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KR

La “Révolution conservatrice” en Allemagne (1918-1932)

 

kr10.jpgL’ouvrage d’Armin Mohler sur la “Konservative Revolution” (KR) a été si souvent cité, qu’il est devenu, dans l’espace linguistique francophone, chez ceux qui cultivent une sorte d’adhésion affective aux idées vitalistes allemandes dérivées de Nietzsche, une sorte de mythe, de référence mythique très mal connue mais souvent évoquée. Cette année, une réédition a enfin vu le jour, flanquée d’un volume complémentaire où sont consignés les commentaires de l’auteur sur l’état actuel de la recherche, sur les nouveaux ouvrages d’approfondissement et surtout sur les recherches de Sternhell (1).

Comment se présente-t-il, finalement, cet ouvrage de base, ce manuel si fondamental ? Il se compose d’abord d’un texte d’initiation, commençant à la page 3 de l’ouvrage et s’achevant à la page 169 ; ensuite d’une bibliographie exhaustive, recensant tous les ouvrages des auteurs cités et tous les ouvrages panoramiques sur la KR : elle débute à la page 173 pour se terminer à la page 483. Suivent alors les annexes, avec la liste des abréviations utilisées pour les lieux d’édition et les maisons d’édition, puis les registres des personnes, des périodiques et des organisations.

Un ouvrage destiné à la recherche

L’ouvrage est donc de prime abord destiné à la recherche. Mais comme la thématique englobe des idées, des leitmotive, des affirmations politiques qui ont enthousiasmé de larges strates de l’intelligentsia allemande voire une partie des masses, il est évident qu’aujourd’hui encore elle enregistrera des retentissements divers en dehors des cénacles académiques. À Bruxelles, à Genève, à Paris ou à Québec, il n’y a pas que des professeurs qui lisent Ernst Jünger ou Thomas Mann

La recension qui suit s’adressera dès lors essentiellement à ce public extra-académique et se concentrera sur la première partie de l’ouvrage, le texte d’initiation, avec ses définitions de concepts, sa classification des diverses strates du phénomène que fut la KR. Mohler, dans ces chapitres d’une densité inouïe, définit très méticuleusement des mouvements politico-idéologiques aussi marginaux que fascinants : les “trotskystes du national-socialisme”, la “Deutsche Bewegung” (DB), le national-bolchévisme, le “Troisième Front” (Dritte Front, en abrégé DF), les Völkischen, les Jungkonservativen, les nationaux-révolutionnaires, les Bündischen, etc. ainsi que des concepts comme Weltanschauung, nihilisme, Umschlag, “Grand Midi”, réalisme héroïque, etc.

“Konservative Revolution” et national-socialisme

Le premier souci de Mohler, c’est de distinguer la KR du national-socialisme. Pour la tradition antifasciste, souvent imprégnée des démonstrations du marxisme vulgaire, le national-socialisme est la continuation politique de la KR. De fait, le national-socialisme a affirmé poursuivre dans les faits ce que la KR (ou la Deutsche Bewegung) avait esquissé en esprit. Mais nonobstant cette revendication nationale-socialiste, on est bien obligé de constater, avec Mohler, que la KR d’avant 1933 recelait bien d’autres possibles.

Le national-socialisme a constitué un grand mouvement de masse, impressionnant dans ses dimensions et affublé de toutes les lourdeurs propres aux appareils de ce type. Face à lui, foisonnaient des petits cercles où l’esprit s’épanouissait indépendamment des vicissitudes politiques du temps. Ces cénacles d’intellectuels n’eurent que peu d’influence sur les masses. Le grand parti, en revanche, écrit Mohler, « gardait les masses sous son égide par le biais des liens organisationnels et d’une doctrine adaptée à la moyenne et limitée à des slogans ; il n’offrait aux têtes supérieures que peu d’espace et seulement dans la mesure où elles voulaient bien participer au travail d’enrégimentement des masses et limitaient l’exercice de leurs facultés intellectuelles à un quelconque petit domaine ésotérique » (p. 4).

Peu d’intellectuels se satisferont de ce rôle de “garde-chiourme de luxe” et préfèreront rester dans cette chaleur du nid qu’offraient leurs petits cénacles élitaires, où, pensaient-ils, ”l'idée vraie” était conservée intacte, tandis que les partis de masse la caricaturaient et la trahissaient. Ce réflexe déclencha une cascade de ruptures, de sécessions, d’excommunications, de conjurations avec des éléments exclus du parti, si bien que plus aucune équation entre la NSDAP et la KR ne peut honnêtement être posée. Bon nombre de figures de la KR devinrent ainsi les “trotskystes du national-socialisme”, les hérétiques de la Deutsche Bewegung, qui seront poursuivis par le régime ou opteront pour ”l'émigration intérieure” ou s’insinueront dans certaines instances de l’État car le degré de la mise au pas totalitaire fut nettement moindre en Allemagne qu’en Union Soviétique.

Des représentants éminents de la KR, comme Hans Grimm, Oswald Spengler et Ernst Jünger purent compter sur l’appui de la Reichswehr, des cercles diplomatiques “vieux-conservateurs” ou de cénacles liés à l’industrie. Ne choisissent l’émigration que les figures de proue des groupes sociaux-révolutionnaires (Otto Strasser, Paetel, Ebeling) ou certains nationaux-socialistes dissidents comme Rauschning. La plupart restent toutefois en Allemagne, en espérant que surviendra une “seconde révolution” entièrement conforme à ”l'Idée”. D’autres se taisent définitivement (Blüher, Hielscher), se réfugient dans des préoccupations totalement apolitiques ou dans la poésie (Winnig) ou se tournent vers la philosophie religieuse (Eschmann). Très rares seront ceux qui passeront carrément au national-socialisme comme Bäumler, spécialiste de Bachofen.

La thèse qui cherche à prouver la “culpabilité anticipative” de la KR ne tient pas. En effet, les idées de la KR se retrouvent, sous des formes chaque fois spécifiquement nationales, dans tous les pays d’Europe depuis la moitié du XIXe siècle. Si l’on retrouve des traces de ces idées dans le national-socialisme allemand, celui-ci, comme nous venons de le voir, n’est qu’une manifestation très partielle et incomplète de la KR, et n’a été qu’une tentative parmi des dizaines d’autres possibles. Raisonner en termes de causalité (diabolique) constitue donc, explique Mohler, un raccourci trop facile, occultant par ex. le fait patent que les conjurés du 20 juillet 1944 ou que Schulze-Boysen, agent soviétique pendu en 1942, avaient été influencés par les idées de la KR.

L’origine du terme “Konservative Revolution”

[ci-dessous : Hugo von Hofmannstahl : il a utilisé dans l'un de ses discours le terme de « révolution conservatrice ». Le vaste mouvement d'idées non rationalistes de l'ère de Weimar le reprendra à son compte et le transposera dans l'arène politique.]

hofman10.jpgPour éviter toutes les confusions et les amalgames, Mohler pose au préalable quelques définitions : celle de la KR proprement dite, celle de la Deutsche Bewegung, celle de la Weltanschauung en tant que véhicule pédagogique des idées nouvelles. Les termes “konservativ” et “revolutionär” apparaissent accolés l’un à l’autre pour la première fois dans le journal berlinois Die Volksstimme du 24 mai 1848 : le polémiste qui les unissait était manifestement mu par l’intention de persifler, de se gausser de ceux qui agitaient les émotions du public en affirmant tout et le contraire de tout (le conservatisme et la révolution), l’esprit troublé par les excès de bière blanche. En 1851, le couple de vocables réapparait — cette fois dans un sens non polémique — dans un ouvrage sur la Russie attribué à Theobald Buddeus. En 1875, Youri Samarine donne pour titre Revolyoutsionnyi konservatizm à une plaquette qu’il a rédigée avec F. Dmitriev. Par la suite, Dostoïevski l’utilisera à son tour. En 1900, Charles Maurras l’emploie dans son Enquête sur la Monarchie. En 1921, Thomas Mann l’utilise dans un article sur la Russie.

En Allemagne, le terme “Konservative Revolution” acquiert une vaste notoriété quand Hugo von Hofmannsthal le prononce dans l’un de ses célèbres discours (Das Schriftum als geistiger Raum der NationLa littérature comme espace spirituel de la nation, 1927). Von Hofmannsthal désigne un processus de maturation intellectuelle caractérisé par la recherche de “liens”, prenant le relais de la recherche de “liberté”, et par la recherche de “totalité”, ”d'unité” pour échapper aux divisions et aux discordes, produits de l’ère libérale.

Chez Hofmannsthal, le concept n’a pas encore d’implication politique directe. Mais dans les quelques timides essais de politisation de ce concept, dans le contexte de la République de Weimar agonisante, on perçoit très nettement une volonté de mettre à l’avant-plan les caractéristiques immuables de l’âme humaine, en réaction contre les idées de 1789 qui pariaient sur la perfectibilité infinie de l’homme. Mais tous les courants qui s’opposèrent jadis à la Révolution française ne débouchent pas sur la KR. Bon nombre d’entre eux restent simplement partisans de la Restauration, de la Réaction, sont des conservateurs de la vieille école (Altkonservativen).

“Konservative Revolution” et “Deutsche Bewegung”

Donc si la KR est un refus des idées de 1789, elle n’est pas nostalgie de l’Ancien Régime : elle opte confusément, parfois plus clairement, pour une “troisième voie”, où seraient absentes l’anarchie, l’absence de valeurs, la fascination du laissez-faire propres au libéralisme, l’immoralité fondamentale du règne de l’argent, les rigidités de l’Ancien Régime et des absolutismes royaux, les platitudes des socialismes et communismes d’essence marxiste, les stratégies d’arasement du passé (”Du passé, faisons table rase…”). À l’aube du XIXe siècle, entre la Révolution et la Restauration, surgit, sur la scène philosophique européenne, l’idéalisme allemand, réponse au rationalisme français et à l’empirisme anglais. Parallèlement à cet idéalisme, le romantisme secoue les âmes. Sur le terrain, comme dans le Tiers-Monde aujourd’hui, les Allemands, exaltés par Fichte, Arndt, Jahn, etc., prennent les armes contre Napoléon, incarnation d’un colonialisme “occidental”. Ce mélange de guerre de libération, de révolution sociale et de retour sur soi-même, sur sa propre identité, constitue une sorte de préfiguration de la KR, laquelle serait alors le stade atteint par la Deutsche Bewegung dans les années 20.

Pour en résumer l’esprit, explique Mohler, il faut méditer une citation tirée du célébrissime roman de D.H. Lawrence, The plumed Serpent (Le serpent à plumes, 1926). Écoutons-la :

Lorsque les Mexicains apprennent le nom de Quetzalcoatl, ils ne devraient le prononcer qu’avec la langue de leur propre sang. Je voudrais que le monde teutonique se mette à repenser dans l’esprit de Thor, de Wotan et d’Yggdrasil, le frêne qui est axe du monde, que les pays druidiques comprennent que leur mystère se trouve dans le gui, qu’ils sont eux-mêmes le Tuatha de Danaan, qu’ils sont ce peuple toujours en vie même s’il a un jour sombré. Les peuples méditerranéens devraient se réapproprier leur Hermès et Tunis son Astharoth ; en Perse, c’est Mithra qui devrait ressusciter, en Inde Brahma et en Chine le plus vieux des dragons.

Avec Herder, les Allemands ont élaboré et conservé une philosophie qui cherche, elle aussi, à renouer avec les essences intimes des peuples ; de cette philosophie sont issus les nationalismes germaniques et slaves. Dans le sens où elle recherche les essences (tout en les préservant et en en conservant les virtualités) et veut les poser comme socles d’un avenir radicalement neuf (donc révolutionnaire), la KR se rapproche du nationalisme allemand mais acquiert simultanément une valeur universelle (et non universaliste) dans le sens où la diversité des modes de vie, des pensées, des âmes et des corps, est un fait universel, tandis que l’universalisme, sous quelque forme qu’il se présente, cherche à biffer cette prolixité au profit d’un schéma équarisseur qui n’a rien d’universel mais tout de l’abstraction.

La notion de “Weltanschauung”

La KR, à défaut d’être une philosophie rigoureuse de type universitaire, est un éventail de Weltanschauungen. Tandis que la philosophie fait partie intégrante de la pensée du vieil Occident, la Weltanschauung apparaît au moment où l’édifice occidental s’effondre. Jadis, les catégories étaient bien contingentées : la pensée, les sentiments, la volonté ne se mêlaient pas en des flux désordonnés comme aujourd’hui. Mais désormais, dans notre “interrègne”, qui succède à l’effondrement du christianisme, les Weltanschauungen mêlent pensées, sentiments et volontés au sein d’une tension perpétuelle et dynamisante. La pensée, soutenue par des Weltanschauungen, détient désormais un caractère instrumental : on sollicite une multitude de disciplines pour illustrer des idées déjà préalablement conçues, acceptées, choisies.

Et ces idées servent à atteindre des objectifs dans la réalité elle-même. La nature particulière (et non plus universelle) de toute pensée nous révèle un monde bigarré, un chaos dynamique, en mutation perpétuelle. Selon Mohler, les Weltanschauungen ne sont plus véhiculées par de purs philosophes ou de purs poètes mais par des êtres hybrides, mi-penseurs, mi-poètes, qui savent conjuguer habilement — et avec une certaine cohérence — concepts et images. Les gestes de l’existence concrète jouent un rôle primordial chez ces penseurs-poètes : songeons à T.E. Lawrence (d’Arabie), Malraux et Ernst Jünger. Leurs existences engagées leur ont fait touché du doigt les nerfs de la vie, leur a communiqué une expérience des choses bien plus vive et forte que celle des philosophes et des théologiens, même les plus audacieux.

L’opposition concept/image

Les mots et les concepts sont donc insuffisants pour cerner la réalité dans toute sa multiplicité. La parole du poète, l’image, leur sont de loin supérieures. L’ère nouvelle se reflète dès lors davantage dans les travaux des “intellectuels anti-intellectuels”, de ceux qui peuvent, avec génie, manier les images. Un passage du journal de Gerhard Nebel, daté du 19 novembre 1943, illustre parfaitement les positions de Mohler quand il souligne l’importance de la Weltanschauung par rapport à la philosophie classique et surtout quand il entonne son plaidoyer pour l’intensité de l’existence contre la grisaille des théories, plaidoyer qu’il a résumé dans le concept de “nominalisme” et qui a eu le retentissement que l’on sait dans la maturation intellectuelle de la “Nouvelle Droite” française. Écoutons donc les paroles de Gerhard Nebel :

Le rapport entre les deux instruments métaphysiques de l’homme, le concept et l’image, livre à ceux qui veulent s’exercer à la comparaison une matière inépuisable. On peut dire, ainsi, que le concept est improductif, dans la mesure où il ne fait qu’ordonner ce qui nous tombe sous le sens, ce que nous avons déjà découvert, ce qui est à notre disposition, tandis que l’image génère de la réalité spirituelle et ramène à la surface des éléments jusqu’alors cachés de l’Être. Le concept opère prudemment des distinctions et des regroupements dans le cadre strict des faits sûrs ; l’image saisit les choses, avec l’impétuosité de l’aventurier et son absence de tout scrupule, et les lance vers le large et l’infini. Le concept vit de peurs ; l’image vit du faste triomphant de la découverte. Le concept doit tuer sa proie (s’il n’a pas déjà ramassé rien qu’un cadavre), tandis que l’image fait apparaître une vie toute pétillante. Le concept, en tant que concept, exclut tout mystère ; l’image est une unité paradoxale de contraires, qui nous éclaire tout en honorant l’obscur.

Le concept est vieillot ; l’image est toujours fraîche et jeune. Le concept est la victime du temps et vieillit vite ; l’image est toujours au-delà du temps. Le concept est subordonné au progrès, tout comme les sciences, elles aussi, appartiennent à la catégorie du progrès, tandis que l’image relève de l’instant. Le concept est économie ; l’image est gaspillage. Le concept est ce qu’il est ; l’image est toujours davantage que ce qu’elle semble être. Le concept sollicite le cerveau mais l’image sollicite le cœur. Le concept ne meut qu’une périphérie de l’existence ; l’image, elle, agit sur l’ensemble de l’existence, sur son noyau. Le concept est fini ; l’image, infinie. Le concept simplifie ; l’image honore la diversité. Le concept prend parti ; l’image s’abstient de juger. Le concept est général ; l’image est avant tout individuelle et, même là où l’on peut faire de l’image une image générale et où l’on peut lui subordonner des phénomènes, cette action de subordonnance rappelle des chasses passionnantes ; l’ennui que suscite l’inclusion, l’enfermement de faits de monde dans des concepts, reste étranger à l’image...

Les idées véhiculées par les Weltanschauungen s’incarnent dans le réel arbitrairement, de façon imprévisible, discontinue. En effet, ces idées ne sont plus des idées pures, elles n’ont plus une place fixe et immuable dans une quelconque empyrée, au-delà de la réalité. Elles sont bien au contraire imbriquées, prisonnières des aléas du réel, soumises à ses mutations, aux conflits qui forment sa trame. Étudier l’impact des Weltanschauungen, dont celles de la KR, c’est poser une topographie de courants souterrains, qui ne sautent pas directement aux yeux de l’observateur.

Une exigence de la KR : dépasser le wilhelminisme

Quand Arthur Moeller van den Bruck parle d’un “Troisième Reich” en 1923, il ne songe évidemment pas à l’État hitlérien, dont rien ne laisse alors prévoir l’avènement, mais d’un système politique qui succéderait au IIe Reich bismarcko-wilhelminien et où les oppositions entre le socialisme et le nationalisme, entre la gauche et la droite seraient sublimées en une synthèse nouvelle. De plus, cette idée d’un “troisième” Empire, ajoute Mohler, renoue avec toute une spéculation philosophique christiano-européenne très ancienne, qui parlait d’un troisième règne comme du règne de l’esprit (saint). Dès le IIe siècle, les montanistes, secte chrétienne, évoquent l’avènement d’un règne de l’esprit saint, successeur des règnes de Dieu le Père (ancien testament) et de Dieu le Fils (nouveau testament et incarnation), qui serait la synthèse parfaite des contraires.

Dans le cadre de l’histoire allemande, on repère une longue aspiration à la synthèse, à la conciliation de l’inconciliable : par ex., entre les Habsbourg et les Hohenzollern. Après la Grande Guerre, après la réconciliation nationale dans le sang et les tranchées, Moeller van den Bruck est l’un de ces hommes qui espèrent une synthèse entre la gauche et la droite par le truchement d’un “troisième parti”. Évidemment, les hitlériens, en fondant leur “troisième Reich”, prétendront transposer dans le réel toutes ses vieilles aspirations pour les asseoir définitivement dans l’histoire. La KR et/ou la Deutsche Bewegung se scinde alors en 2 groupes : ceux qui estiment que le IIIe Reich de Hitler est une falsification et entrent en dissidence, et ceux qui pensent que c’est une première étape vers le but ultime et acceptent le fait accompli.

Sous le IIIe Reich historique, existait une “opposition de droite”, mécontente du caractère libéral/darwiniste de la révolution industrielle allemande, du rôle de l’industrie et du grand capital, de l’étroitesse d’esprit bourgeoise, du façadisme pompeux, avec ses stucs et son tape-à-l’œil. Le “conservatisme” officiel de l’époque n’est plus qu’un décor, que poses matamoresques, tandis que l’économie devient le destin. Ce bourgeoisisme à colifichets militaires suscite des réactions. Les unes sont réformistes ; les autres exigent une rupture radicale.

Parmi les réformistes, il faut compter le mouvement chrétien-social du Pasteur Adolf Stoecker, luttant pour un “Empire social”, pour une “voie caritative” vers la justice sociale. Les éléments les plus dynamiques du mouvement finiront par adhérer à la sociale-démocratie. Quant au Mouvement Pan-Germaniste (Alldeutscher Verband), il sombrera dans un impérialisme utopique, sur fond de romantisme niais et de cliquetis de sabre. Les autres mouvements restent périphériques : les mouvements “artistiques” de masse, les marxistes qui veulent une voie nationale, les premiers Völkischen, etc.

