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Sternhell

Les thèses de Zeev Sternhell sur le fascisme français

Pour l'historien des idées Zeev Sternhell, ce serait non en Italie mais en France que se trouveraient les véritables origines idéologiques du fascisme. Pour lui, la convergence, au cours des années 1885-1914, entre nationalisme intransigeant et syndicalisme révolutionnaire (not. sorélien, initiant une révision anti-matérialiste du marxisme) produit une synthèse originale à valeur d'idéal-type : une idéologie de rupture s’opposant frontalement à « l’héritage des Lumières » (elle se démarque du libéralisme et du marxisme pour lesquels la société se ramène à un agrégat d'individus) ; l'affirmation d'une troisième voie qui entend jeter les bases d'une nouvelle civilisation anti-individualiste, seule capable d'assurer la pérennité d'une collectivité humaine où seraient parfaitement intégrées toutes les couches et toutes les classes de la société. Les caractéristiques essentielles du fascisme sont considérées comme présentes en France dans la droite radicale (distincte de celle conservatrice et réactionnaire) à la veille de la Grande Guerre, « alors que le mot n’existe pas, le phénomène est déjà là, pourvu d’un cadre conceptuel bien solide. Pour devenir une force politique il n’attend plus que l’éclosion de conditions socio-économiques propices ». Cette lecture idéal-typique entend surtout interroger la manière de fonctionner de démocraties dont l'économie libérale ne suffit pas à garantir le maintien : le refus des Lumières engendrerait des forces de destruction. Elle présente toutefois historiquement des limites. Affirmer que « les mouvements fascistes – tous les mouvements fascistes – participent de la même généalogie », c'est faire une histoire du fascisme-idéologie en faisant abstraction du fascisme-parti, du fascisme-régime et de la particularité socio-historique propre à chaque pays. Comme le note pertinemment G. Maissin dans une recension : « Est-il possible de détacher ainsi l’idéologie de l’histoire du mouvement des forces sociales dont elle est l’expression, de l’action proprement politique qui se déploie et des institutions qu’il érige ou qu’il abat ? ». Par ailleurs, ce fascisme, bien plus issu des processus même de la modernisation que résidu prémoderne, ne peut-il aussi être considéré comme un essai de « modernisme alternatif », une sorte de conquête de la modernité, plutôt que son rejet ? Enfin, est-ce une raison suffisante pour invalider toute élaboration intellectuelle d’une alternative à la vision de l’individu et de la société engendrée par la modernité idéologique ? La reprise du moment machiavélien, opposé dès le début au moment libéral, n'est-il pas pour notre Europe la dernière possibilité d'une volonté de destin ?   

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zs05_b10.jpgQui est Zeev Sternhell ? Un historien israëlien, membre du Parti Travailliste de son pays et partisan du dialogue avec les Palestiniens. Son œuvre, constituée jusqu'ici de 3 ouvrages majeurs (1), a pris pour thème principal l'histoire du fascisme français, perçue essentiellement sous l'angle de l'évolution des idées. Pour Sternhell, le fascisme français est un fascisme plus pur que ses équivalents italien ou allemand, pour ne parler que des “fascismes” (mes guillemets ne sont pas innocents, ici) les plus notoires. Il est plus pur car ses diverses composantes se distinguent bien clairement du reste des idéologies politiques du XIXe et du XXe siècles. Un autre grand explorateur du fascisme, l'Allemand Ernst Nolte, avait pris pour objets de ses investigations, le national-socialisme hitlérien, le fascisme mussolinien et l'Action Française de Maurras. Ce n'est pas cette dernière que Sternhell examine. Il ne réduit pas le phénomène fasciste français à la geste de Maurras, de son groupe et de son quotidien. Le phénomène est beaucoup plus complexe que cela. Beaucoup plus diversifié aussi. Certes, les interprétations de Sternhell ne sont pas exemptes de défauts et nous reviendrons, en fin d'exposé, sur quelques lacunes ou quelques omissions.

Je crois que l'œuvre de Sternhell doit ici être placée dans le contexte du XIXe siècle, qu'elle expose par ailleurs si brillament. Nous vivons aujourd'hui la fin des grandes idéologies. Peu nombreux sont ceux qui croient encore au démocratisme chrétien ou au traditionalisme catholique des ultramontains du siècle dernier, au libéralisme manchesterien qui revient un peu à la mode, au socialisme caricaturé par les médiocrités sociales-démocrates qui sont au marxisme ce qu'un misérable journaliste d'une quelconque feuille démocrate-chrétienne est à Thomas d'Aquin. Personne, en tout cas, n'est prêt à sacrifier sa vie, à donner des heures, des jours voire des semaines de militantisme pour ces vieilleries poussiéreuses.

Nous n'avons pas réalisé les espoirs du XIXe siècle, ce siècle où les idées ont fusé, où elles ont mobilisé savants et militants, où on est mort pour elles. Il faut se replonger dans ce XIXe siècle où l'on a jeté les bases des sciences humaines ou exactes les plus diverses. Sans son avidité pour le savoir humain, pas de sociologie, sans un Darwin, pas de biologie moderne, sans une myriade de savants, pas de psychologie, sans Mendeleïev, pas de chimie, sans Bopp, pas de linguistique moderne. La liste est longue. Ce que nous n'avons pas réussi, c'est à créer une nouvelle politique, tenant compte de ces acquis scientifiques, de ces connaissances nouvelles. Le XXe siècle reste, politiquement parlant, en-deçà des connaissances globales que nous possédons depuis une centaine d'années. Il n'est parvenu qu'à neutraliser les défis contenus dans les sciences humaines et exactes nées au cours du XIXe.

Nous vivons aujourd'hui cette cassure, ce chiasme qui nous conduit chaque jour davantage sur la piste du déclin. Quelles que soient d'ailleurs nos options, révolutionnaires ou conservatrices. Les conservateurs peuvent puiser des arguments terriblement efficaces dans les découvertes des archéologues ou des linguistes, des philologues ou des historiens du XIXe. Les révolutionnaires tout autant. Un Julius Evola ne serait pas arrivé à ses conclusions sans les travaux d'un Bachofen ou d'un Fustel de Coulanges, sans un Cumont ou un Rohde, sans les acquis de la philologie latine. Marx, et surtout Engels, sont, eux aussi, les fils spirituels de ce XIXe. L'héritage darwinien est présent chez eux. Toute leur critique dirigée contre le phénomène religieux dérive des historiens des religions du XIXe. Toute la théorie d'Engels sur les origines de la famille et de l'État provient d'une lecture plus qu'attentive de Bachofen et de Morgan.

Mais nous, nous sommes les enfants de l'oubli ; les enfants adoptés par une Amérique sans histoire mais affligée de beaucoup de vices. Celui de la gaminerie en tête. Celui de la haine de l'intellect, de la haine des souvenirs ensuite. Le personnel politique dont nous subissons la médiocrité intellectuelle et la vulgarité est aussi un résultat, navrant, de cet oubli.

Mais revenons à Sternhell. Une question essentielle doit être posée et c'est celle que nous pose son œuvre : quels sont les fondements du fascisme français, quelles sont les racines, au XIXe siècle, de ces fondements ? C'est la question centrale à laquelle son livre La Droite révolutionnaire tente de répondre. Sternhell voit 5 composantes dans le fascisme français. Passons-les en revue.

♦ 1. Le Boulangisme 

Le substantif “boulangisme” dérive du nom du Général Boulanger. Ce personnage de la vie politique française émerge après les événements tragiques de 1871, la défaite de l'Empire de Napoléon III sous les coups de la nouvelle Allemagne de Bismarck et les tueries sanglantes de la Commune. La gauche parisienne, la plus combative d'antan, a été écrasée sous la mitraille des Versaillais. Les partis de gauche ont perdu leurs meilleurs hommes dans cette effroyable tourmente. Les réparations exigées par l'Allemagne sont énormes. L'économie française ne s'en porte forcément pas bien. Une agitation sociale voit le jour ; des grèves éclatent. Boulanger apparaît comme une figure salvatrice. Ce général, non issu des milieux de gauche par la force des choses, attire à lui un très grand nombre d'électeurs socialistes. Son programme de justice sociale, couplé à un charisme évident et à un nationalisme qui réclame le retour de l'Alsace à la “patrie française”, lui assure un inconstestable succès électoral. Ces succès, il les enregistre précisément dans les cantons où la gauche, traditionnellement, encaissait le plus de suffrages.

De cette aventure boulangiste, Sternhell retient surtout que les masses sont friandes de 2 choses : un socialisme concret, pas trop abstrait, pas trop bavard, pas trop théorique et un nationalisme volontaire car elles savent instinctivement, qu'au fond, société et nation sont quasi identiques. Que ce sont des valeurs collectives et non individualistes. L'ennemi, pour ces masses parisiennes, c'est la classe qui a pour philosophie le libéralisme et l'individualisme, donc l'égoïsme, et qui met cette philosophie en pratique, avec, pour corollaire, les résultats sociaux désastreux dont la classe ouvrière se souvient encore.

♦ 2. L'antisémitisme de gauche et le “racisme”

Qu'est-ce que l'antisémitisme de gauche ? Il est, à mes yeux, difficile à cerner pour la simple et bonne raison qu'il participe de la lutte contre les religions qu'ont décrétée les libertaires, les socialistes et les révolutionnaires depuis la fin du XVIIIe siècle. La religion chrétienne d'Europe dérivant d'une matrice proche-orientale, on rejettera tout ce qui procède de cette matrice pour renouer avec un héritage refoulé, que redécouvre la philologie en plein essor. Cet héritage, ce sont les antiquités grecque et latine, les patrimoines celte, germanique et slave dans les pays qui n’ont jamais été soumis aux aigles romaines. Les socialistes danois et allemands du Nord redécouvrent ainsi les traditions vikings. Ce recours aux racines a également une fonction politique indéniable : celle d'arracher au clergé le monopole de la culture, puisque le clergé, surtout dans les pays catholiques, constitue le bouclier intellectuel des classes dominantes.

• a) Blanqui, Toussenel, Tridon : Dans cet univers très diversifié à l'échelle européenne, une figure sort des rangs en France : celle d'Auguste Blanqui. Fondateur du cercle Les Amis du Peuple, Auguste Blanqui incarne ce que l'on pourrait appeller un “élitisme révolutionnaire”. Il a presque passé la moitié de sa vie en prison et tirait de cette expérience une fierté, un orgueil indéniables. Proches de lui, évoluaient 2 antisémites : Toussenel et Tridon. Ces écrivains parlaient du “molochisme juif” et expliquaient que la religion biblique dérivait du culte de Baal-Moloch et que Yahvé en était un avatar ultérieur. L'Allemand Georg Friedrich Daumer, un grand oublié du XIXe (2), avait élaboré cette théorie du “molochisme juif” dès 1842. Marx a lu cet ouvrage, dérivé des découvertes philologiques de l'orientaliste Johann Arnold Kanne. Klages en a retenu l'essentiel et Ludwig Feuerbach comptait Daumer parmi ses amis. Le socialiste belge Edmond Picard en reparlera dans un pamphlet antisémite (3), distribué par la social-démocratie en Belgique.

La gauche la plus radicale de cette époque reproche dès lors aux religions orientales, et donc au christianisme qui a fait souche en Europe, de dériver d'un culte dont l'axe central est le sacrifice humain. Ce faisant, cette gauche révolutionnaire procède à une analogie entre le capitalisme, assimilé au fait juif chez Toussenel et Tridon, et le Baal-Moloch dévoreur de chair humaine (4). Le capitalisme, comme l'idole proche-orientale, dévore des énergies avant que celles-ci ne puissent donner la pleine mesure de leurs potentialités. Tel est donc le mécanisme de pensée que la théorie, purement philologique de Daumer, injecte volens nolens dans les slogans du socialisme blanquiste. Comment en est-on arrivé à ce glissement, aux possibles effrayants ? Il faudra que les recherches parviennent à déterminer si, oui ou non, Toussenel et Tridon ont lu Daumer, des traductions partielles de son œuvre ou de la littérature secondaire concernant ses thèses. Quoi qu'il en soit, les bases d'un antisémitisme populaire sont jetées. Elles se greffent sur un réflexe d'hostilité religieuse, de haine de classe et d'analogies hâtives. Dans la naissance de cet idéologème antisémite, un peu oublié de nos jours, la philologie, comme toujours au XIXe siècle, joue un rôle primordial.

L'anticapitalisme est couplé à un antisémitisme, basé, lui, sur une interprétation de nature philologique qui implique le refus d'un héritage “étranger”.

• b) Vacher de Lapouge et le “mythe aryen” : L'antisémitisme de gauche se retrouve chez Vacher de Lapouge. Formé à une école marxiste, le noyau central de l'idéologie de Vacher de Lapouge est constitué par un refus de l'individualisme et une adhésion aux théories déterministes, véhiculées par le matérialisme philosophique de l'époque. Les hommes, dans cette optique, sont non seulement déterminés par leur situation socio-économique mais aussi par leur biologie, par leur race. Telle est la démarche de Vacher de Lapouge. Son matérialisme philosophique l'induit à postuler un matérialisme biologique. Dans son livre principal, L'Aryen et son rôle social (5), il mêle marxisme et darwinisme, parle de lutte des races (superposée bien évidemment à la lutte des classes). August Strindberg, le grand dramaturge suédois, socialiste et anarchiste à sa façon, mettra en scène une intuition du même genre dans Mademoiselle Julie (Fröken Julie). Fröken Julie, fille de la bonne bourgeoisie suédoise est séduite par son domestique, brute d'une vitalité débordante. Ce dernier prend la place d'un fils de bourgeois qui, normalement, aurait dû initier Fröken Julie à la sexualité. La lutte des classes est envisagée ici sous l'angle de la biologie et de la sexualité. Lecteur de Darwin, de Marx, de Schopenhauer et de Nietzsche, Strindberg réalise une synthèse que le XXe siècle n'est sans doute plus capable de faire, malgré un David Herbert Lawrence (même problématique dans L'Amant de Lady Chatterley) ou un Rozanov (6).

Vacher de Lapouge renoue également avec une tradition plus ancienne, encore toute empreinte des délicatesses du XVIIIe, la tradition gobinienne. Gobineau, qui se déclarait Normand et, par conséquent, descendant des Vikings danois qui s'emparèrent, avec leur Jarl Rollon, de la Normandie au Xe siècle, voyait dans les Nordiques, les Germains, les peuples qui avaient enrichi l'Europe entière, apportant, outre leur sang, jugé plus “pur”, leur sens de l'organisation et leurs qualités guerrières. Le drame du monde contemporain, c'est de ne pas cultiver cet héritage, de faire fi de cette qualité raciale et d'inconsciemment enclencher un processus de dénordicisation. Si les théoriciens racistes allemands, britanniques et américains (7) reprendront à la lettre cette thèse et lui donneront une ampleur considérable, n'allons surtout pas croire qu'en tant que Français, Gobineau constitue une exception. Le “mythe nordique”, avant de partir à la conquête des pays anglo-saxons et germaniques, fut une idée bien française. Au début du siècle, Madame de Staël s'était enthousiasmée pour l'Allemagne des poètes et des penseurs et le XVIIIe siècle avait connu l'engouement pour l'Angleterre, surtout chez un Montesquieu. Le Professeur André Devyver, de l'Université de Bruxelles, a consacré, en 1973, un ouvrage de 608 pages à cette tradition française de germanomanie ou de nordicomanie. Intitulé Le Sang épuré : Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l'Ancien Régime (1560-1720) (éd. de l'Université de Bruxelles, 1973), ce livre retrace l'histoire du “mythe germanique” depuis le début du XVIe siècle (Étienne Pasquier) jusqu'à la théorie des "vertus magiques du sang germanique" de Henry de Boulainvilliers (1658-1722) et ses prolongements (8).

