus, consciemment, que d'être a la fois victime et bourreau de lui-même; qui est capable de vouloir “son propre échec afin que le Surhomme soit”. “Il faudra, ecrìt Nietzsche, enseigner à l'homme à sentir que I'avenir dépend de sa propre volonté, que cet avenir dépend du vouloir humain ; il faudra préparer de grandes expériences collectives de discipline et de sélection (..) Il nous faudra un jour une sorte nouvelle de philosophes et de chefs, dont l'image fera pâlir et se recroqueviller tout ce que la Terre a jamais vu d'esprits secrets, redoutables et bienveillants”.

Dans ses lignes fondamentales, le projet de Nietzsche, ce qu'il appelle parfois sa “grande politique” d'avenir, est donc parfaitement clair, et ne se préte à aucune équivoque. Nietzsche ne cesse de préciser ce à quoi il s'oppose et ce qu'il veut. Il déclare expressément la guerre à l'égalitarisme sous toutes ses formes historiques (qu'il assimile d'ailleurs dans son mépris) : au christianisme, qui, avec la formule de l'égalité des hommes devant Dieu, inocula la doctrine égalitaire au monde gréco-romain, au “libéralisme” explicité par la révolution de 1789, à la démocratie et à la « tyrannie du suffrage universel », au socialismo, au communisme, à l'anarchisme, etc.

Observant son époque, Nietzsche voit toutes ces formes d'égalitarisme converger déjà vers un nihilisme plus ou moins conscient, et la “démocratisation des esprlts” se traduire, en Europe, par la constitution d'une immense « masse d'esclaves ». Il prévoit l'amalgama et le nivellement des peuples européens. Il devine aussi que les impératifs économiques déclencheront le mouvement d'unification de l'Europe. Il tient ce « parti de la paix », ce “mouvement du dernier hommes”, pour un phénomène pratiquement irréversible, que le nihilisme ne cessera pas de fortifier. Nietzsche n'entend pas s'opposer à ce processus de « massification ». Au contraire, il conseille aux « siens » de l'accélérer. Mais il invoque un autre mouvement, « son mouvement », qu'il voit se constituer et s'étendre en même temps. Ce mouvement, c'est le « parti de la guerre ». Un jour viendra, dit-il, où la « race des maîtres », la « caste des seigneurs », dont ce parti est le moyen d'expression, fera de la masse son propre outil, lui donnera par là même un sens, et instaurera (à partir de l'Europe) le “gouvernement de la Terre” dans un monde humain planétarisé par le progrès technique.

Il est inutile de décrire et d'analyser plus avant le projet nietzschéen. Pour l'ignorer, ou le nier, il faut ne pas avoir lu Nietzsche (ou prétendre que Nietzsche pensait le contraire de ce qu'il a écrit, ce dont on ne se prive pas). Il s'agit, en fin de compte, d'un projet résolument anti-égalitaire, qui s'oppose à l'égalitarisme jusque dans ses aspects les plus actuels (1).

Dans de telles conditions, il semblerait fort improbable, pour tout adversaire de l'égalitarisme, que l'œuvre de Nietzsche puisse jamais être “récupérée”. Pourtant, de tous temps et de nos jours plus que jamais, les ennemis naturels de Nietzsche tentent de l'annexer, au bénéfice de Ieurs entreprises. On est donc en droit de se demander comment semblable manœuvre est concevable, en quoi elle consiste, et surtout, compte-tenu du danger qu'il y a, pour les « égalitaires », à “manier” le projet nietzschéen, quelles en sont les raisons.

La réponse à certe dernière question est sans doute la plus aisée. Si les idéologues à la mode s'estiment contraints d'essayer de « récupérer » Nietzsche, c'est qu'ils ne parviennent pas à l'empêcher de parler. L'œuvre de Nietzsche est là, qui provoque et séduit en dépit des ostracismes. En outre, tel un monstrueux ruminant, notre civilisation n'arrive pas à s'interdire les drogues et les exeitants les plus dangereux ; elle peut seulement espérer se mithridatiser contre eux. Le monde égalitaire essaie donc de brouiller de son propre bruit cette voix qui le dérange et l'inquiète. Il s'efforce, pour cela, de placer un verre déformant (mais qu'il dit « éclairant ») entre l'œuvre « impossible à lire » et le lecteur à courte vue. Par conséquent, il falsifie.