À l’ombre de Nietzsche…

[Ci-dessous : Julius Langbehn. Par-delà les spéculations strictement philosophiques de l'historicisme du XIXe siècle, il développe une mystique du Nord-Ouest européen dans son ouvrage capital sur Rembrandt, à travers une investigation pluridisciplinaire combinant histoire de l'art, écoutes des mystiques panthéistes (not. rhénane), histoire événementielle et géographie. En ce sens, elle est une Weltanschauung (vision du monde), telle que la définit Mohler. Pour H. Chatellier, spécialiste français de Langbehn, l'auteur de Rembrandt als Erzieher dénonce le monde moderne parce qu'il n'est plus une « nature » mais est une « non-nature ». C'est un retour à la nature réelle (proche en ce sens de ce que Husserl nomme le Lebenswelt), à l'assiette tellurique de toute culture, qu'il entend défendre. Le paysannat, non perverti, servira de réservoir à cette nouvelle renaissance et à cette deuxième réforme.]

langbe10.jpgFace à ces réformateurs qui ne débouchent sur rien ou disparaissent parce que récupérés, se trouvent d’abord quelques isolés. Des isolés qui mûrissent et agissent à l’ombre de Nietzsche, ce penseur qui ne peut être classé parmi les protagonistes de la Deutsche Bewegung ni parmi les précurseurs de la KR, bien que, sans lui et sans son œuvre, cette dernière n’aurait pas été telle qu’elle fut. Mais comme les isolés qu’alimente la pensée de Nietzsche sont nombreux, très différents les uns des autres, il s’en trouve quelques-uns qui amorcent véritablement le processus de maturation de la KR.

Mohler en cite 2, très importants : Paul de Lagarde (1827-1891) et Julius Langbehn (1851-1907). L’orientaliste Paul de Lagarde voulait fonder une religion allemande, appelée à remplacer et à renforcer le message des christianismes protestants et catholiques en pariant sur la veine mystique, not. celle de Meister Eckhart le Rhénan et de Ruusbroeck le Brabançon (5). Julius Langbehn est surtout l’homme d’un livre, Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur, 1890) (6). À partir de la personnalité de Rembrandt, Langbehn chante la mystique profonde du Nord-Ouest européen et suggère une synthèse entre la rudesse froide mais vertueuse du Nord et l’enthousiasme du Sud.

Mouvement völkisch et mouvement de jeunesse

En marge de ses 2 isolés, qui connurent un succès retentissant, 2 courants sociaux contribuent à briser les hypocrisies et le matérialisme de l’ère wilhelminienne : le mouvement völkisch et le mouvement de jeunesse (Jugendbewegung). Par völkisch, nous explique Mohler, l’on entend les groupes animés par une philosophie qui pose l’homme comme essentiellement dépendant de ses origines, que celles-ci proviennent d’une matière informelle, la race, ou du travail de l’histoire (le peuple ou la tribu étant, dans cette optique, forgé par une histoire longue et commune). Proches de l’idéologie völkische sont les doctrines qui posent l’homme comme déterminé par un “paysage spirituel” ou par la langue qu’il parle.

Dans les années 1880, le mouvement völkisch se constitue en un front du refus assez catégorique : il est surtout antisémite et remplace l’ancien antisémitisme confessionnel par un antisémitisme “raciste” et déterministe, lequel prétend que le Juif reste juif en dépit de ses options personnelles réelles ou affectées. Le mouvement völkisch se divise en 2 tendances, l’une aristocratique, dirigée par Max Liebermann von Sonnenberg, qui cherche à rapprocher certaines catégories du peuple de l’aristocratie conservatrice ; l’autre est radicale, démocratique et issue de la base. C’est en Hesse que cette première radicalité völkische se hissera au niveau d’un parti de masse, sous l’impulsion d’Otto Böckel, le “roi des paysans hessois”, qui renoue avec les souvenirs de la grande guerre des paysans du XVIe siècle et rêve d’un soulèvement généralisé contre les grands capitalistes (dont les Juifs) et les Junker, alliés objectifs des premiers.

Le mouvement de jeunesse est une révolte des jeunes contre les pères, contre l’artificialité du wilhelminisme, contre les conventions qui étouffent les cœurs. Créé par Karl Fischer en 1896, devenu le Wandervogel (Oiseau migrateur) en 1901, le mouvement connait des débuts anarchisants et romantiques, avec des écoliers et lycéens, coiffés de bérets fantaisistes et la guitare en bandoulière, qui partent en randonnée, pour quitter les villes et découvrir la beauté des paysages. À partir de 1910-1913, le mouvement de jeunesse acquerra une forme plus stricte et plus disciplinée : la principale organisation porteuse de ce renouveau fut la Freideutsche Jugend.

Le choc de 1914

Quand éclate la guerre de 1914, les peuples croient à une ultime épreuve purgative qui pulvérisera les barrières de partis, de classes, de confessions, etc. et conduira à la “totalité” espérée. Thomas Mann, dans les premières semaines de la guerre, parle de “purification”, de grand nettoyage par le vide qui balaiera le bric-à-brac wilhelminien. Peu importaient la victoire, les motifs, les intérêts : seule comptait la guerre comme hygiène, aux yeux des peuples lassés par les artifices bourgeois. Mais les enthousiasmes du début s’enliseront, après la bataille de la Marne, dans la guerre des tranchées et dans l’implacable choc mécanique des matériels. « Toute finesse a été broyée, piétinée », écrit Ernst Jünger. Le XIXe siècle périt dans ce maelstrom de fer et de feu, les façades rhétoriques s’écroulent pulvérisées, les contingentements proprets perdent tout crédit et deviennent ridicules.

De cette tourmente, surgit, discrète, une nouvelle “totalité”, une “totalité” spartiate, une “totalité” de souffrances, avec des alternances de joies et de morts. Une chose apparaît certaine, écrit encore Ernst Jünger, c’est “que la vie, dans son noyau le plus intime, est indestructible”. Un philosophe ami d’Ernst Jünger, Hugo Fischer, décrit cet avènement de la totalité nouvelle, dans un essai de guerre paru dans la revue “nationale-bolchévique” Widerstand (janvier 1934 ; “Der deutsche Infanterist von 1917“) :

Le culte des grands mots n’a plus de raison d’être aujourd’hui… La guerre mondiale a été le daimon qui a fracassé et pulvérisé le pathétisme. La guerre n’a plus de commencement ni de fin, le fantassin gris se trouve quelque part au milieu des masses de terre boueuse qui s’étendent à perte de vue ; il est dans son trou sale, prêt à bondir ; il est un rien au sein d’une monotonie grise et désolée, qui a toujours été telle et sera toujours telle mais, en même temps, il est le point focal d’une nouvelle souveraineté. Là-bas, quelque part, il y avait jadis de beaux systèmes, scrupuleusement construits, des systèmes de tranchées et d’abris ; ces systèmes ne l’intéressent plus ; il reste là, debout, ou s’accroupit, à moitié mort de soif, quelque part dans la campagne libre et ouverte ; l’opposition entre la vie et la mort est repoussée à la lisière de ses souvenirs. Il n’est ni un individu ni une communauté, il est une particule d’une force élémentaire, planant au-dessus des champs ravagés.

Les concepts ont été bouleversés dans sa tête. Les vieux concepts. Les écailles lui tombent des yeux. Dans le brouillard infini, que scrutent les yeux de son esprit, l’aube semble se lever et il commence, sans savoir ce qu’il fait, à penser dans les catégories du siècle prochain. Les canons balayent cette mer de saletés et de pourriture, qui avait été le domaine de son existence, et les entonnoirs qu’ont creusés les obus sont sa demeure (…) Il a survécu à toutes les formes de guerre ; le voilà, incorruptible et immortel, et il ne sait plus ce qui est beau, ce qui est laid. Son regard pénètre les choses avec la tranquillité d’un jet de flamme. Avec ou sans mérite, il est resté, a survécu (…) ”L'intériorité” s’est projetée vers l’extérieur, s’est transformée de fond en comble, et cette extériorité est devenue totale ; intériorité et extériorité fusionnent (…) On ne peut plus distinguer quand l’extériorité s’arrête et quand l’homme commence ; celui-ci ne laisse plus rien derrière lui qui pourrait être réservée à une sphère privée.

La défaite de 1918 : une nécessité

[Ci-contre : ce portrait poignant d'un très jeune combattant des premières lignes allemandes est exposé au Mémorial de Verdun. Dans son regard plein de défi, nous retrouvons le personnage anonyme et fictif décrit par Hugo Fischer dans son journal de guerre.]

verdun10.jpgEn novembre 1918, l’État allemand wilhelminien a cessé d’exister : la vieille droite parle du “coup de couteau dans le dos”, œuvre des gauches qui ont trahi une armée sur le point de vaincre. Dans cette perspective, la défaite n’est qu’un hasard. Mais pour les tenants de la KR, la défaite est une nécessité et il convient maintenant de déchiffrer le sens de cette défaite. Franz Schauwecker, figure de la mouvance nationale-révolutionnaire, écrit : « Nous devions perdre la guerre pour gagner la Nation ». Car une victoire de l’Allemagne wilhelminienne aurait été une défaite de ”l'Allemagne secrète”. L’écrivain Edwin Erich Dwinger, de père nord-allemand et de mère russe, engagé à 17 ans dans un régiment de dragons, prisonnier en Sibérie, combattant enrôlé de force dans les armées rouge et blanche, revenu en Allemagne en 1920, met cette idée dans la bouche d’un pope russe, personnage de sa trilogie romanesque consacrée à la Russie :

Vous l’avez perdue la grande Guerre, c’est sûr… Mais qui sait, cela vaut peut-être mieux ainsi ? Car si vous l’aviez gagnée, Dieu vous aurait quitté… L’orgueil et l’oppression [du wilhelminisme, ndt] se seraient multipliées par cent ; une jouissance vide de sens aurait tué toute étincelle divine en vous… Un pourrissement rapide vous aurait frappé ; vous n’auriez pas connu de véritable ascension… Si vous aviez gagné, vous seriez en fin de course… Mais maintenant vous êtes face à une nouvelle aurore…

Après la guerre vient la République de Weimar, mal aimée parce qu’elle perpétue, sous des oripeaux républicains, le style de vie bourgeois, celui du parvenu. Cette situation est inacceptable pour les guerriers revenus des tranchées : dans cette république bourgeoise, qui a troqué les uniformes chamarrés et les casques à pointe contre les fracs des notaires et des banquiers, ils « bivouaquent dans les appartements bourgeois, ne pouvant plus renoncer à la simplicité virile de la vie militaire », comme le disait l’un d’eux. Ils seront les recrues idéales des partis extrémistes, communiste ou national-socialiste. La République de Weimar se déploiera en 3 phases : une phase tumultueuse, s’étendant de novembre 1918, avec la proclamation de la République, à la fin de 1923, quand les Français quittent la Ruhr et que le putsch Hitler/ Ludendorff est maté à Munich ; une phase de calme, qui durera jusqu’à la crise de 1929, où la République, sous l’impulsion de Stresemann, jugule l’inflation et où les passions semblent s’apaiser. À partir de la crise, l’édifice républicain vole en éclats et les nationaux-socialistes sortent vainqueurs de l’arène.

Le débourgeoisement total

La République de Weimar a connu des débuts très difficiles : elle a dû mater 18 coups de force de la gauche et 3 coups de force de la droite, sans compter les manœuvres séparatistes en Rhénanie, fomentées par la France. Dans cette tourmente, on en est arrivé à une situation (apparemment) absurde : un gouvernement en majorité socialiste appelle les ouvriers à la grève générale pour bloquer le putsch d’extrême-droite de Kapp ; cette grève générale est l’étincelle qui déclenche l’insurrection communiste de la Ruhr et, pour étrangler celle-ci, le gouvernement appelle les sympathisants des putschistes de Kapp à la rescousse ! La situation était telle que l’esprit public, secoué, prenait une cure sévère de débourgeoisement.

Bien sûr, le débourgeoisement total n’affectaient qu’une infime minorité, mais cette minorité était quand même assez nombreuse pour que ses attitudes et son esprit déteignent quelque peu sur l’opinion publique et sur la mentalité générale de l’époque. La guerre avait arraché plusieurs classes d’âge au confort bourgeois, lequel n’exerçait plus le moindre attrait sur elles. Pour ces hommes jeunes, la vie active du guerrier était qualitativement supérieure à celle du bourgeois et ils haïssaient l’idée de se morfondre dans des fauteuils mous, les pantoufles aux pieds.

C’est pourquoi l’ardeur de la guerre, ils allaient la rechercher et la retrouver dans les “Corps Francs”, ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. Ceux de l’intérieur se moulaient dans les structures d’autodéfense locales (Einwohnerwehr) et permettaient, en fin de compte, un retour progressif à la vie civile, assorti quand même d’une promptitude à reprendre l’assaut dans les rangs communistes ou, surtout, nationaux-socialistes. Ceux de l’extérieur, qui combattaient les Polonais en Haute-Silésie et avaient arraché l’Annaberg de haute lutte, ou affrontaient les armées bolchéviques dans le Baltikum, regroupaient des soldats perdus, de nouveaux lansquenets, des irrécupérables pour la vie bourgeoise, des pélérins de l’absolu, des vagabonds spartiates en prise directe avec l’élémentaire. Dans leurs âmes sauvages, l’esprit de la KR s’incrustera dans sa plus pure quintessence.

Parallèlement aux Corps Francs, d’autres structures d’accueil existaient pour les jeunes et les soldats farouches : les Bünde [ligues] du mouvement de jeunesse, lequel, avec la guerre, avait perdu toutes ses fantaisies anarchistes et abandonné toutes ses rêveries philosophiques et idéalistes. Ensuite les partis de toutes obédiences recrutaient ces ensauvagés, ces inquiets, ces chevaliers de l’élémentaire pour les engager dans leurs formations de combat, leurs services d’ordre.

Avant le choc de la guerre, le révolutionnaire typique ne renonçait par radicalement aux formes de l’existence bourgeoise : il contestait simplement le fait que ces formes, assorties de richesses et de positions sociales avantageuses, étaient réservées à une petite minorité. L’engagement du révolutionnaire d’avant 1914 visait à généraliser ces formes bourgeoises d’existence, à les étendre à l’ensemble de la société, classe ouvrière comprise. Le révolutionnaire de type nouveau, en revanche, ne partage pas cet utopisme eudémoniste : il veut éradiquer toute référence à ces valeurs bourgeoises haïes, tout sentiment positif envers elles. Pour le bourgeois frileux, convaincu de détenir la vérité, la formule de toute civilisation, le révolutionnaire nouveau est un “nihiliste”, un dangereux marginal, un personnage inquiétant.

Les lansquenets modernes

Mais les partis bourgeois, battus en brèche, incapables de faire face aux aléas qu’étaient les exigences des Alliés et les dérèglements de l’économie mondiale, la violence de la rue et la famine des classes défavorisées, ont été obligés de recourir à la force pour se maintenir en selle et de faire appel à ces lansquenets modernes pour encadrer leurs militants. Ces cadres issus des Corps Francs se rendent alors incontournables au sein des partis qui les utilisent, mais conservent toujours une certaine distance, en marge du gros des militants.

Ce processus n’est pas seulement vrai pour le national-socialisme, avec ses turbulents SA. Chez les communistes, des bandes de solides bagarreurs adhèrent au Roter Kampfbund. Certaines organisations restent indépendantes formellement, comme le Kampfbund Wiking du Capitaine Hermann Ehrhardt, le Bund Oberland du Capitaine Beppo Römer et du Dr. Friedrich Weber, le Wehrwolf de Fritz Kloppe et la Reichsflagge du Capitaine Adolf Heiß. Le Stahlhelm, organisation paramilitaire d’anciens combattants, dirigée par Seldte et Duesterberg, est proche des Deutschnationalen (DNVP). Le Jungdeutscher Orde (Jungdo) de Mahraun sert de service d’ordre au Demokratische Partei. Quant aux sociaux-démocrates (SPD), leur organisation paramilitaire s’appelait le Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold, dont les chefs étaient Hörsing et Höltermann.

La quasi similitude entre toutes ses formations faisait que l’on passait allègrement de l’une à l’autre, au gré des conflits personnels. Beppo Römer quittera ainsi l’Oberland pour passer à la KPD communiste. Bodo Uhse fera exactement le même itinéraire, mais en passant par la NSDAP et le mouvement révolutionnaire paysan, la Landvolkbewegung. Giesecke passera de la KPD à la NSDAP. Contre les Français dans la Ruhr, les militants communistes sabotent installations et voies ferrées sous la conduite d’officiers prussiens ; SA et Roter Kampfbund collaborent contre le gouvernement à Berlin en 1930-31.

Dans ce contexte, Mohler souligne surtout l’apparition et la maturation de 2 mouvements d’idées, le fameux “national-bolchévisme” et le “Troisième Front” (Dritte Front). Si l’on analyse de façon dualiste l’affrontement majeur de l’époque, entre nationaux-socialistes et communistes, l’on dira que l’idéologie des forces communistes dérive des idées de 1789, tandis que celles du national-socialisme de celles de 1813, de la Deutsche Bewegung. Il n’empêche que, dans une plage d’intersection réduite, des contacts fructueux entre les 2 mondes se sont produits. Dans quelques cerveaux pertinents, un socialisme radical fusionne avec un nationalisme tout aussi radical, afin de sceller l’alliance des 2 nations “prolétariennes”, l’Allemagne et la Russie, contre l’Occident capitaliste.

Trois vagues de national-bolchévisme

Trois vagues de “national-bolchévisme” se succéderont. La première date de 1919/1920. Elle est une réaction directe contre Versailles et atteint son apogée lors de la guerre russo-polonaise de 1920. La section de Hambourg de la KPD, dirigée par Heinrich Lauffenberg et Fritz Wolffheim, appelle à la guerre populaire et nationale contre l’Occident. Rapidement, des contacts sont pris avec des nationalistes de pure eau comme le Comte Ernst zu Reventlow. Quand la cavalerie de Boudienny se rapproche du Corridor de Dantzig, un espoir fou germe : foncer vers l’Ouest avec l’Armée Rouge et réduire à néant le nouvel ordre de Versailles. Weygand, en réorganisant l’armée polonaise en août 1920, brise l’élan russe et annihile les espoirs allemands. Lauffenberg et Wolffheim sont excommuniés par le Komintern et leur nouvelle organisation, la KAPD (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands), se mue en une secte insignifiante.

La seconde vague date de 1923, quand l’occupation de la Ruhr et l’inflation obligent une nouvelle fois nationalisme et communisme à fusionner. Radek, fonctionnaire du Komintern, rend un vibrant hommage à Schlageter, fusillé par les Français. Moeller van den Bruck répond. Un dialogue voit le jour. Dans le journal Die Rote Fahne, on peut lire les lignes suivantes, parfaitement à même de satisfaire et les nationalistes et les communistes : « La Nation s’effrite. L’héritage du prolétariat allemand, créé par les peines de générations d’ouvriers, est menacé par la botte des militaristes français et par la faiblesse et la lâcheté de la bourgeoisie allemande, fébrile à l’idée de récolter ses petits profits. Seule la classe ouvrière peut désormais sauver la Nation ». Mais cette seconde vague nationale-bolchéviste n’est restée qu’un symptôme de fièvre : d’un côté comme de l’autre, on s’est contenté de formuler de belles proclamations.

Plus sérieuse sera la troisième vague nationale-bolchéviste, explique Mohler. Elle s’amorce dès 1930. À la crise économique mondiale et à ses effets sociaux, s’ajoute le Plan de réparations de l’Américain Young qui réduit encore les maigres ressources des Allemands. Une fois de plus, les questions nationale et sociale se mêlent étroitement. Gregor Strasser, chef de l’aile gauche de la NSDAP, et Heinz Neumann, tacticien communiste du rapprochement avec les nationaux, parlent abondamment de l’aspiration anticapitaliste du peuple allemand.