Dans les origines du fascisme français, Sternhell met donc en exergue cette double tradition matérialiste portée par Vacher de Lapouge, celle du matérialisme philosophique et celle du matérialisme biologique. Le livre de Devyver lui semble inconnu. Mais, ici, on constatera aussi que des traditions décrétées parfaitement “démocratiques” (selon les critères en usage dans nos médias) ont, elles aussi, sacrifié au “mythe du sang germanique pur” puisque l'engouement qu'a montré tout le XVIIIe français pour ce qui était anglais partait du principe que le mode “communautaire” nordique, le mode de représentation communale ou parlementaire (et peut-être l'antique démocratie islandaise) constituaient des exemples historiques de sociétés non inféodées à un quelconque absolutisme. L'esprit politique de l'Europe du Nord, et plus spécialement de l'Angleterre, est rebelle à l'absolutisme. Il résiste. Niekisch, figure de proue du national-bolchévisme allemand, faisant sienne la définition de Dostoïevsky, selon laquelle les Allemands étaient un peuple protestataire, renouera, plus tard, dans son anti-romanisme anti-catholique, avec cette idée de résistance (Widerstand, comme le nom de son journal et de son cercle) mais en ne glorifiant pas, bien sûr, le parlementarisme anglais, mais bien l'esprit des Paysans révoltés du XVIe siècle, des Saxons de Witukind et des Chérusques d'Arminius. Chez Niekisch, l'influence du livre d'Engels sur la Guerre des Paysans n'a pas été sans importance non plus. Le mythe, indépendemment de ses interprétations et des peuples-acteurs qu'il met en scène, demeure le même. On pose un Nord “rebelle” (anglais, allemand ou scandinave) à un Sud qui croupit sous l'absolutisme. Par sa dénordicisation et par le recul subséquent de l'idée innée de liberté, présente chez les peuples du Nord selon Madame de Staël, Henry de Boulainvilliers, Gobineau, etc., la France serait en déclin. Elle serait décadente. De Vacher de Lapouge découle donc, affirme Sternhell, cette idée du déclin de la France, d'une France qui perd sa substance plus vite que les nations voisines. Il est vrai que la France, contrairement à l'Allemagne, l'Angleterre ou les Pays-Bas, connaissait, à la fin du siècle dernier, un tassement de sa croissance démographique. En 1899, le Baron Charles Mourre dressait le bilan de l'histoire de France, selon une optique semblable (in : D'où vient la décadence économique de la France : Les causes présentes expliquées par les causes lointaines, Plon/Nourrit, 1899). Parmi les causes du déclin français, Mourre cite : l'idée d'égalité (il rejoint en cela Gobineau), le culte du fonctionnariat, un trop important interventionnisme étatique (ce qui ne le range assurément pas parmi les “hommes de gauche”), l'affaiblissement de la natalité, l'immoralité publique, la question juive (leitmotiv de cette fin de XIXe et prélude à l'affaire Dreyfus), l'influence du climat (selon l'engouement déterministe de l'époque), etc. Mourre termine son ouvrage en expliquant pourquoi les Anglo-Saxons sont “supérieurs”. Il ferme ainsi la boucle qui englobe Montesquieu et Gobineau, l'anglomanie du XVIIIe et la nordicomanie du XIXe. Cette supériorité s'expliquerait par la persistance d'un type d'organisation communautaire et du “foyer” familial. Mourre puise ses arguments chez Demolins et Le Play. Le leitmotiv persistera jusqu'à un Drieu La Rochelle qui sera fasciné par ses ancêtres normands, par la propension au sport que montrent les Anglais puis par la vigueur allemande mise en exergue par le culte du corps sain propre au national-socialisme.

Le “racisme” de Vacher de Lapouge lance 3 idées-cadres : l'anti-individualisme, le déterminisme (biologique) et l'idée d'une France décadente (d'une France qui fait mal...). Ces 3 idées-cadres sont déterminantes pour l'évolution ultérieure du fascisme français.

• c) L'influence de Wagner : Wagner a eu sur le XIXe siècle français une influence beaucoup plus importante qu'on ne le croit généralement. Barrès disait qu'il fallait honorer en lui « les préssentiments d'une éthique nouvelle ». Ce sera, outre Barrès, l'écrivain et poète Paul Valéry qui se plongera le plus dans l'univers de la mystique wagnérienne. Mais au-delà de la littérature et de la musique, qu'apporte Wagner sur le plan strictement politique ? En quoi est-il très précisément politisable ? Il est politisable surtout parce qu'il a été lui-même un activiste de gauche. Maurice Boucher, germaniste français et Professeur à la Sorbonne, a consacré en 1947 un ouvrage aux idées politiques de Wagner (Les idées politiques de Richard Wagner : Exemple de nationalisme mythique, Aubier/Montaigne, 1947). Dans ce livre, Boucher évoque l'idée de perfectibilité humaine que Wagner avançait vers 1848. Mais cette perfectibilité, propre des idéologies de gauche, ne doit pas se subordonner à une quelconque représentation de l'au-delà. La perfectibilité est inscrite dans la nature matérielle. L'analogie avec Vacher de Lapouge est claire ici également. Et Wagner, malgré les mythes de ses opéras, se range dans la tradition matérialiste et révolutionnaire du XIXe. Sur le plan éthique, certes, son discours n'a rien de la sécheresse d'une démonstration matérialiste. Et, ajoute Boucher, si Wagner a cherché à concilier des intuitions chrétiennes avec l'hellénisme immortel, Herder, avant lui, jugeait cette synthèse impossible à faire et Nietzsche, bien sûr, la jugeait scandaleusement “immorale”.

• d) L'impact de Gustave Le Bon : Sternhell souligne, à juste titre d'ailleurs, la grande influence de l'auteur de La psychologie des foules dans l'élaboration d'un corpus doctrinal “fasciste”, si, du moins, il s'avère légitime de parler d'un corpus doctrinal fasciste. Gustave Le Bon se situe dans le sillage de la découverte de l'inconscient. Son influence a été et reste considérable. Chacun des 40 titres qu'il a publiés a été tiré à près de 500.000 exemplaires ! Mussolini et Hitler ont lu sa Psychologie des foules avec attention et avec passion. Des passages entiers de Mein Kampf sont tirés des écrits de Le Bon. Mais l'impact des théories de Le Bon ne se limite pas aux seuls milieux des états-majors fasciste ou national-socialiste. Freud s'est basé sur lui pour rédiger sa Psychologie collective et analyse du moi (1921). Ce qu'apporte Le Bon, c'est surtout une définition des instincts des peuples et de la foule. Ces instincts dominent tout et déterminent l'agir des hommes. La conscience est dès lors reléguée au second plan. Psychologie et biologie prennent le pas sur les fantasmes mécanicistes du siècle rationaliste. Au déterminisme rationaliste et mécaniciste se substitue un déterminisme d'ordre psychologique et biologique. Et Sternhell écrit : « Ce déterminisme implique un anti-individualisme extrême et une négation totale de la traditionnelle conception de la nature humaine ». Psychologie collective, race, inconscient constituent des “forces obscures”, l'âme invisible qui crée et secrète des institutions visibles. Une des composantes essentielles des fascismes selon Sternhell est précisément de placer ces “forces obscures” au-dessus de la “raison”. Avec l'avénement des sciences du XIXe siècle, le culte de la raison s'effondre. Or, c'est sur ce culte, strictement individualiste, que se fondent nos sociétés et nos corpus juridiques. Parler de l'inconscient, des forces obscures des collectivités ou de la race, constitue donc un défi mortel aux structures juridiques de nos démocraties. La potentialité révolutionnaire de ces découvertes a été jugulée au cours du XXe siècle. Mais le barrage dressé tiendra-t-il sous la pression des instincts ? La fin de ce siècle semble confirmer le contraire. L'agressivité des foules, comme, par ex., sur les stades de football d'Angleterre ou du Heysel, devient telle qu'on se remet à douter de la raison humaine. Dans un autre registre, la vague écologiste, surtout en Allemagne, renoue avec des idéaux collectifs et avec l'idée de communauté si bien décrite par Ferdinand Tönnies. Sternhell ajoute que “forces obscures” de la psychologie et “mythes” soréliens possèdent bon nombre de caractéristiques communes. Nous y reviendrons.

• e) Hippolyte Taine, maillon dans la chaîne : Généralement, on ne considère guère Taine comme l'un des précurseurs du fascisme. Sternhell souligne avec brio l'importance qu'il a eu dans l'élaboration du dit fascisme français. Auteur du célèbre ouvrage Les origines de la France contemporaine et d'une Histoire de la littérature anglaise contemporaine, Taine fait de la “race” le premier facteur explicatif de l'histoire. Taine parle des « habitudes mentales innées » des peuples européens. Dans l'introduction à son histoire de la littérature anglaise, il énumère les 3 facteurs déterminants qui président à la naissance de l'histoire et du génie littéraire d'un peuple : la race, le milieu et le moment. Trois déterminismes donc qui relient son analyse, sa méthode d'investigation historique, au corpus général de la pensée du XIXe siècle. Sternhell puise la majorité de ses arguments, pour ranger Taine parmi les précurseurs du fascisme français, dans l'introduction à l'Histoire de la littérature anglaise. On eut espéré quand même une analyse plus détaillée des Origines de la France contemporaine. Sternhell estimant globalement que le fascisme est une “réaction” contre les idées de 1789, leur rationalisme, leur individualisme et leur démocratisme, il aurait été utile de passer au peigne fin les 12 volumes des Origines. Dans Maurice Barrès et le nationalisme français (A. Colin, 1972), Sternhell dit simplement que Barrès tire de l'œuvre de Taine l'idée d'une France décérébrée et sur le déclin. Thèmes qui auront aussi leur impact sur Maurras, comme nous allons le voir. La référence à Taine aurait pu être, me semble-t-il, plus importante. Pour Sternhell, Taine est le maillon d'une chaîne qui relie Gobineau à Jules Soury (cf. infra) et à Barrès et ceux-ci aux fascistes français des années 30 et de la collaboration.

• f) l'influence prépondérante de Jules Soury : Un des grands mérites de Sternhell, c'est d'avoir redécouvert la figure et l'œuvre de Jules Soury. Totalement oublié depuis quelques décennies, ce dernier était professeur à la Sorbonne et très populaire en tant que vulgarisateur scientifique et que propagandiste des idées de Darwin et Haeckel, au tournant du siècle. Certes, ses thèses correspondent en gros à celles, restées mieux connues, de Le Bon et de Vacher de Lapouge, et se développent autour d'un axe central : le déterminisme. Pour Soury, le monde social est régi par des « lois fatales », des « lois d'airain ». Le libre-arbitre est une fable et l'homme moral aussi. L'homme, selon Soury, n'est qu'un des rouages de la gigantesque mécanique universelle. Il est le produit d'une sélection naturelle et la France, si elle a subi la défaite de 1871, c'est parce qu'elle ne s'est pas “épurée” à temps, qu'elle n'a pas voulu, à l'instar de l'Allemagne, redevenir une “race”. Le langage de Soury est plus clair, moins ambigu, que celui des autres auteurs français situés dans la même veine.

Cette clarté sera perçue par Maurice Barrès qui a véritablement bu les paroles du professeur et les a faites siennes. Toute l'œuvre de l'auteur des Déracinés repose sur une interprétation, géniale sur le plan littéraire, des thèses de Soury. Nous mesurons par là l'importance du déterminisme de Soury dans la genèse du fascisme français.

♦ 3. La Droite prolétarienne

Dans cette genèse du fascisme français, Sternhell place le mouvement ouvrier anti-grèves des Jaunes. Cette juxtaposition est curieuse, surtout si l'on sait que, par ex., Blanqui et Vacher de Lapouge, militants socialistes révolutionnaires, appartiennent, selon Sternhell, eux aussi, à l'ascendance du fascisme. Pour Sternhell, ce mouvement jaune, dirigé contre les mouvements de grève “rouges” par des hommes comme Lanoir et Biétry, exploite un mécontentement ouvrier en maniant un discours nationaliste à la Boulanger et chargé de thèmes antisémites. Ce sont ces idéologèmes-là qui incitent Sternhell à inclure le mouvement des Jaunes dans la généalogie du fascisme français. Il appelle ce mouvement une “droite prolétarienne” et constate qu'elle est opposée au prolétariat organisé par la gauche. Deux autres aspects de cette “droite prolétarienne” à signaler ici : le vertuisme et l'immobilisme social, préconisé comme étant dans l'intérêt des ouvriers.

♦ 4. L'extrême-gauche antidémocratique

Cette quatrième composante, d'après Sternhell, du fascisme français des origines est sans doute la plus importante. C'est elle qui aligne les noms les plus prestigieux, des noms connus dans l'Europe entière. Citons-en surtout 3 : Hubert Lagardelle, Roberto Michels et Georges Sorel. Lagardelle définissait le socialisme comme un mouvement né pour lutter contre les idées libérales-bourgeoises. En prononçant cette définition, Lagardelle vise le mode de fonctionnement des démocraties libérales. Le mouvement ouvrier a commis l'erreur d'accepter le jeu démocratique et parlementaire. Ce faisant, il ne s'émancipe pas de l'État créé par les bourgeois. R. Michels, activiste de la SPD d'alors, le parti socialiste le plus puissant d'Europe, qualifiait la naissance de l'oligarchie socialiste de Verbonzung, Verkalkung, Verbürgerlichung, c'est-à-dire l'emprise des bonzes (des caciques), la sclérose doctrinale et l'embourgeoisement par le recrutement de trop de “juristes et d'avocats”. Pour Michels, les socialistes officiels deviennent tout simplement une oligarchie parmi d'autres oligarchies. C'est alors que la veine révolutionnaire s'épuise. Quant à G. Sorel, dont l'œuvre mérite à elle seule une longue exégèse, il est l'auteur des Réflexions sur la violence où, précisément, cette violence est conçue comme le moteur de l'histoire. La démocratie, pense Sorel, peut désormais travailler contre l'avénement du socialisme. Le syndicalisme, dans lequel Sorel place tous ses espoirs, réagira, lui, contre l'emprise de la démocratie et recourra, non aux urnes, procédé jugé aussi bourgeois que trompeur, mais à la violence qui effraie les “philanthropes”, c'est-à-dire la grève générale.

♦ 5. Les dimensions non conservatrices de l'Action Française

L'Action Française, lancée par Vaugeois, Pujo et Maurras entre 1898 et 1900, est le modèle par excellence du mouvement de droite. Pourtant, elle contient dans son corpus doctrinal, des éléments que l'on classerait volontiers à gauche aujourd'hui. Nous y reviendrons dans la suite de cet exposé.