Les méthodes employées dans cette entreprise ne sont pas nouvelles. L'une d'elles, la plus ancienne peut-être, consiste à opérer une distinction chronologique dans l'œuvre de Nietzsche. Il y aurait ainsi une période d’immaturité, celle du Nietzsche romantique et wagnérien ; puis une période de maturité, seule considérée comme « valable » (2) ; enfin une troisième periode (celle de la formulation définitive de ce que nous savons être le projet), où s'exprimerait une pensée influencée par une folie eneore souterraine, mais déjà agissante. En conséquence de quoi, il conviendrait de ne jamais prendre au sérieux les « extravagances » de la dernière période, lesquelles, du reste, contrediraient la pensée « authentique » du phílosophe « encore sain » (3).

Cette critique a l'avantage de s'appuyer sur une analyse qui remonte à l'auteur. Mais elle ne concerne que les objets successifs de la spéculation nietzschéenne. Elle ne nous dit rien sur la spéculation proprement dite. En réalité, Nietzsche n'a jamais cessé de vouloir la même chose, et cela dès le début de son activité. Il le remarquait Iui-même, non sans en retirer orgueil, en préfaçant à nouveau ses premiéres œuvres peu de temps avant de sombrer dans la folie. Certes, il y a chez Nietzsche une évolution, mais cette évolution n'est que la prise de conscience, toujours plus poussée, de la volonté qui l'anime et, par là même, de tout ce qui s'oppose à cette volonté, et des moyens qu'il lui faut employer. Le « renversement de toutes les valeurs » est déjà proposé implicitement, “instinctivement” pourrait-on dire, dans L’origine de la tragédie : le Nietzsche wagnérien, invoquant l'apparition de Siegfried, est déjà le Nietzsche annonçant l'homme supérieur et la « race des maîtres », et proposant à cette fin le mythe de l'Éternel Retour.

Une autre méthode de “récupération”, dont les variations sont innombrables (4), consiste à décréter que l'œuvre de Nietzsche (dite pour la circonstance « fragmentaire », « discontinue », « aphoristique », etc.) casche sa « véritable signification » derrière le voile des signes, des « chiffres » ou des “métaphores”, en sorte que l'apparence du discours se détruirait d'elle-même au fur et à mesure de son développement. C'est le type même de la méthode du brouillage : si l'évidence n'est pas belle, c'est qu'elle est autre. Ce que l'on « démontre » en proclamant bien haut qu'il ne faut pas voir la nudité du Roi.

En fait, aux yeux de celui qui voit, une telle démarche témoigne seulement d'une incapacité constitutionnelle à recevoir le texte nietzschéen. Mieux encore, elle atteste la nécessité, pour un certain type de lecteur, d'ignorer la réalité d'un texte dont il ressent peut-être confusément qu'il l'offense et l’humilie dans son être le plus profond. On ne peut même pas, en effet, prétexter de la difficulté à lire et comprendre le discours. Certes, dans un livre comme Also sprach Zarathustra, Nietzsche a donné à son propos la forme du Mythe, afin de faire éclater la « rationalité » du langage philosophique de son époque, qui n'est autre que la rationalité du discours égalitaire imposé par une histoire séculaire. Mais il a également livré, surtout dans ses derniers ouvrages, les clefs qui permettent d'interpréter authentiquement le Mythe. Bien plus, il a explicité la nature et la genèse de ce Mythe, qu'il a consciemment conçu comme une « doctrine qui, en déchainant le pessimisme le plus mortel, produira la sélection de l'élément le plus fort, et « qui fera périr l'humanité à l'exception de ceux qui la supporteront ».

Confronté à l'œuvre de Nietzsche, l'homme qui croit encore au Bien et à la Vérité absolus, ne veut pas, ne peut pas reconnaître comme évident un discours se situant dans une nouvelle dimension de la conscience historique. Il passe littéralement au travers de cette dimension, et s'en exclut. Ainsi, l'évidence révolutionnaire que Nietzsche a créée, reste inaccessible aux adversaires de son projet, tout en leur permettant d'atteindre un arrière-plan qui ne cesse de les fasciner, et qui devrait les perdre. Cet arrière-plan constitue l'aspect philosophique (et par conséquent critique) de l'œuvre, dans sa maniere de parachever la spéculation d'Emmanuel Kant. Quant à l'”évidence invisible”, ce « jardin où les Autres ne sauraient pénétrer », elle est l'œuvre entière dans sa « poéticité », c’est-à-dire, tout à la fois, la proposition du Mythe, un discours psychologiquement actif (créateur d'un nouveau type d'homme), l'esquisse d'un projet de « grande politique », et la mise en chantier des moyens nécessaires à sa réalisation.