Des officiers nationalistes, aristocratiques voire nationaux-socialistes, passent à la KPD comme le célèbre Lieutenant Scheringer, Ludwig Renn, le Comte Alexander Stenbock-Fermor, les chefs de la Landvolkbewegung comme Bodo Uhse ou Bruno von Salomon, le Capitaine des Corps Francs Beppo Römer, héros de l’épisode de l’Annaberg. Dans la pratique, la KPD soutient l’initiative du Stahlhelm contre le gouvernement prussien en août 1931 ; communistes et nationaux-socialistes organisent de concert la grève des transports en commun berlinois de novembre 1932. Toutes ces alliances demeurent ponctuelles et strictement tactiques, donc sans lendemain.

La tendance anti-russe de la NSDAP munichoise (Hitler et Rosenberg) réduit à néant le tandem KPD/NSDAP, particulièrement bien rodé à Berlin. L’URSS signe des pactes de non-agression avec la Pologne (25.1.1932) et avec la France (29.11.1932). Au sein de la KPD, la tendance Thälmann, internationaliste et antifasciste, l’emporte sur la tendance Neumann, socialiste et nationale.

Mais ce national-bolchévisme idéologique et militant, présent dans de larges couches de la population, du moins dans les plus turbulentes, a son pendant dans certains cercles très influents de la diplomatie, regroupés autour du Comte rouge, Ulrich von Brockdorff-Rantzau, et du Baron von Maltzan. La position de Brockdorff-Rantzau était en fait plus nuancée qu’on ne l’a cru. Quoi qu’il en soit, leur optique était de se dégager des exigences françaises en jouant la carte russe, exactement dans le même esprit de la politique prussienne russophile de 1813 (les “Accords de Tauroggen”), tout en voulant reconstituer un équilibre européen à la Bismarck.

Le “troisième front” (Dritte Front)

Pour distinguer clairement la KR du national-socialisme, il faut savoir, explique Mohler, qu’avant la “Nuit des Longs Couteaux” du 30 juin 1934, où Hitler élimine quelques adversaires et concurrents, intérieurs et extérieurs, le national-socialisme est une idéologie floue, recelant virtuellement plusieurs possibles. Ce fut, selon les circonstances, à la fois sa force et sa faiblesse face à un communisme à la doctrine claire, nette mais trop souvent rigide. Mohler énumère quelques types humains rassemblés sous la bannière hitlérienne : des ouvriers rebelles, des rescapés de l’aventure des Corps Francs de la Baltique, des boutiquiers en colère qui veulent faire supprimer les magasins à rayons multiples, des entrepreneurs qui veulent la paix sociale et des débouchés extérieurs nouveaux.

Sur le plan de la politique étrangère, les options sont également diverses : alliance avec l’Italie fasciste contre le bolchévisme ; alliance de tous les pays germaniques avec minimisation des rapports avec les peuples du Sud, décrétés « fellahisés » ; alliance avec une Russie redevenue plus nationale et débarrassée de ses velléités communistes et internationalistes, afin de forger un pacte indéfectible des “havenots” contre les nations capitalistes. De plus, la NSDAP des premières années du pouvoir, compte dans ses rangs des fédéralistes bavarois et des centralistes prussiens, des catholiques et des protestants convaincus, et, enfin, des militants farouchement hostiles à toutes les formes de christianisme.

Cette panade idéologique complexe est le propre des partis de masse et Hitler, pour des raisons pratiques et tactiques, tenait à ce que le flou soit conservé, afin de garder un maximum de militants et d’électeurs. Avant la prise du pouvoir, plusieurs tenants de la KR avaient constaté que cette démagogie contribuerait tôt ou tard à falsifier et à galvauder l’idée précise, tranchée et argumentée qu’ils se faisaient de la nation. Pour éviter l’avènement de la falsification nationale-socialiste et/ou communiste, il fallait à leurs yeux créer un « troisième front » (Dritte Front), basé sur une synthèse cohérente et destiné à remplacer le système de Weimar. Entre le drapeau rouge de la KPD et les chemises brunes de la NSDAP, les dissidents optent pour le drapeau noir de la révolte paysanne, hissé par les révoltés du XVIe siècle et par les amis de Claus Heim (12). Le drapeau noir est « le drapeau de la terre et de la misère, de la nuit allemande et de l’état d’alerte ».

Le rôle de Hans Zehrer

L’un des partisans les plus chaleureux de ce “troisième front” fut Hans Zehrer, éditeur de la revue Die Tat d’octobre 1931 à 1933. Dans un article intitulé significativement Rechts oder Links ? (Die Tat, 23. Jg., H.7, Okt. 1931), Zehrer explique que l’anti-libéralisme en Allemagne s’est scindé en 2 ailes, une aile droite et une aile gauche. L’aile droite puise dans le réservoir des sentiments nationaux mais fait passer les questions sociales au second plan. L’aile gauche, elle, accorde le primat aux questions sociales et tente de gagner du terrain en matière de nationalisme.

Le camp des anti-libéraux est donc partagé entre 2 pôles : le national et le social. Cette opposition risque à moyen ou long terme d’épuiser les combattants, de lasser les masses et de n’aboutir à rien. En fin de course, les appareils dirigeants des partis communiste et national-socialiste ne défendent pas les intérêts fondamentaux de la population, mais exclusivement leurs propres intérêts. Les bases des 2 partis devraient, écrit Zehrer, se détourner de leurs chefs et se regrouper en une “troisième communauté”, qui serait la synthèse parfaite des pôles social et national, antagonisés à mauvais escient.

Derrière Zehrer se profilait l’ombre du Général von Schleicher qui, lui, cherchait à sauver Weimar en attirant dans un “troisième front” les groupes socialisants internes à la NSDAP (Gregor Strasser), quelques syndicalistes sociaux-démocrates, etc. Mais l’assemblage était trop hétéroclite : KPD et NSDAP résistent à l’entreprise de fractionnement. Le “troisième front” ne sera qu’un rassemblement de groupes situés “entre deux chaises”, sans force motrice décisive.

 

Robert Steuckers, Vouloir n°59-60, 1989.

 

◘ Armin MOHLER, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch (Dritte, um einen Ergänzungsband erweiterte Auflage 1989), Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989, I-XXX + 567 p., Ergänzungsband, I-VIII + 131 p. Sommaire. Traduction française : La Révolution conservatrice en Allemagne, 1918-1932, Pardès, 1993 (ouvrage épuisé).

• notes :

  1. Le texte sur Sternhell repris dans le "volume complémentaire" est paru en français dans : A. Mohler, T. Mudry et R. Steuckers, Généalogie du fascisme français - Dérives autour des travaux de Zeev Sternhell et de Noël Sullivan, Idhuna, Genève, 1986.
  2. Cf. Harro Schulze-Boysen, Gegner von heute - Kampfgenossen von morgen, Verlag Dietmar Fölbach, Koblenz, 1983 (ce texte, datant de 1932, constitue un plaidoyer pour l'alliance entre nationaux et communistes ; il souligne aussi le destin commun de la Mitteleuropa et de l'Eurasie).
  3. Cf. A. Mohler, « Le tournant nominaliste : un essai de clarification », in Nouvelle École n°33, 1979. Dans ce même numéro, A. de Benoist reprenait à son compte la définition mohlerienne du nominalisme (« Fondements d'une attitude nominaliste devant la vie »). L'utilisation du terme "nominalisme" a parfois été contestée, certains lecteurs remarquant qu'il s'agissait en fait d'un existentialisme vitaliste plutôt que d'un nominalisme proprement dit, cette idéologie dérivée d'Occam étant trop intellectualiste ou trop scientifique.
  4. Sur Moeller van den Bruck, cf. en langue française : de Denis Goeldel, Moeller van den Bruck (1876-1925), un nationaliste contre la révolution (Peter Lang, 1984), « Moeller van den Bruck : une stratégie de modernisation du conservatisme ou la modernité de droite » (in Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux dir., Kimé, 1992, pp. 45-60), « "Der Kerl begreift's nie !" ou les ambiguïtés de la "Révolution conservatrice" face au national-socialisme : le cas de Moeller van den Bruck » (in Revue d'Allemagne n°3/1984, repris dans : La "RC" dans..., op. cit., p. 215-222) ; A. de Benoist, « A. Moeller van den Bruck : une question à la destinée allemande » (in Nouvelle École n°35, 1980).
  5. Cf. J. Favrat, La pensée de Paul de Lagarde (1827-1891) - Contribution à l'étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Honoré Champion, 1979. Cf. également du même auteur, « Conservatisme et modernité : le cas de Paul de Lagarde », in Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux (dir.), Kimé, 1992, pp. 99-114.
  6. Cf. B. Momme Nissen, Der Rembrandtdeutsche Julius Langbehn, Herder, Freiburg, 1929. En français : E. Seillière, Morales et religions nouvelles en Allemagne : Le néoromantisme au-delà du Rhin, Payot, 1927, pp. 69-125 ; H. Chatellier, « Julius Langbehn : un réactionnaire à la mode en 1890 » (Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux dir., Kimé, 1992, pp. 115-128) ; Fritz Stern, Politique et désespoir - Les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne préhitlérienne (1961, éd. fr. A. Colin, 1990) ; A. Chalard-Fillaudeau, Rembrandt, l'artiste au fil des textes (Harmattan, 2004) ; J. Le Rider, « Rembrandt de Langbehn à Simmel : du clair-obscur de "l'âme allemande" aux couleurs de la modernité » (revue Sociétés n°37, 1992). « Langbehn, dans son Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur, 1890), donnait la clef de cette transformation : le mysticisme était la machine cachée qui pouvait transmuer la science en art. La nature, le romantisme et le mysticisme constituaient les fondements de cette idéologie. Ce n’était pas un simple hasard si Eugen Diedrichs, qui fit tant pour populariser cette vision du monde, était également éditeur de Bergson. Il voyait chez le philosophe français un mysticisme, une ’’nouvelle philosophie irrationaliste’’, et croyait que l’Allemagne ne pouvait évoluer qu’en opposition au rationalisme. », G.L. Mosse, La Révolution fasciste : vers une théorie générale du fascisme, Seuil, 2003, p. 161 [cité par JM Del Percio].
  7. Cf. Werner Helwig, Die Blaue Blume des Wandervogels, Südmarkverlag Fritsch KG, Heidenheim an der Brenz, 1980. Cf. Fritz Borinski & Werner Milch, Jugendbewebung - Die Geschichte der deutschen Jugend 1896-1933, dipa-Verlag, Frankfurt a. M., 1967-1982. Deux dossiers sur le mouvement de jeunesse allemand sont également parus dans Vouloir n°28 et n°43-44.
  8. Cf. Walter Laqueur, Die deutsche Jugendbewegung - Eine historische Studie, Verlag Wissenschaft und Politik, Köln, 1978. Karl Höffkes, Wandervögel - La jeunesse allemande contre l'esprit bourgeois (1896-1933), Pardès, 1985, rééd. ACE, 2001.
  9. Edwin Erich Dwinger, Zwischen Weiß und Roi - Die rüssische Tragödie 1919 bis 1920, Diederichs, Jena, 1930.
  10. De Bodo Uhse, on lira en français : Leutnant Bertram, éd. du Bateau ivre, Paris, 1946.
  11. Cf. Heinrich Laufenberg, Die Hamburger Revolution, Helios, Mainz, 1985. H. Laufenberg & Fritz Wolffheim : Nation und ArbeiterklasseMoskau und die deutsche Revolution (Helios, 1986). (Helios, 1985),
  12. Sur l'épisode de la révolte paysanne, on lira en français : Michelle Le Bars, Le mouvement paysan dans le Schleswig-Holstein 1928-1932, Peter Lang, 1986. Cf. également du même auteur, « Le "général-paysan" Claus Heim : tentative de portrait », in La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, B. Koehn (dir.), PUR, 2003. "Le portrait de Claus Heim, éleveur du Schlesvig qui dirige entre 1928 et 1930 la rébellion des paysans du Nord de l’Allemagne, détone [sic] : car l’autodidacte est ici doublé d’un meneur d’hommes – le mouvement du Landvolk regroupe à son apogée 140.000 paysans." (N. Le Moigne)

« Armin Mohler, l’historien de la "Révolution Conservatrice" », E. Büchel in NRH n°8, 2003, p. 22-23.

 

 

Armin Mohler et la « Révolution conservatrice »

 

mapaal10.jpgDans notre numéro 59/60 de novembre-décembre 1989, Robert Steuckers avait analysé la première partie de l'introduction théorique d'Armin Mohler. Au même moment, Luc Pauwels, directeur de la revue Teksten, Kommentaren en Studies (n°55, 1989), se penchait sur le même maître-ouvrage de Mohler et mettait l'accent sur la seconde partie théorique, not. sur la classification des différentes écoles de ce mouvement aux strates multiples. Nous ne reproduisons pas ci-dessous l'entrée en matière de Pauwels, car ce serait répéter en d'autres mots les propos de Steuckers. En revanche, le reste de sa démonstration constitue presque une sorte de suite logique à l'analyse parue dans notre n°59/60.

 

Débuts et contenu

Les premiers balbutiements de la Révolution conservatrice, écrit Mohler, ont lieu lors de la Révolution française : « Toute révolution suscite en même temps qu'elle la contre-révolution qui tente de l'annihiler. Avec la Révolution française, advient victorieusement le monde qui, pour la Révolution Conservatrice représente l'adversaire par excellence. Définissons provisoirement ce monde comme celui qui refuse de mettre l'immuable de la nature humaine au centre de tout et croit que l'essence de l'homme peut être chan­gée. La Révolution française annonce ainsi la possibilité d'un progrès graduel et estime que toutes les choses, relations et événements sont explicables rationnellement ; de ce fait, elle essaie d'isoler chaque chose de son contexte et de la comprendre ainsi pour soi ».

Mohler nous rappelle ensuite un malentendu te­nace, que l'on rencontre très souvent lorsque l'on évoque la Révolution Conservatrice. Un malen­tendu qui, outre la confusion avec le fascisme et le national-socialisme, lui a infligé beaucoup de tort : c'est l'idée erronée qui veut que tout ce qui est (ou a été) fait et dit contre la Révolution fran­çaise, son idéologie et ses conséquences, relève de la Révolution conservatrice.

La Révolution de 1789 a dû faire face, à ses dé­buts, à 2 types d'ennemis qui ne sont en au­cune manière des précurseurs de la Révolution conservatrice. D'abord, il y avait ses adversaires intérieurs, qui estimaient que les résultats de la Révolution française et/ou de son idéologie égali­taire étaient insuffisants. Cette opposition interne a commencé avec Gracchus Babeuf (1760-1797), adepte d'« Égalité parfaite » (la majuscule est de lui), qui voulait supprimer toutes les formes de propriété privée et espérait atteindre l'« Égalité des jouissances ». Sa tentative de coup d'État, appelée la « Conjuration des Égaux », fut tué dans l'œuf et l'aventure se termina en parfaite égalité le 27 mai 1797... sous le couperet de la guillotine.

Toutes les tendances qui puisent leur inspiration dans l'égalitarisme de Babeuf et qui, sur base de ces idées, critiquent la Révolution française, n'ont rien à voir, bien entendu, avec la Révolution conservatrice (RC). Elles appartien­nent, pour être plus précis, aux traditions du marxisme et de l'anarchisme de gauche.

Ensuite, la Révolution française, dès ses débuts, a eu affaire à des groupes qui la combattaient pour maintenir ou récupérer leurs positions so­ciales (matérielles ou non), que les Jacobins me­naçaient de leur ôter ou avaient détruites. Les adeptes de la RC ont toujours eu le souci de faire la différence entre leur propre attitude et cette position ; ils ont qualifié l'action qui en découlait, écrit Mohler, de « restauratrice », de « réactionnaire », d'altkonservativ (« vieille-con­servatrice »), etc. Mais, au cours du XIXe siècle, les tenants de la RC (qui ne porte pas en­core son nom, ndt) et les Altkonservativen font face à un ennemi commun, ce qui les force trop souvent à forger des alliances tactiques avec les réactionnaires, à se retrouver dans le même camp politique. Ainsi, la différence essentielle qui sé­pare les uns des autres devient moins perceptible pour les observateurs extérieurs. Dans les rangs mêmes de la RC, on s'aperçoit des ambiguïtés et le discours s'anémie. Pour les RC de pure eau, ces alliances et ces ambiguïtés auront trop sou­vent des conséquences fatales. Mohler nous l'explique : « Car, à la RC, n'appartiennent — comme le couplage paradoxal des deux mots l'indique — que ceux qui s'attaquent aux fonde­ments du siècle du progrès sans simplement vouloir une restauration de l'Ancien Régime ».

Sous sa forme pure, la RC est toujours restée au stade de la formulation théorique. Rauschning, lui aussi, décrit ce caractère composite dans son ouvrage intitulé précisément Die Konservative Revolution : « Le mouvement opposé, qui se dresse contre le développement des idées révolu­tionnaires, a amorcé sa croissance au départ de stades initiaux embrouillés et semi-conscients, pour atteindre ce que nous nommons, avec Hugo von Hoffmannstahl, la RC. Elle représente le renversement complet de la tendance politique actuelle. Mais ce contre-mouvement n'a pas en­core trouvé d'incarnation pure, adaptée à lui-même. Il participe aux tentatives d'instaurer des modèles d'ordre totalitaire et césariste ou à des essais plattement réactionnaires. C'est pour toutes ces raisons, précisément, qu'il reste confus et brouillon... ».

Sur base de cette constatation, Mohler observe que toute description cohérente du processus de maturation de la RC se mue automatiquement en une véritable histoire des idées. Si on cherche à la décrire comme une partie intégrante de la réalité politique, elle déchoit en un événement subalterne ou marginal. De ce fait, il ne faut pas donner des limites trop exiguës à la RC : elle déborde en effet sur d'autres mouvements, d'autres courants de pensée. Et vu le flou de ces limites, flou dû à la très grande hétérogénéité des choses que la RC embrasse, des choses qui font irruption dans son champs, Mohler est obligé de tracer une démar­cation arbitraire afin de bien circonscrire son su­jet. Il s'explique : « Au sens large, le terme "Révolution conservatrice" englobe un ensemble de transformations s'appuyant sur un fondement commun, des transformations qui se sont ac­complies ou qui s'annoncent, et qui concerne tous les domaines de l'existence, la théologie comme par ex. les sciences naturelles, la musique comme l'urbanisme, les relations inter­familiales comme les soins du coprs ou la façon de construire une machine. Dans notre étude, nous nous bornerons à donner une définition ex­clusivement politique au terme ; notre étude se limitant à l'histoire des idées, nous désignons par "Révolution Conservatrice" une certaine pensée politique ».

Les pères fondateurs, les précurseurs et les parrains

Une pensée politique, une Weltanschauung, im­plique qu'il y ait des penseurs. Mohler les appelle les Leitfiguren, les figures de proue, que nous nommerions par commodité les « précurseurs ». Mohler souligne, dans la seconde partie de son ouvrage, inédite dans les premières éditions, que l'intérêt pour les précurseurs s'est considérable­ment amplifié. Les figures qui ont donné à la RC sa plus haute intensité spirituelle et psychique, ses penseurs les plus convaincants et aussi ses incarnations humaines les plus irritantes ont dé­sormais trouvé leurs biographes et leurs ana­lystes».

Si l'on parle de « père fondateur », il faut évidem­ment citer Friedrich Nietzsche (1844-1900), re­connu par les amis et les ennemis comme l'initiateur véritable du phénomène intellectuel et spirituel de la RC. À côté de lui, le penseur fran­çais, moins universellement connu, Georges Sorel (1847-1922)... Nous reviendrons tout à l'heure sur ces 2 personnages centraux.

