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Evola

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12217410.jpg◘ Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique

[Ci-contre : La vision d'Empédocle (1976), Marc. Eemans]

♦ Q. : Monsieur Steuckers, comment avez-vous découvert Julius Evola ? Quand en avez-vous entendu parler pour la première fois ?

RS : Dans la Librairie Devisscher, au coin de la rue Franz Merjay et de la Chaussée de Waterloo, dans le quartier “Ma Campagne”, à cheval sur Saint-Gilles et Ixelles. “Frédéric Beerens”, un camarade d’école, un an plus âgé que moi, avait découvert Les hommes au milieu des ruines dans cette librairie, l’avait lu, et m’en avait parlé tandis que nous faisions la queue pour commander d’autres ouvrages ou quelques manuels scolaires. Ce fut la toute première fois que j’entendis prononcer le nom d’Evola. J’avais 17 ans. Nous étions en septembre 1973 et nous étions tout juste revenus d’un voyage scolaire en Grèce. Pour Noël, le Comte Guillaume de Hemricourt de Grünne, le patron de mon père, m’offrait toujours un cadeau didactique : cette année-là, pour la première fois, j’ai pu aller moi-même acheter les livres que je désirais, muni de mon petit budget. Je me suis rendu en un endroit qui, malheureusement, n’existe plus à Bruxelles, la grande librairie Corman, et je me suis choisi 3 livres : L’État universel d’Ernst Jünger, Un poète et le monde de Gottfried Benn et Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. L’année 1973 fut, rappelons-le, une année charnière en ce qui concerne la réception de l’œuvre d’Evola en Italie et en Flandre : tour à tour Adriano Romualdi, disciple italien d’Evola et bon connaisseur de la Révolution conservatrice allemande grâce à sa maîtrise de la langue de Gœthe, décéda dans un accident d’auto, tout comme le correspondant flamand de Renato del Ponte et l’animateur d’un Centro Studi Evoliani en Flandre, Jef Vercauteren. Je n’ai forcément jamais connu Jef Vercauteren et, là, il y a eu une rupture de lien, fort déplorable, entre les matrices italiennes de la mouvance évolienne et leurs antennes présentes dans les anciens Pays-Bas autrichiens.

Je dois vous dire qu’au départ, la lecture de Révolte contre le monde moderne nous laissait perplexes, surtout Beerens, le futur médecin chevronné, féru de sciences biologiques et médicales : on trouvait que trop d’esprits faibles, après lecture de ce classique, se laisseraient peut-être entrainer dans une sorte de monde faussement onirique ou acquerraient de toutes les façons des tics langagiers incapacitants et “ridiculisants” (à ce propos, on peut citer l’exemple d’un Arnaud Guyot-Jeannin, tour à tour fustigé par Philippe Baillet, qui lui reprochait l’« inculture pédante du Sapeur Camember », ou par Christopher Gérard, qui le traitait d’« aliboron » ou de « chaouch »). Une telle dérive, chez les aliborons pédants, est évidemment tout à fait possible et très aisée parce qu’Evola présentait à ses lecteurs un monde très idéal, très lumineux, je dirais, pour ma part, très “archangélique” et “michaëlien”, afin de faire contraste avec les pâles figures subhumaines que génère la modernité ; aujourd’hui, faut-il s’empresser de l’ajouter, elle les génère à une cadence accélérée, Kali Yuga oblige. L’onirisme fait que bon nombre de médiocres s’identifient à de nobles figures pour compenser leurs insuffisances (ou leurs suffisances) : c’est effectivement un risque bien patent chez les évolomanes sans forte épine dorsale culturelle.

Mais, chose incontournable, la lecture de Révolte... marque, très profondément, parce qu’elle vous communique pour toujours, et à jamais, le sens d’une hiérarchie des valeurs : l’Occident, en optant pour la modernité, a nié et refoulé les notions de valeur, d’excellence, de service, de sublime, etc. Après lecture de Révolte..., on ne peut plus que rejeter les anti-valeurs qui ont refoulé les valeurs impérissables, sans lesquelles rien ne peut plus valoir quoi que ce soit dans le monde.