L'impact de Maurice Barrès

En 1972, quand paraissait en France l'ouvrage de Sternhell consacré à Maurice Barrès, le professeur Robert Soucy de l'Oberlin College de l'University of California (Berkeley) publiait un ouvrage intitulé Fascism in France : The Case of Maurice Barrès (Univ. of California, 1972). Soucy cernait bien les 6 fondements de la pensée barrésienne. Formé à la lecture de Nietzsche, Dostoïevsky, Carlyle et Bergson (pour ne pas revenir sur les influences qu'il reçut de Wagner et de Soury), Barrès a d'abord navigué dans le “Culte du Moi”. Le nationalisme ne le concernait pas et, lui, le fondateur du “culte des morts” écrivait alors : « Les morts, ils nous empoisonnent ! ». Petit à petit, son nationalisme allait se former et tourner autour de 6 axes, non coordonnés en un système à la façon allemande et hégélienne, mais juxtaposés en un ensemble marqué d'esthétisme et de sensibilité. Ces 6 piliers sont :

  • 1) Les 3 vertus du héros “réaliste” : Ces 3 vertus sont le sens du réel, de la “réalité”. Ensuite, la force de la passion car les passions mènent le monde. Les passions et non les raisons frileuses. Et, enfin, l'énergie. Le culte de l'énergie, propre aux fascismes de l'entre-deux-guerres, découle tout droit de cette apologie barrésienne du dynamisme des chefs, des masses et des peuples.
  • 2) Les racines : Barrès découvrira ses racines lorraines. Du culte des racines découlera celui de la “Terre et des Morts”.
  • 3) Le vitalisme : Pour Barrès, le vitalisme, c'est se fondre dans la volonté inconsciente des sentiments les plus obscurs de l'être, sentiments obscurs hérités de nos ancêtres, les Morts.
  • 4) La démocratie de masse et le culte du chef : Les masses sont le réceptacle des énergies obscures que le chef canalise et dirige vers des objectifs choisis. La liberté reçoit dès lors une nouvelle définition : c'est la force qu'acquiert un homme quand il est lié à d'autres hommes. Dans cette définition nouvelle de la liberté, posée par Barrès, se résument tous les arguments que nous avons préalablement analysés : le déterminisme hostile au libre-arbitre des libéraux et des conservateurs, l'impératif collectif de la race, des ancêtres et des morts dont nous devons poursuivre la mission historique. Enfin, l'inéluctabilité des “forces obscures”, des “principes collectifs”.
  • 5) Le racisme : C'est pour Barrès, l'héritage de Soury et l'idée de peuple, découverte chez Wagner.
  • 6) Le culte du héros et le charisme.

De ces 6 “piliers”, bien mis en évidence par Robert Soucy, Sternhell dégage les composantes de la théorie politique de Barrès, de son “nationalisme organique”. Sternhell montre comment ces idées de base de Barrès vont être articulées dans la pratique politique qu'il suggèrera aux nationalistes français. Ce nationalisme implique :

  • 1) Une hostilité farouche à la république “dissociée et décérébrée”.
  • 2) L'affirmation de principes de stabilité : Ces principes sont ceux qui découlent du culte de la Terre et des Morts. Ce culte permet aux Français de vivre “dans leur vérité propre”. Barrès entame ici une polémique avec ce qu'il appelle le kantisme abstrait, un kantisme qui nous enseigne à agir de façon à ce que nos maximes puissent avoir une vérité universelle. Barrès s'insurge ici devant cet universalisme postulé par le kantisme car il arrache l'intellectuel à son peuple et en fait un déraciné. La stabilité historique d'une nation se mesure dès lors, dit Barrès, à sa capacité de défendre ses vérités propres et non à chercher la chimère d'une universalité quelconque (9).
  • 3) Les facteurs de conservation : Personnellement hostile au christianisme, Barrès finira par admettre le catholicisme comme un moyen de faire l'unité de la nation.
  • 4) Les forces de destruction : Celles-ci procèdent précisément des universalismes et des valeurs étrangères. Il convient de ne pas laisser au protestantisme la bride sur le cou car c'est une tradition allemande et non française (10). Parmi les universalismes les plus « pernicieux », selon Barrès, il y a le judaïsme (11). Ce dernier disloque la cohésion des nations, dit Barrès, et porte d'autres valeurs que celles de notre Terre et de nos Morts.
  • 5) La question lorraine : Province dont Barrès est issu, la Lorraine est en partie annexée à l'Allemagne impériale depuis la défaite française de 1871. Barrès part d'une exaltation de sa province, de son terroir, matrice de ses propres énergies. Cette province doit pouvoir échapper à un centralisme qui étouffe sa vitalité. La question lorraine sert de prélude à une idée barrésienne très importante, celle du régionalisme.
  • 6) Le régionalisme : En 1894-1895, Barrès mènera une campagne en faveur des libertés locales, régionales et syndicales. Il se fait là le porte-parole d'un fédéralisme dont les cellules de base seraient les provinces. Le fédéralisme permettrait justement de fédérer, de rassembler toutes les énergies de la nation et de n'en étouffer aucune.

Le rôle de l'Action Française

Née en 1898, sous l'impulsion de Vaugeois et de Pujo, l'Action Française prendra son envol définitif l'année suivante quand Maurras se joint à l'équipe initiale et quand se créent d'abord le Bulletin d'AF, puis la Revue d'AF. Charles Maurras sera le père du “nationalisme intégral” dont les 2 idées-maîtresses seront le monarchisme (l'affirmation de la nécessité de faire gouverner la France par un roi fort et de décentraliser le pays) et la germanophobie, qui tournera souvent à l'obsession et au ridicule.

En plus du monarchisme et de la germanophobie, il convient d'ajouter une dimension résolument esthétique : le culte religieux qu'éprouvait Maurras pour la civilisation gréco-romaine, pour le Sud méditerranéen. Ce culte dérive d'une équation toute personnelle ; Maurras est issu de la Provence et le soleil de sa patrie lui manquera toujours à Paris. En plus, depuis son jeune âge, il est sourd (ce qui renforce encore son caractère bourru et son entêtement devenu légendaire). Ce sont donc, chez lui, les organes de la perception visuelle et tactile qui auront le dessus. L'esthétisme maurrassien et son amour du soleil, de la lumière et des couleurs est le corollaire naturel de sa surdité. Ajoutons encore que Maurras sera, toute sa vie, fasciné par la personnalité de Richelieu.

Quel sera dès lors le nationalisme de Maurras ?

Avant toute chose, une synthèse. Lui-même dira qu'il n'innove rien et qu'il n'est qu'un perroquet. Ce “perroquet” n'est donc ni un philosophe ni un bâtisseur de systèmes mais un journaliste brillant, au talent sûr et indéniable et au style mordant. Le style prend ici le pas sur la vérité. L'esthétique sur le vrai. C'est là le propre des “races latines” comme le soulignait déjà Hippolyte Taine. Or, Maurras se sentait et se voulait “latin”. Son engouement pour Taine, anglophile et germanophile, lui aura apporté sa propre définition du “Latin” ! Pour Maurras, la France est une “déesse”, l'œuvre des 40 rois capétiens et non de quelques décennies de démocratie. En fin de compte, le nationalisme intégral de Maurras, assez coupé des masses populaires, sera un nationalisme défensif, axé sur la xénophobie anti-allemande et sur l'antisémitisme. Ce nationalisme de repli sur soi est renforcé encore par le “traditionalisme” de Maurras. Qu'est-ce que le traditionalisme ? C'est l'héritage des Contre-Révolutionnaires de Maistre, Bonald et Le Play. De l'œuvre de ces contre-révolutionnaires découle une apologie de l'Ancien Régime où le non-individualisme et l'organicisme permettaient une meilleure organisation de la société grâce aux corporations et aux corps de métier, dissous par les lois de la Révolution. Le nationalisme aura alors pour tâche de restaurer des structures sociales intermédiaires entre l'individu et l'État. Deuxième idée politique déduite de cette apologie de l'Ancien Régime : le régionalisme. La France était plus stable, affirment Maurras et ses disciples, quand les provinces avaient plus d'importance. La République néglige les meilleurs du peuple français : les paysans. Cette idée du “bon paysan” renoue avec un autre culte royaliste : celui des Chouans et des Vendéens.

Le traditionalisme maurrassien reste toutefois en-deçà de la critique portée en Allemagne à l'encontre des idées de 1789. Lorsque l'on analyse les ouvrages du Baron von Stein, d'Adam Müller ou de Savigny, on percevra mieux l'évolution des idées qui a d'abord porté au pouvoir les idéaux de 1789, puis a consommé le divorce entre la Révolution Française et les aspirations confuses qui dynamisaient le mouvement révolutionnaire pour être trahies par lui, puis a fait passé la volonté de participation de tous à la chose publique dans les mentalités germaniques par le truchement du romantisme. Maurras n'avait pas la moindre connaissance de la “politologie” romantique et réduisait celle-ci à certains aspects de Rousseau. Plus tard, Carl Schmitt analysera l'occasionalisme (12) romantique avec bien plus d'acuité que le chef de file de l'Action Française. L'organicisme de Maurras n'était finalement que fort superficiel. Faut-il y voir une des raisons majeures de l'échec politique de l'AF ?

Le nationalisme intégral de Maurras est également un “positivisme”. Maurras, en effet, cherche à politiser à son profit les acquis de la philosophie d'Auguste Comte. N'étant pas chrétien et se définissant comme agnostique, Maurras ne peut pas justifier son idée monarchique par le recours au “droit divin”. Ce qu'avaient fait les traditionalistes contre-révolutionnaires. Il lui faut donc avancer des arguments de nature “scientifique”. Pour Maurras, ce ne sera donc pas Dieu qui veut la monarchie mais la “raison”. La raison politique bien entendu. Il parlera donc d'un empirisme organisateur. Ce type de raison, invoqué par Maurras, n'est pas celui du siècle des Lumières, générateur de la Révolution et des idéaux de 1789 qu'il honnissait. La raison du XVIIIe siècle lui apparaît mièvre et démocratique. Celle qui le fascine, en revanche, est celle du XVIIe. Il revendique la clarté logique de ce XVIIe siècle où la France était la première puissance en Europe et où ses armées ravageaient le Saint Empire. Culte de Richelieu et de la clarté logique du XVIIe constituent donc les 2 référentiels de base pour l'esthétique politique de Maurras. Ces référentiels sont ceux d'une France encore forte, d'une France qui a la population la plus dense du continent. Or, depuis la fin de l'épopée napoléonienne, ce n'est plus le cas. Le déclin démographique a commencé. L'Angleterre et l'Allemagne, l'Italie et la Russie ont connu des explosions démographiques formidables. La France perd son importance d'antan et Maurras, lecteur de Gobineau, de Taine, de Soury et sans doute aussi de Mourre (cf. supra), le sait. Il refuse ce déclin et rêve d'une France qui retrouverait sa puissance de jadis. C'est ici aussi que l'on peut observer la nature finalement “défensive” du nationalisme maurrassien.

Maurras ne pouvait ni se référer à la vigueur française des armées révolutionnaires ni à la geste grandiose de Napoléon. Son anti-républicanisme et son monarchisme l'en empêchaient. Il a donc puisé ses modèles exemplatifs dans le XVIIe. Les Allemands et les ressortissants des Pays-Bas du Sud, devenus Belgique depuis 1830, pourraient difficilement choisir comme référentiel ce siècle qui ne fut, pour eux, qu'une succession de misères atroces, de carnages, de villes incendiées, de famines et de guerres civiles. Pensons au Simplicissimus de Grimmelshausen (13) !

Reste la position de Maurras à l'égard de l'Église et du catholicisme. Sa position est double. Il dira “oui” à l'Église en tant que facteur d'ordre, en tant que principe organisateur. Il dira “non” au message intérieur du christianisme, parce que celui-ci repose sur des éléments juifs et non gréco-romains. Ce “oui” à l'Église et à ses principes hiérarchiques est inséparable du “non” au message des Évangiles, jugés “démocratiques”. En dehors de l'Église, dira Maurras, les Évangiles sont un poison (14).

Parmi les aspects les plus intéressants du maurrassisme, aspects encore partiellement exploitables aujourd'hui, il faut évoquer le “socialisme anti-étatique”. Maurras rejette le capitalisme parce qu'il est cosmopolite. Ce cosmopolitisme ne place a fortiori pas les intérêts de la nation française au-dessus de ses intérêts propres. De ce fait, pour Maurras, il doit être combattu. Cette position le rapproche du discours “révolutionnaire-syndicaliste” et du courant “anarcho-syndicaliste”. “Monarchistes de gauche” et syndicalistes de diverses orientations se regrouperont en 1911 autour de la revue du Cercle Proudhon qui n'eut qu'une existence éphémère. Le dénominateur commun qui unissait ces hommes venus d'horizons aussi divers, c'était la volonté de donner au politique pur la priorité par rapport aux stratégies économiques cosmopolites. La défense de la nation, en tant qu'acquis historique incontournable, et la défense du peuple, en tant que masse démographique porteuse d'énergies héritées de l'histoire, se rejoignent dans une lutte commune contre une idéologie qui nie les héritages politiques et ne se soucie guère de la santé morale et physique des peuples. Pour les adversaires des monarchistes de gauche et des anarcho-syndicalistes (dont G. Sorel), le “peuple” se présente comme une masse indifférenciée d'individus susceptibles d'être embauchés (et alors on les flatte) pour être ultérieurement licenciés, si les fluctuations du marché l'exigent. Cette gauche sociale et cette “droite” traditionaliste, non indifférente à la question ouvrière, se dressent donc conjointement face aux idéologies et aux acteurs politiques qui observent, pour leur strict intérêt personnel et financier, les soi-disant lois du marché. Pour la gauche et des hommes comme Lagardelle, Sorel et Michels (cf. supra), la social-démocratie accepte les lois du marché et se borne à demander de petits aménagements destinés à rendre la dictature du “marché” (nous serions tentés de dire la “théocratie” du marché) (15) supportable aux masses populaires. Cette acceptation par la social-démocratie “oligarchique” du jeu du marché a provoqué la désaffection de ses éléments les plus pugnaces et a contribué à la naissance des partis communistes, surtout au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le fascisme est une autre variante de la réaction anti-sociale-démocrate. C'est vrai en France avec Sorel et Lagardelle. Ce sera vrai en Allemagne aussi avec des hommes et des femmes aussi différents que De Man, Liebknecht, Rosa Luxemburg, etc. Les PC et les “Luxemburgiens” riposteront par une nouvelle interprétation de l'œuvre de Marx et d'Engels. Les fascistes quitteront la tradition “marxiste” et puiseront leurs arguments dans d'autres doctrines et notamment celle de Proudhon.

Maurras dira, avec l'esprit de synthèse qu'on lui connaît : « Le nationalisme est comme une belle main et pour cette jolie main, un socialisme bien conçu, non démocratique et non cosmopolite, peut constituer un gant parfait ». En conclusion, disons que l'anti-romantisme maurrassien repose sur 2 idées-maîtresses : 1) l'hostilité à Rousseau, considéré comme le père spirituel de la Révolution et de la Terreur de Robespierre et 2) la germanophobie. L'Allemagne, aux yeux de Maurras, est la patrie du romantisme et le romantisme est le fruit des "brumes du Nord". À ces “brumes”, il convient d'opposer le soleil des classicismes français et gréco-romain.

De 1914 à 1945

Avec Taine, Vacher de Lapouge, Drumont, Tridon, Toussenel, Barrès et Maurras, les assises du fascisme français du XXe siècle sont posées. C'est au départ de ces corpus doctrinaux que les écrivains fascistes et les théoriciens politiques qui se sont retrouvés dans leur sillage, échaffauderont leurs propres fascismes. J'insiste ici sur le pluriel. Nous verrons pourquoi. La Première Guerre mondiale sera une parenthèse sanglante. L'AF sombre dans le chauvinisme tricolore. Sorel se tait et désapprouve le carnage européen. Les esprits se séparent, alors qu'ils auraient pu joindre leurs voix et leurs protestations pour donner au siècle naissant la synthèse complète et définitive qu'il attendait et qu'il attend toujours. Après la guerre, l'acharnement des milieux de l'AF ne se tarit pas. Maurras rappelle sans cesse le testament politique de Richelieu, son idole : il faut coloniser subtilement la Belgique et le Luxembourg, les inclure dans une union douanière avec la France et les obliger à accepter des accords militaires. Bref, une annexion à peine déguisée que beaucoup en Belgique ne lui pardonneront jamais (16). Enfin, il faut morceler l'Allemagne, détacher si possible les régions catholiques du Sud de la Prusse protestante et “militariste”, créer une république rhénane fantoche et en faire un protectorat français, imposer des réparations telles à l'Allemagne que la France puisse vivre sans travailler, etc. Les thèses maurrassiennes culminent lors de l'occupation de la Ruhr. Finalement, ce fut l'échec. Et aussi, faut-il l'ajouter, un mauvais calcul. Les colonies étaient déjà censées fournir à la France matières premières et richesses diverses ; si l'on ajoutait l'Allemagne comme fournisseur obligé et contraint de produits finis et de machines-outils, l'on commettait finalement une erreur politique monstre : ne pas investir sur place et omettre de créer un outil industriel autochtone, basé sur une main-d'œuvre nationale, garante du bon fonctionnement de la machine économique. Par rapport à l'Allemagne qui, sous l'impulsion d'un économiste génial comme List (17), a toujours su créer son plein-emploi et produire une très large part de ses matières premières sur place en semi-autarcie, ce fut une faiblesse, une faiblesse que la France allait payer cher en 1940. L'historien J. Marseille (in : Empire colonial et colonialisme français, Albin Michel, 1985) reconnait que le colonialisme français a été un frein à l'essor, au développement et à la modernisation du capitalisme métropolitain (surtout sur le plan de l'outil). La décolonisation a plutôt été, dans les années 60, un mouvement de modernisation de la métropole française.