Au second rang, une génération plus tard, nous trouvons le « trio » (ainsi que le nomme Mohler) : Carl Schmitt (1888-1985), Ernst Jünger (1895) et Martin Heidegger (1889-1976). Mohler cite ensuite toute une série de penseurs dont l'influence sur la RC est sans doute moins directe mais non moins intense. Les parrains non-alle­mands sont essentiellement des sociologues et des historiens du début de notre siècle qui, très tôt, avaient annoncé le crise du libéralisme bour­geois : les Italiens Vilfredo Pareto (1848-1923) et Gaëtano Mosca (1858-1941), l'Allemand Robert(o) Michels (1876-1936), installé en Italie, l'Américain d'origine norvégienne Thorstein Veblen (1857-1929). L'Espagne nous a donné Miguel de Unamuno (1864-1936) puis, une gé­nération plus tard, José Ortega y Gasset (1883-1956). La France, elle, a donné le jour à Maurice Barrès (1862-1923).

Quelques-uns de ces penseurs revêtent une double signification pour notre propos : ils sont à la fois « parrains » de la RC en Allemagne et partie intégrante dans les initiatives conservatrices-révo­lutionnaires qui ont animé la scène politico-idéo­logiques dans nos propres provinces.

Parmi les « parrains » allemands de la RC, Mohler compte le compositeur Richard Wagner (1813-1883), les poètes Gerhart Hauptmann (1862-1946) et Stefan George (1868-1933), le psycho­logue Ludwig Klages (1872-1956) et, bien sûr, Thomas Mann (1875-1955), Gottfried Benn (1896-1956) et Friedrich-Georg Jünger (1898-1977), le frère d'Ernst.

D'autres parrains allemands sont à peine connus dans nos provinces ; Mohler les cite : les poètes Konrad Weiss (1880-1940) et Alfred Schuler (1865-1923), les écrivains Rudolf Borchardt (1877-1945) et Léopold Ziegler (1881-1958), un ami d'Edgar J. Jung, connu surtout pour son livre Volk, Staat und Persönlichkeit (Peuple, État et personnalité, 1917). Enfin, il y a Max Weber (1864-1920), le plus grand sociologue que l'Allemagne ait connu, célèbre dans le monde entier mais pas assez pratiqué dans nos cercles non-conformistes.

La RC dans d'autres pays

Pour Mohler, la RC est « un phénomène politique qui embrasse toute l'Europe et qui n'est pas en­core arrivé au bout de sa course ». Dans la préface à la première édition de son ouvrage, nous lisons que la RC est « ce mouvement de rénovation intel­lectuelle qui tente de remettre de l'ordre dans le champs de ruines laissé par le XIXe siècle et cherche à créer un nouvel ordre de la vie. Mais si nous ne sélectionnons que la période qui va de 1918 à 1932, nous pouvons quand même affir­mer que la RC commence déjà au temps de Gœthe et qu'elle s'est déployée sans interruption depuis lors et qu'elle poursuit sa trajectoire au­jourd'hui sur des voies très diverses. Et si nous ne présentons ici que la partie allemande du phé­nomène, nous n'oublions pas que la RC a touché la plupart des autres pays européens, voire cer­tains pays extra-européens ».

Mohler réfute la thèse qui prétend que la RC est un phénomène exclusivement allemand. Il suffit de nommer quelques auteurs pour ruiner cet opi­nion, explique Mohler. Quelques exemples : en Russie, Dostoievski (1821-1881), le grand écri­vain, chaleureux nationaliste et populiste russe ; les frères Konstantin (1917-1860) et Ivan S. Axakov (1823-1886). En France, Georges Sorel (1847-1922), le social-révolutionnaire le plus original qui soit, et Maurice Barrès (1862-1923). Ensuite, le philosophe, homme politique et écri­vain espagnol Miguel de Unamuno (1864-1936), l'économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923), célèbre pour sa théorie sur l'émergence et la dissolution des élites. En Angleterre, citons David Herbert Lawrence (1885-1930) et Thomas Edward Lawrence (1888-1935), qui fut non seulement le mystérieux « Lawrence d'Arabie » mais aussi l'auteur des Seven Pillars of Wisdom, de The Mint, etc.

Cette liste pourrait être complétée ad infinitum. Bornons-nous à nommer encore TS Eliot et le grand Chesterton pour la Grande-Bretagne et Jabotinski pour la diaspora juive. Tous ces noms ne sont choisis qu'au hasard, dit Mohler, parmi d'autres possibles.

Dans les Bas Pays de l'actuel Bénélux, on ob­serve un contre-mouvement contre les effets de la Révolution française dès le début du XIXe siècle. En Hollande, les conservateurs protestants se donnèrent le nom d'« antirévolutionnaires », ce qui est très significatif. Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876) et Abraham Kuyper (1837-1920) donnèrent au mouvement antirévo­lutionnaire et au parti du même nom (ARP, de­puis 1879) une idéologie corporatiste et orga­nique de facture nettement populiste-conservatrice (volkskonservatief). Conrad Busken Huet (1826-1886), prédicateur, journaliste et romancier, in­fléchit son mouvement, Nationale Vertoogen, contre le libéralisme, héritier de la Révolution française. Son ami Evert-Jan Potgieter (1808-1875) qui, en tant qu'auteur et co-auteur de De Gids, avait beaucoup de lecteurs, évolua, lui aussi, dans sa critique de la société, vers des positions conservatrices-révolutionnaires ; il dé­crivait ses idées comme participant d'un « radicalisme conservateur » (konservatief radika­lisme).

Après la Première Guerre mondiale, aux Pays-Bas, les idéaux conservateurs-révolutionnaires avaient bel et bien pignon sur rue et se distin­guaient nettement du conservatisme confession­nel. Ainsi, le Dr. Emile Verviers, qui enseignait l'économie politique à l'Université de Leiden, adressa une lettre ouverte à la Reine, contenant un programme assez rudimentaire d'inspiration conservatrice-révolutionnaire. Sur base de ce pro­gramme rudimentaire, une revue vit le jour, Opbouwende Staatkunde (Politologie en marche). Le philosophe et professeur Gerard Bolland (1854-1922) prononça le 28 septembre 1921 un discours inaugural à l'Université de Leiden, tiré de son ouvrage De Tekenen des Tijds (Les signes du temps), qui lança véritablement le mouvement conservateur-révolutionnaire aux Pays-Bas et en Flandre.

Dans les lettres néerlandaises, dans la vie intellec­tuelle des années 20 et 30, les tonalités et in­fluences conservatrices-révolutionnaires étaient partout présentes : citons d'abord la figure très contestée d'Erich Wichman sans oublier Anton van Duinkerken, Gerard Knuvelder, Menno ter Braak, Hendrik Marsman et bien d'autres. En Flandre, la tendance conservatrice-révolutionnaire ne se distingue pas facilement du Mouvement Flamand, du nationalisme flamand et du courant Grand-Néerlandais : la composante national(ist)e de la RC domine et refoule facilement les autres. Hugo Verriest et Cyriel Verschaeve, deux prêtres, doivent être mentionnés ici (1), de même qu'Odiel Spruytte (1891-1940), un autre prêtre peu connu mais qui fut très influent, surtout parce qu'il était un brillant connaisseur de l'œuvre de Nietzsche (2). En dehors du mouvement fla­mand, il convient de mentionner le leader socia­liste Henri De Man (3), le Professeur Léon van der Essen (4) et Robert Poulet, récemment décédé et auteur, entre autres, de La Révolution est à droite (5). Sans oublier le Baron Pierre Nothomb (6), chef des Jeunesses Nationales et Charles Anciaux de l'Institut de l'Ordre Corporatif (7).

Les noms de Lothrop Stoddard et de Madison Grant, défenseurs soucieux de l'identité de la race blanche, de James Burnham, théoricien de The Managerial Revolution, mais aussi auteur du The Suicide of the West et de The War we are in, montrent que les États-Unis aussi ont contribué à la RC [sic : confusion entre néo-conservatisme américain et allemand qui diffèrent dans leur rapport au libéralisme]. Dans les grands bouleversements qui af­fectent depuis quelques dizaines d'années l'Afrique, l'Asie et l'Amérique Latine, on peut, explique Mohler, trouver des phénomènes appa­rentés : « Notamment le mélange, caractéristique de la RC, de lutte pour la libération nationale, de révolution sociale et de rédécouverte de sa propre identité ».

Le mouvement ouvrier péroniste en Argentine, avec Juan et Evita Perón, constitue, sur ce cha­pitre, un exemple d'école. Plus nettement mar­quée encore est l'œuvre du révolutionnaire chi­nois, le Dr. Sun Ya-Tsen (1866-1925), fondateur du Kuo-Min-Tang, qui, dans son livre Les trois principes du peuple (8), prêche explicitement pour le nationalisme, la révolution sociale et la voie chinoise vers la démocratie.

Mohler pose un constat : le fait que la Révolution française a mis en branle un contre-mouvement conservateur dont le point focal a été l'Allemagne, indique clairement que nous avons affaire à un phénomène de dimensions au moins européennes ; « L'accent mis sur l'élément alle­mand dans la RC mondiale se justifie sur certains plans. Mêmes les expressions non allemandes de cette révolution intellectuelle contre les idées de 1789 s'enracinent dans ce chapitre de l'histoire des idées en Allemagne, qui s'étend de Herder au Romantisme. En Allemagne même, cette révolte a connu sa plus forte intensité ».

L'un des facteurs qui a le plus contribué à l'européanisation générale de la RC est sans con­teste la large diffusion des œuvres et des idées de Nietzsche. A. Mohler tente de ne pas englo­ber Nietzsche dans la RC, mais démontre de fa­çon convaincante que sans Nietzsche, le mouve­ment n'aurait pas acquis ses Leitbilder (images directrices) typiques et communes. Son in­fluence s'est faite sentir dans les Bas Pays, no­t. chez le jeune August Vermeylen (9) et, d'après HJ Elias (10), sur toute une génération d'étudiants de l'Athenée d'Anvers, parmi les­quels nous découvrons Herman van den Reeck, Max Rooses, Lode Claes et d'autres figures cé­lèbres. La philosophie de Nietzsche a permis qu'éclosent dans toute l'Europe des courants d'inspiration conservatrice-révolutionnaire.

Le Normand Georges Sorel, le second « père fondateur » de la RC selon Mohler (11), est toute­fois resté inconnu dans nos régions. Cet ingé­nieur et philosophe n'a pratiquement jamais été évoqué dans notre entre-deux-guerres (12). À notre connaissance, la seule publication néerlan­daise qui parle de lui est l'étude de J. de Kadt sur le fascisme italien, datant de 1937 (13). On dit qu'il aurait exercé une influence discrète sur Joris van Severen (14) mais son meilleur biographe, Arthur de Bruyne (15), dont le travail est pourtant très fouillé, ne mentionne rien.

Les groupes « völkisch »

Nous ne devons pas concevoir la RC comme un ensemble monolithique. Elle a toujours été plu­rielle, contradictoire, partagée en de nombreuses tendances, mouvements et mentalités souvent antagonistes. Mohler distingue 5 groupes au sein de la RC ; leurs noms allemands sont : les Völkischen, les Jungkonservativen et les Nationalrevolutionäre, dont les tendances idéo­logiques sont précises et distinctes. Ensuite, il y a les Bündischen et la Landvolkbewegung, que Mohler décrit comme des dissidences historiques concrètes qui n'ont produit des idéologies spéci­fiques que par la suite. Cette classification en 5 groupes de la RC allemande n'est pas aisément transposable dans les autres pays. Partout, on trouve certes les mêmes ingrédients mais en doses et mixages chaque fois différents. Cette prolixité rend évidemment l'étude de la RC très passionnante.

Le premier groupe, celui des Völkischen, met l'idée de l'« origine » au centre de ses préoccupa­tions. Les mots-clefs sont alors, très souvent, le peuple (Volk), la race, la souche (Stamm) ou la communauté linguistique. Et chacun de ces mots-clefs conduit à l'éclosion de tendances völkische très différentes les unes des autres. Dans la foule des auteurs allemands de tendance völkische, si­gnalons-en quelques-uns qui ont été lus et appré­ciés à titres divers chez nous, de manière à ce que le lecteur puisse discerner plus aisément la nature du groupe que par l'intermédiaire d'une longue démonstration théorique : Houston Stewart Chamberlain, Adolf Bartels, Hans FK Günther, Ernst Bergmann, Erich et Mathilde Ludendorff, Herman Wirth et Erwin Guido Kolbenheyer.

Chez nous, quand la tendance völkische est évo­quée, l'on songe tout de suite à Cyriel Verschaeve qui y a indubitablement sa place. Les mots-clefs volk (peuple) et taal (langue) peuvent toutefois nous induire en erreur car l'ensemble du mouvement flamand a pris pour axes ces 2 vocables. Une fraction seulement de ce mouve­ment peut être considérée comme appartenant à la tendance völkische, not. une partie de l'orientation grande-néerlandaise qui, explicite­ment, plaçait le « principe organique de peuple » (organische volksbeginsel), théorisé par Wies Moens (16), ou le « principe national-populaire », au-dessus de toutes autres considérations poli­tiques et/ou philosophiques. Nous songeons à Wies Moens lui-même et à la revue Dietbrand, à Ferdinand Vercnocke, à Robrecht de Smet et sa Jong-Nederlandse Gemeenschap (Communauté Jeune-Néerlandaise), à l'aile dite Jong-Vlaanderen (Jeune-Flandre) de l'activisme (17), à l'anthropologue Dr. Gustaaf Schamelhout (18), etc.

Au sein de la tendance völkische a toujours co­existé, chez nous, une tradition basse-allemande (nederduits), à laquelle appartenaient Victor Delecourt et Lodewijk Vlesschouwer (qui partici­pait, e.a., à la revue De Broederhand), le Aldietscher (Pan-Thiois) Constant Jacob Hansen (1833-1910) (19) et le germanisant plus radical encore Pol de Mont (1857-1931), qui déjà avant la Première Guerre mondiale avait développé son propre corpus völkisch.

Le groupe des Jungkonservativen

À rebours de volks (völkisch), le terme de jung­konservativ (jongkonservatief) n'a jamais, à ma connaissance, été utilisé dans nos provinces. En Allemagne, démontre Mohler, le terme jungkon­servativ est le vocable classique qu'ont utilisé les fractions du mouvement conservateur qui, par l'adjonction de l'adjectif « jeune » (jung), vou­laient se démarquer du conservatisme antérieur, purement « conservant » et réactionnaire, l'Altkonservativismus. Les Jungkonservativen s'opposent, en esprit et sur la scène politique, au monde légué par 1789 et tirent de cette opposition des conséquences résolument révolutionnaires. Les grandes figures du Jungkonservativismus, également connue hors d'Allemagne, sont no­t. Oswald Spengler (20), Arthur Moeller van den Bruck (21), Othmar Spann, Hans Grimm et Edgar J. Jung.

Le peuple et la langue, concepts-clefs des Völkischen, ne sont certes pas niés par les Jungkonservativen, encore moins méprisés. Mais pour eux, ces concepts ne sont pas perti­nents si l'on veut construire un ordre : ils condui­sent à la constitution d'États nationaux fermés, monotone, comparables aux États d'inspiration jacobine. De plus, ces États précipitent l'Europe, continent qui n'a que peu de frontières linguis­tiques et ethniques précises, dans des conflits frontaliers incessants, dans des querelles d'irrédentisme, des guerres balkaniques. En per­vertissant le principe völkisch, ils provoquent une extrême intolérance à l'encontre des minorités ethniques et linguistiques à l'intérieur de leurs propres frontières. De tels débordements, l'histoire en a déjà assez connus.

Le mot-clef pour les Jungkonservativen est dès lors le Reich. L'idée de Reich, prisée également dans les Bas Pays, n'implique pas un État fermé à peuple unique ni un État créé par un peuple conquérant sachant manier l'épée. Le Reich est une forme de vivre-en-commun propre à l'Europe, né de son histoire, qui laisse aux souches ethniques et aux peuples, aux langues et aux régions, leurs propres identités et leurs propres rythmes de développement, mais les ras­semble dans une structure hiérarchiquement su­périeure. Dans ce sens, explique Mohler, l'État de Bismarck et celui de Hitler ne peuvent être considérés comme des avatars de l'idée de Reich. Ce sont des formes étatiques qui oscillent entre l'État-Nation de type jacobin et l'État-conquérant impérialiste à la Gengis Khan.

En langue néerlandaise, Reich peut parfaitement se traduire par rijk. Dans d'autres langues, le mot allemand est souvent traduit à la hâte par des mots qui n'ont pas le même sens : « Empire » suggère trop la présence d'un empereur ; « Imperium » fait trop « impérialiste » ; « Commonwealth » suggère une association de peuples beaucoup plus lâche.

Mentionnons encore 3 particularités qui nous donnerons une image plus complète du groupe jungkonservativ. D'abord, l'influence chrétienne est la plus prononcée dans ce groupe. L'idée médiévale de Reich est perçue par quelques-uns de ces penseurs jungkonservativ comme essen­tiellement chrétienne, qualité qui demeurera telle, affirment-ils, même si l'idée doit connaître encore des avatars historiques. Les Jungkonservativen chrétiens perçoivent la catholitas comme une force fédératrice des peuples, comme une sorte de ciment historique. Pour eux, cette catholitas ne semble donc pas un but en soi mais un instrument au service de l'idée de Reich.

Ensuite, ces Jungkonservativen cutlivent une nette tendance à peaufiner leur pensée juridique, à ébaucher des structures et des ordres juridiques idéaux. C'est en tenant compte de cet arrière-plan que le deuxième concept-clef de la sphère jung­konservative, en l'occurrence l'idée d'ordre, prend tout son sens. En dehors de l'Allemagne, c'est incontestablement ce concept-là qui a été le plus typique. Mohler écrit, à ce propos : « L'unité, à laquelle songent les Jungkonservativen (...) englobe une telle prolixité d'éléments, qu'elle exige une mise en ordre juridique ».

Enfin, troisièmement, les Jungkonservativen sont les plus « civilisés » de la planète RC et, pour leurs adversaires, les plus « bourgeois ». Après eux viennent les Völkischen, qui passent pour des philologues mystiques ou des danseurs de danses populaires, et les Nationaux-Révolutionnaires, qui font figures de dinamiteros exaltés. Des 5 groupes, les Jungkonservativen sont les seuls, dit Mohler, qui ne s'opposent pas de manière irréconciliable à l'environnement poli­tique établi, soit à la République de Weimar. Ils sont restés de ce fait des interlocuteurs acceptés. Entre eux et les adversaires de la RC, les ponts n'ont pas été totalement coupés, malgré les cé­sures profondes qui séparaient à l'époque les familles intellectuelles.

Dans les Bas Pays, plusieurs figures de la vie in­tellectuelle étaient apparentées au courant jung­konservativ. Songeons à Odiel Spruytte qui, malgré son ancrage profond dans le Mouvement Flamand, restait un défenseur typique de l'« universalisme » d'Othmar Spann (22). Aux Pays-Bas, citons Frederik Carel Gerretsen, his­torien, poète (sous le pseudonyme de Geerten Gossaert) et homme politique (actif, entre autres, dans la Nationale Unie).

Lorque l'on recherche les traces de l'idéologie jungkonservative dans nos pays, il faut analyser et étudier les concepts de solidarisme et de per­sonnalisme : les tenants de cette orientation doctri­nale appartenaient très souvent à la démocratie chrétienne. Les « navetteurs » qui oscillaient entre la démocratie chrétienne et la RC, version jung­konservative, étaient légion.