La fascination que l'œuvre de Nietzsche, dans ses aspects critiques, peut exercer sur le monde égalitaire chrétien, s'explique non moins aisément, mais d'une façon particulière. Cette critique (Nietzsche le déclare ouvertement) constitue, en effet, le prolongement historique de la spéculation égalitaire chrétienne ; elle s'exerce à partir de la dernière perspective égalitaire chrétienne. Gœthe disait que pour détruire une “idée”, il suffit de « la penser jusqu'au bout ». Dans sa « seconde période », Nietzsche prend sur lui de penser jusqu'au bout I'idée égalitaire, la morale chrétienne du Bien et du Mal, afin de les détruire en les menant jusqu'au point où elles basculent dans leurs contraires.

Hannah Arendt a reproché à Nietzsche d'être, comme Marx et Freud, retombé dans l’illusion, après avoir “détruit la tradition”. C'est une nouvelle erreur. Contrairement à Kant, Marx ou Freud, Nietzsche ne prétend pas avoir trouvé la vraire réponse aux questions ultimes. Bien au contraire, et d'une façon souveraine, il donne sa réponse à ses propres questions. À l'arbitraire du type d'homme qui triomphe à son époque, et qu'il méprise, il oppose consciemment son arbitraire et son Geschmack (son goût). Le Mythe qu'il propose n'est (et ne veut être) qu'une œuvre d'art : il vise à séduire, à provoquer. Le langage quotidien dirait naïvement que cette œuvre est une action de propagande. Nietzsche, sous le masque de Zarathoustra, se fait prédicateur.

Il est assez remarquable que Nietzsche, tout au long de sa vie, n'ait jamais cessé d'établir une comparaison entre lui-même, d'une part, Socrate et Jésus le Nazaréen, de l'autre. Dans son œuvre, Socrate est présenté comme le philosophe qui, par le biais de sa réflexion dialectique, a entrouvert au virus égalitaire les portes du monde païen, ce dernier étant ainsi subrepticement privé des moyens de se défendre. Jésus, et avec lui Paul de Tarse, passant à travers la porte entrouverte, ont inoculé au mounde païen la maladie égalitaire. Nietzsche, lui, se propose d'être au monde égalitaire ce que Socrate et Jésus, tout ensemble, furent au monde païen européen. D'où le double aspect de son œuvre : critique et destructif, lorsqu'il se donne le rôle de Socrate ; poétique et créateur de Mythe, lorsqu'il assume, à l 'inverse, celui de Jésus.

Il est tout à fait naturel que les tenants de l'entreprise égalitaire chrétienne s'efforcent de tirer parti de la critique nietzschéenne, et qu'ils s'aperçoivent toujours plus qu'ils ne sauraient s'en priver. Nietzsche, répétons-le, a pensé leur monde jusqu au bout. Ils ont donc, auprès de lui, beaucoup à apprendre sur eux-mêmes. De même, au niveau plus terre-à-terre de la propagande quotidienne, il est tout aussi compréhensible qu'ils multiplient leurs efforts pour effacer toute trace de la “parenté” qui pourrait lier au phenomène national-socialiste cette pensée toujours présente et toujours fascinante, à laquelle ils sont incapables de dénier ses titres de noblesse. Cette « parenté » n'en est pas moins indéniable, il faut bien le reconnaïtre.

Ce qui, pourtant, ne permet de tirer aucun argument significatif, ni contre Nietzsche, ni en faveur du national-socialisme.

En fait, pour aborder avec quelque consistance un tel problème, il faut avant tout s'interroger sur le sens qu'à l'intérieur d'un discours de cet ordre, on donne au mot de parenté. On pourrait ainsi dire, d'une façon très légitime, que Paul de Tarse a falsifié la prédication du Christ, ou que le Christ ne se serait pas « reconnu » dans le « christianisme » de Paul (pas plus que Marx dans le « marxisme » d'un Lénine, d'un Trotsky ou d'un Mao Tsétoung). Mais une telle déclaration, si intéressante qu'elle puisse être du point de vue intellectuel, serait historiquement ìnsignifiante. En effet, la force et la grandeur des évangiles consistent précisément dans le fait qu'il ont historiquement engendré tous les christianismes, et qu'ils continuent, non moins historiquement, à les résorber perpétuellement dans leur sein. De la même manière, toute « lecture », toute interprétation (y compris celle de Nietzsche par le mouvement hitlérien), peuvent être jugées et déclarées abusives.

