Steding
Christoph Steding (1903-1938) et la maladie de la culture européenne
Né le 11 février 1903 dans une vieille famille paysanne de Basse-Saxe, à Waltringhausen dans l'arrondissement de Schaumburg, Christoph Steding étudie, à partir de 1922, la philosophie, l'histoire, la géographie, l'ethnologie, l'indologie et la philologie germanique aux universités de Fribourg en Brisgau, Marbourg et Munich. Vers le milieu des années 20, il étudie l'histoire de Java, alors colonie néerlandaise. En 1931, il présente une dissertation à Marbourg, ayant pour thème « politique et science chez Max Weber ». En 1932, il reçoit une bourse de la Rockefeller Foundation pour étudier l'état de la culture et les aspirations politiques dans les pays germaniques limitrophes de l'Allemagne (Pays-Bas, Suisse, Scandinavie). Cette enquête monumentale prendra la forme d'un gros ouvrage inachevé de 800 pages, le seul que Steding ait jamais écrit (Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur). En effet, la mort surprend Steding, miné par une affection rénale, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1938. Son ami le Dr. Walter Frank (1905-1945), directeur du Reichsinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands, classe et édite les manuscrits laissés par le défunt, qui n'a pu achevé que les 48 pages d'introduction, d'une formidable densité. Cinq éditions de l'ouvrage paraîtront successivement, plus un résumé de 78 pages, intitulé Das Reich und die Neutralen. Thème central de cette œuvre que Carl Schmitt qualifiait d'« ébauche géniale » : l'effondrement de l'idée de Reich à partir des Traités de Westphalie a créé un vide en Europe centrale, lequel a contribué à dépolitiser la culture. Cette dépolitisation est une pathologie qui s'observe très distinctement dans les zones germaniques à la périphérie de l'Allemagne. Toutes les productions culturelles nées dans ces zones sont marquées du stigmate de cette dépolitisation, y compris l'œuvre de Nietzsche, à laquelle Steding adresse de sévères reproches. Les critiques sont unanimes pour dire que cet ouvrage a retrouvé toute son importance depuis la chute du Rideau de fer.
◘ Le Reich et la pathologie de la culture européenne (Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, 1938)
L'Europe n'est saine que lorsqu'elle est vivifiée par l'idée de Reich. Telle est l'affirmation centrale de cet unique ouvrage de Steding. La maladie l'a frappée à la suite des traités de Westphalie qui ont condamné le Reich à l'insignifiance politique et livré son territoire à l'arbitraire de puissances périphériques. L'effacement politique du centre de l'Europe a enclenché un processus pervers dans l'histoire européenne : la périphérie a tourné délibérément le dos au noyau central qui unifiait l'Europe sans coercition. La Suisse tourne définitivement le dos au Reich et s'enrichit, égoïste, dans « sa coquille » alpine. La Hollande amorce, dans la violence et la sauvagerie, une aventure coloniale qu'elle abandonnera assez vite par manque de ressources, pour ne garder qu’une présence en Insulinde. L'Angleterre tourne le dos au continent pour dominer les mers. La France de Louis XIV, de Louis XV, de la Révolution et de Bonaparte, contribue régulièrement à évider davantage la coquille inutile qu'est devenu le Reich. Ce processus d'extraversion contribue à faire basculer l'Europe dans l'irréalisme politique, à la vider de sa substance. Il crée un dualisme pervers entre une Europe de l'Ouest extravertie, qui s'épuise sur tous les continents, et une Europe centrale, que le monde extra-européen ignore parce qu'elle est un vide politique. Pire : les chancelleries en viennent à croire que l'Europe de l'Ouest se porte d'autant mieux que l'Europe centrale est émasculée. Mais si le processus d'extraversion a commencé par la force et la brutalité des conquérants anglais et hollandais, il s'est poursuivi dans la défense et l'illustration délétères des principes du libéralisme dépolitisant. Ces principes, affirme Steding, disloquent les communautés politiques et enclenchent la corruption des instincts. Phénomène involutif observable dans la littérature ouest-européenne des XIXe et XXe siècles. Steding étudie minutieusement, sur base de coupures de presse et d'une analyse fouillée de la vie culturelle de Bâle, Amsterdam, Copenhague, Oslo, Stockholm, etc., les signes de la dépolitisation culturelle des Pays-Bas, de la Suisse et de la Scandinavie. Son regard sévère se porte vers des figures aussi importantes que Jakob Burckhardt, Karl Barth, Bachofen, Ibsen, Thomas Mann (« un Hanséatique scandinavisé ») et Nietzsche (« un Helvète d'adoption, pétri d'esprit bâlois »). Après la parenthèse coloniale, immorale et sauvage, la périphérie germanique, désormais coupée du cœur du continent, chavire dans la non-histoire. La pathologie de la culture européenne tend vers une anhistoricité bonheurisante et végétative, dépourvue de principes parce que foncièrement libérale. Les énergies humaines ne sont plus mobilisées pour la construction permanente de la Cité mais détournées vers l'inessentiel, vers la réalisation immédiate des petits désirs sensuels ou psychologiques, vers la consommation. La position de cette périphérie, c'est justement de ne pas avoir de position. La théologie libérale, que distille un théologien important comme le Suisse Karl Barth, juge immoral, ironise Steding, le fait de marcher droit, bien campé sur ses deux jambes. Ce qui est moral, en revanche, c'est de boîter des deux jambes. D'errer, sans socle fixe, sans référent bien défini, entre toutes les positions possibles et de ne jamais prendre de décision.
La littérature « neutre » s'enlise dans le lyrisme apolitique ou dans le roman psychologique : autant de refus du drame réel qu'est l'histoire. Seuls intérêts de cette littérature et du théâtre d'un Ibsen ou d'un Strindberg : la sphère privée et intime, les rapports entre les sexes. C'est là, pour Steding, un petit monde tout de sensations nerveuses, qui conduit à l'abêtissement (Verblödung) de la nation.
Or, tous ces peuples germaniques périphériques ont connu une histoire mouvementée et se sont forgé jadis un cadre politique solide. Leurs créations culturelles contemporaines ne sont possibles que grâce à l'énergie qu'ont déployée leurs ancêtres combattifs. Le refus de l'histoire, le repli sur soi, sont donc profondément injustifiées, comme sont injustifiées les tirades de Nietzsche contre Bismarck. La culture et la puissance politique sont complémentaires. Dès que la culture se tourne contre le politique, cherche à l'éradiquer, le couvre de sarcasmes, il y a morbidité, comme le prouve la stérilité historique de l'esprit bâlois, de la Hollande “discutailleuse” ou du scandinavisme intimiste.
Le livre de Steding, mis en forme après sa mort par Walter Frank, nous livre une quantité de matériaux demeurés à l'état d'écriture première, sans réel peaufinage. Les jugements sur la culture des neutres sont épars, entassés pêle-mêle, et non reliés entre eux par un fil conducteur clairement mis en exergue. Steding, dans une partie première, brosse un tableau de la situation intellectuelle de l'Allemagne en 1925 : on y assiste à une « invasion de l'esprit suisse et néerlandais » et à une « neutralisation progressive » de la « ligne rhénane », c'est-à-dire des universités de Fribourg en Brisgau, Heidelberg, Francfort sur le Main, Bonn et Cologne, transformées en têtes de pont d'une helvétisation et d'une hollandisation de l'ensemble de la culture allemande. Steding s'attaque au cercle poétique de Stefan George, jugé « nomade », « esthétisant » et « déraciné ». L'essence de la « neutralité » consiste en une protestation (stérile) contre toute forme d'action. La « neutralité » s'accompagne d'une démarche visant à neutraliser, par la critique, le passé comme le présent, de façon à extraire le peuple de son terreau historique. Ce processus, virulent en Hollande et en Suisse, a atteint l'Allemagne dès la chute de Bismarck. La période s'étendant de 1890 à 1925 a vu l'éclosion d'une culture germanique neutralisée, dont les fleurons les plus significatifs sont la théologie dialectique de Karl Barth, la théologie de la médiation (Vermittlungstheologie) de Hagenbach, la théologie de Brunner, les thèses d'Overbeck et de Vinet, les œuvres de Nietzsche et de Burckhardt, l'esthétisme “rembrandtien” de Julius Langbehn, les travaux de Huizinga, la psychologie de Carl Gustav Jung, l'œuvre de Ludwig Klages (un « dionysisme dépolitisant ») et de Bachofen.
Cette culture dépolitisée s'accompagne, surtout en Hollande avec Groen van Prinsterer et Abraham Kuyper, d'une apologie du « petit État » volontairement éloigné de la scène où se joue la grande politique internationale. C'est un retour, constate Steding, à l'esprit étroit qui caractérisait le morcellement pré-bismarckien en Allemagne. Cette apologie du « petit État » n'a rien à voir, explique Steding, avec l'idée germanique traditionnelle de « fédéralisme », puisque la Hollande, depuis 1795, s'est organisée selon les principes occidentaux du jacobinisme français. L'idée de Reich postule une communauté de pensée et d'action, une unité culturelle et non nécessairement politico-administrative, une force liante implicite qui n'égratigne pas les spécificités régionales, les substrats communautaires organiques mais, au contraire, permet à ceux-ci de mieux se déployer dans le monde. L'idée de Reich doit susciter une adhésion volontaire et naturelle, à la façon de l'ancien principe helvétique, pré-décadent, d'Eidgenossenschaft.