Le Jungkonservativ le plus typé, le seul à peu près qui ait vraiment fait école chez nous, c'est Joris van Severen. Chez lui, les concepts-clefs d'« ordre » et d'« élite » sont omniprésents ; sa pen­sée est juridico-structurante, ce qui le distingue nettement des nationalistes flamands aux dé­marches protestataires et friands de manifesta­tions populaires. Autre affinité avec les Jungkonservativen : sa tendance à chercher des interlocuteurs dans l'aile droite de l'établisse­ment... Mais ce qui est le plus étonnant, c'est la similitude entre sa pensée de l'ordre et l'idée de Reich des Jungkonservativen de l'ère wei­marienne : Joris van Severen refuse la thèse « une langue, un peuple, un État » et part en quête d'un modèle historique plus qualitatif, reflet d'un ordre supérieur, mais très éloigné de l'État belge de type jacobin, qui, pour lui, était aussi inaccep­table.

Dans cette optique, ce n'est pas un hasard qu'il se soit référé aux anciens Pays-Bas, dans leur forme la plus traditionnelle, celle du « Cercle de Bourgogne » du Reich de Charles-Quint. Jacques van Artevelde (23) en avait lancé l'idée au Moyen Âge et elle avait tenu jusqu'en 1795. L'argumentation qu'a développé Joris van Severen pour étayer son idéal grand-néerlandais dans le sens des Dix-Sept Provinces historiques (24), et contre toutes les tentatives de créer un État sur une base exclusivement linguistique, est au fond très semblable à celle qu'avait déployé Edgar J. Jung lorsqu'il polémiquait avec les Völkischen pour défendre l'idée de Reich. À la fin des années 30, van Severen parlait de plus en plus souvent du « Dietse Rijk » (de l'État thiois ; du Regnum thiois), utilisant dans la foulée le vieux terme de Dietsland (Pays Thiois) (25) pour bien marquer la différence qui l'opposait aux « nationalistes linguistiques » (26).

Les nationaux-révolutionnaires

Le troisième groupe, celui des nationaux-révolu­tionnaires, est un produit typique de la «génération du front» en Allemagne. Il est plus difficile à cerner pour nous, dans les Bas Pays. De plus, la plupart des auteurs nationaux-révolu­tionnaires sont peu connus chez nous. Friedrich Hielscher, Karl O. Paetel, Arthur Mahraun, pour ne nommer que les plus connus d'entre eux, sont très souvent ignorés, même par les politologues les plus chevronnés. D'autres, en revanche, sont beaucoup plus célèbres. Mais cette célébrité, ils l'ont acquise pendant une autre période et pour d'autres activités que leur engagement national-révolutionnaire. Ainsi, Ernst von Salomon acquit sa grande notoriété pour ses romans à succès. Otto et Gregor Strasser, à la fin de leur carrière, ont été connus du monde entier parce qu'ils ont été les compagnons de route de Hitler, avant de s'opposer violemment à lui et, pour Gregor, de devenir sa victime. Ernst Niekisch, lui, est sou­vent considéré à tort comme un communiste parce qu'après la guerre il a enseigné à Berlin-Est (27). Mais cette notoriété, due à des faits et gestes po­sés en dehors de l'engagement politique, fait que les nationaux-révolutionnaires sont en général très mal situés. On les considère comme des « nazis de gauche », ce qui est inexact dans la plu­part des cas, sauf peut-être pour Gregor Strasser, assassiné sur ordre de Hitler en 1934. Ou bien on les considère comme des communistes sans carte du parti, ce qui n'est vrai que pour quelques-uns d'entre eux.

En réalité, l'attitude nationale-révolutionnaire est le fruit d'une étincelle jaillie du choc entre l'extrême-gauche et l'extrême-droite. Les étin­celles ne meurent pas si l'on parvient, grâce à elles, à allumer un foyer : ce que voulaient les na­tionaux-révolutionnaires. Ils considéraient plus ou moins les Völkischen comme des roman­tiques et des « archéologues » et les Jungkonservativen comme des individus qui voulaient construire du neuf avant que les ruines n'aient été balayées. Évacuer les ruines, mieux, contribuer énergiquement au déclin rapide du monde bourgeois, dénoncer la décadence capita­liste : voilà ce que les nationaux-révolutionnaires comprenaient comme leur tâche. Pour la mener à bien, ils présentait un curieux cocktail de passion sauvage et de froideur sans illusions, produit de leur expérience du front.

Mohler cite une phrase typique de Franz Schauwecker, figure de proue du « nationalisme soldatique » : « L'Allemand se réjouit de ses dé­clins parce qu'ils sont le rajeunissement ». La gauche comme la droite sont dépassées pour les nationaux-révolutionnaires. Ils voulaient dépasser la gauche sur sa gauche et la droite sur sa droite. Pour eux, Staline était un conservateur et Hitler un libéral. Ce que les temps nouveaux apporte­ront, ils ne le savent pas trop : « mouvement », tel est le premier mot-clef. Le deuxième, c'est la « nation », celle qui est née dans les tranchées. Schauwecker décrit comment la réalité et la foi, comment l'instinct et la profondeur de la pensée, la nature et l'esprit ont fusionné. « Dans cette unité, la nation était soudainement présente ». C'est cela pour eux, le nationalisme : la société allemande sans classes.

Au Pays-Bas, il y a eu une figure nationale-révo­lutionnaire bien typée : Erich Wichman (1890-1929), surnommé souvent avec mépris le « premier fasciste néerlandais », alors qu'il est très difficile de coller l'étiquette de fasciste (si l'on entend par fasciste, cette sorte de militaires d'opérette chaussés de belles bottes bien cirées) sur ce représentant impétueux de la bohème hol­landaise, au visage déformé par un œil de verre. Les noms des groupuscules qu'il a fondé De Rebelse Patriotten (Les Patriotes Rebelles), De Anderen (Les Autres), De Rapaljepartij (Le Parti de la Racaille) trahissent tous l'élan oppositionnel et le défi adressé à « tout ce qui est d'hier », assor­tis d'un résidu de foi nationale. À son ami, le Dr. Hans Bruch, il écrivit ces phrases révélatrices :

« Je n'ai pas besoin de vous dire que, moi comme vous, nous souhaitons que les Pays-Bas et Orange soient au-dessus de tout! Mais... ce cri de guerre ne peut plus être un cri de guerre parce qu'il a été répété a satiété, éculé, galvaudé et usé par les nationalistes de vieille mouture ; par de gros bonshommes tout gras affublés de mous­taches tombantes, qui remplissent des salles de réunion pour se plaindre, se lamenter et se con­sumer en jérémiades parce que notre nation, hé­las, n'a jamais eu assez de sentiment national. (...) Et nous, les combatifs, nous ne pouvons rien avoir en commun avec eux ! Car, nous, nous ne voulons pas nous plaindre, mais agir. Mais nous ne voulons pas non plus pousser des cris de joie, car nous savons qu'en tant que peuple nous n'avons encore rien - nous avons la ferme vo­lonté de mettre un terme définitif à notre misère ! » (28).

La prose de Wichman, en violence et en radica­lisme, ne cède en rien devant les phrases de Franz Schauwecker ou d'autres nationaux-révolution­naires :

« Tout, aujourd'hui, est cérébralisé et cal­culé. Il n'y a plus place en ce monde pour l'aventure, l'imprévu, l'élasticité, la fantaisie et la « démonie ». La raison raisonnante la plus bête garde seule droit au chapitre. Dieu s'est mis à vivre peinard. Cette époque est morte, sans âme, sans foi, sans art, sans amour. (...) Ce n'est plus une époque, c'est une phase de transition mais qui peut nous dire vers où elle nous mène? Si tout devient autrement que nous le voulons — et pourquoi cela ne deviendrait-il pas autrement ? On pourra une fois de plus nous appeler "les fous". Tout acte peut être folie, est en un certain sens une folie. Et celui qui craint d'être appelé un "fou", d'être un "fou", celui qui craint d'être une part vivante d'un tout vivant, celui qui ne veut pas "servir", celui qui ne veut pas être "facteur" en invoquant sa précieuse "personnalité" et ainsi faire en sorte qu'advienne un monde contraire à ses pensées, celui qui a peur d'être un « lépreux de l'esprit », qui ne veut être "particule", qui ne veut être ni une feuille dans le vent ni un animal soumis à la nécessité ni un soldat dans une tran­chée ni un homme armé d'un gourdin et d'un re­volver sur la Piazza del Duomo (ou sur le Dam) ; celui qui ne commence rien sans apercevoir déjà la fin, qui ne fait rien pour ne pas commettre de sottise : voilà le véritable âne ! On ne possède rien que l'on ne puisse jeter, y compris soi-même et sa propre vie. C'est pourquoi, il serait peut-être bon de nous débarrasser maintenant de cette "République des Camarades", de cette étable de "mauvais bergers". Oui, avec violence, oui, avec des "moyens illégaux" ! C'est par des phrases que le peuple a été perverti, ce n'est pas par des phrases qu'il guérira (Multatuli) (29). Donc, répé­tons-le : aux armes ! ».

Le type du national-révolutionnaire a également fait irruption sur la scène politique flamande, surtout dans les tumultueuses années 20. Notamment dans le groupe Clarté et dans sa né­buleuse, qui voulaient forger un front unitaire ré­volutionnaire regroupant les frontistes flamands (30), les communistes, les anarchistes et les so­cialistes minoritaires. On hésite toutefois à ranger des individus dans cette catégorie car l'engagement proprement national-révolutionnaire n'a quasi jamais été qu'une phase de transition : quelques flamingants radicaux ont tenté de trou­ver une synthèse personnelle entre, d'une part, un engagement nationaliste flamand et, d'autre part, une volonté de lutte sociale-révolutionnaire. Après une hésitation, longue ou courte selon les individualités, cette synthèse a débouché sur un national-socialisme plus proche du sens étymo­logique du mot que de la NSDAP, encore peu connue à l'époque. Chez d'autres, la synthèse conduisit à un engagement résolument à gauche, à un socialisme voire un communisme teinté de nationalisme flamand.

Boudewijn Maes (1873-1946) est sans doute l'une des figures les plus hautes en couleurs du microcosme “national-révolutionnaire” flamand. Ce nationaliste flamand libre-penseur (vrijzinnig) avait lutté contre les activistes pendant la Première Guerre mondiale parce qu'ils étaient trop bour­geois à son goût. Après 1918, il les défendit parce qu'il était animé d'un sens aigu de la justice et parce qu'il s'estimait solidaire du combat na­tional flamand. Aussi parce qu'il voyait en eux des victimes de “l'État bourgeois” belge et donc des révolutionnaires potentiels. En 1919, il est élu au Parlement belge sur les listes du Frontpartij. Il y restera seulement 2 ans. Dans des groupuscules toujours plus petits, no­t. au sein d'un Vlaams-nationaal Volksfront, il illustra un radicalisme pur, dont il ne faut pas exagérer la portée, et par lequel il voulait dépasser les socialistes et les communistes sur leur gauche. Plus tard, il passa au socialisme et mourut communiste flamand.

À propos des 2 derniers groupes de la RC al­lemande, nous pouvons être brefs. Les Bündischen, héritiers des célèbres Wandervögel, constituent un phénomène typique dans l'histoire du mouvement de jeunesse allemand, lequel a véritablement alimenté tous les cénacles de la RC. Notre mouvement de jeunesse flamand, depuis Rodenbach (31), en passant par l'Algemeen Katholiek Vlaams Studentenverbond (AKVS) (32), jusqu'au Diets Jeugdverbond, n'est pas comparable aux Bündischen sur le plan idéolo­gique : la majeure partie des affiliés à l'AKVS, à ses successeurs et à ses émules, est restée, des années durant, fidèle à une sorte de tradition völ­kische catholisante. D'autres noyauteront l'aile droite de la démocratie chrétienne flamande. Cette communauté de tradition forme aujourd'hui en­core le lien entre les groupes nationalistes fla­mands et certains cénacles du parti catholique. C'est l'idéologie de base que partagent not. un journal comme De Standaard et les ani­mateurs du pélérinage annuel à la Tour de l'Yser (IJzerbedevaart).

La Landvolkbewegung fut une révolte paysanne, brève mais violente, qui secoua le Slesvig-Holstein entre 1928 et 1932. On peut tracer des parallèles entre des événements analogues qui se sont produits au Danemark et en France mais, dans nos régions, nous n'apercevons aucun phé­nomène de même nature. Mohler lui-même, dans son Ergänzungsband (cf. références infra) de 1989, revient sur sa classification antérieure des strates de la RC en 5 groupes : la Landvolkbewegung a été de trop courte durée, trop peu chargée d'idéologie et trop dépendante d'orateurs issus d'autres groupes de la RC (surtout des nationaux-révolutionnaires) pour constituer à égalité un cinquième groupe.

Le fascisme défini par les Staliniens

Mohler note que la littérature secondaire concer­nant la RC parue depuis 1972 (année de parution de la seconde édition de son maître-ouvrage) est devenue de plus en plus abondante et imprécise. La raison de cet état de choses : la propagation de la conception stalinienne du fascisme, y compris dans les milieux universitaires. « Cette concep­tion, qui a l'élasticité du caoutchouc, est en fait un concept de combat, contenant tout ce que le stalinisme perçoit comme ennemi de ses desseins, jusque et y compris les sociaux-démocrates. Lorsque l'on parlait jadis du national-socialisme de Hitler ou du fascisme de Mussolini, on savait de quoi il était question. Mais le « fascisme alle­mand » peut tout désigner : la NSDAP, les Deutsch-Nationalen, la CDU, le capitalisme, Strauß comme Helmut Schmidt - et c'est préci­sément cette confusion qui est le but. Et bien sûr, la RC, elle aussi, aboutit dans cette énorme marmite ».

Cette confusion a débouché d'abord sur une litté­rature tertiaire traitant du fascisme et dépourvue de toute valeur historique, ensuite sur des petits opuscules apologétiques qui « désinforment » en toute conscience. Prenons un exemple pour montrer comment le concept illimité de fascisme, propre au vocabulaire stalinien, s'est répandu dans le langage courant au cours des années 70 et 80 : l'écrivain néerlandais Wim Zaal écrit un livre qui connaitra 2 éditions, avec un titre chaque fois différent pour un contenu grosso modo iden­tique. Ce changement de titre est révélateur. En 1966, l'ouvrage est titré De Herstellers (Les Restaurateurs). Il traite de plusieurs aspects de l'idéologie conservatrice-révolutionnaire aux Pays-Bas. La définition qu'il donne de cette idéologie n'est pas tout à fait juste mais elle a le mérite de ne pas être ambiguë et parfaitement concise ; nous lui reprocherions de réduire l'univers conservateur-révolutionnaire à celui des adeptes de l'« ordre naturel », ce qui n'est pas le cas car d'autres traditions intellectuelles l'ont ali­menté. Écoutons sa définition : « Ce que visait le mouvement restaurateur, c'était précisément de restaurer l'ordre naturel du vivre-en-commun et de le débarrasser des maux que lui avait infligés les forces révolutionnaires à partir de 1780. Toutes les conséquences de ces révolutions n'étaient pas perverses mais leurs principes l'étaient ». La seconde édition (remaniée) du livre paraît en 1973, elle traite du même sujet mais change de titre : De Nederlandse fascisten (Les fascistes néerlandais).

De Gorbatchev au Pape Jean-Paul II, de Reagan à Khomeiny, y a-t-il une figure de proue du monde politique ou de l'innovation idéologique qui n'ait jamais été traité de “fasciste” par l'un ou l'autre de ses adversaires ? Dans de telles conditions, ne doit-on pas considérer que le mot est désormais vide de toute signification, du moins pour ce qui concerne le récepteur. En revanche, dans le chef de l'émetteur, le message est très clair ; celui qui traite un autre de “fasciste”, veut dire : “J'entends vous discriminer sur le plan intellectuel” ; en d'autres mots : “Je refuse tout dialogue”.

Ni dans cet article ni dans le travail de Mohler, le fait de dénoncer cet usage élastique du terme “fascisme” ne constitue pas une tentative d'évacuer du débat les rapports historiques réels qui ont existé entre, d'une part, la RC et, d'autre part, le fascisme ou le national-socialisme. La pensée révolutionnaire-conservatrice ne peut être purement et simplement réduite au rôle de “précurseur” de l'idéologie fasciste. ce serait trop facile et grotesque. À ce propos, Mohler écrit : « Tous ceux qui critiquent les idées de 1789 cou­rent le risque de se voir étiquettés par les prota­gonistes de ces idées révolutionnaires de "pères fondateurs du fascisme" (ou du "nazisme") (...) D'Héraclite à Maître Eckehart, en passant par Paracelse et Luther, Frédéric le Grand, Hamann et Zinzendorf, pour aboutir à Schopenhauer et Kierkegaard, on peut, dans la foulée, construire les arbres généalogiques du fascisme les plus fantasmagoriques ».

En réalité, parmi les protagonistes des idées con­servatrices-révolutionnaires, on trouvera les ap­préciations et les attitudes les plus diverses vis-à-vis du fascisme, tant en Allemagne que dans nos pays. La prudence et la précision s'imposent. Quelques figures de la RC se sont en effet con­verties très vite et avec beaucoup d'enthousiasme au nazisme, comme, par ex., un Alfred Bäumler ou un Ernst Kriek, ou, chez nous, un Herman van Puymbroeck (33), futur rédacteur-en-chef de Volk en Staat. D'autres ont vu leur enthousiasme s'évanouir rapidement, mais trop tard pour échapper à la mort : l'exemple de Gregor Strasser, assassiné le 30 juin 1934, un jour avant Edgar J. Jung, qui avait, lui, combattu le natio­nal-socialisme dès le début et avec la plus grande énergie. Thomas Mann et Karl Otto Paetel choisi­rent d'émigrer, tout comme Otto Strasser et Hermann Rauschning. Le national-révolutionnaire dur et pur, ennemi de Hitler, Hartmut Plaas, mourra en 1944 dans un camp de concentration tout comme l'avocat liégeois Paul Hoornaert, grand admirateur de Mussolini et chef de la Légion Nationale.

Pour d'autres encore, la collaboration mena à un ultime engagement dans la Waffen-SS, dont ils ne revinrent jamais ; pour citer 2 exemples, l'un flamand, l'autre néerlandais : Reimond Tollenaere (1909-1942) et Hugo Sinclair de Rochemont (1901-1942). Au cours de cette même année 1942, la collaboration était déjà un passé bien révolu pour un Henri De Man ou un Arnold Meijer, ex-chef du Zwart Front néerlan­dais. Quant à Tony Herbert, jadis figure symbo­lique de tout ce qui comptait à droite en Flandre dans les années 30, il était déjà entré de plain-pied dans la résistance. Dans la véritable résistance à Hitler, derrière l'attentat du 20 juillet 1944, se profile une quantité de figures issues de la RC, not. de la Brigade Ehrhardt, comme l'Amiral Wilhelm Canaris, le Général Hans Oster voire l'écrivain Ernst Jünger. Quant à l'homme qui, en 1945, dans le tout dernier numéro de Signal, la revue de propagande allemande qui pa­raissait dans la plupart des langues européennes pendant la guerre, publia un article pathétique pour marquer la fin du IIIe Reich, était une fi­gure de la RC : Giselher Wirsing, issu du Tat-Kreis (34). En 1948, il participera à la fondation du journal Christ und Welt, dont il deviendra le rédacteur en chef en 1954 et le restera jusqu'à sa mort en 1975 (35).

Les noms que nous venons de citer ne constituent pas des exceptions. Loin de là. Tous répondent en quelque sorte à la règle. Mais comment expli­quer à quelqu'un qui a été élevé sous l'égide du concept stalinien de fascisme, ou a reçu un ensei­gnement universitaire marqué par ce concept, que c'est un fait historiquement attesté que dès le dé­but de l'année 1933, le citoyen néerlandais Jan Baars (36), chef de l'Algemene Nederlandse Fascistenbond (ANFB = Ligue Générale des Fascistes Néerlandais), envoie un télégramme à Hitler pour protester contre la persécution des Juifs (37). Le 30 janvier 1933, le jour où Hitler arriva au pouvoir, un autre télégramme partit de Hollande. Non pas envoyé par Jan Baars mais par l'association des étudiants catholiques d'Amsterdam, le Cercle Thomas Aquinas. C'était un télégramme de félicitations. Précisons-le. Au cas où vous ne l'auriez pas deviné.