Mais un jugement de cette sorte, si fondé soit-il, n'a aucune signification réelle. Il ressort de la pure abstraction, de ce royaume de l'absolu au sein duquel il n'y a pas de “communication”. Car ce qui compte, du point de vue historique, ce n'est pas que Paul de Tarse ait ou non trahi la parole du Christ. C'est le fait qu'il s'en réclame, et qu'il n'est entendu que parce qu'il s'en réclame. De même Lénine, ou Trotskv, par rapport à Marx. Le génie d'un fondateur de religion, d'un maïtre à penser ou d'un créateur d'école, se mesure à l'abondance des « produits » qui iront se situer d'eux-mêmes à l’interieur de son discours, et prétendront tous être ce discours. Il a existé une multitude de sectes chrétiennes, dont chacune a peut-étre réalisé un aspect du prejel proposé par le Christ, mais dont quelques unes seulement ont acquis le poids historique susceptible, en fin de compte, de décider de ce que le christianisme est effectivement, c'est-à-dire de ce que le Christ est devenu dans postérité (5).

Nietzsche, à l'égal du Christ, prétend être l'initiateur d'un mouvement historique. Ce mouvement a engendré des tendances et des écoles qui l'ont peut-être objectivement traihi, mais qui, du point de vue strìctement historique, se sont toutes présentées comme sa réalité et sa continuation. C'est là ce qu'il faut prendre en ligne de compte si l’on veut parler, d'une façon tant soit peu cohérente, des rapports entre Nietzsche et le national-socialisme. Dans sa Deutsche Konservative Révolution, Armin Mohler a mis en évidence le foisonnement des sectes philosophiques, politiques et littéraires, qui, dans le premier aprés-guerre, se réclamaient du Mythe nietzschéen. Ces sectes se situaient les unes par rapport aux autres, et se jugeaient les unes les autres de la même façon que les sectes marxistes entre elles. Elles adoptèrent, vis-à-vis du national-socialisme, des attitudes fort variées. Ainsi, s'il est vrai que le national-socialisme fut “nietzschéen”, puisqu'il se situait à l'intérieur de la dialectique anti-égalitaire dont Frédéric Nietzsche a contribué à préciser les contours, il est faux que tout « nietzschéisme » soit national-socialiste. De même que les « aberrations gauchistes » ne compromettent point Marx aux yeux des communistes orthodoxes, de même le national-socialisme ne saurait, en rien, « compromettre » le projet nietzschéen.


Giorgio Locchi, Nouvelle École n°18, mai-juin 1972.

 

1 – Nietzsche a prévu même la “contestation”, et nous en a laissé une description frappante. Le discours par lequel, dans Also sprach Zaratustra, le dernier homme exprime ses propres désirs, anticipe, dans un registre assez grotesque, les conclusions dont un Marcuse couronne ses spéculations “utopique”.

2 – Il est symptomatique que tous les “récupérateurs” de Nietzsche aient tendance à prendre surtout en considération cette deuxième période, celle d’Humain, trop humain, période dont Nietzsche lui-même nous dit expressément qu'il a voulu s'y astreindre, par honnêteté intelleetuelle et pour « aiguiser » ses propres moyens, à « penser contre lui-méme ».

3 – Les critiques catholiques furent les premiers à développer cette argumentation, en insistant d'ailleurs sur la “morbidité” générale d'une œuvre dont l'auteur, dès sa prime jeunesse, aurait été atteint par un mal hypothétique (où la symptomatologie de l'époque a voulu voir une affection syphilitique).

4 – On en citera seulement 2 exemples récents : Jean-Michel Rey. L'enjeu des signes. Lecture de Nietzsche. Seuil, 1971 ; Sarah Kaufmann. Nietzsche et la métaphore. Payot, 1972.

5 – Qu’import, d’alleurs, si ces développements se sont opérés historiquement “malgré lui”. Cela signifie simplement que le Christ ne savait pas ce qu'il faisait, tout en le faisant.

 

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