Cette solidarité implicite, naturellement acceptée et portée par des instincts non pervertis, c'est cela précisément que refuse la culture neutre dépolitisée qui, en réponse aux défis de la politique internationale, cultive frileusement le « principe d'éloignement ». La « culture » s'érige ainsi contre le destin, la littérature contre l'action. Derrière cette dichotomie, que Steding juge fausse et pernicieuse mais qui est tant prisée par les intellectuels « neutres », se cache en fait une impuissance esthétisante et incapacitante, incapable, par suite, d'imposer au monde une politique nouvelle, répondant aux défis réels du siècle. On assiste à une liquidation/évacuation de l'histoire, où la culture va se nicher entre les zones d'action, s'enfermant hermétiquement dans des « bulles » soustraite à l'action du temps.
Contre Nietzsche, Steding formule plusieurs attaques : il serait impulsif, développerait une pensée pleine de contradictions, indéterminée et incomplète à cause de sa structuration en aphorismes ; Nietzsche est donc le digne reflet de l'Allemagne de Guillaume II, en voie de « neutralisation ». Nietzsche, pour Steding, est un esprit « malade », rendu inquiet par le sérieux du politisme prussien. Son idéal surhumaniste est irréel, conclut Steding, parce non politisé. Or l'homme est un être politique et rien d'autre. Pour Steding, l'idéal surhumaniste nietzschéen dépolitise l'homme par surenchère esthétique, l'ôte à la terre, ce qui contribue à le déshumaniser.
► Robert Steuckers, in : Encyclopédie des Œuvres Philosophiques, PUF, 1992.
♦ Bibliographie :
- Politik und Wissenschaft bei Max Weber, Breslau, 1932
- Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, Hambourg, 1938 (3ème éd., 1942 ; 4ème éd., 1943 ; 5ème éd., 1944)
- Das Reich und die Neutralen, Hambourg, 1941 (édition abrégée de 78 pages à l'usage des bibliothèques militaires)
◘ Sur Christoph Steding :
- Carl Schmitt, Recension de Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, in : Deutsche Rechtswissenschaft, avril 1939 (texte repris dans Positionen und Begriffe, 1940)
- Julius Evola, « Funzione dell'idea imperiale e distruzione della “cultura neutra” », in La Vita Italiana, XXXI, 358, janvier 1943, pp. 10-20 (tr. fr. in : J. Evola, Essais politiques, Pardès, 1988)
- Frans de Hoon, « Christoph Steding, de Rijksgedachte en de Nederlanden », in Teksten, Kommentaren en Studies (Wijnegem), 8ste jg., 47, mai 1987
- Giorgio Penzo, Il superamento di Zarathustra : Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Rome, 1987
- Dr. Raimund Ulbrich, « Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur : Erinnerungen an Christoph Steding (1903-1938) », in Deutschland in Geschichte und Gegenwart (Tübingen), 36. Jg., 1, 1988
- Armin Mohler, « Christoph Stedings Kampf gegen die Neutralisierung des Reiches », in Staatsbriefe n°6, Munich, 1990
◘ Évocations de l'œuvre de Steding :
- Dr. Ivo Schöffer, Het nationaal-socialistische beeld van de geschiedenis der Nederlanden, Van Loghum-Slaterus & J.M. Meulenhoff, Arnhem-Amsterdam, 1956
- Helmut Heiber, « Walter Frank und sein Reichsinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands », in Institut für Zeitgeschichte, 1966
- Léon Poliakov & Joseph Wulf, Das Dritte Reich und seine Denker : Dokumente und Berichte, Fourier, Wiesbaden, 1989, pp. 282-284
Les mentions de l'œuvre de Christoph Steding dans les écrits d'Evola
Christoph Steding (1903-1938), jeune érudit issu d'une très ancienne famille paysanne de Basse-Saxe, reçoit en 1932 une bourse de la Rockefeller Foundation pour étudier l'état de la culture et les aspirations politiques dans les pays germaniques limitrophes de l'Allemagne (Pays-Bas, Suisse, Scandinavie). Cette enquête monumentale prendra la forme d'un gros ouvrage, posthume et inachevé, de 800 pages. La mort surprend Steding, miné par une affection rénale, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1938. Un ami fidèle, le Dr. Walter Frank (1905-1945), classe et édite les manuscrits laissés par le défunt, sous le titre de Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur (Le Reich et la maladie de la culture européenne). Le thème central de cet ouvrage : l'effondrement de l'idée de Reich à partir des traités de Westphalie (1648) a créé un vide en Europe centrale, lequel a contribué à dépolitiser la culture. Cette dépolitisation, pour Steding, est une pathologie qui s'observe très distinctement dans les zones germaniques à la périphérie de l'Allemagne. Toutes les productions culturelles nées dans ces zones sont marquées du stigmate de cette dépolitisation, y compris l'œuvre de Nietzsche, à laquelle Steding adresse de sévères reproches.
L'Europe n'est saine que lorsqu'elle est vivifiée par l'idée de Reich. Les traités de Westphalie font que la périphérie de l'Europe tourne le dos à son noyau central, qui l'unifiait naturellement, par l'incontournable évidence de la géographie, sans exercer la moindre coercition. La Suisse se replie dans sa « coquille alpine » ; la Hollande amorce un processus colonial qu'elle ne peut parachever par manque de ressources ; la France devient grande puissance en pillant ce qui reste du Reich, en annexant l'Alsace, en ravageant la Franche-Comté comme le Palatinat et en ruinant la Lorraine ; l'Angleterre tourne résolument le dos au continent pour dominer les mers. Ce processus d'extraversion contribue à faire basculer toute l'Europe dans l'irréalisme politique. Commencée dans la violence par les colonisateurs anglais et hollandais, cette extraversion, qui disloque notre continent, se poursuit dans la défense et l'illustration d'un libéralisme politique, culturel et moral délétère, qui corrompt les instincts. Ce phénomène involutif s'observe dans les littératures ouest-européennes du XIXe et du XXe siècles, où le psychologique et le pathologique sont dominants au détriment de tout ancrage dans l'histoire. Les énergies humaines ne sont plus mobilisées pour la construction permanente de la Cité mais détournées vers l'inessentiel, vers la réalisation immédiate des petits désirs sensuels ou psychologiques, vers la consommation.
Evola, dans une recension parue dans la revue La Vita italiana (XXXI, 358, janvier 1943, pp. 10-20 ; « Funzione dell'idea imperiale e distruzione della “cultura neutra” » ; tr. fr. : P. Baillet, in J. Evola, Essais Politiques, Pardès, 1988), n'a pas caché son enthousiasme pour les thèses de Steding, pour sa critique de la culture « neutre » et dépolitisée, pour son plaidoyer en faveur d'un prussianisme rénové renouant avec l'éthique impériale, pour sa volonté de redonner une substance politique au centre du sub-continent européen. Evola formule 2 critiques : il juge Steding trop sévère à l'encontre de Bachofen et de Nietzsche.
« Certaines critiques de Steding, on l'a vu, pèchent par leur côté unilatéral : pour dénoncer l'erreur, il en vient parfois à négliger ce que certains auteurs ou certaines tendances pourraient offrir de positif à ses propres idées. Lorsqu'il évoque les “divinités lumineuses du monde du politique” opposées à la religion obscure des mythes, des symboles et des traditions primordiales, il court par ex. le risque de finir, à son corps défendant, dans le rationalisme, alors qu'il conçoit parfaitement la possibilité d'une exploration du monde spirituel qui aurait les mêmes caractères d'exactitude et de clarté que les sciences naturelles. Nombre des accusations portées contre Bachofen par Steding sont carrément injustes : on trouve au contraire chez Bachofen bien des éléments susceptibles de conforter, précisément, l'idéal “apollinien” et viril d'un État “romain” opposé au monde équivoque du substrat naturaliste et matriarcal. Et, au bout du compte, Steding subit en fait souvent l'influence salutaire des conceptions de Bachofen » (Essais politiques, op. cit., p. 155).
« À l'égard de Nietzsche, l'attitude de Steding est pareillement unilatérale. Il est extrêmement discutable que la doctrine nietzschéenne du surhomme exprime réellement, comme le croit Steding, une révolte contre le concept d'État. Ce serait plutôt le contraire qui nous paraîtrait exact, à savoir qu’État et Empire ne sont guère concevables sans une certaine référence à la doctrine du surhomme, celle-ci exaltant une élite, une race dominatrice porteuse d'une autorité spirituelle précise. De fait, seule une élite ainsi conçue peut fonder cette primauté que revendique Steding pour l’État en face de ce qui n'est que simple “peuple” » (pp. 155-156).
Evola conclut :
« …l'ouvrage de Steding constitue un pas en avant digne d'être noté — surtout en Allemagne — sur le plan d'une clarification des idées, d'un alignement des positions, d'une reprise consciente de cette idée impériale qui, Steding l'a précisément montré, s'identifie à la réalité de la meilleure Europe » (p. 156).