Plus clairvoyants et plus européens furent les “démocrates” Briand et Stresemann. Ces hommes ont cherché le rapprochement franco-allemand et la réconciliation au-delà des charniers de Verdun et de la Somme. Est-ce un hasard si Ferdinand de Brinon, ambassadeur de Vichy à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale et chaleureux partisan de la collaboration franco-allemande, venait de ce pacifisme... L'intransigeance du nationalisme français, alors sans clairvoyance économique, a suscité la naissance d'un nationalisme allemand offensif, réponse à la politique de Clémenceau, considéré Outre-Rhin comme un nouveau Richelieu (18). L'irresponsabilité économique française se percevait également en Europe Centrale où elle a détaché les zones agricoles de Pologne et de Hongrie de ses débouchés traditionnels : l'Allemagne industrielle. Le peuple français n'a guère tiré profit de ce nationalisme-là, puisque son outil industriel n'a pas été rénové à la même vitesse que celui de l'Allemagne.

L'entre-deux-guerres a connu 3 périodes successives dans l'élaboration de son fascisme. Ces périodes s'étendent, pour la première, de 1920 à 1930, puis de 1934 à 1940 et, enfin, de 1940 à 1945, celle de la “collaboration”. Chaque génération a donc connu son fascisme.

La période de 1920 à 1930

Cette époque du fascisme français, la première, chronologiquement, du “fascisme conscient”, a été dominée par la figure de Georges Valois, un fasciste naïf selon Sternhell. Valois a commencé sa carrière politique en tant que membre de l'Action Française. Il était un socialiste monarchiste. Son monarchisme dérive d'un culte du dirigeant, de l'homme d'État capable d'incarner et la théorie et la pratique. Pour Valois, Lénine et Mussolini étaient de tels hommes. Par la révolution bolchévique de 1917 et par la Marche sur Rome de 1922, Lénine puis Mussolini ont su allier théorie et pratique. Valois s'apercevra que Maurras n'est pas un homme de la même trempe. Il n'est qu'un théoricien, incapable d'accéder au pouvoir et de “marcher sur Paris”. C'est la raison pratique qui a poussé Valois à quitter le milieu de l'AF et à fonder son propre mouvement, le Faisceau. La référence à Mussolini est clairement affichée. Le mot d'ordre de Valois, la clef de voûte de sa théorie politique se résume à une équation : “nationalisme + socialisme = fascisme”.

Au départ, Valois n'était pas marxiste (au contraire de Mussolini et de Lénine) mais il n'était pas non plus anti-communiste, au sens où la droite classique, le fascisme des théoriciens ou des journalistes issus d'Action Française et celui des déçus du stalinisme (les adhérents du PPF de Doriot et de Victor Barthélémy) l'entendaient. Valois voulait unir les forces de gauche, les forces socialistes, dans un front unique pour le salut de la nation française. Ce front porterait un roi social au pouvoir. Dès lors, pourquoi ne pas marcher ensemble, main dans la main, communistes et fascistes ? Cette idée, Valois a été à peu près le seul à la défendre en France après la Première Guerre mondiale. En Allemagne, la tentation “nationale-bolchévique” rassemblait plus de monde. Il suffit d'évoquer des noms comme ceux de Niekisch, Schlageter, Paetel, Tusk, Scheringer, Schulze-Boysen, Radek, Ernst von Salomon, etc. (19). C'est en 1925 que Valois fonde son Faisceau. Le parti durera 3 ans. Ensuite, Valois retrouvera les rangs de la gauche classique. Il abandonnera ses chimères royalistes et militera désormais pour une “République syndicale”. Il ne s'engagera pas dans la collaboration. Au contraire, actif dans un réseau de résistance, il sera arrêté en mai 1944 par la Gestapo et transféré au camp de Bergen-Belsen, où il mourra du typhus à l'âge de 66 ans.

La carrière de Valois prouve indubitablement son honnêteté foncière. C'est ce que Sternhell appelle, avec une inélégance que je déplore, de la « naïveté ». Certes, les idées de Valois sont marquées de quelques incohérences. Catholique, sans adhérer aux thèses réactionnaires que le catholicisme a souvent fait siennes, Valois est aussi un “panlatiniste”. Du temps du Faisceau, il cherchait à unir les nations romanes contre les puissances anglo-saxonnes. Maurras partageait sans doute cette option, mais sa germanophobie outrancière mettait l'ennemi anglo-saxon au second plan. Par son hostilité à l'égard des puissances thalassocratiques anglo-saxonnes, Valois a été un précurseur et a fait montre d'une remarquable clairvoyance. En effet, en février 1923, Londres et Washington imposent une limitation du nombre des navires de guerre. L'Allemagne est particulièrement visée, bien sûr. Mais l'Italie et la France sont presque traitées avec la même rudesse. Valois s'insurge contre cette entorse aux souverainetés nationales des pays romans. Aujourd'hui, dans la construction de projets spatiaux, dans l'organisation de nos exportations de céréales, dans la coopération en matières nucléaires avec des pays latino-américains ou arabes, les États-Unis sabotent toute initiative européenne. C'est la conséquence de leur intervention dans les affaires de notre continent en 1917. Le Faisceau soulignait là un problème grand-européen qui n'a pas cessé d'exister, qui s'est même renforcé par la seconde intervention des États-Unis en 1942 (débarquement en Afrique du Nord).

La vision du monde de Valois, contrairement à ce que semble dire Sternhell, est, elle aussi, marquée par 2 dualismes d'essence “raciste” : le dualisme Aryen / Asiate et le dualisme Aryen / Juif. La phobie du “péril jaune” tourmentait Valois et il rangeait la Russie entre l'Asie et l'Europe, la considérait comme une puissance tantôt asiatique tantôt européenne. Le dualisme aryen/juif correspond à l'héritage du XIXe siècle que véhiculent presque tous les penseurs, théoriciens et journalistes fascistes. Valois est aussi l'initiateur du culte de Jeanne d'Arc. Sur le plan des analyses comparatives entre doctrines allemandes et doctrines françaises que les historiens seront inmanquablement amenés à faire, un rapprochement entre l'hostilité de Valois à l'égard des thalassocraties et celle de l'Allemand Sombart à l'égard de la Händlermentalität  anglo-saxonne (mentalité marchande) s'impose. Signalons que Sombart est un ex-marxiste qui confère au catholicisme un rôle non négligeable de barrage contre la progression de l'esprit marchand en Europe continentale. En Flandre, Sombart était fort lu chez les catholiques autoritaires (et fascistoïdes dirait-on aujourd'hui). C'est Victor Leemans qui l'a introduit à l'Université de Louvain par une brochure excellente sur le plan didactique : Werner Sombart. Zijn Economie en zijn socialisme, De Nederlandsche Boekhandel, Antwerpen, 1939.

Valois n'a pas eu d'héritiers, si ce n'est, dit Sternhell, le francisme de Bucard. Mais Bucard n'était ni un économiste brillant comme Valois ni un bon analyste des relations internationales. Son fascisme sera religieux, à la limite du caricatural. Il sera fait de défilés et de cérémonies aux morts. Il sera tout rituel. Sans avoir le moindre impact sur les événements de la vie politique française. Ce fascisme réellement naïf sera l'un des premiers à être “internationaliste”, c'est-à-dire attentif et sympathique à l'égard des mouvements similaires d'au-delà des frontières de l'Hexagone.

Le deuxième fascisme : 1930-1940

Ce deuxième fascisme sera un fascisme de journalistes, écrit Pierre-Marie Dioudonnat (in : Je suis partout — 1930-1944 : Les maurrassiens devant la tentation fasciste, La Table Ronde, 1973). Non pensé, non érigé en système à la façon marxiste ou hégélienne, ce fascisme est “senti”. Il est plus vitaliste-barrésien que positiviste-maurrassien. C'est d'ailleurs ce qui consomme la rupture de la plupart de ces fascistes de la deuxième génération avec Maurras. Enfin, il prend nettement ses distances avec le “nationalisme intégral” du chef de l'Action Française et se déclare “internationaliste”, partisan du “fascisme immense et rouge”. Ce fascisme a la faiblesse de ne pas constituer une doctrine de d'État. Il est impossible de le considérer comme une théorie de la société que ses adeptes chercheraient à traduire dans le concret. Chaque écrivain, chaque journaliste du célèbre Je suis partout crée son propre fascisme. Les expériences personnelles s'avèrent déterminantes. L'occasionnalisme est ici roi, pour reprendre la terminologie critique de Carl Schmitt à l'encontre du romantisme allemand et de celui de Lamartine. Pour ce que Paul Sérant nommait le « romantisme fasciste », le reproche schmittien d'occasionnalisme nous apparaît également valable. Dans l'orbite de Je suis partout, évoluent d'anciens communistes (comme Doriot), d'anciens socialistes (comme Déat), d'anciens radicaux de gauche à tendances nationales-jacobines, d'anciens pacifistes enthousiastes de la SDN (comme de Brinon), d'anciens conservateurs (comme Gaxotte), d'anciens nationaux-républicains et d'anciens royalistes d'AF.

Cette diversité ne permet pas de former un mouvement unique, un seul parti d'union des forces fascistes. Celui qui a eu le plus de succès, dans ce sens, fut Doriot avec son PPF, parce qu'il est parti d'une base préalablement communiste dans son fief de la banlieue rouge de Paris, notamment la ville de Saint-Denis. En revanche, sur un plan strictement métapolitique, l'influence de ces journalistes et écrivains s'est fait sentir bien au-delà des groupuscules fascistes.

Sternhell a suscité beaucoup de polémiques en France depuis la parution de son dernier livre parce qu'il avait inclus dans la mouvance fasciste le personnalisme chrétien d'un Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit. Mounier était pourtant resté très critique à l'égard du fascisme. Il a admis que le fascisme soulevait de bonnes questions mais que, non spiritualiste, sa révolution demeurait insuffisante. Ce personnalisme avait reçu les influences du socialiste belge Henri De Man et s'était penché sur la tradition proudhonienne. La figure de Proudhon, rappelons-le, avait déjà rapproché royalistes de gauche et anarcho-syndicalistes au sein des Cahiers du Cercle Proudhon, revue fondée en 1911 et à laquelle Sorel avait collaboré. Sternhell ne distingue pas, je crois, les problèmes de fond des problèmes de langage. Mounier et les siens voulaient acquérir une audience politique et ne pouvaient faire autrement que de sacrifier aux modes du temps. Indubitablement, le fascisme et le national-socialisme avaient lancé des modes : celle du culte des corps et du sport, celle de la communauté populaire et des vertus intégratrices du nationalisme. Mounier se serait automatiquement marginalisé s'il n'avait pas tenu compte de ces engouements.

L'expérience des néo-socialistes s'axe sur l'œuvre de Henri De Man (cf. notre article in Études et Recherches n°3, GRECE, 1984). De Man apporte les influences allemandes, parallèlement à la découverte de l'idée de communauté, théorisée par Tönnies en Allemagne et introduite en France par Raymond Aron en 1935. De Man, du temps où il séjournait en Allemagne, avait édité ses ouvrages chez l'éditeur conservateur-révolutionnaire Eugen Diederichs (Cf. « La “Konservative Revolution” et ses éditeurs » par M. Froissard in Vouloir n°13, 1985). Diederichs voulait débarrasser le mouvement ouvrier des “scories” d'un marxisme dépassé.Les livres de De Man lui paraissaient importants dans cette optique. Sternhell comprend parfaitement l'importance de De Man dans la genèse d'un socialisme alternatif français. Mais faut-il prendre le néo-socialisme français pour un “fascisme” ? N'ayant lu de De Man que les seuls ouvrages traduits ou rédigés directement en français, Sternhell ne comprend guère les contextes allemand et belge où est né le planisme demaniste. Sternhell ne maîtrise pas les langues allemande et néerlandaise et risque de considérer De Man comme un penseur français parmi d'autres ayant exercé une influence sur de futurs collaborateurs tels Déat. En fait, c'est parce que Déat, sociologue de formation, s'est fortement inspiré de De Man que Sternhell range le socialiste belge parmi les théoriciens pré-fascistes voire fascistes. De Man reste une sorte de keynésien doté d'une forte influence allemande. Sa doctrine se résume en quelques points (du moins nous bornons nous ici à n'en soulever que les principaux) :

♦ 1) Le matérialisme marxiste est dépassé. Il faut remplacer le déterminisme marxiste par une “théorie des mobiles”, c'est-à-dire une assise philosophique qui tienne compte des acquis des sciences psychologiques. Or Sternhell avait considéré le déterminisme comme la pierre angulaire du “pré-fascisme” d'un Vacher de Lapouge, d'un Taine et d'un Soury. Le fascisme est-il dès lors à la fois déterministe et anti-déterministe ? L'une position n'exclut-elle pas automatiquement l'autre ? Il faut relever, me semble-t-il, cette contradiction majeure. La réponse au débat qu'elle appelle se trouve chez Diederichs. Avant 1914, Diederichs publie Jaurès, les écrits du socialiste suédois Steffen, puis, après la Grande Guerre, ceux de De Man parce qu'ils tiennent tous compte de l'apport philosophique de Bergson. Vacher de Lapouge, marxiste au départ, passe au déterminisme biologique. C'est pour donner au socialisme une puissance que le déterminisme marxiste ne pouvait lui conférer. Chez Vacher de Lapouge, l'homme reste agi par sa race, par sa biologie. Mais on peut purifier une biologie défaillante par l'eugénisme, dit Vacher de Lapouge (et après lui, Montandon et Martial). De Man restaure la volonté de l'homme, donc un “libre arbitre” correcteur. Mounier, en tant que chrétien, se soucie aussi de la préservation d'une forme ou d'une autre de “libre arbitre”. Aux yeux des contradicteurs de Sternhell (comme G. Comte, cf. infra), c'est une erreur de vouloir assimiler au fascisme le personnalisme de Mounier, puisque celui-ci tient compte du libre arbitre, seul garant de la démocratie et de la liberté humaine. De Man, par son volontarisme, intéresse les disciples et les amis de Mounier. La distinction entre “fascisme” et “non-fascisme” passerait-elle par une acceptation ou un refus du libre arbitre ? Sternhell aurait dû y penser pour s'éviter les polémiques.

De Man se situe à la charnière puisque l'homme socialiste, pour lui, est agi par une soif de nature psychologique : vouloir une dignité. Un personnaliste ne peut rester sourd à ce plaidoyer et à cette démonstration.

♦ 2) De Man distingue le socialisme du “marxisme vulgaire”. Ce dernier ne serait qu'une vulgate maniée par les oligarques des partis socialistes ayant perdu leur punch révolutionnaire.