 

► Luc Pauwels, texte paru dans la revue anversoise Teksten, Kommentaren en Studies n°55, 1989.

 

  • (1) cfr. Arthur De Bruyne, Cyriel Verschaeve - Hendrik De Man, West-Pocket, 4-5, De Panne, 1969. Jos Vinks, Cyriel Verschaeve, de Vlaming, De Roerdomp, Brecht/Antwerpen, 1977. Hugo Verriest (1840-1922) fut l'élève de Guido Gezelle au cou­vent théologique de Roeselare (Roulers). Nommé prêtre en 1864. Enseigne à Bruges, Roeselare, Ypres, Heule. Curé à Wakken, commune de la famille de Joris van Severen en 1888. Exerça une influence prépondérante sur le mouvement étudiant nationaliste d'Albrecht Rodenbach (la fameuse Blauwvoeterij). À son sujet, lire : Luc Delafortrie, Reinoud D'Haese, Noël Dob­belaere, Antoon Van Severen, Rudy Pauwels, Dr. R. Bekaert, Hugo Verriest - Joris Van Severen, Komitee Wakken, Wakken, 1984.
  • (2) Frank Goovaerts, « Odiel Spruytte. Een vergeten konserva­tief-revolutionnair denker in Vlaanderen », in Teksten, kommen­taren en studies 55/1989.
  • (3) Sur De Man en français : André Philip, Henri De Man et la crise doctrinale du socialisme, Librairie universitaire J. Gam­bier, Paris, 1928. Revue européenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, Tome XII, 1974, n°31 (« Sur l'œuvre de Henri De Man »). Michel Brelaz, Henri De Man : Une autre idée du socialisme, éd. des Antipodes, Genève, 1985. En guise d'introduction générale : R. Steuckers, « Henri De Man », in Études et Recherches n°3, GRECE, 1984. En anglais : Peter Dodge, Beyond Marxism : The Faith and Works of Hendrik De Man, M. Nijhoff, The Hague (NL), 1966.
  • (4) De Léon van der Essen : Pages d'histoire nationale et européenne (Les Œuvres/Goemare, Bruxelles, 1942) ; Alexandre Farnèse et les origines de la Bel­gique moderne, 1545-1592 (Office de publicité, Bruxelles, 1943) ; Pour mieux comprendre notre histoire na­tionale, Charles Dessart éd., s.d.
  • (5) Robert Poulet, La Révolution est à droite : Pamphlet, De­noël et Steele, Paris, 1934.
  • (6) Frederic Kiesel, Pierre Nothomb, Pierre de Meyere éd., Pa­ris/Bruxelles, 1965.
  • (7) Charles Anciaux, L'État corporatif. Lois et conditions d'un régime corporatif en Belgique, ESPES, Bruxelles, 1942.
  • (8) Dr. Sun Ya-Tsen, The Three Principles of the People, China Publishing Company, Taipei R.O.C., 1981.
  • (9) August Vermeylen, écrivain flamand, né à Bruxelles en 1872 et mort à Uccle en 1945. Étudie à Bruxelles, Berlin et Vienne. Il enseignera à Bruxelles et à Gand. Sera démis de ses fonctions par les autorités allemandes en 1940. Influence de Baudelaire et du mouvement décadent français mais défenseur de la langue néer­landaise. Co-fondateur de la revue littéraire Van Nu en Straks. Individualiste anarchisant à ses débuts, il évoluera vers un socia­lisme communautaire, justifié par un panthéisme dynamique. Son œuvre la plus célèbre est De wandelende Jood (Le Juif er­rant), illustrant la quête de la vérité en 3 phases : la jouissance sensuelle, l'ascèse et le travail.
  • (10) Hendrik J. Elias, Geschiedenis van de Vlaamse Gedachte, 4 delen, Uitg. De Nederlandse Boekhandel, Antwerpen, 1971. Ces 4 volumes retracent l'histoire intellectuelle du mouvement flamand et recense minutieusement les influences diverses qu'il a subies, not. celles venues des Pays-Bas, d'Allemagne et de Scandinavie. Ces ouvrages sont indispensables pour com­prendre les lames de fond non seulement de l'histoire flamande mais aussi de l'histoire belge.
  • (11) Mohler se réfère surtout au livre de Michael Freund, Georges Sorel : Der revolutionäre Konservatismus (V. Kloster­mann, Frankfurt a.M., 1972). De même qu'aux passage que consacre Carl Schmitt à Sorel dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (1926), aujourd'hui dispo­nible en français sous le titre de Démocratie et Parlementarisme (Seuil, 1988).
  • (12) Sorel a exercé une incontestable influence sur le philosophe martyr José Streel (1910-1946), idéologue du rexisme et auteur, entre autres, de La Révolution du XXe siècle (Nouvelle So­ciété d'Edition, Bruxelles, 1942). Dans cet ouvrage concis, on repère aussi l'influence prépondérante de Péguy, Maurras et De Man. Sur José Streel, lire ce qu'en écrit Bernard Delcord, « À propos de quelques "chapelles" politico-littéraires en Belgique (1919-1945) », in Cahiers du Centre de Recherches et d'Études historiques de la Seconde Guerre mondiale/ Bijdragen van het Na­vorsings- en Studiecentrum voor de Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, Bruxelles, Ministère de l'Éducation nationale/ Ministerie van Onderwijs, Archives Générales du Royaume - Algemeen Rijksarchief, Place de Louvain 4 (b.19), Bruxelles, 1986. On lira de même toutes les remarques que formule à son sujet le Prof. Jacques Willequet dans La Belgique sous la botte, résistances et collaborations, 1940-1945, éd. Universitaires, Pa­ris, 1986. Signalons aussi que José Streel fut l'un des artisans de l'accord Rex-VNV, règlant, dans le cadre de la collaboration, le problème linguistique belge.
  • (13) J. De Kadt, Het fascisme en de nieuwe vrijheid, N.V. Em. Querido's Uitgevers-Maatschappij, Amsterdam, 1939.
  • (14) Sur Joris Van Severen, lire : L. Delafortrie, Joris Van Seve­ren en de Nederlanden, Oranje-Uitgaven, Zulte, 1963. Jan Creve, Recht en Trouw. De Geschiedenis van het Verdinaso en zijn milities, Soethoudt, Antwerpen, 1987.
  • (15) Arthur De Bruyne, Joris Van Severen, droom en daad, De Roerdomp, Brecht/Antwerpen, 1961-63.
  • (16) Le poète Wies Moens (1898-1982) fut un activiste (un « col­laborateur ») pendant la Première Guerre mondiale. Il étudia à l'Université de Gand de 1916 à 1918. Il purgera 4 ans de pri­­son pour ses sympathies nationalistes. Il fondera les revues Pogen (1923-25) et Dietbrand (1933-40). En 1945, il est con­damné à mort mais trouve refuge aux Pays-Bas pour échapper à ses bourreaux. Il fut le principal représentant de l'expression­nisme flamand et entretint des liens avec Joris Van Severen, avant de rompre avec lui. Cfr. Erik Verstraete, Wies Moens, Orion, Brugge, 1973.
  • (17) L'activisme est la collaboration germano-flamande pendant la Première Guerre mondiale. À ce propos, lire : Maurits van Haegendoren, Het aktivisme op de kentering der tijden, Uitgeve­rij De Nederlanden, Antwerpen, 1984.
  • (18) Frank Goovarts, « Dr. G. Schamelhout, antropologie en Vlaamse Beweging », in Teksten, kommentaren en studies n°42, 1985. Le Dr. G. Schamelhout peut être considéré comme un élève de Georges Vacher de Lapouge. Il s'est intéressé également aux ethnies européennes.
  • (19) Le mouvement pan-thiois (Alldietscher Beweging) visait à unir toutes les « tribus » basses-allemandes, soit néerlandaises et allemandes du nord, en forgeant un État qui aurait rassemblé les Pays-Bas, la Belgique (avec les départements français du Nord et du Pas-de-Calais), la Prusse, le Hanovre, le Oldenbourg, etc. La langue de cet État aurait été une synthèse entre le néerlandais ac­tuel et les dialectes bas-allemands. À ce sujet, lire : Ludo Si­mons, Van Duinkerke tot Königsberg. Geschiedenis van de All­dietsche Beweging, Orion, Brugge, 1980.
  • (20) Sur Spengler, l'ouvrage en français le plus complet est celui de Gilbert Merlio, Oswald Spengler, témoin de son temps, Aka­demischer Verlag Hans-Dieter Heinz, Stuttgart, 1982 (2 vo­l.).
  • (21) Sur Arthur Moeller van den Bruck, l'ouvrage en français le plus complet est celui de Denis Goeldel, Moeller van den Bruck (1876-1925), un nationaliste contre la révolution, Peter Lang, Frankfurt a.M./Bern, 1984.
  • (22) Deux livres récents sur Spann : Walter Becher, Der Blick aufs Ganze. Das Weltbild Othmar Spanns, Universitas, Mün­chen, 1985. J. Hanns Pichler (Hg.), Othmar Spann oder die Welt als Ganzes, Böhlau, Wien, 1988.
  • (23) Pour comprendre le mouvement d'unité dans les Bas Pays au Moyen Age, lire Léon Vanderkinderen, Le siècle des Arte­velde : Études sur la civilisation morale et politique de la Flandre et du Brabant, J. Lebègue & Cie, Bruxelles, 1907.
  • (24) Les 17 provinces regroupent les pays suivants dans l'optique de Joris Van Severen et de ses adeptes de jadis et d'aujourd'hui : la Frise, le Groningue, la Drenthe, l'Overijssel, le Pays de Gueldre, le Pays d'Utrecht, la Hollande, la Zélande, le Brabant, le Limbourg (Limbourg historique, Limbourg belge, soit l'ex-Comté de Looz, Limbourg néerlandais contemporain), le Pays de Liège, le Pays de Namur, le Luxembourg (Grand-Du­ché, Luxembourg belge et Pays de Thionville/Diedenhofen), le Hainaut, la Flandre, l'Artois et la Picardie.
  • (25) Le terme néerlandais de « Dietsland » se traduit en français par « Pays Thiois ». Le long de la frontière linguistique, en Pays de Liège, on trouve également la forme « tixhe », typique de l'ancienne graphie liégeoise. On parle également de « Lorraine thioise » pour désigner la partie allemande de la Lorraine.
  • (26) Van Severen semble être le seule représentant de la RC dans nos pays à avoir utiliser et revendiquer le terme de « conservateur-révolutionnaire ». C'était dans un article du 23 juillet 1932, paru dans De West-Vlaming. Cité par Arthur De Bruyne, op. cit., p. 140. Rappelons qu'une querelle demeure sous-jacente entre, d'une part, le nationalisme à base exclusivement linguistique, rêvant d'un État néerlandais unissant la Flandre et les Pays-Bas, et, d'autre part, les adeptes des Dix-Sept Provinces Unies, regroupant les régions néerlandophones, wallonophones, picardophones et ger­manophones de l'ancien «Cercle de Bourgogne».
  • (27) Pour comprendre l'itinéraire d'Ernst Niekisch, lire Uwe Sauermann, Ernst Niekisch und der revolutionäre Nationalismus, Bibliothekdienst Angerer, München, 1985.
  • (28) Cité par Wim Zaal dans De Nederlandse Fascisten, Weten­schapelijke Uigeverij, Amsterdam, 1973.
  • (29) Multatuli est le pseudonyme d'Eduard Douwes Dekker (1820-1887), écrivain néerlandais, pionnier de la colonisation de l'Indonésie. Lecteur de Nietzsche, il se posera en partisan d'une monarchie éclairée et d'un système d'éducation non étouffant. Son roman le plus célèbre est Max Havelaer, une chronique as­sez satirique de la colonie néerlandaise en Indonésie.
  • (30) Le frontisme est le mouvement politique des années 20 en Flandre, porté par les soldats revenus du front. Sur la scène élec­torale, il se présentait sous la dénomination de Frontpartij. Ce mouvement d'anciens soldats du contingent était pacifiste et sou­cieux de ne plus verser une seule goutte de sang flamand pour la France, considérée comme ennemie mortelle des peuples ger­maniques et du catholicisme populaire.
  • (31) Albrecht Rodenbach (1856-1880), jeune poète flamand, formé au séminaire de Roeselare (Roulers), élève de Hugo Ver­riest (cf. supra), fonde, en entrant à la faculté de droit de l'Université Catholique de Louvain, le mouvement étudiant fla­mand, la Blauwvoeterij. Ses poèmes mêlent un catholicisme charnel et sensuel, typiquement flamand, à un paganisme wagné­rien, nourri de l'épopée des Nibelungen : un contraste éton­nant et explosif... À son sujet, lire : Cyriel Verschaeve, Albrecht Rodenbach. De Dichter, Zeemeeuw, Brugge, 1937.
  • (32) L'AKVS publie toujours une revue, AKVS-Schriften. Adresse : AKVS-Schriften, c/o Paul Meulemans, Kruisdagenlaan 75, B-1040 Brussel.
  • (33) La radicalité des positions de H. Van Puymbrouck transpa­raît dans le texte d'une brochure publiée à Berlin en 1941 et inti­tulée Flandern in der neuen Weltordnung (Verlag Grenze und Ausland, Berlin, 1941) et rééditée en 1985 par Hagal-Boeken, Speelhof 10, B-3840 Borgloon.
  • (34) Sur le Tat-Kreis, cf. : Klaus Fritzsche, Politische Roman­tik und Gegenrevolution, Fluchtwege in der Krise der bürgerli­chen Gesellschaft : Das Beispiel des « Tat-Kreises », Suhr­kamp, Frankfurt a.M., 1976. Ouvrage très critique mais qui révèle les grandes lignes de l'idéologie du Tat-Kreis.
  • (35) À propos de Giselher Wirsing, on lira avec profit le texte que lui a consacré Armin Mohler au moment de sa mort en 1975 (« Der Fall Giselher Wirsing ») et repris dans son recueil intitulé Tendenzwende für Fortgeschrittene, Criticón Verlag, München, 1978.
  • (36) Jan Baars, né le 30 juin 1903, fit partie de la résistance néerlandaise pendant la guerre. Il est décédé le 24 avril 1989.
  • (37) Wim Zaal, op. cit., p.119.

 

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Conservateurs révolutionnaires et résistants anti-hitlériens

• Analyse : Claus WOLFSCHLAG, Hitlers rechte Gegner : Gedanken zum nationalistischen Widerstand, Arun Verlag, Engerda, 1995, 215 p.

Claus Wolfschlag, collaborateur de l'hebdoma­daire Junge Freiheit, analyse plusieurs figures de l'opposition nationaliste au nazisme, qu'il range dans quatre catégories : les nationaux-ré­volutionnaires, les conservateurs, les folcistes (Völkische) et les liguistes (Bündische). Wolf­schlag énumère dans sa préface les raisons méthodologiques de procéder à de telles ap­proches différenciantes de l'histoire des idées politiques. Pour le discours dominant et média­tique, ultra-simplificateur, il y a eu le nazisme, émanation du "mal" et l'anti-nazisme, émana­tion du "bien". Montrer que ce "mal" ou ce "bien" étaient beaucoup plus complexes se heurte à l'incompréhension de nos contempo­rains. Dans les deux Allemagnes d'après-guer­re, l'historiographie communiste de l'Est ne vo­yait de résistance que chez les militants com­munistes et jetait le doute sur la sincérité des résistants conservateurs, y compris les conju­rés du 20 juillet 1944. À l'Ouest, surtout pen­dant l'ère Adenauer, on a assisté à une survalo­risation des conjurés du 20 juillet, au détriment des communistes, coupables de partager avec les nazis le goût des sociétés totalitaires. Dans les années 60, après la mort d'Adenauer, les i­dées des conjurés du 20 juillet sont jugées "passéistes" et droitières par la nouvelle histo­riographie teintée de gauchisme non commu­niste. Dans les années 80, explique Wolf­schlag, le concept de résistance au nazisme subit une phase d'inflation ; une myriade de travaux se penche sur des modes de résistance moins généraux, plus sectoriels, permettant à certaines catégories sociales ouest-allemandes de se donner à leur tour un passé résistant et, éventuellement, de toucher à ce titre des subsi­des. Néanmoins, le schéma communiste ortho­doxe continue à prévaloir : la droite est assimi­lée globalement au nazisme, de même que les nationalismes de gauche, en dépit des faits. Les rapports du SD (police politique inféodée au parti nazi) sont pourtant éloquents : les per­sonnalités cassées à droite ne ménagent pas leurs critiques et passent souvent à l'action. A­lors que reste-t-il du schéma conventionnel ? En dépit de son titre, le livre de Wolfschlag relati­vise le terme "droite". En traitant d'Erich et de Mathilde Ludendorff, il montre que leur opposi­tion à Hitler est dictée par un anti-cléricalisme généralement ancré à gauche. Quant à Stras­ser, son nationalisme est bien considéré com­me de "gauche" par l'historien français Moreau, spécialiste de la question. La droite est multiple dans ses expressions, tout comme la gauche et le nazisme lui-même, où l'exaltation de la glèbe voisinait avec les désirs d'expansion impérialiste, où le culte passéiste des traditions se jux­taposait au technocratisme non idéologique d'un Heydrich ou d'un Speer. Enfin, Wolfschlag rappelle que dans la garde prétorienne du ré­gime elle-même, des complots contre Hitler ont été fomentés, notamment chez les SS Ohlen­dorf, Best, Hildebrandt, Franke-Grieksch, voire dans le parti ou le gouvernement (Franz Seld­te). Par conséquent, il est temps de développer une historiographie nouvelle et différenciante, en évitant les stigmatisations globales. Le livre idéal serait celui qui aborderait sans discrimina­tion toutes les formes d'opposition et à la par­titocratie déficiente de Weimar et aux rigueurs du nazisme. Wolfschlag ouvre la voie.

► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.

 

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Les visions d'Europe à la base de la “Révolution conservatrice”

(Intervention de Robert Steuckers)

fidus-kyberspruch.gifPremière question : la Révolution conservatrice allemande a-t-elle développé des visions d'Europe nou­velles et vraiment spé­cifiques ? Réponse : pas vraiment. Des visions d'Europe très différentes se bouscu­lent dans les corpus théoriques de ceux qu'Armin Mohler compte parmi les représentants de ce courant de pensée, né au cours d'une longue “période axiologique” de l'histoire, soit une période où de nouvelles valeurs se pensent, s'insinuent (lentement) dans les esprits et s'installent dans la société et dans le con­cert des nations. Les valeurs que représente la Révolution conservatrice sont des valeurs qui entendent remplacer celles mises en avant pas les formes involuées de christianisme anorganique et par l'idéologie des Lumières, in­duite par la Révolution française. L'idéologie de la Révolution conservatrice ne date donc pas de ce siècle. Elle n'est pas tombée subitement du ciel après 1918.

La RC consiste en un interprétation nouvelle de l'héritage nationaliste, protestant et hégélien (où la “nation” particulière, en l'occurrence la nation allemande) est l'instrument du Weltgeist) ; elle est une tra­duction idéologico-politique des philosophies de la Vie, mâtinée de darwinisme ou de biologisme matéria­liste (Haeckel) voire d'une interprétation vitaliste du “mystère de l'incarnation” cher à beaucoup de catho­liques populistes et/ou conservateurs ; enfin, elle est un espace idéologique où l'on tente de concrétiser la vision nietzschéenne de la volonté de puissance ou la notion bergsonienne d'“élan vital”.

En ce qui concerne les visions d'Europe, la RC a aussi des antécédents. À l'époque des Lumières, les in­tellectuels européens décrivent l'Europe comme un espace de civilisation, de “bon goût”. Mais un certain pessimisme constate que cette civilisation entre en déclin, qu'elle est inadaptée aux premières manifes­tations d'industrialisme, que le culte de la raison, qui est son apa­nage, bat de l'aile et que le modèle fran­çais, qui en est le paradigme, vient à être de plus en plus souvent contesté (hostilité à la “gallomanie”, non seulement dans les pays germaniques, mais aussi dans les pays latins).