Dans Sintesi di dottrina della razza, Evola avait déjà, dans un sens proche de la pensée de Steding, appelé à un dépassement de la conception neutre de la culture. Nous lisons, p. 25 :
« Est également combattu le mythe des valeurs “neutres”, qui tend à considérer toute valeur comme une entité autonome et abstraite, alors qu'elle est en premier lieu l'expression d'une race intérieure donnée et, en deuxième lieu, une force qu'il convient d'étudier à l'aune de ses effets concrets, non sur l'homme en général, mais sur les divers groupes humains, différenciés par la race. Suum cuique : à chacun sa “vérité”, son droit, son art, sa vision du monde, en certaines limites, sa science (dans le sens d'idéal de connaissance) et sa religiosité... ».
En évoquant le suum cuique, principe de gouvernement de la Prusse frédéricienne, Evola se place dans une optique très ancrée dans la Révolution conservatrice. En refusant l'autonomisation des valeurs, c'est-à-dire leur détachement du tout qu'est la trame historique du peuple ou de l'Empire, Evola est sur la même longueur d'onde que Steding, qui combat les mièvreries de la culture « neutre », psychologisante et dépolitisante, et que Bäumler qui voit, dans le mythe, la sublimation des expériences vécues d'un peuple, mais une sublimation qu'il attribue à l'action des valeurs telluriques/maternelles, contrairement à Evola.
► Robert Steuckers, 1991.
Pièces-jointes :
Mais qui était Christoph Steding ?
Parmi les nombreuses accusations, plus ridicules les uns que les autres, lancées par Yves-Charles Zarka contre Carl Schmitt, il en est une qu’on peut considérer comme parfaitement surréaliste. Dans son article du Monde, Zarka écrit à propos de Schmitt qu’« en 1939, il publie un article très élogieux sur le livre de l’un des doctrinaires nazis les plus radicaux, Christoph Steding ». Cette affirmation est répétée quelques mois plus tard dans la revue Cités (1), publication où l’inévitable Nicolas Tertulian a déjà eu l’occasion de parler du « penseur nazi Christoph Steding », dans un article lui aussi consacré à C. Schmitt (2).
On serait évidemment tenté de demander à Zarka quelles sont, parmi les œuvres de ce « doctrinaire nazi des plus radicaux », celles qu’il a lues ou, plus simplement, celles qu’il pourrait citer. (Comme il s’agit d’un “doctrinaire”, il ne devrait avoir que l’embarras du choix). Il n’en a bien entendu lu aucune, et pour cause ! Il s’est borné à recopier des fiches [reprenant peut-être la désignation de « jeune écrivain nazi » lue dans : Le Rêve européen des penseurs allemands (1700-1950), J. Nurdin, Presses du Septentrion, 2003, p. 124 ; mentionnons aussi à titre anecdotique Jean-Luc Evard, documentaliste zélé mais sans grande intelligence historique ni gêne à verser dans le registre moralisateur halluciné, qui évoque rapidement « le cas extrême (et fort burlesque en son genre) de C. Steding, historien apologète du Troisième Reich » (sic) in : Signes et insignes de la catastrophe, Éclat, 2005, p. 101]. Mais le lecteur français est en droit de s’interroger sur ce “doctrinaire” dont il n’a selon toute vraisemblance jamais entendu parler. On va le renseigner.
Zarka ne donne pas les références de l’article de Schmitt. Les voici : « Neutralität und Neutralisierungen : Zu Christoph Steding, “Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur” », in Deutsche Rechtswissenschaft, IV, 2, avril 1939, pp. 97-118. Il s’agit d’une recension du livre de Christoph Steding, Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, dont on reparlera plus loin. Zarka ne dit pas (ou ignore) que l’article en question a été traduit en français : « Neutralité et neutralisations — À propos de : Christoph Steding, “Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur” », in C. Schmitt, Du politique, Pardès, 1990, pp. 101-126 (3). Il suffit déjà de se reporter à la version française pour constater que la description qu’en donne Zarka est totalement erronée.
Mais qui était Christoph Steding ?
Christoph Steding est né le 11 février 1903 à Waltringhausen, dans la région de Hanovre. À partir de 1922, il entreprend des études supérieures de philosophie, d’histoire-géographie, de germanistique et d’indologie. En juin 1931, il soutient à l’Université de Marburg/L., sous la direction de Wilhelm Mommsen, une thèse de doctorat, consacrée à Max Weber. Celle-ci sera publiée l’année suivante à Breslau (4). Ce sera le seul et unique ouvrage que Steding fera paraître de son vivant.
En décembre 1931, Steding bénéficie d’une bourse de la section allemande de la Fondation Rockefeller grâce à laquelle il entreprend un voyage d’études de plusieurs années : il réside en Suisse à partir d’octobre 1932, aux Pays-Bas à partir de juin 1933, dans les pays scandinaves à partir du début de 1934. Il séjourne notamment à Bâle, Leiden, La Haye, Copenhague, Stockholm et Oslo. Au cours de ce voyage, il réunit une documentation dont il compte tirer la matière d’un gros livre d’histoire relatif aux puissances « neutres » à l’époque de Bismarck. Pendant toute cette période, pour le moins troublée, sa participation à la vie politique allemande est quasiment nulle.
Il rentre en Allemagne en avril 1934 et commence la rédaction de son manuscrit, qui est accepté à la fin de l’année suivante par le Reichsinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands, organisme dirigé depuis sa fondation, le 22 novembre 1935, par Walter Frank. En février 1936, Steding s’installe à Berlin. Il ne va pas avoir l’occasion d’y vivre longtemps. Le 8 janvier 1938, à l’âge de seulement 34 ans, il est emporté par une maladie brutale. Il est alors parfaitement inconnu. Aucun journal ne signale sa disparition.
Son livre, resté inachevé, mais déjà gros de près de 800 pages, est néanmoins publié en novembre 1938 par la Hanseatische Verlagsanstalt de Hambourg — éditeur de nombreux auteurs de la Révolution conservatrice —, grâce à un accord avec sa femme Elly (5).
Un “doctrinaire nazi” persécuté par les nazis
Qu’y a-t-il dans ce livre ? Avant tout une critique de la neutralité politique de la Suisse, des Pays-Bas et des pays scandinaves à l’époque de Bismarck, et une apologie de la notion d’Empire (Reich) telle qu’on l’entendait au XIXe siècle. Steding voit dans la dépolitisation, œuvre des États neutres, la source de la « maladie » de l’esprit européen. « Sombrer dans l’apolitisme de l’existence ralliée au neutralisme, écrit-il, détruit l’humanité même de l’homme ». Son approche est de type rationaliste. Hostile à « l’helvétisation, la hollandisation et la scandinavisation de la pensée allemande », il dénonce toute forme d’irrationalisme en politique. Il critique avec virulence des auteurs aussi différents que Carl Gustav Jung, Jacob Burckhardt, Hermann von Keyserling, Ludwig Klages, Ibsen, Strindberg, Kierkegaard, Overbeck, Bachofen, Huizinga, Houston Stewart Chamberlain, Paul de Lagarde, Georg Brandes, Julius Langbehn, Knut Hamsun, Nicolas Grundtvig, Stefan George, Karl Barth, Sigmund Freud, Richard Wagner ou Thomas Mann. Il s’en prend tout particulièrement aux romantiques allemands (Herder, Fichte, Schlegel, Hölderlin), ainsi qu’à Friedrich Nietzsche, qu’il présente comme autant d’« ennemis du Reich » (reichsfeindliche). Beethoven lui-même ne trouve pas grâce à ses yeux ! À l’« Allemagne romantique », dont la Suisse, les Pays-Bas et la Scandinavie ont selon lui recueilli l’héritage, il oppose l’« Allemagne politique », porteuse de l’idée d’Empire, « essence de l’ordre européen ».
Steding va même plus loin. Il écrit que toutes les critiques adressées à la raison au nom de la «vie», de l’instinct vital, de la biologie, ne sont que le reflet d’une totale incompréhension de la notion d’Empire (6). Dans le même esprit, il s’en prend à la vénération esthétisante des « héros », au culte des « reliques du passé », au mythe naturaliste de la « communauté de sang », à la « région obscure » des symboles et des mythes. De façon générale, il stigmatise tout ce qui n’est pas « prussien ». Tonnant contre la culture méditerranéenne et occidentale, il dénonce aussi les Völkische, les admirateurs de la préhistoire germanique, les tenants des forces « telluriques », le pathos de la « communauté nationale-populaire ». Pour finir, il se déclare explicitement étranger à l’idéologie raciale et à la mystique du Blut und Boden (7). « La pensée völkisch — souligne Helmut Heiber dans l’ouvrage de référence (plus de 1.200 pages !) qu’il a consacré à l’Institut de Walter Frank — était étrangère à Steding parce qu’elle était étrangère à l’État. Et il en allait de même de l’idéologie raciale » (8).
Cette brève description permet de comprendre que ce qui a retenu l’attention de C. Schmitt dans ce livre, c’est avant tout ce qui rejoignait son propre point de vue : la critique du romantisme politique et l’horreur de ces « neutralisations » qui dissolvent la politique pour la transformer en simple savoir technicien. C’est pourquoi Schmitt, dans son article, écrit d’entrée : « La maladie de la civilisation européenne dont parle Christoph Steding [...] c’est l’esprit de neutralisation et de dépolitisation qui est l’ennemi du Reich allemand » (9).