♦ 3) L'idée du socialisme allemand, c'est-à-dire d'un socialisme conforme à chaque peuple a très longtemps préoccupé De Man. Il a indubitablement subi les influences de Sombart, Rathenau, Rosa Luxemburg (son spontanéisme), des dissidents de la SPD, de Keyserling et vraisemblablement du livre d'Ernst Jünger, Der Arbeiter. Dans l'ensemble, son œuvre vise à remplacer l'archaïque matérialisme, le vieux déterminisme marxiste par un volontarisme qui ne parie pas sur les “forces obscures” de la race, comme chez Barrès, mais sur la puissance que peut déployer l'aspiration humaine à la dignité. La nuance est de taille et je crois que Sternhell ne l'a pas entièrement perçue. Certes, l'aspiration à davantage de dignité et les pulsions obscures relèvent l'une et l'autre de l'irrationnel. Mais tous les irrationnels sont-ils identiques ? Faut-il reprendre la dichotomie posée jadis par Lukacs dans Die Zerstörung der Vernunft ?

L'internationalisme fasciste

Il est légitime de dire, avec Pierre-Marie Dioudonnat, que l'internationalisme du fascisme des collaborateurs de Je suis partout constitue à la fois une réponse et un défi à l'anti-fascisme organisé des intellectuels parisiens et des émigrés anti-fascistes d'Allemagne. L'internationalisme se renforce par le culte des actes beaux : la résistance des défenseurs de l'Alcazar, la guerre d'Espagne, les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, les “cathédrales de lumière” de Nuremberg auxquelles participèrent Robert Brasillach, Lucien Rebatet et le futur Sénateur rexiste Pierre Daye, lui aussi collaborateur de Je suis partout. Parmi les événements commentés positivement, il y avait la victoire électorale de Léon Degrelle à Bruxelles en 1936. Mais le mouvement de Degrelle, à cette époque, n'avait vraiment pas encore grand'chose de commun avec les autres fascismes ou avec le national-socialisme allemand : pas de chemises ni d'uniformes, peu de drapeaux, un ancrage très net dans le milieu catholique. Le rexisme de 1936 était une réaction spontanée de citoyens écœurés par les turpitudes politiciennes et cherchant des garanties contre un chômage qui les menaçait en permanence.

Cet internationalisme se complète d'un culte vitaliste, d'une idée de la jeunesse (que Rex s'annexait puisqu'il s'affirmait le représentant des “jeunes plumes” contre les “vieilles barbes”), de la notion de joie. En effet, c'est sans doute l'énergisme de Barrès qui constitue le lointain ancêtre de cette idée de joie. Mais est-ce, à cette époque, une caractéristique du seul fascisme ? Certes, le Dr. Robert Ley crée, en Allemagne, l'organisation Kraft durch Freude (La force par la joie). Mais le monde socialiste marqué par le marxisme n'y reste pas étranger. De Man avait écrit La joie du travail, dans une perspective socialiste et le Front Populaire, quand il accède au pouvoir, en France, fait éclater partout sa joie : danses, pique-niques, vacances, auberges de jeunesse, randonnées à bicyclette, etc... Brasillach, lui, ricanait des “congés payés” tout en s'émerveillant des réalisations sociales de l'Allemagne nationale-socialiste, où les ouvriers partaient aussi en congés payés ; sur les navires de l'organisation Kraft durch Freude, ils partaient en croisière en Baltique, en Méditerrannée, dans les fjords de Norvège,... Est-ce, chez Brasillach, une pointe de conservatisme au milieu d'une explosion de joie révolutionnaire, à la fois fasciste et socialiste ? Curieusement, libéraux et conservateurs n'ont jamais sacrifié au culte de la joie. Les nouveaux sociaux-démocrates d'après 1945, à vrai dire, non plus... Sic transiit gloria mundi...

La collaboration et l'épilogue

Le fascisme français n'a jamais vu ses idées traduites dans la réalité. Après la défaire de 1940, le gouvernement de Vichy organise, dans la mesure de ses moyens, la société française selon les critères du “conservatisme” et du “corporatisme” de la droite traditionaliste catholique. Le modèle n'est ni l'Italie de Mussolini ni l'Allemagne de Hitler, mais le Portugal de Salazar ou l'Espagne de Franco voire l'austro-fascisme clérical et réactionnaire de Dollfuß. On renoue avec l'esprit anti-révolutionnaire des milieux royalistes les plus sclérosés. On se réfère aux thèses les plus à droite de Maurras.

Face à cette situation, les écrivains et journalistes de Je suis partout adhèrent au “mythe SS”, à l'idéologie internationaliste que véhiculaient les centres de recrutement de la Waffen SS. De ces centres est né un véritable “européisme” très différent du “nationalisme intégral” de Maurras. La dimension cesse ici d'être étroitement “nationale” pour prendre une ampleur “continentale”. La presse allemande traduite en Français, comme l'hebdomadaire berlinois Signal, répand cette idéologie européenne. Les références à l'histoire et au “Reich fédérateur” introduisent en France une nouvelle vision du politique. Qui n'a guère eu d'épigones, faut-il l'ajouter.

Le PPF de Doriot, formation solide avant-guerre, passe du communisme de ses membres fondateurs au fascisme anti-communiste, surtout quand Doriot lui-même devient lieutenant de la Wehrmacht. L'anti-communisme du PPF prend souvent des tournures passionnelles et l'empêche d'élaborer un socialisme nouveau, inspiré, par ex., des idées de De Man.

Parmi les écrivains les plus originaux et les plus typiques de l'époque, citons Drieu La Rochelle. Ancien combattant de la Grande Guerre, il est un écrivain hors ligne, fasciné par le mythe de la jeunesse et le culte de la force. Malheureusement, sa personnalité demeure fragile. Il ne sera pas un capitaine politique. Dans l'évolution doctrinale, dont nous venons d'esquisser les grandes lignes, Drieu a toute sa place car son culte de l'énergie l'a conduit successivement à admirer le monde anglo-saxon, puis le national-socialisme allemand et, enfin, peu de temps avant son suicide, il a placé ses espoirs dans les potentialités de la Russie de Staline.

Les réactions à l'encontre des thèses de Zeev Sternhell

[Ci-dessous : couverture de notre brochure parue à Genève en nov. 1986. Elle regroupe 3 articles, 2 mis en ligne sur cette entrée et le dernier sur l'entrée Rousseau]

gff-0310.jpgNous avons examiné 3 réactions très différentes : celle d'Armin Mohler, auteur de Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1933, celle du Club de l'Horloge, laboratoire d'idées des droites libérales en France (RPR, UDF, FN) et, enfin, celle du journaliste du Monde, Gilbert Comte, qui nous signale les détournements possibles, à des fins politiques, de l'œuvre de Sternhell.

A. Mohler se félicite du succès des travaux de Sternhell parce qu'ils sortent les recherches sur le fascisme d'un ghetto où philosophes et sociologues voulaient encadrer ce phénomène politique très complexe dans des concepts trop rigides. Les études de Sternhell, écrit-il dans Criticón (n°76, mars-avril 1983), sont le fruit d'un travail d'historien qui ne se préoccupe que de saisir des événements uniques. L'unicité de ces événements interdit précisément de les enfermer dans des catégories toute faites, catégories qui seraient marquées du sceau de l'universel. Mohler apprécie le fait que Sternhell se soit davantage penché sur le fascisme proprement politique et non sur le fascisme de salon (dixit Mohler) ou le fascisme littéraire. Ensuite, il souligne l'importance de l'analyse strictement française que pose Sternhell. Pour Mohler, en effet, la France est le bouillon de culture d'une intelligence fasciste à l'état pur, qui ne se retrouve nulle part ailleurs en Europe. Si l'Italie et l'Allemagne ont connu des régimes “fascistes” (ou plus ou moins qualifiables comme tels) pendant 21 ou 12 ans, la France a généré, elle, un fascisme épuré où transparaissent toutes les thématiques dans un langage simple, limpide, beau, facilement maniable et communicable aux masses. Pour Mohler comme pour Sternhell, c'est donc la France qui a inventé le fascisme à défaut de l'avoir mis en pratique. Le fascisme français doit sa pureté au fait qu'il n'est jamais passé à la pratique et aux compromissions qu'elle implique. Le “consensus républicain” a été inébranlable. Aussi inébranlable que les cénacles où germaient les diverses pensées fascistes françaises. Mohler admire aussi, chez Sternhell, le choix de la chronologie. Une chronologie exacte, figée, est impossible à déterminer pour ce qui concerne l'émergence, le développement et l'effondrement du fascisme français. Il existe une sorte de continuité qui va de 1885 à 1940. Mais Sternhell perçoit parfaitement, dit Mohler, que les années qui précédèrent 1914 sont plus importantes que celles d'après la Grande Guerre. Les fondements sont jetés ; les générations ultérieures n'ont fait que les exploiter.

Autres mérites de Sternhell selon Mohler : il néglige l'étude des groupuscules bizarres, il considère que le fascisme, à son époque, est une idéologie comme les autres et non une aberration vis-à-vis de lois de l'histoire soi-disant infaillibles ; pour Sternhell, enfin, le fascisme n'est pas le propre de groupes sociaux bien déterminés. La cause du fascisme ne réside pas dans une quelconque crise économique ou dans les résultats de l'une ou l'autre guerre mais bien dans l'effondrement de vieilles valeurs, de vieilles certitudes. Il est le produit d'une crise de civilisation.

Les valeurs qui s'effondrent sont celles du libéralisme, ce sont les convictions de la fin du XVIIIe. Les catalyseurs du phénomène fasciste sont surtout les “révisionnistes de gauche”, soréliens ou adeptes des thèses de Labriola, de Michels, de Lagardelle et, plus tard, de Henri De Man. Le fascisme enregistre des succès parce qu'il faut aller, comme le disait De Man, au-delà du marxisme. La marque du socialisme révisionniste est telle qu'aucune équation entre fascisme et conservatisme ne s'avère possible.

Ce fait, qu'aucune équation entre fascisme et conservatisme ne s'avère possible, le Club de l'Horloge parisien compte bien l'exploiter. Pour poser l'équation “socialisme = fascisme”, dans un but politicien et électoraliste. Henry de Lesquen rappelle les thèses de Sternhell pour signaler que le fascisme et la droite (à laquelle de Lesquen veut s'identifier) s'opposent et que, contrairement aux apparences, le nationalisme les sépare ! Au cours du même colloque (consigné dans un livre intitulé Socialisme et fascisme : une même famille ?, Albin Michel, 1984), le professeur François-Georges Dreyfus part, lui, de l'analyse de Hayek et met en exergue de sa contribution une phrase de Moeller van den Bruck, citée par l'auteur de The Road to Serfdom : « Toutes les forces antilibérales se liguent contre tout ce qui est libéral ». Dreyfus explique la filiation qui relie le fascisme italien au socialisme révisionniste, le doriotisme au communisme pragmatique de son chef avant son émancipation par rapport au PCF, les éléments socialistes de la Konservative Revolution (Sombart, le “socialisme prussien” de Spengler et de Moeller van den Bruck, etc.), les racines socialistes de la NSDAP et leur mise en pratique sous l'impulsion du Dr. Ley. Dreyfus, tout en utilisant quelques arguments teintés de racisme (il évoque l'asiatisme de certains penseurs allemands comme Keyserling, Rathenau et surtout... Spengler ! Cette notion d'asiatisme, il la puise dans l'ouvrage du maurrassien Henri Massis, L'Occident et son destin), cherche a jeter les bases d'une interprétation néo-libérale des phénomènes politiques du XXe siècle. Il s'agit de rejeter a priori les idéologies ou les pensées qui se situent en marge des traditions libérales et social-démocrate keynésienne. Le communisme orthodoxe et le fascisme sont ainsi fourrés dans le même sac, parce qu'ils n'acceptent pas l'organisation libérale de l'économie de la planète. En fait, c'est un maccarthysme doré que nous livre le Club de l'Horloge. Il n'est plus question de mettre en doute le bien fondé des idées personnelles de Thatcher et de Reagan, puisées chez Friedmann et Hayek, von Mises et les néo-conservateurs américains.

C'est également ce que craignent Gilbert Comte et Claude Julien (directeur du Monde Diplomatique). Le point de départ de leur critique vient du fait que Sternhell juge le personnalisme de Mounier proche des fascismes des années 30. C. Julien, dans son éditorial du Monde Diplomatique de mars 1985, écrit : « Pour que ce "libéralisme" (celui que redécouvre Louis Pauwels en même temps que les vertus chrétiennes et l'efficace stratégie de la secte Moon, ndlr) puisse prospérer, il importe de discréditer tous ceux qui, dans un passé encore proche, osaient en dénoncer les tares et lui opposer une autre conception de l'homme et de la société... ». C. Julien montre bien ici à quelles fins les thèses de Sternhell pourraient servir : la défense et l'illustration d'un “totalitarisme libéral”, hostile à tout autre vision de la société que celle qui la soumet aux lois du marché. Et il ajoute : « Le reaganisme et le néo-libéralisme voudraient briser les solidarités humaines qui font la vitalité d'une société, tout subordonner à de prétendues lois économiques, évacuer tout idéal qui oserait s'opposer au matérialisme capitaliste ; bref, leur affairisme et leur pseudo-réalisme renverraient dans les marges toute option qui ne serait pas exclusivement dictée par d'arbitraires priorités économiques. Enfin deviendrait gouvernables des sociétés ainsi dépolitisées ». Voilà donc l'analyse que posent Julien et Comte. Les transgressions sont dangereuses. Point de salut hors des ukases libéraux.

Certes, reprocher à Sternhell son manque de sérieux dans l'analyse des sources, comme le fait G. Comte (Cf. « Z. Sternhell, “historien” du fascisme en France », in : Le Monde Diplomatique, mars 1985), est sans doute un peu fort. Néanmoins, inclure tous les révisionnismes socialistes et le personnalisme chrétien de Mounier dans une idéologie qui constitue “le diable” pour nos contemporains, permet des récupérations politiques dans le style de celle d'H. de Lesquen et de F-G Dreyfus. Récupérations qui renforcent la restauration libérale qui, en Angleterre, aux États-Unis et en Belgique, est en train d'allier le libéralisme à l'État policier. Un phénomène est ainsi en gestation : le libéralisme policier. L'Europe connaît son “pinochetisme”.

Quelle conclusion tirer de l'œuvre de Sternhell ? D'abord que les manichéismes faciles sont désormais révolus. Le fascisme, démon rituel de nos médias, a été un phénomène capilarisé dans l'ensemble des sociétés européennes. Personne n'y a échappé, même pas ceux qui l'ont combattu. Il a exercé des séductions irréfutables. Le processus d'exorcisme, à l'œuvre depuis 40 ans, est donc condamné à l'échec : les thèses du fascisme, dont finalement aucune ne lui est propre, sont susceptibles de revenir sous divers oripeaux, écologistes, conservateurs ou socialistes.

À propos du nationalisme, le sociologue ouest-allemand Arno Klönne (in : Zurück zur Nation ?, Diederichs, Köln, 1984 ; cf. M. W. Kamp, « Retour à la nation ? » in : Vouloir n°15/16, 1985) a montré comment les thèses néo-droitistes, écologistes, le nationalisme de gauche de Herbert Ammon et de Peter Brandt (le fils de Willy), le nationalisme plus traditionnel, fichtéen et idéaliste, de Bernard Willms, le neutralisme allemand actuel, les thèses “nationales-révolutionnaires” portées par des revues comme Aufbruch et Wir Selbst, l'analyse des sociétés occidentales effectuée par le sociologue conservateur Günther Rohrmoser, se mélangent en un cocktail explosif qui risque de reléguer le vieux conformisme libéral au dépotoir de l'histoire, réalisant en même temps un pas en avant vers la réunification allemande et la libération continentale à laquelle aspirent tous les Européens conscients, de l'Est comme de l'Ouest. Un fructueux pot-pourri, semblable à celui où ont germé non seulement les fascismes français, mais aussi les socialismes révisionnistes et le personnalisme chrétien (les “transgressions” de ce siècle), est en train de se constituer en Allemagne Fédérale aujourd'hui. Ce phénomène s'exporte rapidement dans tous les pays de l'Est européen, sous domination soviétique. Face à cette germination, un événement comme celui qui a secoué la France de la fin 1984 aux législatives de mars 1986, le phénomène Le Pen, est dérisoire. L'homme intelligent ne doit pas perdre de temps à analyser cette réaction épidermique, privée de toute espèce de clairvoyance politique et économique [car suivant alors un “reaganisme” en vogue parmi la droite libérale].