Herder propose dans ce contexte une vision, une manière de voir (Sehweise), qui met en exergue le sens de l'individualité historique des constructions collectives. Contrairement à Rousseau, qui raisonne en termes d'individus, de nations et d'universalité, et qui juge, péremptoire, que l'Europe est “moralement condamnable”, Herder voit des peuples et des cultures enracinés, dont il faut conserver et entretenir les spécificités. L'Europe qu'il appelle de ses vœux est un concert de peuples différents et enracinés. L'Europe, telle qu'elle existe, n'est pas “moralement condamnable” en soi, mais il faut veiller à ne pas ex­porter, en dehors d'Europe, une européisme artificiel, basé sur les canons de la gallomanie et du culte figé d'une antiquité greco-romaine ad usum delphini. L'Europe dont rêve Herder n'est pas une so­ciété d'États-personnes mais doit deve­nir une communauté de personnalités natio­nales.

Tel était le débat juste avant que n'éclate la révolution française. Après les tumultes révolutionnaires, Napoléon crée le bloc continental par la force des armes. Ce bloc doit devenir autarcique (Bertrand de Jouvenel écrira dans les années 30 l'ouvrage le plus précis sur la question). Napoléon a à ses côtés des partisans allemands de ce grand dessein continental (Dalberg, Krause, le poète Jean-Paul). Ce bloc doit être dirigé contre l'Angleterre. À Paris, le Comte d'Hauterive décrit ce bloc autar­cique comme un “système général”, orchestrée par la France, qui organisera le continent pour qu'il puisse s'opposer effica­cement à la “mer”. Dès 1795, le Prussien Theremin, dans un ouvrage écrit en français (Des intérêts des puissances continen­tales relativement à l'Angleterre), s'insurge contre la politique anglaise de colonisation commer­ciale de l'Europe et des Indes. Le système libre-échangiste anglais est dès lors un “despotisme maritime” (idée qui sera reprise par l'école des géopolito­logues, rassemblée autour de la personne du Général Haus­ho­fer).

Le Baron von Aretin (1733-1824), revendique une “Europe celtique”, fusion de la romanité fran­çaise et de la germanité catholique de l'Allemagne du Sud, qui s'opposerait au “borussisme”, à l'“anglicisme” et au “protestantisme” particulariste. Après 1815, les “continentalistes” ne désarment pas : Welcker propose une alliance entre la Fran­ce et la Prusse pour réorganiser l'Europe ; Glave, lui, propose une alliance entre la France et l'Autri­che, pour exclure la Russie et l'Empire ottoman du concert européen. Paul Buchholz (1768-1843) dans Der neue Leviathan (1805) pro­pose une Gesamteuropa contre l'universalisme thalassocra­tique, thèses qui annoncent celles de Carl Schmitt. Bülow sug­gère l'avènement d'une “monarchie eu­ro­péenne universelle” qui procèdera à la conquête de l'Angleterre et unifiera le continent par le truchement d'un projet culturel, visant à éliminer les petits particularismes pouvant devenir autant de prétextes à des ma­nipulations ou des pressions extérieures.

Parmi les adversaires conservateurs et légitimistes de Napoléon, nous trouvons les partisans d'un équi­libre européen, où toutes les nations doivent s'auto-limiter dans la discipline (principe en vigueur dans l'Europe actuelle). Les Républicains natio­nalistes (Fichte, Jahn) qui se sont opposés à Napoléon parce qu'ils l'accusaient de faire du “néo-monarchisme” veulent un repli sur le cadre national ou sur de vastes confédérations de peuples apparentés par la langue ou par les mœurs. Les parti­sans de la restauration autour de Metternich plaident pour un bloc européen assez lâche, la Sainte-Alliance de 1815 ou la Pentarchie de 1822. La Restauration veut réorganiser rationnellement l'Europe sur base des acquis de l'Ancien Régime, remis en selle en 1815. Franz von Baader, dans ce contexte, suggère une “Union Reli­gieu­se” (qui sera refusée par les catholiques intransigeants), où les 3 variantes du christianisme eu­ro­péen (catholicisme, protestantisme, orthodoxie) unifieraient leurs efforts contre les principes laïques de la Révolution française.

À cette époque, la Russie est considérée comme le bastion ul­time de la religion (cf. les textes du Russe Tioutchev, puis ceux de Dostoïevski, not. le Journal d'un écrivain). Cette russophilie conservatrice et restauratrice explique l'Ostorientierung de la future RC, initiée par Moeller van den Bruck. Le continentaliste russophile le plus cohérent est le diplomate danois Schmidt-Phiseldeck qui plai­de, dans un texte largement ré­pandu dans les milieux diplomatiques, pour un eurocentrage des for­ces de l'Europe, contre les entreprises colonialistes ; Schmidt-Phiseldeck veut l'“intégration intérieure”. Il avertit ses contemporains du danger américain et estime que la seule ex­pansion possible est en direction de By­zance, c'est-à-dire que la Pentarchie européenne doit lever un corps expéditionnaire qui envahira l'Em­pire Ot­to­man et l'incluera dans le concert européen.

Cette volonté d'expansion concertée et pan­eu­ro­péenne vers le Sud-Est sera reprise en termes pacifiques sous Guillaume II, avec le projet de chemin de fer Ber­lin-Bagdad qui suscitera la fameuse “question d'Orient”. Görres, ancien révolutionnaire, voit dans l'Al­le­magne recatholicisée l'hegemon européen paci­fique, contraire diamétral du bellicisme moderne napo­léo­nien. L'Allemagne doit joue ce rôle parce qu'elle est la voisine de presque tous les autres peuples du con­tinent : elle en est donc l'élément fédérateur par destin géographique. L'universalité (c'est-à-dire l'“eu­ro­péanité”) de l'Allemagne vient de l'hétérogénéité de son voisinage, car elle peut intégrer, assimiler et syn­thé­tiser mieux et plus que les autres.

Constantin Frantz met en garde ses contemporains contre les fanatismes idéologiques : l'ultramontanisme ca­tholique, le parti­cularisme catholique en Bavière, le national-libéralisme prussien, le capitalisme, etc. Le Reich doit organiser la Mitteleuropa, se doter d'une constitution fédéraliste, conserver et renforcer sa pla­ce au sein de l'équilibre pentarchique européen. Mais ce­lui-ci est en danger, à cause de l'extraversion que provoquent les aventures coloniales de l'Angleterre, qui se cherche un des­tin sur les mers, et de la Fran­ce, qui s'est embarquée dans une aventure algérienne et africaine. Les Occidentaux provoquent la guer­re de Crimée, en prenant le parti d'un État qui n'appartient pas à la Pentarchie (la Turquie) contre un É­tat qui en est un pilier constitutif (la Russie).

Sous Guillaume II, les plans de réorganisation de la Mitteleuropa, plans tous parfaitement extensibles à l'ensemble de notre sous-continent, se succèdent. La plupart de ces projets évoquent une alliance et une fusion (d'abord économique) entre l'Allemagne forgée par Bismarck et l'Empire austro-hongrois. Dans l'op­ti­que des protagonistes, il s'agissait de parfaire une élargissement grand-allemand du Zollverein, en mar­che depuis le milieu du siècle. Le Français Guillaume de Molinari, “doctrinaire” du libéralisme, envisage une alliance entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Suis­se, dans un article qui connaîtra un grand retentissement dans les milieux industriels et diplo­ma­ti­ques : « Union douanière de l'Europe centrale » (in : Journal des économistes, V, 4, 1879, pp. 309-318). Paul de Lagarde, l'orientaliste aux origines intellectuelles du mouvement pangermaniste (Alldeutscher Ver­band) et, pour certains, du national-socialisme, la Mitteleuropa devait se limiter aux espaces ger­ma­ni­ques et s'organiser comme un bloc contre la Russie. Paul de Lagarde est ainsi le premier homme de droi­te, élaborant des projets européens, qui est russophobe et non pas russophile. La russophobie étant une tradition de gauche au XIXe siècle. La tradition pangermaniste/ pré-nationale-socialiste est donc rus­sophobe et la RC, initiée par Moeller van den Bruck, reste russophile, en dépit de l'avènement du bolche­visme. Telle est la grande diffé­rence entre les 2 mouvements. En 1895, l'industriel et écono­miste au­trichien Alexander von Peez exhorte les Européens à prendre conscience des dangers du panaméricai­nisme, incarné par les actions de la Navy League de l'Amiral Mahan. Pour von Peez, l'Europe doit se constituer en un bloc pour s'opposer à la Panamérique, sinon tous les peuples de la Terre risquent de périr sous les effets de “l'américanisation universelle”. Plus tard, ce type d'argumentation sera repris par Adolf Hallfeld, Giselher Wirsing et Haushofer (dans sa dénonciation de la “politique de l'anaconda”).

Les libéraux de gauche Ernst Jäckh et Paul Rohrbach restent russophobes, parce que c'est la tradition dans le milieu politico-idéologique dont ils sont issus, mais suggèrent une alliance ottomane et militent en faveur du chemin de fer Berlin-Bagdad. En fait, ils reprennent l'idée d'un contrôle européen (ou simple­ment allemand) de l'Anatolie, de la Mésopotamie et de la Palestine que l'on trouvait jadis chez Schmidt-Phiseldeck. Mais ce contrôle s'effectuera dans la paix, par la coopération économique et l'aide au déve­loppement et non pas par une conquête violente et un peuplement de ces régions par le trop-plein démo­graphique russe. L'alliance entre les Empires européens et la Sublime Porte sera une alliance entre égaux, sans discrimination reli­gieuse. Paradoxalement, ce faisceau d'idées généreuses, annonciatrices du tiers-mondisme désintéressé, hérisse les Britanniques, déjà agacés par l'accroissement en puissance de la flotte allemande, créée non pas pour s'opposer à l'Angleterre mais pour faire pièce à la Navy League américaine. Ce n'est donc pas le pangermanisme, dénoncé effectivement dans les propagandes anglaise et française, qui est le véritable prétexte de la première guerre mondiale. Les discours nationa­listes et racialistes des pangermanistes ne choquaient pas fondamentalement les Anglais, qui en tenaient d'aussi radicaux et d'aussi vexants pour les peuples colonisés, mais cette volonté de coopération entre Européens et Ottomans en vue de réorga­niser harmonieusement les zones les plus turbulentes de la pla­nète.

Robert Steuckers n'a pu, en 2 heures et demie, que nous donner une fraction infime de ce grand tra­vail sur l'Europe. À la suite des thématiques et des figures analysées, son texte écrit compte une analyse de la situation sous Weimar, les pourpar­lers entre Briand et Stresemann, la vision européenne des con­servateurs catholiques et de Hugo von Hoffmannstahl, la logique paneuropéenne dans l'école de Hausho­fer et plus particulièrement chez Karl C. von Loesch, les idées de Ludwig Reichhold, celles du Prince Karl Anton Rohan (ami d'Evola), du grand sociologue Eugen Rosenstock-Huessy, de l'esthète Rudolf Pannwitz, de Leopold Ziegler, la diplomatie classique de Staline pendant la Seconde Guerre mondiale (qui explique la russo­philie d'une bonne part de la droite allemande, conservatrice ou nationaliste). Le texte paraîtra in extenso sous forme de livre.

► Université d'été de la F.A.C.E.  (juil. 1995) - Résumé des interventions du vendredi 28 juillet 1995 (après-midi).

 

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Du yin et du yang de la “Révolution conservatrice” en Allemagne

 


ws1-9610.jpgDans le microcosme politico-idéologique allemand du début des années 80, la revue Wir Selbst de Siegfried Bublies s'était clairement revendiquée d'un "nationalisme à visage humain", s'était plavée du côté des peuples en lutte contre les appareils trop rigides, avait redécouvert la figure complexe et riche que fut Ernst Niekisch, réexploré la "planète oubliée" du national-bolchevisme, opté pour la lutte écologique contre le nucléaire et pour redéfinir la "communauté des citoyens", en virant nettement plus à gauche que le dissident démocrate-chrétien Herbert Gruhl. Le Dr. Peter Bahn distribuait à cette époque le manifeste national-bolchevique rédigé in illud tempore par Karl Otto Paetel. Derrière cette entreprise de rédéfinition générale de la pensée "national-révolutionnaire", de ce "troisième front", entre un capitalisme néo-libéral et un panzer-communisme rigide, se profilait la figure d'un lutteur opiniâtre, le Dr. Henning Eichberg, sociologue et philosophe (né en 1942), qui s'inscrivait pleinement dans une tradition humaniste directement héritée de Herder. Eichberg entendait défendre toutes les identités menacées de la planète et substituer à la vieille forme morte qu'était l'État, la notion de communauté, porteuse de vie et d'épanouissement. À la référence de Paetel s'ajoutait celle de Landauer. Aujourd'hui, friand de polémiques, Eichberg s'attaque à cette notion de "Révolution conservatrice", véhiulant à ses yeux trop d'idéologèmes guerriers et étatistes. Ce texte, épars comme un livre, doit être lu. Voici l'introduction que lui consacre son vieux camarade de combat, Peter Bahn.


La Révolution conservatrice en Allemagne, la consistance conceptuelle de ce phénomène politico-philosophique, l'actualité de sa réception et les problématiques complexes et implicites qu'elle soulève : voilà les thématiques centrales du dernier numéro de la revue Wir Selbst, dirigée depuis 1979 par Siegfried Bublies. Tous les aspects de cette Révolution conservatrice sont abordés, sous tous les angles, au départ de toutes les expériences personnelles, au-delà de toutes les apologies ou les démonisations qui se sont succédé au fil des temps.

Toutes les contributions de ce numéro de Wir Selbst quittent résolument les terres infertiles du moralisme qui condamne en bloc cette RC, sous prétexte qu'elle constituerait les prolégomènes du nazisme ou d'une idéologie et d'un pouvoir non-démocratiques encore à venir. Elles vont bien plutôt à l'essentiel : le terme même de Révolution conservatrice est-il vraiment adéquat pour décrire le phénomène ou, mieux, l'ensemble des phénomènes qu'il prétend assembler ? Cette RC est-il un phénomène fermé sur lui-même et fermé au monde, si bien qu'un seul concept suffise à la définir de façon cohérente ?

“Révolution conservatrice” : un concept dépourvu de sens ?

Henning Eichberg, qui a rédigé l'essai le plus long et le plus fouillé de ce dossier, part du principe que le concept de "Révolution conservatrice" est en soi dépourvu de sens (Unsinn) et accepte pour une bonne part l'argumentation qu'avait déployée Stefan Breuer en 1993 (cf. dans ce numéro de Vouloir l'article de Karlheinz Weissmann). Pour Eichberg comme pour Breuer, le concept de RC n'est pas “opérationalisable” dans le discours politique. Armin Mohler avait lancé le vocable de “RC” dans le débat mais en restant au niveau de l'histoire des idées. En 1994, en publiant le premier volume du Jahrbuch der Konservativen Revolution, Theo Homann et Gerhard Quast ont continué dans cette voie, inaugurée depuis plus de 40 ans par Mohler. Eichberg, lui, veut quitter le terrain de l'histoire des idées et se placer à un niveau plus concret — de son point de vue — en traitant cette problématique sous l'angle de l'histoire sociale, ce qui n'a été guère apprécié jusqu'ici dans les rangs des sectataires de la RC. Pour Eichberg, dès que l'on se réfère au concret, le concept de “Révolution conservatrice” s'effrite et s'effiloche. Contre les idéologies conservatrices-révolutionnaires, qu'il juge abstraites, Eichberg oppose "les potentialités historiques des nationalismes réellement existants", lesquelles sont, pense-t-il, des concrétudes. Eichberg élabore des typologies d'acteurs, qui échappent ainsi manifestement au corset du concept de RC auquel nous nous étions progressivement habitués. Cela signifie-t-il la fin de la Révolution conservatrice ?

Une réhabilitation de la Vie

Eichberg fait donc référence aux peuples concrets, aux mouvements concrets, aux figures réelles et vivantes ; en bref, il réhabilite la vie concrète, plurielle, bigarrée, pleine et épaisse. Il revendique les droits de la vie contre les schématismes de l'histoire des idées et des dossiers poussiéreux. Avec son vocabulaire dense, il affirme les droits des lignes courbes, des courants de force qui émergent, disparaissent et réémergent, des jets de vie, contre les hyper-simplifications du “rectilignisme”, des angles droits, des tiroirs à fiches des bibliothécaires. Il se range du côté de la Vie, du Concret, contre les constructions abstraites des historiens des idées et, c'est justement, en prenant et en affirmant haut et fort cette option, qu'Eichberg se pose comme un défenseur typique et décidé de ce qui a fait à mon sens la quintessence de la RC, à travers tous ses courants et ses variantes.

C'est sur le modèle de la très antique sagesse taoïste, propre de la philosophie chinoise, que va et vient la pensée, selon la symbolique du Yin et du Yang. Le Yang masculin, clair, limpide, et le Yin féminin, sombre, se complètent dans une harmonie qui les englobe tous deux et les fait se compénéter. C'est pourquoi le noir se trouve dans le blanc et que le blanc contient toujours du noir. On peut dire que c'est sur ce mode-là aussi que l'ensemble des idées et des courants qui a été résumé sous l'étiquette de “Révolution conservatrice” transcende ses contradictions. C'est ainsi, effectivement, que se complètent, et, mieux, se conditionnent mutuellement ligne courbe et ligne droite, peuple et État, matrie et patrie, révolte et ordre, col bourgeois et veste militaire, troupe joyeuse et désordonnée du Wandervogel et colonne disciplinée de la Reichswehr ou des milices paramilitaires. Le noir est aussi blanc, quelque part, et le blanc est également noir, d'une certaine façon. Les contradictions s'aplanissent dans une unité supérieure, et ce n'est qu'ensemble qu'elles donnent un tout unifié. Ce tout unifié, ce biotope ramifié et en soi interdépendant à l'instar d'une forêt, n'est pas une accumulation hasardeuse et arbitraire d'arbres bien concrets mais une entité autonome constituant un ordre supérieur : il s'agit de le reconnaître, car ainsi on ouvre une voie qui nous permettra de mieux comprendre ce phénomène qu'a été la RC.

Quel dénominateur commun ?

Mais quelle est la quintessence, le dénominateur commun, qui a rapproché Jungkonservativen et folcistes, nationaux-révolutionnaires et liguistes, tant sur le plan des idées que sur le plan social, si on tient compte de la dimension vitale qu'avance Eichberg, pour tenter d'y voir clair dans les différences et les détails qui ponctuent ces diverses visions et options divergentes ? Est-ce bien le postulat de la VIE, est-ce bien le droit de la VIE à s'exprimer sans détours qui est la quintessence de cette RC ? Et contre qui ou quoi ce droit de la Vie s'insurge-t-il ? Qu'est ce qui menace le déploiement de la Vie, qu'est-ce qui étouffe les flux et les forces de la nature ? Qu'est-ce qui déforme les manifestations de la pulsion créatrice, immanente en ce monde ?

Aujourd'hui, la réponse est encore plus claire qu'à l'époque de la République de Weimar, que pendant l'entre-deux-guerres ou qu'à la fin des années 40, quand Mohler élaborait son travail de conceptualisation de la RC. C'est la mise du monde en calculs, la soumission brutale et sans merci de la vie concrète, de la nature concrète aux impératifs de l'économie et de la rationalité économique, si bien que le primat de l'économie passe au-dessus de toute autre considération.