On comprend du même coup combien les vues de Steding étaient éloignées de l’idéologie du IIIe Reich. Son livre a d’ailleurs été en partie “expurgé”. Profitant de l’inachèvement du manuscrit, Walter Frank n’a pas hésité à y faire des coupes ou des “corrections”. Helmut Heiber précise que des passages favorables aux Juifs ont été supprimés, que des parties hostiles aux Völkische, à la Suisse et à l’Italie ont également été “retravaillées” (10). Frank a pu ainsi obtenir une caution officielle. Mais les réactions hostiles vont très vite se multiplier.
Le 22 mars 1939, Alfred Rosenberg fait diffuser une circulaire interdisant à tout journal du parti de publier la moindre ligne sur le livre de Steding (11). L’ouvrage est ensuite dénoncé par un collaborateur de Rosenberg, Rudolf Wendorff, dans un texte de dix pages intitulé Krankheit und Gesundheit der europäischen Kultur, puis par Theodor Heuss, qui se déchaîne contre Steding dans un article du journal Das deutsche Wort (12).
L’exécution capitale est prononcée par Heinrich Härtle, alors représentant du philosophe Alfred Bäumler auprès du service Rosenberg, dans un article publié en septembre 1939 dans la revue de Rosenberg, les Nationalsozialistische Monatshefte. Steding y est d’emblée présenté comme un personnage « dogmatique » et « arrogant », dont il convient de condamner la démarche « simplificatrice » et « réductrice » et de dénoncer les « erreurs ». Pour Steding, écrit Härtle, l’histoire de la culture est politiquement « neutre » et, comme telle, ennemie de l’histoire tout court. Or, Steding, durant les “années décisives” de 1932-33, au lieu de se prononcer clairement pour le national-socialisme, a préféré se réfugier lui-même dans la « neutralité ». En outre, sa conception du monde est « incertaine » : « Tout ce qu’il y a de décisif dans la littérature nationale-socialiste concernant la politique, la culture, l’histoire, la philosophie de l’histoire, etc., même dans les manuels les plus élémentaires, tout cela pour Steding n’existe pas » (13).
Après avoir stigmatisé l’interprétation que Steding a donnée de Nietzsche, Heinrich Härtle explique que l’État national-socialiste, dans la mesure où il n’entend pas être une simple restauration de l’Empire de Bismarck, mais un État de style nouveau fondé sur la race, ne peut apparaître lui aussi que comme « hostile au Reich » (reichsfeindlich) aux yeux de Steding. Il conclut : « Il faut vraiment être complètement étranger au national-socialisme pour n’avoir pas encore compris cela aujourd’hui » (14).
Le livre de Steding sera néanmoins réédité plusieurs fois à partir de 1942. Des extraits soigneusement choisis seront également édités, sous le titre Das Reich und die Neutralen, à l’intention des soldats du front. Mais il faudra attendre les années d’après-guerre pour voir paraître dans la presse allemande des comptes rendus élogieux de l’ouvrage. Le 5 janvier 1949, par ex., le quotidien démocrate Der Kurier le présentait comme « véritablement génial ». André Doremus, plus récemment, a pu le qualifier d’« étincelant d’intuitions » (15). Tel est l’homme que Yves Charles Zarka, toujours honnête et bien informé, n’a pas hésité à décrire comme « l’un des doctrinaires nazis les plus radicaux ».
► Alain de Benoist, éléments n°110, 2003.
Notes :
- 1 – Cités, 14, 2003, p. 161
- 2 – « Le juriste et le Führer », in : Cités, 6, avril 2001, p. 45
- 3 – L’article a également été traduit en serbo-croate et, plus récemment, en coréen : in Carl Schmitt, Ipchang kwa Kaenyumdul : Weimar-Genève-Versailles waeui Tuchaenge isoso 1923-1939, Sejong, Pusan 2001, pp. 271-295
- 4 – Politik und Wissenschaft bei Max Weber, Wilhelm Gottlieb Korn, Breslau 1932
- 5 – Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg 1938, 760 p.
- 6 – Ibid., p. 296. Ibid., p. 295
- 7 – Ibid., pp. 519-521
- 8 – Helmut Heiber, Walter Frank und sein Reichsinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart 1966
- 9 – Art. cit. Cf. aussi A. Mohler, « Christoph Stedings Kampf gegen die Neutralisierung des Reiches », in Staatsbriefe, München, 6, 1990, pp. 21-25
- 10 – Op. cit., pp. 256, 351 et 1220
- 11 – Ibid., p. 527
- 12 – « Theodor Heuss, Politische oder polemische Wissenschaft : Zu Christoph Stedings Werk », in Das deutsche Wort, XV, 1939, pp. 257-260
- 13 – Heinrich Härtle, « Steding neutralisiert Nietzsche », in Nationalsozialistische Monatshefte, sept. 1939, p. 836
- 14 – Ibid., p. 837
- 15 – In : C. Schmitt, Ex captivitate salus : Expériences des années 1945-1947, Vrin, 2003, p. 274
◘ Fonction de l'idée impériale et élimination de la « culture neutre »
En Italie comme en Allemagne, il n'est pas facile de trouver, à l'heure actuelle, des prises de position d'ordre idéal et culturel ayant le même caractère résolu et organique que celui que nous offre la pensée révolutionnaire proprement politique. Et il est non moins malaisé de trouver des auteurs capables d'une vision globale qui soit supraordonnée à tout ce qui relève du particularisme ou de l'intérêt politique immédiat. C'est la raison pour laquelle il faut signaler un ouvrage qui nous vient d'Allemagne et qui, selon nous, compte parmi les plus importants de ceux qui ont paru depuis l'arrivée au pouvoir du national-socialisme. Son auteur est Christoph Steding et le livre a pour titre L'Empire et la maladie de la culture européenne (1). À vrai dire, il s'agit d'une œuvre inachevée : l'auteur est mort en 1938 avant d'avoir pu lui donner une forme définitive, ce qui explique les nombreuses répétitions et le flou relatif de son plan. Il n'empêche que, sous sa forme actuelle, ce livre porte indubitablement la marque d'une pensée précise, audacieuse et sans compromis, où s'expriment les tendances les plus dignes d'intérêt du national-socialisme — celles, précisément, sur la base desquelles les vocations de nos deux nations peuvent se rencontrer. Il y a une raison supplémentaire pour laquelle il nous a paru utile de faire connaître les idées de Steding : un certain nombre de déviations propres à quelques milieux extrémistes y sont définitivement dépassées, tandis qu'on y trouve précisés des points de référence susceptibles, en principe, d'être valables aussi bien pour la tradition germanique que pour la tradition romaine.
Toute la pensée de Steding gravite autour du concept d'Empire ou Reich. Pour lui, l'Empire a dans le passé représenté le pivot et l'âme de tout ce qui fut européen. En effet, l'Empire n'a jamais, dans notre histoire, signifié une simple institution politique, à mettre sur le même plan que n'importe quelle autre forme d'État, mais le principe d'un ordre supérieur, l'assise, la source et la substance même de la civilisation de notre continent (p. 6, 28). Il eut valeur de centre aussi bien politique que culturel. Or, il faut bien reconnaître qu'au fil des siècles, ce centre a été frappé d'une sorte de paralysie, au point qu'à sa place ne subsiste plus qu'un espace politique vacant. Du reste, les 150 dernières années de l'histoire européenne ont été caractérisées par la disparition des grands États créés et guidés par des races appartenant au tronc aryen nordique. Les phases initiales de cette involution remontent à l'époque de la Guerre de Trente ans, suivie par la Révolution française avec toutes ses conséquences. Cependant, pour Steding, il ne faut pas voir dans tout cela des causes, mais des effets. L'élément fondamental demeure l'Empire : c'est justement parce que l'Empire dégénéra qu'une série de phénomènes négatifs se produisit, et non l'inverse. Les victoires des Français et des Suédois au XVIIe siècle, la liquidation de la France monarchique, la sécession de la Suède, la décadence de l'Autriche, le démantèlement de la Russie de Pierre le Grand et ainsi de suite jusqu'à 1918, sont des phénomènes qui relèvent de l'ordre des conséquences et procèdent de la neutralisation du centre de gravité de l'Europe plus ancienne, c'està-dire de l'idée impériale (p. 7, 3).
Il n'y a pas d'autre explication au fait que le mot « Europe » soit devenu toujours plus synonyme d'« Europe occidentale », à savoir de ce monde démo-libéral, venu au monde avec la Révolution française et l'affirmation définitive des forces mêmes qui avaient provoqué la crise de l'idée impériale. Si bien qu'on en est venu à croire que les choses iraient d'autant mieux pour l'Europe qu'elles allaient plus mal pour ce qui subsistait encore de l'héritage impérial (p. 5), au point qu'on attribua le caractère d'une espèce de guerre sainte au nom de la « civilisation » à tout ce qui, en réalité, avait la signification d'une subversion diabolique contre l'idée traditionnelle européenne (p. 9). Parallèlement, un déplacement du centre de gravité de l'Europe devait s'opérer au bénéfice des territoires d'outre-mer, lesquels, en tant que possessions coloniales, ont fini par constituer la force principale des puissances démocratiques occidentales (p. 7). Mais ce n'est pas tout : une translation analogue s'est effectuée au profit de couches raciales subalternes correspondant à des types humains en eux-mêmes privés d'histoire, neutres et apolitiques, qui n'avaient eu jusque-là de signification que lorsqu'ils étaient guidés et organisés sous l'égide d'ethnies de type supérieur. Telle est la véritable explication de la démocratie, du bolchevisme, du communisme, mais également de phénomènes de décadence analogues auxquels se sont trouvés confrontés les peuples germaniques eux-mêmes. En fait, il ne s'agit pas seulement de la réapparition de substrats raciaux exogènes, mais aussi de la prédominance, au sein des dernières générations, de dispositions héréditaires jusque-là contraintes d'adopter une forme latente sous l'empire de la force qui, chez ces mêmes peuples, recelait d'autres composantes raciales et ethniques d'un niveau plus élevé (p. 9). Pour Steding, 1789 représente déjà la crise de l'humanité « apollinienne » et aryenne, dans la mesure où l'irruption de la substance démonique de la plèbe parisienne alla de pair avec la réapparition de l'obscur substrat de races préhistoriques et privées d'histoire (p. 8, 497). C'est à cette aune que doit être mesuré le secret du succès du judaïsme : par nature, les Juifs sont un peuple « neutre », sans racines, anhistorique, inassimilable et cosmopolite vis-à-vis de toute organisation politico-nationale aryenne et européenne. Ils ont donc trouvé la voie libre jusqu'au moment où, avec la crise de l'idée d'Empire, vinrent à prédominer en Europe une substance humaine et une « race » pareillement neutres, informes et anti-impériales (p. 13, 118, 650).