Aujourd'hui aussi les manichéismes s'effondrent. Les libéraux aimeraient pourtant les restaurer. Ils aimeraient voir le monde divisé en “bons libéraux” et en “mauvais tous les autres”. Pour sortir de l'impasse, la lecture de Sternhell nous apparaît indispensable ; mais en tenant compte des avertissements d'un maître contemporain, Claude Julien.

► Robert Steuckers, in : Généalogie du fascisme français, Idhuna, Genève, 1986.

(Titre original de l'article : « Les étapes de l'évolution du fascisme selon Zeev Sternhell et l'impact de son œuvre. Commentaires et critiques »)

◘ Notes :

  • (1) ZS : Maurice Barrès et le nationalisme français, A. Colin, Cahiers de la Fondation nationale des Sciences Politiques (n°182), 1972 ; La Droite révolutionnaire 1885-1914 : Les origines françaises du fascisme, Seuil, 1978 ; Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France, Seuil, 1983.
  • (2) Cf. Karlhans Kluncker, Georg Friedrich Daumer : Leben und Werk 1800-1875, Bouvier / Herbert Grundmann, Bonn, 1984. Voir également l'excellent article de Gerd-Klaus Kaltenbrunner, repris dans l'anthologie intitulée Europa : Seine geistigen Quellen in Porträts aus zwei Jahrtausenden, Bd. II (Glock und Lutz, Heroldsberg, 1983).
  • (3) Edmond Picard, Synthèse de l'antisémitisme, Éd. de la Phalange/ Julien Bernaerts, Bruxelles, 1941. (Il s'agit ici d'une réédition publiée sous la seconde occupation allemande en Belgique). Cf. également, Alix Pasquier, Edmond Picard, l'avocat, le jurisconsulte, l'écrivain, l'homme politique, le professeur, Association des écrivains belges, Paris/Bruxelles/Londres, s.d. Voir surtout pp. 61 à 68.
  • (4) Le thème a été repris dans la bande dessinée, not. dans la série Alix, due au talentueux crayon de Jacques Martin. Cf. Le tombeau étrusque, Casterman, Tournai, 1968. Une polémique a été naguère ouverte à propos de cet album dans le journal Le Monde.
  • (5) Georges Vacher de Lapouge, L'Aryen : Son rôle social, Arnaldo Forni Editore, Bologne, 1977. Reprise intégrale de l'édition française de 1899.
  • (6) D.H. Lawrence, Phoenix : The Posthumous Papers, 1936, edited and with an introduction by Edward D. McDonald, Penguin, Harmondsworth, 1978. On y trouve 2 recensions d'ouvrages de Rozanov par l'auteur de Lady Chatterley. Cf. également R. Steuckers, « Vassily V. Rozanov : écrivain russe et païen », in : Orientations n°2, fév. 1982.
  • (7) Cf. not. : Earnest Sevier Cox, Teutonic Unity, Chez l'auteur, Richmond (Virginia), 1951 (reprod. par The Noontide Press, LA, 1966) et White America : The American Racial Problem as seen in a Worldwide Perspective, The Noontide Press, LA, 1966 ; Lothrop Stoddard, Racial Realities in Europe, NY, 1924 (reprod. : Historical Review Press, Brighton, 1981) et The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy, NY, 1920 (reprod., Historical Review Press, Brighton, 1981) ; Wayne Macleod, The Importance of Race in Civilization, The Noontide Press, LA, 1968.
  • (8) André Devyver, Le sang épuré : Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l’Ancien Régime (1560-1720), éd. de l'Université de Bruxelles, 1973.
  • (9) Cf. Pierre de Boisdeffre, Maurice Barrès, Éd. Universitaires, 1962. Voir surtout les pp. 62 à 73, consacrées à une analyse des Déracinés.
  • (10) Maurice Barrès révisera quelque peu son jugement à l'égard de la communauté protestante de France dans Les diverses familles spirituelles de la France (Plon, 1947), not. dans le Chap. IV de cet ouvrage (pp. 38 à 47) et dans la note 4, présentée en pp. 174 à 176. Une révision identique s'y trouve, à propos de la communauté israélite, doublée d'un hommage aux soldats de confession juive morts pour la France au cours de la Grande Guerre.
  • (11) Cf. Robert Soucy, op. cit., pp. 133 à 135.
  • (12) Carl Schmitt, Politische Romantik, Duncker & Humblot, Berlin, 1968.
  • (13) Cf. Christoph Stoll, Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen 1676/1976, Inter Nationes, Bonn-Bad Godesberg, 1976 (texte français).
  • (14) Cf. Patrice Sicard, Maurras ou Maurras, GRECE, 1974 ; James McCearney, Maurras et son temps, Albin Michel, 1977. Voir surtout les chap. 2 et 4.
  • (15) Cf. Hans Albert, « Modell-Platonismus : Der neoklassische Stil des ökonomischen Denkens in kritischer Beleuchtung »,  in : E. Topitsch (Hrsg.), Logik der Sozialwissenschaften, Kiepenheuer & Witsch, Köln/Berlin, 1971 (pp. 406 à 435) ; J.M. Albertini / A. Silem, Comprendre les théories économiques (tome 1, Clés de lecture ; tome 2, Petit guide des grands courants), Seuil, 1983 ; cf. également R. Steuckers, « Repères pour une histoire alternative de l'économie », in : Orientations n°5, août-sept. 1984 (pp. 26 à 29).
  • (16) Cf. Robrecht Boudens, Kardinaal Mercier en de Vlaamse Beweging, Davidsfonds, Leuven, 1975 ; Dr. E. Defoort, Charles Maurras en de Action Française in België, B.Gottmer/Orion, Nijmegen/Brugge, 1978 ; Dr. Guido Provoost, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in België tussen de twee wereldoorlogen (2 delen), Davidsfonds, Leuven, 1977.
  • (17) Maurice Bouvier-Ajam, Frédéric List, sa vie, son œuvre, son influence, Éd. du Rocher, Monaco, 1953 ; Monique Anson-Meyer, Un économiste du développement au XIXe siècle : Friedrich List, PUG, Grenoble, 1982 ; William Henderson, Friedrich List : Eine historische Biographie des Gründers des Deutschen Zollvereins und des ersten Visionärs eines vereinten Europas, Econ, Düsseldorf, 1984. Cf. aussi Thierry Mudry, « Friedrich List, une alternative au libéralisme », in : Orientations n°5, août-sept. 1984.
  • (18) Cf. Frédéric Grimm, Le testament politique de Richelieu (préf. de Fernand de Brinon), Flammarion, 1941 ; Friedrich Kopp & Eduard Schulte, Der Westfälische Frieden : Vorgeschichte – Verhandlungen – Folgen (mit einem Geleitwort von Alfred Baeumler), Hoheneichen-Verlag, München, 1940 (reproduction : Faksimile-Verlag, Bremen, 1983) ; Richelieu, Politisches Testament und kleinere Schriften, eingeleitet und ausgewählt von Wilhelm Mommsen, Verlag von Reimar Hobbing, Berlin, 1926 (l'introduction de W. Mommsen est des plus intéressantes ; reproduction, Faksimile-Verlag, Bremen, 1983).
  • (19) Cf. Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice : Essai sur les différents sens de l'expression "national-bolchévisme" en Allemagne sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976.

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Zeev Sternhell, nouvel historiographe du fascisme

383710.jpgUn livre, paru à Paris en 1983, a complètement bouleversé l'historiographie du fascisme. Ce livre porte le titre de : Ni droite ni gauche : L'idéologie du fascisme en France. Gros de 412 pages, il est publié par les éditions du Seuil, maison pourtant connue pour ses tendances de gauche. L'auteur, Zeev Sternhell, professeur de politologie à l'Université Hébraïque de Jérusalem, est né en Pologne en 1935. Il est actuellement le Directeur du Centre d'Études Européennes et, peu avant la parution de Ni droite ni gauche, il avait fondé le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Civilisation Française.

Son livre est très dense. Il abonde en outre de répétitions car, ce qui importe pour Sternhell, homme au tempérament fougueux, c'est d'inculquer au lecteur certains jugements inhabituels. Mais il serait erroné de lui reprocher l'emploi de “concepts vagues”. À l'opposé du spécialiste jusqu'ici accrédité de l'étude du fascisme, Ernst Nolte, Sternhell n'a pas reçu de formation philosophique. Il est un authentique historien qui se préoccupe de recenser le passé. Pour lui, chaque réalité historique est "irisable", on ne peut la ramener à un seul concept, il faut en considérer les diverses facettes. Dès lors, contrairement à Nolte, Sternhell ne construit pas un schéma abstrait du fascisme, dans lequel il conviendra d'enserrer ensuite les phénomènes concrets. Il renvoie de préférence ces phénomènes à toute une variété de concepts qu'il puise toutefois dans le vocabulaire politique traditionnel, afin de les cerner et de les localiser.

S'il entre dans notre propos de résumer ici un ouvrage aussi complexe, notre exposé ne pourra cependant pas remplacer la lecture de ce livre. Il en est plutôt l'introduction.

◘ 1. Qui est Zeev Sternhell ?

• 1.1. Indubitablement, il est un authentique homme de gauche. Le journal Le Monde (14.1.1983) déclare à son sujet : « Sternhell entra en mai 1977, après la victoire électorale de Begin et la chute du Parti Travailliste, dans la vie politique israëlienne. Il créa le Club 77, un rassemblement d'intellectuels de l'aile d'extrême-gauche du Parti Travailliste. Ce Club s'engagea dans une politique de modération envers le monde arabe et milita pour l'évacuation de la Cisjordanie ; en matière de politique interne, il chercha à favoriser une politique aussi “socialiste” que possible, c'est-à-dire accordant le maximum d'égalité. Au sein du Parti Travailliste, Sternhell fait partie d'une minorité, tout en étant membre du Comité Exécutif ».

• 1.2. Sternhell est un “gramsciste”. À l'instar de toute la gauche revendicatrice et contestatrice de sa génération, il s'est libéré de l'orthodoxie marxiste. Il rejette expressément la conception matérialiste de l'histoire (pp. 18-19). À la suite de Gramsci (et a fortiori de l'inspirateur de ce communiste italien, Georges Sorel), Sternhell se rallie à la conception historiographico-philosophique qui veut que les idées ne soient pas le reflet des réalités, mais l'inverse.

• 1.3. Le point de départ de la démarche de Sternhell : le révisionnisme. Le fait que Sternhell se soit consacré à l'étude du fascisme s'explique sans aucun doute par son intérêt pour la biographie des révisionnistes, ceux qui ont tenté de changer et de réformer le marxisme orthodoxe. De Ni droite ni gauche, il ressort que le révisionnisme de “droite” (p. 35) ou révisionnisme “libéral” (p. 81), qui mène à des alliances et des compromissions avec le libéralisme bourgeois et qu'incarne un Eduard Bernstein (en France, Jaurès) fascine moins Sternhell que le révisionnisme de “gauche” (p. 290), mouvement amorcé par Sorel et les syndicalistes révolutionnaires qui refusaient les “ramollissements” du socialisme et passèrent ultérieurement au fascisme. Sternhell s'intéresse en particulier à un nouveau courant socialiste d'alors qui, dépassant l'opposition Sorel / Bernstein, vit le jour au lendemain de la Grande Guerre : le révisionnisme “planiste” ou “technocratique” (p. 36) du socialiste belge Henri De Man et du néo-socialiste français Marcel Déat. Ce révisionnisme-là aboutit directement au fascisme.

• 1.4. Sternhell contre le fascisme de salon. L'orientation “socialiste”, qui sous-tend l'étude de Sternhell sur la problématique du fascisme, se traduit par le peu d'intérêt marqué pour les formes de fascismes philosophiques ou littéraires. Trait caractéristique : Sternhell ne mentionne nulle part les 2 écrivains les plus importants appartenant au fascisme, Céline et Rebatet. Et Sternhell néglige encore d'autres aspects du fascisme de salon, du fascisme des penseurs « qui finissent leur vie en habit vert » (p. 22). Vu les multiples facettes du fascisme français (et européen) (p. 21), Sternhell s'adjuge le droit de poser une analyse pars pro toto : il prétend se consacrer en ordre principal à l'étude de secteurs négligés jusqu'ici (p. 9).

◘ 2. La France, modèle du fascisme ?

• 2.1. Pourquoi la France ? Le livre de Sternhell veut développer une définition du “fascisme” en se basant sur l'exemple français. Cette intention peut étonner. La France, en effet, si l'on excepte l'intermède de l'occupation allemande, n'a jamais connu un régime qualifiable de “fasciste”. L'Italie, l'Allemagne voire l'Espagne seraient à cet égard de meilleurs exemples. Mais Sternhell, nous allons le voir, déploie de très sérieux arguments pour justifier son choix.

• 2.2. Les études antérieures de Sternhell. Ces arguments, pour nous, ne sauraient se déduire des travaux antérieurs de Sternhell, qui portaient tous sur la France. Dès le départ, il orienta son attention vers le fascisme, même s'il l'on peut supposer qu'un changement de perspective aurait pu se produire et lui faire choisir un autre territoire de recherches. Ce que Sternhell découvrit très tôt dans ces secteurs délaissés par la recherche qu'il se trouvait sur la bonne voie. Deux livres aussi copieux avait précédé Ni gauche ni droite. Le premier s'intitulait Maurice Barrès et le nationalisme français (1972). Le second, La droite révolutionnaire 1885-1914 : Les origines françaises du fascisme (1978), traitait de la même époque historique, mais le grand thème de Sternhell, le fascisme, apparaissait pour la première fois dans le sous-titre. La recherche a imméditament considéré ces 2 ouvrages comme des classiques. Les sujets de ces livres sont à la fois plus sectoriels et plus généraux que la thématique du troisième, que nous commentons ici. Dans Ni gauche ni droite, Sternhell cherche à forger un classification globale et détaillée du phénomène fasciste qu'il entend maîtriser conceptuellement.

• 2.3. La France a inventé le fascisme. Le premier argument de Sternhell, pour situer le champ de ses recherches en France, c'est que ce pays a vu naître le fascisme 20 ans avant les autres, notamment vers 1885 (p. 41). Sternhell n'emploie qu'occasionnellement le terme de “pré-fascisme” pour qualifier les évènements entre 1885 et 1914 (p. 21). Une figure comme celle de M. Barrès portait déjà en elle les germes de tout le fascisme ultérieur. Et quand j'ai énoncer la même hypothèse en 1958, je me suis heurté à une surprenante incompréhension de la part des experts français...

• 2.4. La France comme contre-modèle. Le second argument qu'avance Sternhell est plus complexe. Il contourne 2 écueils. Parmi les grands pays de l'Europe continentale, la France est celui où la position dominante de l'idéologie et de la praxis politique du libéralisme a été la moins menacée, du moins jusqu'à la défaite militaire de 1940 (p. 41). Sternhell souligne (p. 42) le fait que la révolution libérale la plus importante et la plus exemplaire de l'histoire s'est déroulée dans ce pays et attire notre attention sur les phénomènes du « consensus républicain » (p. 43) et du « consensus centriste » (p. 52) qui sont les clés de voûte de l'histoire française contemporaine. C'est précisément à cause de ces inébranlables consensus que Sternhell opte pour la France comme champ d'investigation. Car le fascisme, en France, n'est jamais parvenu au pouvoir (p. 293) et, écrit Sternhell, « le fascisme n'y a jamais dépassé le stade de la théorie et n'a jamais souffert des compromissions inévitables qui faussent toujours d'une façon ou d'une autre l'idéologie officielle d'un régime. Ainsi on pénètre sa signification profonde et, en saisissant l'idéologie fasciste à ses origines, dans son processus d'incubation, on aboutit à une perception plus fidèle des mentalités et des comportements. Et on comprend mieux, semble-t-il, la complexité des situations et l'ambiguïté des attitudes qui font le tissu des années trente ». C'est là, de toute évidence, un principe heuristique, dérivé d'une option radicalement gramsciste qui pose le primat des idées et réfute celui des contraintes factuelles.