La révolte de la Vie contre l'économie

La Révolution conservatrice peut être définie et interprétée comme une révolte de la Vie contre le viol de la Terre par l'économicisme. Cette révolte s'est dressée contre les diverses formes d'économicisme dans les années 20 ; elle s'est exprimée sous des modalités fort différentes, parfois dans des perspectives contradictoires, mais toutes ces différences et ces divergences rejettaient le “juste milieu” imposé après 1918. Eichberg le souligne avec beaucoup d'à-propos : en dépit de toutes les différences habituellement remarquées, toutes les catégories idéaltypiques, dans les multiples courants de la RC, ont toutefois un point commun : aucune d'entre elles ne pense ni n'agit au départ de catégories où règne le primat de l'économie. C'est cela qui distingue ces écoles ou ces individualités des marxistes et des libéraux et qui les rapproche volens nolens des anarchistes, des adeptes de doctrines ésotériques, des réformateurs pragmatiques de la vie quotidienne (Lebensreformer) et aussi, il faut l'ajouter, des nationaux-socialistes. Eichberg perçoit parfaitement cette proximité, que le militant d'un parti de droite ou d'un cénacle rêvant de la Tradition ou de la monarchie refuse presque toujours de percevoir. En soulignant cette proximité, Eichberg élargit considérablement le champs de nos investigations et nous interdit tout enfermement.

Des linéaments que l'on retrouve à “droite” comme à “gauche”

Tenant compte de ces parallèles, il nous montre comment des hommes classés à gauche ont parfois théorisé le même anti-économicisme que certains de leurs adversaires classés à droite. Eichberg nomme Landauer (cf. également les travaux de Thierry Mudry, not. son article sur “Gustav Landauer” dans l'Encyclopédie des œuvres philosophiques, PUF, 1992), Paasche (cf. Vouloir n°28-29), de Theodor Lessing (réédité à Munich par l'éditeur Matthes & Seitz et cité par R. Steuckers dans son article “Alfred Schuler” dans l'Encyclopédie..., op. cit.). Ces mêmes linéaments se retrouvent aussi chez certains nationaux-socialistes, comme Alfred Rosenberg voire Heinrich Himmler (sur son appartenance aux Artamanen, cf. les articles de BS Grunske et de J. Creve dans NSE n°19/1996).

Ne pas s'arrêter aux contradictions (apparentes), accepter l'histoire dans sa totalité, comme Eichberg nous le demande avec raison, car il y a le Yin et le Yang, dans le noir, on découvre du blanc, et dans le blanc, du noir. Mais l'intention essentielle des tenants de la RC était de placer les priorités ailleurs que dans l'économie, soit dans la Vie réelle (celle du corps humain, des agrégats démographiques et du donné naturel dans son ensemble), dans les prises de position politiques, dans les réflexions et les idées où il s'agit de ne pas se laisser dominer et guider, même à son insu, par l'idéologie économiciste ambiante, portée par le libéralisme actuel ; cet anti-économicisme exclut donc de cette famille que l'on a nommée à tort ou à raison “révolutionnaire-conservatrice”, certains conservateurs établis qui veulent à tout prix conserver des structures obsolètes et vermoulues (les Strukturkonservativen), les "nationaux-libéraux" pour qui le nationalisme n'est qu'un ornement ou un opium pour le bon peuple, voire certains jeunes gens qui se proclament depuis la chute du Mur et la fin de la RDA “quatre-vingt-neuvards” et qui, par pure esthétisme, mêlent à quelques résidus épars d'idéologèmes “révolutionnaires-conservateurs”, à quelques références à Benn ou à George, à Jünger ou à Heidegger, une sorte de mauvais cocktail idéologique tiré de l'esclavage mass-médiatique permanent dans lequel ils sont plongés depuis leur plus tendre enfance, où l'attitude du yuppie ou du cocooniste actuel domine et oblitère tout autre comportement.

Des impulsions fructueuses

L'équipe rédactionnelle de Wir Selbst espère, en publiant son dossier et surtout la longue polémique de Henning Eichberg, relancer le débat afin que l'on n'en reste pas à un simple stade esthétique, mais que l'on réétoffe les éléments d'anti-économicisme de la RC et qu'on les couple à des idéologèmes anti-économicistes provenant d'autres horizons que ceux de la RC. Celle-ci ne doit pas devenir un réservoir de dogmes figés, ni être rejetée en bloc sans le moindre esprit critique. Notre époque est celle où le système économiciste n'a peut-être pas triomphé mais où il s'accroche, têtu, au risque de devenir hargneux et coercitif : tirant sans doute ses dernières cartouches, ce système veut à tout prix imposer aux peuples du monde entier ses non-valeurs et son ordre, ses habitudes et ses illusions, ses certitudes et ses concepts abstraits, tout en voulant “libérer” l'humanité toute entière de ses réflexes religieux, moraux, politiques, éthiques et identitaires. Ce danger nous montre qu'il est désormais impératif de revenir à des corpus philosophiques, à des attitudes mentales, à des réflexes politiques, toutes tendances confondues, qui permettraient aux citoyens de s'armer contre le danger d'uniformisation planétaire qui les guette. Aux projets des hommes de calcul, il conviendra bien vite d'opposer des “programmes-contrastes”, plus substantiels. Dans la formulation de ces programmes, les idées de la RC nous fourniront non des recettes toutes faites, mais des impulsions fructueuses.

► Dr. Peter Bahn, Vouloir n°134/136, 1996. (article tiré de Wir Selbst, 1/1996 ; adaptation fr.: R. Steuckers)

 

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Révolution conservatrice, forme catholique et ordo æternus romain

 

222px-Durer_Revelation_Four_Riders.jpgLa Révolution conservatrice n’est pas seulement une continuation de la Deutsche Ideologie de romantique mémoire ou une réactualisation des prises de positions anti-chrétiennes et hellénisantes de Hegel (années 1790-99) ou une extension du prussianisme laïc et militaire, mais a également son volet catholique romain. Dans les cercles catholiques, chez un Carl Schmitt par ex., ainsi que chez ses disciples flamands chapeautés par la personnalité de Victor Leemans, une variante de la Révolution conservatrice s’inscruste dans la pensée catholique, comme le souligne justement un catholique de gauche original et vraiment non-conformiste, le Prof. Richard Faber [1] de Berlin. Pour Faber, les variantes catholiques de la Révolution conservatrice renouent non pas avec un Hegel hellénisant ou une prusséité soldatique et militaire, mais avec l’idéal de Novalis, exprimé dans Europa oder die Christenheit : cet idéal est celui de l’organon médiéval, où, pensent les catholiques, un véritable écoumène européen s’est constitué, formait une communauté organique, soudée par la religion.

Depuis le recul et la disparition progressive de cet organon, nous vivons une apocalypse, qui va en s’accélérant, depuis la Réforme, la Révolution française et la catastrophe européenne de 1914. Depuis la révolution bolchevique de 1917, l’Europe, disent ces catholiques conservateurs allemands, autrichiens et flamands, nous vivons une Dauerkatastrophe. La victoire française est une victoire de la franc-maçonnerie, répètent-ils. 1917 signifie la destruction de l’ultime réserve conservatrice slave, sur laquelle avaient parié tous les conservateurs catholiques, depuis Donoso Cortès (qui était parfois fort pessimiste, surtout quand il lisait Bakounine). Les Prussiens avaient toujours misé sur l’alliance russe. Les catholiques allemands et autrichiens aussi, mais avec l’espoir de convertir les Russes à la foi romaine. Enfin, l’effondrement définitif des “états” sociaux, calqués sur l’époque médiévale et sur l’âge baroque (installés ou réinstallés par la Contre-Réforme), plonge les Catholiques conservateurs dans le désespoir. Helena von Nostitz, amie de Hugo von Hofmannstahl, écrit : « Wir sind am Ende, Österreich ist tot. Der Glanz, die Macht ist dahin » [« Nous sommes à la fin, l’Autriche est morte. L’éclat et la puissance ont disparu »].

Dans un tel contexte, le fascisme italien, pourtant issu de l’extrême-gauche interventionniste italienne, des milieux socialistes hostiles à l’Autriche conservatrice et catholique, apparaît comme une réaction musclée de la romanité catholique contre le défi que lance le communisme à l’Est. Le fascisme de Mussolini, a fortiori après les accords du Latran, récapitule, aux yeux de ces Catholiques autrichiens, les valeurs latines, virgiliennes, catholiques et romaines, mais en les adaptant aux impératifs de la modernité.

C’est ici que les références catholiques au discours de Donoso Cortès apparaissent dans toute leur ambiguïté : pour le polémiste espagnol, la Russie risquait de se convertir au socialisme, pour balayer par la violence le libéralisme décadent, comme elle l’aurait fait, eût-elle gardé son option conservatrice. Cette évocation de la socialisation de la Russie par Donoso Cortès permet à certains conservateurs prussiens, comme Moeller van den Bruck, de parier sur l’Armée Rouge, pour écraser à l’Ouest les armées au service du libéralisme maçonnique ou de la finance anglo-saxonne, d’autant plus que depuis le Traité de Rapallo (1922), la Reichswehr et la nouvelle Armée Rouge coopèrent. Les réserves de la Russie demeuraient intactes, même si elles avaient changé d’étiquette idéologique.

Hugo von Hofmannstahl, dans Das Schriftum als geistiger Raum der Nation (Les Lettres comme espace spirituel de la Nation), utilise pour la première fois en Allemagne le terme de “Révolution conservatrice” prenant ainsi le relais des Russes qui l’avaient précédé, Dostoïevski et Youri Samarine. Pour lui, la Révolution conservatrice est un contre-mouvement s’opposant à tous les bouleversements spirituels depuis le XVIe siècle. Pour Othmar Spann, la Révolution conservatrice est une “Contre-Renaissance”. Quant à Eugen Rosenstock (qui est protestant), il écrit : « Um vorwärts zu leben, müssen wir hinter die Glaubensspaltung zurückgreifen » [Pour continuer à vivre, aller de l’avant, nous devons recourir à ce qui avait avant la césure religieuse]. Pour Leopold Ziegler (également protestant) et Edgard Julius Jung (protestant), il faut une restitutio in integrum, un retour à l’intégralité écouménique européenne ; Julius Evola aurait dit : à la Tradition. Ils voulaient dire par là que les États ne devaient plus s’opposer les uns aux autres mais être reconduits dans un “ensemble potentialisant”.

Si Moeller van den Bruck et Eugen Rosenstock agissent dans des clubs, comme le Juni-Klub, le Herren-Klub ou les cercles gravitant autour de la revue de sociologie, d’économie et de politologie Die Tat, ceux qui souhaitent garder une étiquette catholique et dont la foi religieuse oblitère tout le comportement, se regroupent dans des “cercles” plus méditatifs ou dans des “ordres” à connotation monastique. Richard Faber estime que ces créations catholiques, néo-catholiques ou para-catholiques d’“ordres” se sont ef­fectuées à 4 niveaux :

1) Dans le cercle littéraire et poétique regroupé autour de la personnalité de Stefan George, rêvant d’un “nouveau Reich”, c’est-à-dire d’un “nouveau règne” ou d’un “nouvel éon”, plutôt que d’une structure politique comparable à l’empire des Habsbourg ou à celui des Hohenzollern.

2) Dans l'Eranos-Kreis (Cercle Eranos) du philosophe mystique Ludwig Derleth, où l’on inscrit ses démarches dans les traditions de Virgile et de Hölderlin, tout en se plaçant sous l’enseigne d’un “Ordre du Christus-Imperator”.

3) Dans les cercles de réflexion installés à Maria Laach en Rhénanie-Palatinat, où s’élaborait une sorte de néo-catholicisme allemand sous la direction du théologien Peter Wust, comparable, à maints égards, au “Renouveau Catholique” de Maritain en France (qui fut proche, un moment, de l’Action Française) et où la foi se transmettait aux stagiaires not. par une poésie dérivée des canons et des thématiques établis par le “Cercle” de Stefan George à Munich-Schwabing dès les années 20.

4) Dans les mouvements de jeunesse, plus ou moins confessionnels ou religieux, not. dans leurs variantes Bündisch, bon nombre de responsables souhaitaient introduire, par le biais de leurs ligues ou de leurs troupes, une “théologie des mystères”.

Les variantes catholiques ou catholicisantes voire post-catholiques ont donc prôné un retour à la métaphysique politique, dans le sens où elles voulaient une restauration de l’Ordo romanus (Ordre romain), défini par Virgile comme Ordo aeternus (Ordre éternel). Ce catholicisme appelant à renouer avec cet Ordo aeternus romain, qui, lui, dans son essence, n’était pas chrétien, est l’expression d’une paganisation du catholicisme, nous explique le catholique-chrétien de gauche Richard Faber, dans le sens où, dans cet appel à la restauration de l’Ordo romanus/aeternus, la continuité catholique n’est plus fondamentalement une continuité chrétienne mais une continuité archaïque. Ainsi, la “forme catholique” véhicule, en la christianisant (en surface ?), la forme impériale antique de Rome, comme l’a souligné aussi Carl Schmitt dans Römischer Katholizismus und politische Form (1923) [2]. Dans cet ouvrage, le politologue et juriste allemand lance en quelque sorte un double appel : à la forme (qui est essentiellement en Europe romaine et catholique, c’est-à-dire universelle en tant qu’impériale et non pas immédiatement en tant que chrétienne) et à la Terre (socle incontournable de toute action politique), contre l’économisme mouvant et hyper-mobile, contre l’idéologie sans socle qu’est le bolchevisme, allié objectif de l’économisme anglo-saxon.

Pour les tenants de ce catholicisme plus romain que chrétien, pour un juriste et constitutionaliste comme Schmitt, l’anti-catholicisme, issu de la philosophie des Lumières et du positivisme scientiste (auxquels se réfère le libéralisme), rejette de fait cette matrice impériale et romaine, cette primitivité antique et fécondante, et non pas l’eudémonisme implicite du christianisme. L’objectif de cette romanité et de cette impérialité virgilienne consiste au fond, se plaint Faber, qui est un anti-fasciste parfois très militant, à mettre le catholicisme chrétien entre parenthèses pour se plonger directement, sans plus aucun dérivatif, sans plus aucune pseudomorphose (pour reprendre un vocable spenglérien), dans l’Ordo aeternus.

Dans notre optique, ce discours reste ambigu, car il y a confusion permanente entre “Europe” et “Occident”. En effet, après 1945, l’Occident, vaste réceptacle territorial océanocentré où est sensé se recomposer l’“Ordo romanus” pour ces penseurs conservateurs et catholiques, devient l’Euramérique, l’Atlantis : paradoxe difficile à résoudre car comment fusionner les principes du “terrisme” (Schmitt) et ceux de la fluidité libérale, hyper-moderne et économiciste de la civilisation “états-unisienne” ? Pour d’autres, entre l’Orient bolchevisé et post-orthodoxe, et l’Hyper-Occident fluide et ultra-matérialiste, doit s’ériger une puissance “terriste”, justement installée sur le territoire matriciel de l’impérialité virgilienne et carolingienne, et cette puissance est l’Europe en gestation. Mais avec l’Allemagne vaincue, empêchée d’exercer ses fonctions impériales post-romaines, une translatio imperii (translation de l’empire) doit s’opérer au bénéfice de la France de De Gaulle, soit une translatio imperii ad Gallos, thématique en vogue au moment du rapprochement entre De Gaulle et Adenauer et plus pertinente encore au moment où Charles De Gaulle tente, au cours des années 60, de positionner la France “contre les empires”, c’est-à-dire contre les “impérialismes”, véhicules des fluidités morbides de la modernité anti-politique et antidotes à toute forme d’ancrage stabilisant.

Si Erich Voegelin avait théorisé un conservatisme dont l’idéologie dérivait de la notion d’Ordo romanus, il mettait son discours philosophico-politique au service de l’instance OTAN, espérant de la sorte une fusion de fluidisme et de terrisme, ce qui est une impossibilité et métaphysique et pratique. Si le tandem De Gaulle-Adenauer se référait aussi sans doute en haut lieu à un projet dérivé de la notion d’Ordo aeternus, elle mettait son discours et ses pratiques, dans un premier temps (avant le voyage de De Gaulle à Moscou, en Amérique latine et avant la vente de Mirage à l’Inde et les fameux discours de Pnom-Penh et de Québec), au service d’une Europe mutilée, hémiplégique, réduite à un “rimland” atlantique vaguement élargi et sans profondeur stratégique. Avec les derniers écrits de Thomas Molnar et de Franco Cardini, avec la reconstitution géopolitique de l’Europe, ce discours sur l’Ordo romanus et aeternus peut enfin être mis au service d’un grand espace européen, viable, capable de s’imposer sur la scène internationale. Et avec les propositions d’un Russe comme Vladimir Wiedemann-Guzman qui perçoit la réorganisation de l’ensemble eurasien par une impérialité bicéphale, germanique et russe, l’extension très-grande-continentale est en marche, du moins sur le plan théorique. Et pour terminer en paraphrasant De Gaulle : l’intendance suivra-t-elle ?

 

Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies européennes n°18, 1996.


notes :

1) De Richard Faber, signalons Lateinischer Faschismus : Über Carl Schmitt der Römer und Katholiken (2001, Berlin) et la direction de l'ouvrage collectif Imperialismus in Geschichte und Gegenwart (2005).

2) Sur la figure du "katechon" chez Schmitt, voici le résumé de l'intervention du prof. Fabio Martelli à l'Université d'été de la FACE de 1995 : Dans sa Théologie politique (1922), la figure du katechon est celle qui, par son action politique ou par son exemple moral, arrête le flot du déclin, la satanisation totale de ce monde de l'en-deçà. Catholique intransigeant, lecteur attentif du “Nouveau Testament”, Schmitt construit sa propre notion du katechon au départ de la Deuxième Lettre aux Thessaloniciens de Paul de Tarse. Le Katechon est la force (un homme, un État, un peuple-hêgémon) qui arrêtera la progression de l'Antéchrist. Schmitt valorise cette figure, au contraire de certains théologiens de la haute Antiquité qui jugeaient que la figure du katechon était une figure négative parce qu'elle retardait l'avènement du Christ, qui devait survenir immédiatement après la victoire complète de l'Antéchrist. Schmitt fonde justement sa propre théologie civile, après avoir constaté cette différence entre les théologiens qui attendent, impatients, la catastrophe finale comme horizon de l'advenance de la parousie, d'une part, et, ceux qui, par le truchement d'une Theologia Civilis tirée en droite ligne de la pratique impériale romaine, veulent pérenniser le combat contre les forces du déclin à l'œuvre sur la Terre, sans trop se soucier de l'avènement de la parousie. Les sociétés humaines, politiques, perdent progressivement leurs valeurs sous l'effet d'une érosion constante. Le katechon travaille à gommer les effets de cette érosion. Il lutte contre le mal absolu, qui, aux yeux de Schmitt et des schmittiens, est l'anomie. Il restaure les valeurs, les maintient à bout de bras. Le Prof. Fabio Martelli a montré comment la notion de Katechon a varié au fil des réflexions schmittiennnes : il rappelle not. qu'à l'époque de la “théologie de la libération”, si chère à certaines gauches, où un Dieu libérateur se substituait, ou tentait de se substituer, au Dieu protecteur du statu quo qu'il avait créé, Schmitt sautait au-dessus de ce clivage gauche/droite des années 60-70, et aussi au-dessus des langages à la mode, pour affirmer que les pays non-industrialisés (du Tiers-monde) étaient en quelque sorte le katechon qui retenait l'anomie du monde industriel et du duopole USA/URSS. Finalement, Schmitt a été tenté de penser que le katechon n'existait pas encore, alors que l'anomie est bel et bien à l'œuvre dans le monde, mais que des “initiés” sont en train de forger une nouvelle Theologia Civilis, à l'écart des gesticulations des vecteurs du déclin. C'est de ces ateliers que surgira, un jour, le nouveau katechon historique, qui mènera une révolution anti-universaliste, contre ceux qui veulent à tout prix construire l'universalisme, arrêter le temps historique, biffer les valeurs, et sont, en ce sens, les serviteurs démoniaques et pervers de l'Antéchrist. (Ce résumé de Robert Steuckers ne donne qu'un reflet très incomplet de la densité remarquable de la conférence du Prof. Fabio Martelli, alors Président de Synergies Européennes-Italie).

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