En particulier, Steding analyse les formes que le processus de « neutralisation » a revêtues dans les pays limitrophes de l'Allemagne, lesquels se sont orientés politiquement aussi, ces derniers temps, vers le principe de la neutralité, de l'internationalisme ou du séparatisme comme en Suisse, en Hollande, dans les pays scandinaves — et, ajoute Steding, dans une partie de la Rhénanie ainsi qu'en Autriche même, sous certains aspects. Dans ces territoires situés à la périphérie de l'ancien espace impérial germanique, la neutralisation politique a eu pour contrepartie le développement d'une « culture » également neutre qui, sous des formes diverses, est l'expression typique d'une allergie et d'une hostilité à l'égard de l'idée impériale et, par conséquent, de la maladie même dont souffre l'Europe moderne. Or, ces pays devaient exercer cependant une attraction particulière sur des penseurs et des intellectuels qui, tout en appartenant à d'autres pays, ont adopté l'idéal de la culture « neutre ». Un tel climat spirituel avait réussi à gagner toujours plus de terrain dans l'Allemagne wilhelmienne ellemême, donnant naissance à une « helvétisation » ou à une « hollandisation » intellectuelle et morale qui eurent comme pendant des tendances pacifistes, antiprussiennes, antimilitaristes et antipolitiques. Récemment encore, la culture par excellence, c'était précisément celle de l'intellectualité « neutre ».
Steding accuse clairement tous ceux qui en furent les représentants, dans une liste qui va de Burckhardt, Jung, Bachofen et Huizinga à Kierkegaard, Nietzsche, Söderblom, Ibsen et Strindberg ; de Keyserling, Steiner, Van der Velde et Klages à Barth, Freud, Thomas Mann, Stefan George, etc. Une telle association de noms surprendra plus d'un lecteur. On ne peut nier que la critique de Steding soit parfois unilatérale, mais sa raison profonde n'en demeure pas moins justifiée et porte le sceau d'une profonde cohérence. Pour en bien comprendre le sens, il convient de distinguer deux types de culture. D'un côté, il y a une culture organique et unitaire, intimement liée à une force politique formatrice et, par conséquent, en dernière instance, à l'idée même d'État et d'Empire. De l'autre, il y a une culture qui fait sienne le principe du dualisme, de l'isolement, de l'évasion, de la séparation et de l'absolutisation de ce qui est particulier. Selon Steding, cette deuxième culture n'a au fond aucune réalité propre : elle ne représente que le stade crépusculaire ou « automnal » de la première, laquelle finit par oublier à la fois ce qu'elle est et sa propre origine (p. 633 et suiv.) ; et c'est uniquement pour cette raison qu'elle conçoit des antithèses artificielles entre esprit et puissance, entre intellectualité et État, entre forces civilisatrices et forces héroïques et politiques — comme si, historiquement aussi, l'antécédent d'un Sophocle, par ex., n'avait pas été les Thermopyles (p. 721).
L'unité d'un peuple, ou d'un groupe de peuples, déterminée par un empire, se reflète également dans une unité, une intégration de l'individu. Partout où s'affirme le principe dualiste — que ce soit chez les hommes ou dans leurs œuvres et leurs créations — se manifeste le symptôme d'une maladie, d'une dissociation, d'une « neutralisation » procédant de l'obscurcissement et du dépérissement de l'idée impériale (p. 140, 165 et suiv.).
C'est ainsi que Steding, après avoir mis en accusation ce qu'on a appelé la « théologie dialectique » de Barth et les conceptions analogues de Kierkegaard — lesquels ont toujours en vue une nature humaine déchirée, une âme à problèmes qui va de crise en crise —, n'épargne pas Nietzsche lui-même, qu'il appelle « le grand écartelé », mettant en évidence tout ce que sa pensée a de contradictoire, d'impulsif, d'incohérent et d'anti-architectonique. Chez ce penseur, qui fit précisément de la Suisse sa patrie d'élection, et auquel le climat de l'Allemagne bismarckienne était devenu insupportable, Steding décèle, y compris sur le plan racial, des affinités avec l'élément balte et slave qui a toujours miné l'Empire et qui se trahit dans les personnages déchirés et contradictoires d'un Dostoïevsky (p. 91, 158).
La fracture, due aux États « neutres », de l'unité de l'Empire a également pour contrepartie la crise de toute autorité objective, normative et source d'engagements, crise mise en évidence par toute une série de phénomènes culturels. Généralement, le premier symptôme en est le particularisme. Les aspects particuliers d'un tout sont vécus séparément et deviennent des absolus. D'où, par ex., la tendance intimiste et subjectiviste : c'est la culture qui ne veut rien connaître de la grande politique et « s'évade » dans le monde de l'intériorité conçu comme un monde en soi, où ne vaut que ce qui, psychologiquement et esthétiquement, est « intéressant » — à quoi s'ajoutent éventuellement des nostalgies et des exhumations du passé (p. 201). C'est sur les mêmes bases qu'est née une certaine historiographie — dont l'un des représentants typiques cités par Steding est le Suisse Burckhardt —, qui en vient à hypostasier une « histoire de la culture » coupée de la grande histoire politique. Steding est moins convaincant lorsqu'il s'en prend également au Suisse Bachofen (2), qui a incarné une tendance romantique valorisant le substrat irrationnel et vital des civilisations et des origines matriarcales, du monde des symboles, des mythes et des cultes primordiaux. De façon plus générale, il cloue au pilori l'irrationalisme. L'aversion pour la ratio au nom de tout ce qui est vie, biologie et instinct, reflète elle-même une phobie pour l'idée organique impériale, qui sublime et domine la vie (p. 295). C'est pour cela qu'un Burckhardt jugea « barbare » l'État romain (p. 332), alors qu'un Mommsen en comprit le sens, tout comme il avait compris celui de l'État guerrier bismarckien (p. 295).
Dans la culture « neutre », le processus de dissociation revêt diverses formes. Ou bien ce qui est dissocié et considéré en soi s'avère être l'« âme », la psyché — et alors on a toutes les variétés du psychologisme ; ou bien c'est la partie inférieure de l'âme elle-même, c'est-à-dire l'inconscient et le subconscient — et alors on a la psychanalyse, la philosophie de l'inconscient, la nouvelle mystique de « la vie », qu'il s'agisse de celle cultivée par Mages ou par le Suisse C.G. Jung. Tantôt c'est l'économie — et alors on a le matérialisme historique et l'interprétation « sociologique » de l'Histoire ; tantôt c'est la sexualité — et alors on a, les diverses variétés de la psychanalyse mises à part, toute une série de livres de caractère érotique ou d'œuvres pseudo-scientifiques de vulgarisation centrées sur les formes, normales ou anormales, de l'eros — type Van der Velde ou Hirschfeld. Ce peut être, enfin, l'élément purement esthétique — et alors on a des phénomènes du genre Stefan George et les diverses tendances « humanistes ». Et ainsi de suite. Cette culture a surtout eu comme berceau les pays « neutres ». Et Steding en met en évidence, au terme d'une analyse très serrée, les prémisses pathologiques, dans la mesure où il s'agit toujours d'une culture qui s'est affirmée parallèlement au dépérissement de l'idée organique impériale.
Le scientisme et le mythe positiviste appartiennent au même univers. Le matérialisme, l'obsession de s'en tenir aux « purs faits », marquent à nouveau une scission, une exaltation unilatérale et plate de ce qui n'est qu'une partie du tout que constitue la réalité (p. 303). À cet égard, Steding renverse carrément la thèse de l'« objectivité », chère à la science « neutre ». Pour lui, une science n'est objective que lorsqu'elle est politique, car c'est alors seulement qu'il y a coïncidence entre l'esprit et la loi selon laquelle se développe une civilisation et s'affirme concrètement l'existence d'une race. Inversement, c'est dans la mesure où une science se prétend apolitique qu'elle renonce à toute objectivité, car elle finit par adopter comme critère d'objectivité ce qui n'est que le point de vue particulier d'un individu ou d'une école (p. 299). Voilà en quoi consiste précisément la science des cultures « neutres ». Steding affirme sans broncher que « toute vérité scientifique objective était, autrefois, un ordre ». Dans le domaine des sciences positives elles-mêmes, toute certitude se rattache elle aussi à la force de décision qui crée les empires : toute certitude naît au départ d'une façon « prussienne » et ce n'est qu'après, en se « dévirilisant », qu'elle assume un caractère « apolitique » (p. 572-573). La distinction même entre les sciences positives et les autres — qui ne seraient pas « positives » parce que leur objet est d'ordre spirituel — marque un dualisme pathologique : « L'exactitude des sciences naturelles est née à partir de l'accord tacite pour ignorer tout ce qui pourrait troubler l'exactitude elle-même, à savoir en priorité l'élément qualitatif, qui est essentiel dans le monde » (p. 615). Le fait que l'on ait pu considérer comme vraiment réelle une « nature circoncise », c'est-à-dire réduite au pur élément quantitatif, est un nouveau signe d'une humanité qui n'est pas « en ordre », d'une humanité déchirée intérieurement et comme naturalisée (p. 616).