◘ 3. Les problèmes de “périodisation”

• 3.1. Impossibilité de poser des datations exactes. Comme doit le faire tout véritable historien, Sternhell fait varier légèrement les dates. Mis à part pour les événements ponctuels, il n'est pas aisé de fournir des dates précises, bien délimitées dans le temps, pour désigner l’émergence ou l'assomption d'un courant d'idées politiques. C'est pourquoi Sternhell examine le phénomène “fasciste” dans l'espace d'un demi-siècle.

• 3.2. Continuité entre 1885 et 1940. Fait essentiel pour Sternhell : cette période est « dans l'histoire de l'Europe, une période véritablement révolutionnaire ». Et il poursuit : « En moins d'un demi-siècle, les réalités sociales, le mode de vie, le niveau technologique et, à beaucoup d'égards, la vision que se font les hommes d'eux-mêmes changent plus profondément qu'à aucun autre moment de l'histoire moderne » (p. 45). Dès lors, cette période forme une unité, si toutefois l'on met entre parenthèses les 4 années de la Grande Guerre (pp. 19 et 290). Et Sternhell l'écrit expressément : « Au cours de ce demi-siècle, les problèmes de fond n'ont guère varié » (p. 60).

• 3.3. Trois générations. Bien qu'il soit conscient de cette continuité, Sternhell procède cenpendant à des subdivisions dans le temps ; ainsi, par ex., quand il parle des “fascistes de 1913” comme des fascistes d'un type particulier. Il distingue 3 générations de fascistes (cf. pp. 30, 52 et 60) : d'abord les boulangistes et les anti-dreyfusards de la fin des années 80 ; ensuite, avant 1914, ceux de la “deuxième génération”, celle du mouvement des “Jaunes” dans le monde ouvrier et de l'Action Française de Maurras, qui atteint alors son apogée ; en finale, il évoque, comme troisième génération, le “fascisme d'après-guerre”.

• 3.4. Le poids d'une époque. Il est à remarquer que Sternhell accorde nettement plus de poids aux premières décennies de l'époque qu'il étudie. Pour lui, sur le plan qualitatif, les années qui précèdent la Grande Guerre revêtent davantage d'importance que les décennies qui les suivirent car, dans cette avant-guerre, tout ce qui est essentiel dans l'élaboration du fascisme doctrinal a été dit et mis en œuvre.

◘ 4. Prolégomènes du fascisme

• 4.1. Refus de prendre en considération les groupuscules excentriques. Sternhell s'intéresse aux « propagateurs d'idées ». Il ne ressent aucune envie de perdre son temps à étudier ce fascisme folklorique de quelques illuminés qui jouent aux brigands, fascisme caricatural dont les médias font leurs choux gras. Il n'a que mépris pour ceux qui axent leurs recherches sur ce type de phénomènes marginaux (p. 9) : « À l'époque déjà, quand un groupe de la Solidarité française se fait photographier à l'entraînement au pistolet, toute la presse de gauche en parle pendant des semaines : un quelconque défilé de quelques dizaines de “chemises bleues” soulève alors beaucoup plus d'intérêt que le patient travail de sape d'un Thierry Maulnier ou d'un Bertrand de Jouvenel... ».

• 4.2. Le fascisme, une idéologie comme les autres. Sternhell parle de la “banalité du fascisme” (p. 296) : « Dans les années 30, le fascisme constitue une idéologie politique comme les autres, une option politique légitime, un état d'esprit assez courant, bien au-delà des cercles restreints qui assument leur identité fasciste... ». Selon Sternhell, le fascisme était « un phénomène possédant un degré propre d'autonomie, d'indépendance intellectuelle » (p. 16). Il s'élève contre « le refus fondamental de voir dans le fascisme autre chose qu'un accident de l'histoire européenne » (p. 18). Pour Sternhell donc, c'est une erreur de ne considérer le fascisme que comme « une simple aberration, un accident, sinon un accès de folie collective... » (p. 18). À la fin de son ouvrage (p. 296), Sternhell nous met en garde contre ceux qui propagent l'opinion que les fascistes n'étaient que des “marginaux”. Nombreux sont les “fascistes” qui ont été jugés, par leurs contemporains, comme les « plus brillants représentants de leur génération » (Luchaire, Bergery, Marion, de Jouvenel).

• 4.3. Les courroies de transmission. « L'idéologie fasciste constitue, en France, un phénomène de loin plus diffus que le cadre restreint et finalement peu important des adhérents aux groupuscules qui s'affublent de ce titre » (p. 310). Deux pages plus loin, Sternhell explique comment il s'est fait que "l'idée fasciste" ait pu se propager dans un milieu si prêt à recevoir son message : « Les fascistes purs furent toujours peu nombreux et leurs forces dispersées. Leur influence véritable s'exercera par une contribution continue à la cristallisation d'un certain climat intellectuel ; par le jeu des courroies de transmissions secondaires : des hommes, des mouvements, des revues, des cercles d'études... » (p. 312).

• 4.4. Difficulté de situer sociologiquement le fascisme. Sternhell insiste sur le fait que le fascisme « prolifère aussi bien dans les grands centres industriels de l'Europe occidentale que dans les pays sous-développés d'Europe de l'Est » (p. 17). Et il aime se moquer de ceux qui croient pouvoir ranger le fascisme dans des catégories sociales bien déterminées. Il est significatif que Sternhell attire notre attention sur une constante de l'histoire des fascismes : « le glissement à droite d'éléments socialement avancés mais fondamentalement opposés à la démocratie libérale » (p.29). Si cette remarque se vérifie, elle s'opposera à toutes les tentatives de rattacher l'idéologie fasciste à des groupes sociaux trop bien définis.

• 4.5. Pour expliquer le fascisme : ni crises économiques ni guerres. Ce qui m'a frappé aussi chez Sternhell, c'est l'insistance qu'il met à montrer la relative indépendance du fascisme vis-à-vis de la conjoncture (pp. 18 et 290). Il ne croit pas que la naissance du fascisme soit due à la pression de crises économiques et, assez étonnamment, estime que la Première Guerre mondiale (ou tout autre conflit) a eu peu d'influence sur l'émergence du phénomène. En ce sens, Sternhell s'oppose à la majorité des experts ès-fascisme (pp. 96 et 101). C'est dans cette thèse, précisément, que se manifeste clairement l'option “gramsciste” de Sternhell, nonobstant le fait que jamais le nom de Gramsci n'apparaît dans l'œuvre du professeur israëlien. Sternhell ne prend les “crises” au sérieux que lorsqu'il s'agit de crises morales, de crises des valeurs ou de crise globale, affectant une civilisation dans son ensemble.

• 4.6. “Auschwitz” en tant qu'argument-massue n'apparaît nulle part. Sternhell fait preuve d'une étonnante objectivité, ce qui est particulièrement rare dans les études sur le fascisme. Mais une telle attitude semble apparemment plus facile à adopter en Israël qu'à New York ou à Zurich. Ainsi, Sternhell n'hésite pas à reconnaître au fascisme « une certaine fraîcheur contestataire, une certaine saveur de jeunesse » (p. 80). Il renonce à toute pédagogie moralisatrice. Mais il est très conscient du “problème de la mémoire”, mémoire réprimée et refoulée ; il l'évoquera notamment à propos de certaines figures au passé fasciste ou fascisant qui, après 1945, ont opté pour la réinsertion en se faisant les porte-paroles du libéralisme : Bertrand de Jouvenel (p. 11), Thierry Maulnier (p. 12) et surtout le philosophe du personnalisme, fondateur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier (pp. 299 à 310).

◘ 5. La formule du fascisme chez Sternhell

• 5.1. Les carences du libéralisme et du marxisme. Après cette introduction, nous sommes désormais en mesure d'expliciter l'alchimie du fascisme selon Sternhell. Pour cet historien israëlien, le fascisme s'explique en fonction d'un préliminaire historique, sans lequel il serait incompréhensible : l'incapacité du libéralisme bourgeois et du marxisme à assumer les tâches imposées par le XXe siècle. Cette incapacité constitue une carence globale, affectant toute notre civilisation, notamment toutes les institutions, les idéologies, les convictions qu'elle doit au XVIIIe, siècle du rationalisme et du mécanicisme bourgeois. Libéralisme et marxisme sont pour Sternhell les 2 faces d'une même médaille. Inlassablement, il souligne que la crise de l'ordre libéral a précédé le fascisme, que cette crise a créé un vide où le fascisme a pu se constituer. Fallait-il nécessairement que ce fascisme advienne ? Sternhell ne se prononce pas, mais toute sa démonstration suggère que cette nécessité était inéluctable.

• 5.2. Révisionnistes de gauche et nationalistes déçus. Généralement, pour expliquer la naissance du fascisme, on évoque la présence préalable d'un nationalisme particulièrement radical et exacerbé. Sternhell, lui, trouve cette explication absurde. D'après le modèle explicatif qu'il nous suggère, l'origine du fascisme s'explique bien davantage par le fait qu'aux extrémités, tant à gauche qu'à droite, du spectre politique, des éléments se sont détachés pour se retrouver en dehors de ce spectre et former un troisième et nouvel élément qui n'est plus ni de gauche ni de droite. Dans la genèse du fascisme, Sternhell n'aperçoit aucun apport appréciable en provenance du centre libéral. D'après lui, le fascisme résulte de la collusion de radicaux de gauche, qui n'admettent pas les compromis des modérés de leur univers politique avec le centre mou libéral, et de radicaux de droite. Le fascisme est, par suite, un amalgame de désillusionnés de gauche et de désillusionnés de droite, de “révisionnistes” de gauche et de droite. Ce qui paraît important aux yeux de Sternhell, c'est que le fascisme se situe hors du réseau traditionnel gauche / centre / droite. Dans l'optique des fascistes, le capitalisme libéral et le socialisme marxiste ne s'affrontent qu'en apparence. En réalité, ils sont les 2 faces d'une même médaille. L'opposition entre la “gauche” et la “droite” doit disparaître, afin qu'hommes de gauche et hommes de droite ne soient plus exploités comme chiens de garde des intérêts de la bourgeoisie libérale (p.33). C'est pourquoi la fin du XIXe siècle voit apparaître de plus en plus de notions apparemment paradoxales qui indiquent une fusion des oppositions en vigueur jusqu'alors. L'exemple le plus connu de cette fusion est la formule interchangeable : nationalisme social / socialisme national. Sternhell (p. 291) insiste sur la volonté d'aller “au-delà”, comme caractéristique du climat fasciste. Le terme “au-delà” se retrouve dans les titres de nombreux manifestes fascistes ou préfascistes : Au-delà du nationalisme (Thierry Maulnier), Au-delà du marxisme (Henri De Man), Au-delà du capitalisme et du socialisme (Arturo Labriola), Au-delà de la démocratie (Hubert Lagardelle). Ce dernier titre nous rappelle que le concept de “démocratie” recouvrait le concept de “libéralisme” jusque tard dans le XXe siècle. Chez Sternhell également, le concept de “capitalisme libéral” alterne avec “démocratie capitaliste” (p. 27).

• 5.3. L'anti-ploutocratisme. L'homme de gauche qu'est Sternhell prend les manifestations sociales-révolutionnaires du fascisme plus au sérieux que la plupart des autres analystes, historiens et sociologues de son camp. Si Sternhell avait entrepris une étude plus poussée des courants philosophiques et littéraires de la fin du XIXe, il aurait découvert que la haine envers la “domination de l'argent”, envers la ploutocratie, participait d'un vaste courant à l'époque, courant qui débordait largement le camp socialiste. Cette répulsion à l'encontre de la ploutocratie a été, bien sûr, un ferment très actif dans la gestation du fascisme. De nombreux groupes fascistes s'aperçurent que l'antisémitisme constituait une vulgarisation de cette répugnance, apte à ébranler les masses. L'antisémitisme, ainsi, offrait la possibilité de fusionner le double front fasciste, dirigé simultanément contre le libéralisme bourgeois et le socialisme marxiste, en une unique représentation de l'ennemi. Parallèlement, cette hostilité envers la ploutocratie pré-programmait très naturellement le conflit qui allait opposer fascistes et conservateurs.

• 5.4. La longue lutte entre conservateurs et fascistes. Vu la définition du fascisme qu'esquisse Sternhell, il n'est guère étonnant qu'il parle d'une « longue lutte entre la droite et le fascisme » (p. 20) comme d'une caractéristique bien distincte, quoiqu'aujourd'hui méconnue, de l'époque et des situations qu'il décrit. Et il remarque : « Il en est d'ailleurs ainsi partout en Europe : les fascistes ne parviennent jamais à ébranler véritablement les assises de l'ordre bourgeois. À Paris comme à Vichy, à Rome comme à Vienne, à Bucarest, à Londres, à Oslo ou à Madrid, les conservateurs savent parfaitement bien ce qui les sépare des fascistes et ils ne sont pas dupes d'une propagande visant à les assimiler » (p. 20). Aussi Sternhell s'oppose-t-il (p. 40) clairement à la classification conventionnelle de la droite française, opérée par René Rémond, qui l'avait répartie en 3 camps : les ultras, les libéraux-conservateurs et les bonapartistes. Il n'y a, en fait, jamais eu que 2 camps de droite, les libéraux et les conservateurs, auxquels se sont opposés les révolutionnaires, les dissidents et les contestataires.

• 5.5. À la fois révolutionnaires et modernes. Avec ces 2 termes, utilisés par Sternhell pour désigner le fascisme, l'historien israëlien a choqué ses collègues politologues. Pour lui, en effet, le fascisme est un phénomène réellement révolutionnaire et résolument moderne. « Une idéologie conçue comme l'antithèse du libéralisme et de l'individualisme est une idéologie révolutionnaire ». Plus loin (p.35), Sternhell expose l'idée, d'après lui typiquement fasciste, selon laquelle le facteur révolutionnaire qui, en finale, annihile la démocratie libérale est non pas le prolétariat, mais la nation. Et il ajoute : « C'est ainsi que la nation devient l'agent privilégié de la révolution » (p. 35). Les passages évoquant le modernisme du fascisme sont tout aussi surprenants. À propos d'un de ces passages (p. 294), on pourrait remarquer que cette attribution de modernisme ne concerne que les fascismes italien et français : « Car le fascisme possède un côté moderniste très développé qui contribue à creuser le fossé avec le vieux monde conservateur. Un poème de Marinetti, une œuvre de Le Corbusier sont immédiatement adoptés par les fascistes, car, mieux qu'une dissertation littéraire, ils symbolisent tout ce qui sépare l'avenir révolutionnaire du passé bourgeois ». Un autre passage s'adresse clairement au fascisme dans son ensemble : « L'histoire du fascisme est donc à beaucoup d'égard l'histoire d'une volonté de modernisation, de rajeunissement et d'adaptation de systèmes et de théories politiques hérités du siècle précédent aux nécessités et impératifs du monde moderne. Conséquence d'une crise générale dont les symptômes apparaissent clairement dès la fin du siècle dernier, le fascisme se structure à travers toute l'Europe. Les fascistes sont tous parfaitement convaincus du caractère universel du courant qui les guide, et leur confiance dans l'avenir est dès lors inébranlable ».

◘ 6. Éléments particuliers de l'idéologie fasciste

• 6.1. L'anti-matérialisme. Puisque, pour Zeev Sternhell, le fascisme n'est pas simplement le produit d'une mode politique, mais une doctrine, il va lui attribuer certains contenus intellectuels. Mais comme ces contenus intellectuels se retrouvent également en dehors du fascisme, ce qui constitue concrètement le fascisme, c'est une concentration d'éléments souvent très hétérogènes en une unité efficace. Citons les principaux éléments de cette synthèse. Sternhelle met principalement l'accent sur l'anti-matérialisme (pp. 291 & 293) : « Cette idéologie constitue avant tout un refus du matérialisme, c'est-à-dire de l'essentiel de l'héritage intellectuel sur lequel vit l'Europe depuis le XVIIe siècle. C'est bien cette révolte contre le matérialisme qui permet la convergence du nationalisme antilibéral et antibourgeois et de cette variante du socialisme qui, tout en rejetant le marxisme, reste révolutionnaire...Tout anti-matérialisme n'est pas fascisme, mais le fascisme constitue une variété d'anti-matérialisme et canalise tous les courants essentiels de l'anti-matérialisme du XXe siècle... ». Sternhell cite également les autres éléments de l'héritage auquel s'oppose le fascisme : le rationalisme, l'individualisme, l'utilitarisme, le positivisme (p.40). Cette opposition indique que cet anti-matérialisme est dirigé contre toute hypothèse qui voudrait que l'homme soit conditionné par des données économiques. C'est quand Sternhell parle de la psychologie que l'on aperçoit le plus clairement cette opposition. Ainsi, il relève (p. 294) que les “moralistes” Sorel, Berth et Michels « rejettent le matérialisme historique qu'ils remplacent par une explication d'ordre psychologique ». « Finalement — poursuit Sternhell — ils aboutissent à un socialisme dont les rapports avec le prolétariat cessent d'être essentiels ». Et il insiste : « Le socialisme commence ainsi, dès le début du siècle, à s'élargir pour devenir un socialisme pour tous, un socialisme pour la collectivité dans son ensemble,... » (p. 295). Plus explicite encore est un passage relatif au révisionnisme de Henri De Man, qui, lui, cherche la cause première de la lutte des classes « moins dans des oppositions d'ordre économique que dans des oppositions d'ordre psychologique ».

• 6.2. Les déterminations. Il serait pourtant faux d'affirmer que, pour le fascisme, l'homme ne subit aucune espèce de détermination. Pour les intellectuels fascistes, ces déterminations ne sont tout simplement pas de nature “mécanique” ; entendons par là, de nature “économique”. Comme l'indique Sternhell, le fasciste ne considère pas l'homme comme un individu isolé, mais comme un être soumis à des contraintes d'ordres historique, psychologique et biologique. De là, la vision fasciste de la nation et du socialisme. La nation ne peut dès lors qu'être comprise comme « la grande force montante, dans toutes ses classes rassemblées » (p. 32). Quant au socialisme, le fasciste ne peut se le représenter que comme un “socialisme pour tous”, un “socialisme éternel”, un “socialisme pédagogique”, un “socialisme de toujours”, bref un socialisme qui ne se trouve plus lié à une structure sociale déterminée (cf. pp. 32 & 295).

• 6.3. Le pessimisme. Sternhell considère comme traits les plus caractéristiques du fascisme « sa vision de l'homme comme mu par des forces inconscientes, sa conception pessimiste de l'immuabilité de la nature humaine, facteurs qui mènent à une saisie statique de l'histoire : étant donné que les motivations psychologiques restent les mêmes, la conduite de l'homme ne se modifie jamais ». Pour appuyer cette considération, Sternhell cite la définition du pessimisme selon Sorel : « cette doctrine sans laquelle rien de très haut ne s'est fait dans le monde » (p. 93). Cette définition rappelle en quoi consiste le véritable paradoxe de l'existentialité selon les conservateurs : la perception qu'a l'homme de ses limites ne le paralyse pas, mais l'incite à l'action. L'optimisme, au contraire, en surestimant les potentialités de l'homme, semble laisser celui-ci s'enfoncer sans cesse dans l'apathie.

• 6.4. Volontarisme et décadence. Sternhell, qui n'est pas philosophe mais historien, n'est nullement conscient de ce « paradoxe du conservateur ». Il constate simplement la présence, dans les fascismes, d'une « énergie tendue » (p. 50) et signale sans cesse cette volonté fasciste de dominer le destin (pp. 65 & 294). Sternhell constate que le problème de la décadence inquiète le fasciste au plus haut point. C'est la raison pour laquelle celui-ci veut créer un “homme nouveau”, un homme porteur des vertus classiques anti-bourgeoises, des vertus héroïques, un homme à l'énergie toujours en éveil, qui a le sens du devoir et du sacrifice. Le souci de la décadence aboutit à l'acceptation de la primauté de la communauté sur l'individu. La qualité suprême, pour un fasciste, c'est d'avoir la foi dans la force de la volonté, d'une volonté capable de donner forme au monde de la matière et de briser sa résistance. Sternhell se livre à de pareilles constatations jusqu'à la dernière ligne de son ouvrage ; ainsi, à la page 312 : « Dans un monde en détresse, le fascisme apparaît aisément comme une volonté héroïque de dominer, une fois encore, la matière, de dompter, par un déploiement d'énergie, non seulement les forces de la nature, mais aussi celles de l'économie et de la société ».

• 6.5. La question de la vérité. D'une part, le pessimisme ; d'autre part, le volontarisme. Pour une pensée logique, ce ne pourrait être là qu'un paradoxe. Mais le fascisme se pose-t-il la question de la vérité ? Voyons ce que Sternhell déclare à propos de l'un des “pères fondateurs” du fascisme : « Pour un Barrès par ex., il ne s'agit plus de savoir quelle doctrine est juste, mais quelle force permet d'agir et de vaincre » (p. 50). Comme preuve du fait que le fascisme ne juge pas une doctrine selon sa “vérité”, mais selon son utilité, Sternhell cite Sorel au sujet des “mythes” qui, pour l'auteur des Réflexions sur la violence, constituent le moteur de toute action : « ...les mythes sont des “systèmes d'images” que l'on ne peut décomposer en leurs éléments, qu'il faut prendre en bloc comme des forces historiques... Quand on se place sur le terrain des mythes, on est à l'abri de toute réfutation... » (pp. 93 & 94).

◘ En résumé...

Nous n'avons pu recenser le livre de Sternhell que dans ses lignes fondamentales. Nous avons dû négliger bien des points importants, tels son allusion à la “nouvelle liturgie” comme partie intégrante du fascisme (p. 51), à son anti-américanisme latent (même avant 1914) (p. 290) ; nous n'avons pas approfondi sa remarque signalant que, pour le fascisme, la lutte contre le libéralisme intérieur a toujours été plus importante que la lutte menée contre celui-ci pas certains dictateurs... (p. 34). En tant que recenseur, je me permets 2 remarques, pouvant s'avérer utiles pour le lecteur allemand. D'abord, l'Allemagne n'est que peu évoquée chez Sternhell. En fait de bibliographie allemande, il ne cite que les livres de Nolte traduits en français ; on peut dès lors supposer qu'il ne maîtrise pas la langue de Goethe. Ma seconde remarquer sera de rappeler au lecteur allemand ma tentative de redonner une consistance au concept de “fascisme”, en le limitant à un certain nombre de phénomènes historiques (Cf. « Der faschistische Stil », 1973 ; tr. fr. : « Le “style” fasciste », in Nouvelle École n°42, 1985). Sternhell, pour sa part, a donné au terme “fascisme” une ampleur énorme. Son effort est justifiable, dans la mesure où sa vaste définition du “fascisme”, au fond, correspond à ce que je désignais sous l'étiquette de “Révolution conservatrice”. Bref, on peut dire du livre de Sternhell qu'il a envoyé au rebut la plupart des travaux consacrés jusqu'ici à l'étude du fascisme...

► Armin Mohler, in : Généalogie du fascisme français, Idhuna, Genève, 1986. 

(recension tirée de Criticón n°76, 1983 ; tr. fr. : Elfrieda Popelier)

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Le Who's Who du fascisme européen

Le Who's Who du fascisme européen est paru en Norvège depuis 6 ans déjà, grâce aux travaux de 3 universitaires d'Oslo, Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet et Jan Petter Myklebust. Le bilan de leurs travaux est paru aux éditions universitaires d'Oslo en langue anglaise, ce qui nous en facilite la lecture, même si l'on serait tenté de déplorer l'anglicisation systématique des travaux académiques. L'intérêt pour le fascisme n'a cessé de croître depuis une quinzaine d'années. On a essentiellement retenu les noms de Nolte en RFA, de son compatriote Reinhard Kühnl, de l'Italien Renzo de Felice, de l'Américain Stanley G. Payne et, plus récemment, de l'Israëlien Zeev Sternhell. Mis à part Nolte, tous ces “fascistologues” figurent dans la table des matières de cette encyclopédie du fascisme de 816 pages. C'est dire le sérieux de l'entreprise et la rigueur historique qu'on acquerra en se livrant à une lecture critique de ces éclairages divers.

La première partie de l'ouvrage se penche sur la question très délicate de la définition du fascisme. Est-il, en effet, définissable de façon monolithique ? Sur le plan théorique, ne trouve-t-on pas autant de différences entre ce qu'il est convenu de nommer les fascismes qu'entre, mettons, les socialismes de diverses factures ? Pour être clair, il y a sans doute autant de différences entre un Hitler et un Mussolini, entre un Degrelle et un Monseigneur Tiso qu'entre Castro et Spaak, Olof Palme et Felipe Gonzalez. La recherche d'une définition du fascisme est sans doute vaine, sauf si l'on veut bien admettre que le dénominateur commun de ces “fascismes”, jetés pêle-mêle dans le même concept, est d'avoir appartenu au camp des vaincus de 1945. Car, si l'on prend le cas des “fascismes” cléricaux autrichien et slovaque ou du fascisme à coloration catholique des Oustachis croates, n'y constate-t-on pas une analogie, quant à la vision de l'histoire, avec bon nombre de conservateurs catholiques qui, comme un Pierlot, un Paul Van Zeeland ou un Otto de Habsbourg, se sont retrouvés dans le camp des vainqueurs en 1945 ? Par ailleurs, le socialisme fasciste d'un Drieu La Rochelle, anti-chrétien et nietzschéen, reprend tout de même à son compte des thématiques anticléricales du mouvement ouvrier traditionnel qui s'est souvent retrouvé du côté de la résistance au nazisme, perçu comme complice du conservatisme catholique pour avoir forgé un concordat avec le Vatican ou pour avoir soutenu Franco au cours de la guerre civile espagnole.

Seconde partie de l'ouvrage : les divers “fascismes autrichiens”. On y découvre l'ambiguïté du terme “fascisme” surtout quand celui-ci est utilisé dans une acception polémique. En effet, comment concilier le clérical-fascisme des chanceliers Dollfuss et Schuschnigg avec le programme de la NSDAP autrichienne, qui visait à les éliminer sans autre forme de procès... En Autriche, le pouvoir conservateur avait maté 2 révoltes en 1934 : celle portée par la social-démocratie et les communistes et celle fomentée par les nationaux-socialistes. Les ouvriers viennois rebelles ont été fusillés par la Heimwehr et les nazis pendus à la suite d'un procès assez sommaire. Les conservateurs pariaient sur l'alliance italienne et vaticane, alors que leurs adversaires, nazis, libéraux, socialistes et communistes tablaient sur l'avènement d'une société libérée de l'influence catholique et débarrassée de la tutelle italienne. La question sud-tyrolienne jouant dans cette problématique un rôle capital.

La troisième partie recense les variétés de fascismes italiens et allemands. Ce sont les thèses les plus connues.

la quatrième partie aborde le sujet plus complexe des fascismes est-européens (Slovaquie, Croatie, Roumanie et Hongrie). Pour les Croix Flechées hongroises, Miklós Lacko écrit que le recrutement est essentiellement prolétarien et plébéien en 1939 quand le parti enregistre 25% des voix dans l'ensemble du pays. Mais que ce recrutement donne une masse d'électeurs instables qui quitteront le parti en 1943, le réduisant ainsi à 25% de ses effectifs initiaux. Lacko estime que cette désaffection provient du manque d'encadrement sérieux du parti et de la faiblesse de la conscience politique réelle de ses effectifs. Après la guerre, les ex-membres des Croix Flechées se retrouveront largement au sein des formations de gauche.

La cinquième partie de l'ouvrage traite des “fascismes” du Sud et de l'Ouest de l'Europe (Espagne, Portugal, Suisse, France, Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Grèce et Irlande). Pour la Belgique, les textes de Luc Schepens, par ailleurs excellent historien de la diplomatie belge au cours de la Première Guerre mondiale, et de Danièle Wallef, sur l'émergence et le développement du mouvement rexiste, sont assez banals. Pour la France, Zeev Sternhell nous livre un texte excellent, profond mais hélas trop court. La lecture de son œuvre complète reste indispensable. Le lecteur curieux s'interessera davantage aux mouvements suisses et irlandais moins connus. En Irlande, le mouvement découle d'une amicale d'Anciens Combattants hostiles à l'IRA qui adopte, par catholicisme social, une idéologie “corporatiste” et un certain décorum fasciste. Présidé par O'Duffy, le parti n'aura guère de succès.

La sixième partie est la plus dense : elle aborde un sujet quasiment inconnu dans le reste de l'Europe, celui des “fascismes” scandinaves et finlandais. Les racines agrariennes du Nasjonal Samling de Quisling, et sans doute du national-socialisme littéraire de Knut Hamsun, y sont analysées avec une rigueur toute particulière et avec l'appui de cartes montrant la répartition des votes par régions.

Pour la Finlande, Reijo E. Heinonen brosse l'historique de l'IKL (Mouvement patriotique du peuple). Pour le Danemark, Henning Poulsen et Malene Djursaa évoque le plus significatif des groupuscules danois, le DNSAP, calque du Grand Frère allemand. Ce groupuscule n'a enregistré que des succès très relatifs dans le Sud du pays, où vit une minorité allemande. Plus intéressant à nos yeux est l'essai de Bernt Hagtvet sur l'idéologie du “fascisme” suédois. Hagtvet ne se borne pas seulement à recenser les résultats électoraux mais scrute attentive- ment les composantes idéologiques d'un mouvement qui, à vrai dire, ne s'est jamais distingué par de brillants scores électoraux. Il nous montre clairement ce qui distingue les partis proprement classables comme “fascistes” des mouvements conservateurs musclés. Il nous signale quelles sont les influences du juriste et géopoliticien Rudolf Kjellen dans l'émergence d'un “socialisme national” suédois. Néanmoins, les groupuscules “fascistes” suédois se sont mutuellement excommuniés au cours de leurs existences marginales et ont offert l'image d'un triste amateurisme, incapable de gérer la Cité. Asgeir Gudmundsson relate les mésaventures du “national-socialisme” islandais sans toutefois nous fournir le moindre éclaircissement sur les réactions de cette formation à l'encontre de l'occupation américaine de l'île au cours de la Seconde Guerre mondiale. Gudmundsson nous signale simplement que les réunions publiques du parti se tinrent jusqu'en 1944.

En résumé, même une encyclopédie aussi volumineuse du fascisme ne parvient pas à lever l'ambiguïté sur l'utilisation générique du terme pour désigner un ensemble finalement très hétéroclite de formations politiques, dans des pays qui n'ont pas de traditions communes. Une encyclopédie semblable devrait voir le jour mais qui prendrait pour objets de ces investigations les références et les formulations théoriques de ces partis. Sans oublier comment ils se situent par rapport à l'histoire nationale de leurs patries respectives. La diversité en ressortirait encore davantage et l'inanité du terme “fascisme” en tant que concept générique éclaterait au grand jour. 

♦ Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust, Who were the Fascists, Social Roots of European Fascism, Universitetsforlaget, Bergen / Oslo / Tromsø, 1980, 816 p.

► Michel Froissard, Vouloir n°27, 1986.

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