Autres symptômes de régression et de scission : l'évasion, propre à un certain spiritualisme, vers des formes de l'esprit oriental ou extrême-oriental ; le culte des « reliques du passé », y compris la vénération esthétisante pour les « héros » et les « génies » ; une certaine recherche préhistorique qui se réfugie dans le monde nébuleux des origines ; et même certaines spiritualisations de l'idée d'Empire, où le concept d'un Regnum spirituel plus ou moins universaliste est tellement souligné que cette idée devient quelque chose de totalement irréel et inconsistant. Sur un autre plan, Steding voit un phénomène typique de scission et d'émancipation du particulier dans le mouvement féministe et de libération de la femme, lequel s'est développé à partir des Pays-Bas et des États scandinaves — c'est-à-dire des zones particulièrement « neutralisées » de l'ancien espace impérial européen (p. 274-5).
D'une importance capitale est ce qu'écrit Steding à propos de la dissociation et de la régression qui se traduisent par l'importance, unilatérale et polémique, donnée au substrat naturaliste de la vie — que celui-ci soit conçu comme « race » et comme « communauté de sang » ou bien comme « masse » ou « peuple ». Pour Steding, comme d'ailleurs pour nous-mêmes, tout ceci correspond simplement à l'élément « matière », en face duquel l'« État » et l'« Empire » représentent l'élément « forme » — le second étant vis-à-vis du premier comme le principe masculin face au principe féminin, comme l'idée (au sens platonicien) face à la nature. Sur ce critère, la démocratie se perpétue dans un certain nationalisme, mais également dans un certain racisme, puisqu'il s'agit toujours d'une « matière » qui tend à s'émanciper de la « forme », qui s'absolutise et cherche à saper l'autorité politique supérieure à laquelle masse, peuple et nation doivent se soumettre. Pour Steding, État et Empire sont donc supérieurs aux nations, aux peuples et aux ethnies. Ce sont les « hommes », écrit-il, qui se déclarent pour l'État, alors que les natures « matriarcales » se déclarent pour le peuple et le divinisent. Mais là où, ce faisant, naît un tel culte, la dissociation pathologique propre à l'Europe crépusculaire et anti-impériale s'affirme une fois de plus (p. 217, 218, 223, 229, 230).
Avec l'Empire, tout dualisme entre État et peuple-race est dépassé : une ferme volonté politique tient en main « le peuple » et l'empêche de faire des écarts. Un peuple n'atteint à une existence réelle que lorsqu'une volonté et une idée politique bien précises lui donnent une forme, une signification, une conscience ; en lui-même, il n'est qu'une materia prima (p. 292-3, 223, 228), n'assumant une personnalité que lorsque la composante virile, représentée par l'État et par l'Empire, est neutralisée. L'importance des vues développées par Steding réside dans le fait que, grâce à elles, certains aspects socialisants de l'idéologie nazie se trouvent dépassés et qu'une convergence fondamentale apparaît entre celle-ci et la conception fasciste. Certes, comme le met en relief Frank dans son introduction (p. XXV), Steding ne conçoit pas l'idée politique, vis-à-vis de laquelle peuple, nation et race ne sont que materia prima, de façon abstraite et quasiment comme si elle tombait du ciel ou en était l'agent : Steding lui aussi la conçoit relativement à une « race ». Mais, ici, la « race » est entendue au sens supérieur : il s'agit de ce que nous avons appelé la « race de l'esprit » ou l'« élément solaire d'une race ». On en trouve la confirmation à la fin de l'ouvrage (p. 516, 587), lorsque Steding en vient à préciser le concept de « race dominatrice ». Il ne s'agit pas d'un concept naturaliste. Steding affirme que même si l'on voulait se référer aux races aryennes nordico-germaniques, auxquelles certains attribuent des caractères de supériorité, il faut se convaincre qu'elles aussi ont besoin d'une espèce de transfiguration qui les arrache à l'état naturaliste, uniquement conditionné par le sang, et les hisse au plan de l'esprit — le seul qui, pour l'État, pour l'Empire et à chaque tournant de la grande Histoire, ait un caractère décisif. Il faut qu'une race soit frappée par la « foudre d'Apollon » et que, par-delà le faix des passions et des instincts, elle possède le « feu » capable d'éclairer d'autres peuples, et puisse les fédérer au sein d'une grande formation impériale (p. 587). Cette même « foudre d'Apollon » symbolique est nécessaire afin que surgissent et que s'imposent évidences et vérités, afin que le système même des sciences et des disciplines particulières, parallèlement à l'affirmation d'une volonté d'Empire, revête la forme supérieure d'un organisme vivant, unitaire et décisionnel (p. 603), non pas « neutre » mais déterminant et normatif (p. 602). Ce n'est qu'à ce moment-là que le matérialisme sera dépassé, que la « matière » sera libérée de ses particularismes et prendra une « forme » : en relation étroite avec l'action spirituellement centralisatrice inscrite dans l'idée impériale (p. 303).
La « culture » née de l'exténuation et de la neutralisation de la vieille Europe est au contraire caractérisée par une récurrente attitude de contestation contre l'élément politique, par une incompréhension de toute spiritualité qui soit également puissance, par une opposition hystérique à toute tentative d'inclure à nouveau l'intellectualité et la science au sein de l'unité politique. Tout ce qui est organisation, discipline, ordre positif, volonté, apparaît aux yeux d'une telle « culture » comme « barbarie », comme « despotisme », comme « matérialisme » (p. 250, 297, 327). Il s'agit là de réactions d'une substance spirituellement féminine, tandis que, répétons-le, c'est l'élément viril qui s'exprime dans le concept politique d'État et d'Empire. Les belles-lettres, les arts et les sciences, la civilisation conçue comme un raffinement esthétique et humaniste, ne représentent dans le cadre d'une telle polémique antipolitique, que des symptômes de maladie et d'hystérie. Ce qui voudrait être « esprit » et « défense de l'esprit » n'est en réalité qu'une opposition entre négation et affirmation — entre badinage, jeu, aventure, divagation et bavardages et puis sérieux, force, style architectonique (p. 340, 341, 386).
Steding ne manque cependant pas de souligner ce qui, souvent, a fourni des armes à la polémique de la culture neutre. Plus d'une fois, on vit l'élément politique se rigidifier, survivre simplement aux grandes actions venues de la substance la plus intime d'un peuple, qui l'ont appelé à la vie, l'ont forgé, et dont procédaient en même temps une mentalité, une culture, une science (p. 446, 453). Mais c'est là jouer sur les mots. Se référant au domaine même du « militarisme », tant abhorré par les intellectuels « neutres », Steding remarque que l'organisation d'une guerre victorieuse implique une débauche d'énergies intellectuelles dont les « représentants de la culture » — qui sont généralement de simples littérateurs, des gens qui s'adonnent à la spéculation et aux rimes — n'ont souvent pas la moindre idée (p. 334). Pour Steding, un empire ne se manifeste pas uniquement à travers une architecture, une science ou une littérature qui lui soient propres, mais également, et tout aussi parfaitement, à travers la création de sous-marins, de chars d'assaut et d'appareils de bombardement. Tout ceci vise à constituer la cuirasse d'airain dont un empire a besoin pour se défendre, car le danger d'une dissolution favorisée par la « culture » et l'irruption de races sans histoire est toujours présent — comme est également présente la menace de ceux qui, au nom précisément d'une soi-disant « civilisation », voudraient enfreindre ce principe supérieur (p. 498, 503). À une civilisation s'en oppose une autre : à celle négative et féminine, liée à la période de carence de l'idée impériale, s'oppose une civilisation positive, fondée sur une transfiguration de toutes les forces obscures et menaçantes propres à l'élément terrestre et sur leur domination, dans le cadre rigide d'une discipline. Cette seconde culture peut se manifester dans le style même du prussianisme. Et de ce point de vue, c'est précisément l'autre culture qui apparaît comme « barbare » (p. 519). Un ordre supratemporel, « éternel », ne peut devenir réalité qu'au sein d'un empire — d'où il ressort qu'en dehors de l'Empire, il n'existe pas de véritable civilisation (p. 636, 519, 520).
Steding a cru que nous nous acheminions vers une nouvelle ère impériale qui marquerait la fin de la maladie de la culture européenne. Le nouvel Empire, en se consacrant à la restauration d'une vérité et d'un ordre général européens, agira de façon pratiquement « catalytique ». Sa seule présence aura une action destructrice sur toute forme de « neutralisation », elle déterminera un processus de renaissance et de recentrage qui, en un certain sens, dans son objectivité et son impersonnalité, aura un caractère universel. Pour les individus aussi, l'Empire représentera la meilleure thérapie contre toute forme de « libération », d'incertitude, de contradiction interne et d'évasion, car il les conduira au-delà d'eux-mêmes, là où leur volonté s'orientera vers une fin d'ordre supérieur. Et Steding rapporte les mots qu'aurait prononcés Frédéric le Grand, comme un avis de recrutement : « Mes garçons, vous auriez donc voulu vivre éternellement ? » (p. 658, 282).
Telles sont les idées fondamentales énoncées par Steding, lesquelles, comme nous le disions, expriment les tendances les plus positives de l'Allemagne nouvelle. Les réserves que l'on peut faire sont les suivantes.
Nous avons traduit le mot Reich par « Empire » ou « idée impériale » afin de mettre en évidence la valeur d'ordre général de nombreuses conceptions de Steding. Luimême a reconnu l'étroite relation existant entre l'idée politique de l'État, en tant que force formatrice virile, et la tradition romaine. Pour lui, l'État romain a été davantage « État » qu'aucun autre, et c'est pour cette raison que, pour les Allemands du Moyen Âge, il eut valeur d'idéal (p. 294, XV). Ainsi se trouvent dépassées les tendances sournoisement antiromaines de certains milieux extrémistes allemands, contre lesquels Steding a également pris position en développant ses idées concernant les rapports entre État, peuple et race. Dans une large mesure, c'est la grande tradition impériale, où l'élément germanique et l'élément romain coïncident, que Steding a reprise. Cela étant, il eût été opportun de dire quel rôle, en dehors de l'idée nordicogermanique, l'idée romaine doit jouer dans la reprise souhaitée d'une telle tradition et, par conséquent, de faire allusion au fait qu'ici, le type nordico-germanique doit avoir comme corollaire le type aryano-romain, dans l'optique d'une intégration réciproque. Tout en reconnaissant l'élément « romain » présent dans l'idée politique prussienne elle-même, Steding néglige cependant ce point et développe ses considérations de façon plutôt unilatérale, parce qu'il semble avoir surtout en vue le Reich germanique tel qu'il fut créé par Bismarck, ce Reich qui, après une période de latence et de rigidification, se serait réaffirmé comme idéal dans le national-socialisme.
Or, même si on limitait ainsi l'horizon, la question de savoir jusqu'à quel point ces formes plus récentes du Reich correspondent purement et simplement à la conception traditionnelle pourrait être posée à Steding. L'action même de Bismarck, si on la considère de ce point de vue, n'est pas privée de certaines zones d'ombre (3). Steding laisse quasiment de côté le fait que la construction de l'État bismarckien est liée à un grave camouflet infligé au prestige de l'Autriche, laquelle était en fait l'héritière légitime du Saint Empire Romain. À l'égard de l'Autriche, Steding fait souvent preuve d'une ironie d'un goût douteux, qui se ressent de lieux communs plutôt triviaux fort répandus dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Il observe avec justesse que l'Autriche traversait une phase de dégénérescence, de sorte que l'Allemagne fut en droit d'en recueillir l'héritage. Mais Steding est-il vraiment certain que ce que l'Allemagne, déjà au temps de Bismarck, avait repris, était exactement le principe incarné jusque-là par l'Autriche ? Tout ce que Steding écrit en matière de fédéralisme (p. 196 et suiv.), par ex., ne nous convainc guère. Dans sa phase actuelle de développement, le Reich est affecté d'un centralisme peu conciliable avec l'idée hiérarchique traditionnelle — au point que son dépassement constituera sans doute la condition nécessaire d'une nouvelle idée impériale européenne.
En se référant avec trop d'insistance à l'idéal simplement prussien de l'État, Steding donne souvent l'impression de concevoir d'une façon quelque peu laïque et séculière l'idée d'Empire — ce qui refléterait alors l'une des scissions typiques de la maladie de la culture européenne. C'est ainsi que, page 337 par ex., il oppose le lien de l'Empire médiéval, qui était religieux, à un lien qui devrait être « essentiellement politique ». Ailleurs (p. 241, 350), il reproche aux Hohenstaufen d'avoir cultivé des conceptions « irréalistes » et « utopiques ». Il est exact qu'ailleurs, il rappelle le rôle joué par la notion de Providence et de décision divine dans la pensée des modernes chefs du Reich (p. 514). Mais il ne s'agit que d'allusions. Steding ne nous dit pas quel fondement supranaturel et quelle conception du monde précise doivent orienter le Reich afin que sa force formatrice, organisatrice et animatrice s'affirme dans tous les domaines de la civilisation.
Certaines critiques de Steding, on l'a vu, pèchent par leur côté unilatéral : pour dénoncer l'erreur, il en vient parfois à négliger ce que certains auteurs ou certaines tendances pourraient offrir de positif à ses propres idées. Lorsqu'il évoque les « divinités lumineuses du monde du politique » opposées à la région obscure des mythes, des symboles et des traditions primordiales, il court par ex. le risque de finir, à son corps défendant, dans le rationalisme (p. 339, 76, 226), alors qu'il conçoit parfaitement la possibilité d'une exploration du monde spirituel qui aurait les mêmes caractères d'exactitude et de clarté que les sciences naturelles (p. 617). Nombre des accusations portées contre Bachofen par Steding sont carrément injustes : on trouve au contraire chez Bachofen bien des éléments susceptibles de conforter, précisément, l'idéal « apollinien » et viril d'un État « romain » opposé au monde équivoque du substrat naturaliste et matriarcal. Et, au bout du compte, Steding subit en fait souvent l'influence salutaire des conceptions de Bachofen.
De même il n'est pas dit que l'attention que beaucoup portent à l'Orient ne soit qu'une variété de l'évasionnisme propre à l'âme européenne. Il ne faut pas oublier que nombre de traditions orientales conservent les traces d'un commun héritage aryen, avec une pureté qu'on ne rencontre pas toujours ailleurs. Même les nouvelles orientations prises par la science de la préhistoire ont une valeur spirituelle précise, que Steding n'a pas vue : sur ce point, il paraît faire montre d'une certaine étroitesse « politique » (au sens moderne et péjoratif de ce mot).
À l'égard de Nietzsche, l'attitude de Steding est pareillement unilatérale. Il est extrêmement discutable que la doctrine nietzschéenne du surhomme exprime réellement, comme le croit Steding, une révolte contre le concept d'État. Ce serait plutôt le contraire qui nous paraîtrait exact, à savoir qu'État et Empire ne sont guère concevables sans une certaine référence à la doctrine du surhomme, celle-ci exaltant une élite, une race dominatrice porteuse d'une autorité spirituelle précise. De fait, seule une élite ainsi conçue peut fonder cette primauté que revendique Steding pour l'État en face de ce qui n'est que simple « peuple ». Il se rapproche d'ailleurs de cette idée lorsqu'il évoque ceux qui sont « frappés par la foudre d'Apollon », mais il ne lui donne pas les développements qui s'imposent.
D'une façon générale, si l'ouvrage de Steding paraît parfaitement fondé dans sa partie critique, il révèle une certaine faiblesse en ce qui concerne les points de référence transcendants nécessaires pour pouvoir réellement justifier un Reich ou Empire, tel qu'il le conçoit. Face au monde sans consistance et neutre de la culture dominante, contre tout un ensemble de phénomènes de dissociation et de régression que tant d'aspects de la mentalité occidentale moderne expriment, Steding fait à nouveau appel à un idéal de civilisation qui, dans sa rudesse, son affirmation, sa virilité guerrière, sa volonté de forme, de discipline, d'organicité et d'unité absolue, peut être dit prussien aussi bien que romain. Mais cet idéal doit être pour ainsi dire illuminé, reconduit à une spiritualité bien précise et à une tradition authentique afin de prévenir un danger : que finisse par y prévaloir l'aspect purement politique, quand bien même serait-il empreint d'une vague mystique. Quoi qu'il en soit, l'ouvrage de Steding constitue un pas en avant digne d'être noté — surtout en Allemagne — sur le plan d'une clarification des idées, d'un alignement des positions, d'une reprise consciente de cette idée impériale qui, Steding l'a précisément montré, s'identifie à la réalité de la meilleure Europe.
► Julius Evola (1943), in : Essais politiques, Pardès, 1988.
♦ Notes :
- 1 C. Steding, Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, Hanseatische Verlagsanstalt, 2e éd., Hambourg, 1938, dont une autre édition vient de paraître.
- 2 En matière de révision traditionnelle de l'histoire antique, notamment romaine, J. Evola s'est toujours intéressé aux recherches de Johann Jakob Bachofen, écrivain suisse du XIXe siècle, auteur de nombreuses études philologiques et archéologiques de premier plan. C'est précisément Evola qui a fait connaître en Italie cet auteur au-delà des milieux spécialisés en traduisant une anthologie de textes de Bachofen : Le Madri e la virilità olimpica (Bocca, Milan, 1949), accompagnée de commentaires et d'une longue introduction [Note de Renato Del Ponte] – [Cette introduction a été traduite en français : cf. J. Evola, « Les Mères et la virilité olympienne », in : Rebis n°8, été 1985, p. 1-8 – NDT].
- 3 Cf. l'ouvrage de E. Malynski et L. de Poncins, La guerre occulte, Beauchesne, Paris, 1936.
◘ Culture et liberté
Récemment, la “liberté de la culture” a donné lieu à des débats ; il s'agit d'un problème qui a son importance, mais qui réclame quelques précisions.
En premier lieu, il faudrait dire ce qu'on entend précisément par “culture”. Certains ont rappelé opportunément que, dans l'Antiquité, le terme “culture” a désigné essentiellement la formation de soi et le développement des possibilités de chacun, par analogie avec l'objectif de toute “agri-culture”. Cela est évidemment très différent du fait de “se cultiver” ou de posséder une certaine culture, car il peut aussi s'agir, dans ce dernier cas, d'un phénomène purement intellectualiste, sans aucune incidence existentielle. Lorsqu'il s'agit d'une formation de soi, celle-ci s'est presque toujours donné un modèle lié à un type précis de civilisation, à une tradition, éventuellement à une doctrine. En l'occurrence, la marge de liberté, au sens de choix arbitraire, est très réduite. Il en a été ainsi, si l'on considère le type ou idéal, du civis romanus, du sage antique (surtout du sage stoïcien), du samouraï, du chevalier médiéval, du Junker prussien et, dans une certaine mesure, du gentleman anglais. Dans tous ces cas, la formation de soi a suivi une direction bien précise.
Si l'on passe à la culture au sens le plus courant et à l'examen de la “liberté de la culture”, il faudrait tout d'abord reprendre la célèbre distinction entre le fait d'être libre “de quelque chose” et le fait d'être libre “pour quelque chose”. La première liberté est une liberté négative ; d'une manière générale, le problème présuppose ici l'existence d'une coercition ou limitation. Par ex., on peut sou tenir dans un État totalitaire, en protestant, le besoin d'une culture libre. Mais il faut reconnaître que cet État a tout à fait le droit de se défendre. On pourrait même étendre cette réserve. Dans le climat de la démocratie, tout, en principe, est permis, il n'y a pas d'autorité qui condamne ou combatte une culture, laquelle peut aussi être libre d'agir de la manière la plus déplorable et la plus destructrice qui soit. Bien entendu, il ne s'agit pas de souhaiter, face à cette situation, un régime de censure. Il s'agit plutôt de regretter l'état de fait où il pourrait être opportun, dans certains cas et malgré tout, d'adopter un tel régime, mais en usant pour ce faire d'intelligence, de mesure et de discernement.
La chose la plus importante consiste cependant à opposer au climat de la démocratie l'atmosphère d'une civilisation de type organique. Une telle civilisation ignore la dissociation du particulier. Dans un livre important intitulé Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur (L'Empire et la maladie de la culture européenne), un auteur allemand, Christoph Steding, a analysé dans le détaille processus de dégénérescence qui s'est produit lorsque des domaines particuliers, précédemment compris dans un ordre unitaire ou bien reflétant tous une même impulsion, ont acquis une autonomie propre, se sont dissociés, devenant, pour ainsi dire, autant de zones « neutres ». À ce propos, Steding a pu parler d'une sorte d'« helvétisation » de l'Europe et de sa culture. Le point fondamental qu'il faut relever, dans ce contexte, c'est l'inexistence d'un centre auquel pourrait aussi correspondre l'idée d'« empire » (Reich), même si celui-ci n'est pas entendu dans un sens politique et matériel, mais en tant que centre d'animation et de gravité d'une réalité historique donnée : chose qui se vérifia, dans une certaine mesure, avec l'œcumène médiéval occidental.
Si ce système organique existait, la liberté de la culture présenterait un caractère spécifique : le caractère, signalé plus haut, d'une “liberté pour quelque chose”. On peut même aller jusqu'à partager, d'une certaine façon, ce qu'affirme un marxiste, Lukacs, lorsqu'il stigmatise une culture superficielle, inconsistante, “invertébrée”, destinée à l'usage et à la consommation du bon bourgeois, pratiquement sous la forme d'un “passe-temps” qui l'“élève” et le rend “distingué”. Il n'est pas nécessaire d'être marxiste pour formuler une telle accusation. On peut aussi la soutenir en tant qu'homme de Droite, car c'est une idiotie de prétendre qu'il n'y a d'“engagement” culturel que dans le sens, misérable et trivial, du marxisme, qu'on ne peut pas être “engagé” dans le sens opposé.
Or, la culture conforme à cette autre perspective devrait être libre sous l'angle créateur et organique. Elle devrait donc assumer et développer les contenus d'une civilisation organique, naturellement sans une quelconque détermination extrinsèque, sans une détermination autre que celle, quasi insensible, due seulement à une syntonie générale. À titre de comparaison, on pourrait penser à un processus de croissance, lequel n'a rien d'arbitraire. On s'est trop habitué à confondre ce qui est libre avec ce qui est arbitraire dans un sens individualiste, avec ce qui est dénué de racines profondes. La mentalité moderne n'est que trop portée à faire cette regrettable confusion, qui est toutefois favorisée par la situation générale dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. D'ailleurs, l'adoption de positions de type opposé devrait avoir comme prémisse un type humain qui connaîtrait avant tout la “culture” au sens que nous avons rappelé en commençant, donc au sens de formation de soi, de discipline, car il n'y a que chez ce type humain que la liberté peut acquérir un caractère positif .
Une culture anarchiquement libre peut être la cause d'autant de calamités que la tristement célèbre “liberté de la presse” chère à un journalisme capable de tout, envahissant, impertinent, provocateur, partisan. Naturellement il faudrait distinguer ici plusieurs domaines. Il est évident que le problème ne se pose pas dans le domaine du roman et de l'essai, sinon sur le plan pratique : donc non dans le domaine de la composition littéraire, mais dans celui de la publication, car on sait que la critique et l'édition sont truffées de cliques bien organisées et puissantes qui peuvent rendre éphémère la liberté tant vantée des auteurs, en en bloquant les manifestations, l'expression et la diffusion. Toutefois, si l'on considère une certaine culture de masse, on peut dire qu'elle jouit d'autant de liberté qu'elle veut, que celle-ci ne fait même qu'augmenter, ne reconnaissant aucune sorte de limite ou de convention. Aussi bien voit-on exister une culture qui, au fond, ne mérite même pas ce nom. Il existe ensuite une culture de type documentaire, qui sert, comme on aime à dire, à “enrichir l'esprit” ; il y a enfin une culture spécialisée, qui, naturellement, ne doit pas subir de contraintes. Pour la première, cependant, on pourrait poser deux problèmes : celui de ce qui est vraiment digne d'être connu, et celui de ce qu'il est dangereux de connaître. Si notre mémoire est bonne, c'est Maistre qui, bien que songeant à un contexte différent, a parlé du « retrait » de certaines connaissances, après qu'elles eurent revêtu, pour la majorité des hommes, le caractère d'un feu qui servait plus à brûler qu'à éclairer. Mais aujourd'hui domine l'étrange superstition suivante : l'humanité étant devenue “adulte”, tout doit être mis à la portée de tous. Et ce alors qu'il suffit de penser au pouvoir qu'exercent dans notre monde la publicité, les slogans, les mots d'ordre, pour se convaincre que nos contemporains font preuve d'une remarquable passivité et possèdent une très faible capacité de discrimination et de réaction véritable. Il est superflu de préciser à quoi peut mener, dans cette optique, la “liberté” lorsqu'elle s'applique aussi au domaine intellectuel et culturel.
La conclusion de nos brèves considérations renvoie à ce que nous avons dit au début : le problème devrait être posé en des termes beaucoup plus vastes, donc en relation avec un certain type de civilisation et de société, type qu'on peut dire malheureusement inexistant ou presque aujourd'hui. En effet, ce qui règne ou prédomine, c'est tout ce qui est massifié, non ce qui est organique et différencié, non ce qui a une forme intérieure au sens, vivant, de Gœthe. Toutes les choses étant reliées, cet état de fait se répercute inévitablement aussi sur le problème de la liberté et de la liberté de la culture. On comprendra aisément que pour nous, quand un “système” existe (et quand on le laisse exister), des affirmations sporadiques de liberté, en dépit d'une certaine valeur morale démonstrative, ne mènent à rien. Il est même permis de penser qu'elles ne sont parfois dictées, chez certaines individualités, que par la manie de se faire remarquer et de se mettre en valeur : chose qui prive ces affirmations de toute signification profonde. Nous croyons que c'est le cas de certaines poses d'“intellectuels” et de lettrés de l'Union Soviétique, auxquelles nous ne sommes pas tenté d'accorder trop d'importance, contrairement à ce qu'on fait généralement dans le monde “libre” occidental. Nous n'hésitons pas à dire qu'il y a même quelque chose d'hysténque dans ces manifestations de révolte. Elles n'ont qu'un caractère périphérique. C'est à une action d'ensemble sur le plan du réel qu'il faudrait donner la parole.
Si un bouleversement, aujourd'hui imprévisible, venait changer la situation spirituelle et intellectuelle, la problématique sur laquelle nous avons attiré l'attention ici se présenterait de manière très différente. Et il n'y aurait alors pas de doute au sujet de ce qui peut revêtir, pour ce qui concerne la culture, un caractère de normalité : de normalité dans un sens supérieur, évidemment.
► Julius Evola, in : Explorations (1974), Pardès, 1989.