“Révolte...” et la notion de numineux

Plus tard, Révolte... satisfera davantage nos aspirations et nos exigences de rigueur, tout simplement parce que nous n’avions pas saisi entièrement, au départ, la notion de “numineux”, excellemment mise en exergue dans le chapitre 7 du livre et que je médite toujours lorsque je longe un beau cours d’eau ou quand mes yeux boivent littéralement le paysage à admirer du haut d’un sommet, avec ou sans forteresse (dans l’Eifel, les Vosges, le Lomont, le Jura ou les Alpes ou dans une crique d’Istrie ou dans un méandre dela Moselle ou sur les berges dela Meuseou du Rhin). Masques et visages du spiritualisme contemporain nous a apporté une saine méfiance à l’endroit des ersatz de religiosité, souvent made in USA, alternatives très bas de gamme que nous fait miroiter un XXe siècle à la dérive : songeons, toutefois dans un autre contexte, à la multiplication des temples scientologiques, évangéliques, etc. ou à l’emprise des Témoins de Jéhovah sur des pays catholiques comme l’Espagne ou l’Amérique latine, qui, de ce fait, subissent une subversion sournoise, disloquant leur identité politique.

Nous n’avons découvert le reste de l’œuvre d’Evola que progressivement, au fil du temps, avec les traductions françaises de Philippe Baillet mais aussi parce que les latinistes de notre groupe, dont le regretté Alain Derriks et moi-même, commandaient les livres non traduits du Maître aux Edizioni di Ar (Giorgio Freda) ou aux Edizioni all’Insegno del Veltro (Claudio Mutti). Je crois n’avoir atteint une certaine (petite) maturité évolienne qu’en 1998, quand j’ai été amené à prendre la parole à Vienne en cette année-là, et à Frauenfeld, près de Zürich, en 1999, respectivement pour le centième anniversaire de la naissance d’Evola et pour le XXVe anniversaire de son absence. L’idée centrale est celle de “l’homme différencié”, qui pérégrine, narquois, dans un monde de ruines. Evola nous apprend la distance, à l’instar de Jünger, avec sa figure de “l’anarque”.

♦ Q. : Quelques années plus tard, la revue Totalité sera la première, dans l’espace linguistique francophone, à publier régulièrement des textes d’Evola. De Totalité émergeront une série de revues, telles Rebis, Kalki, L’Âge d’Or, puis les éditions Pardès. Comment tout cela a-t-il été perçu en Belgique à l’époque ?

Le coup d’envoi de cette longue série d’initiatives, qui nous ramène à l’actualité éditoriale que vous évoquez, a été, à Bruxelles du moins, une prise de parole de Daniel Cologne et Georges Gondinet, dans une salle de l’Helder, rue du Luxembourg, à un jet de pierre de l’actuel Parlement Européen, qui n’existait pas à l’époque. C’était en octobre 1976. Depuis, le quartier vit à l’heure de la globalisation, échelon “Europe”, Europe “eurocratique” s’entend. À l’époque, c’était un curieux mixte : fonctionnaires de plusieurs ministères belges, étudiants de l’école de traducteurs / interprètes (dont j’étais), derniers résidents du quartier se côtoyaient dans les estaminets de la Place du Luxembourg et, dans les rues adjacentes, des hôteliers peu regardants louaient des chambres de “5 à 7” pour bureaucrates en quête d’érotisme rapide camouflé en “heures supplémentaires”, tout cela en face d’un vénérable lycée de jeunes filles, qui faisait également fonction d’école pour futures professeurs féminins d’éducation physique (le “Parnasse”). En arrière-plan, la gare dite du Quartier Léopold ou du Luxembourg, vieillotte et un peu sordide, flanquée d’un bureau de poste crasseux, d’où j’ai envoyé quantité de mandats dans le monde pour m’abonner à toutes sortes de revues de la “mouvance” ou pour payer mes dettes auprès du bouquiniste nantais Jean-Louis Pressensé. En cette soirée pluvieuse et assez froide d’octobre 1976, D. Cologne et G. Gondinet étaient venus présenter leur Cercle Culture & Liberté, à l’invitation de Georges Hupin, animateur du GRECE néo-droitiste à l’époque. Dans la salle, il y avait le public “nouvelle droite” habituel mais aussi Gérard Hupin, éditeur de La Nation Belge et, à ce titre, héritier de Fernand Neuray, le correspondant belge de Charles Maurras (Georges Hupin et D. Cologne étaient tous 2 collaborateurs occasionnels de La Nation Belge). Maître Gérard Hupin était flanqué du Général Janssens, dernier commandant de la “Force Publique” belge du Congo. J’étais accompagné d’Alain Derriks, qui deviendra aussitôt le correspondant belge du Cercle Culture & Liberté. Les contacts étaient pris et c’est ainsi qu’en 1977, je me retrouvai, pour représenter en fait Derriks, empêché, à Puiseaux dans l’Orléanais, lors de la journée qui devait décider du lancement de la revue Totalité. Il y avait là D. Cologne (alors résident à Genève), Jean-François Mayer (qui fera en Suisse une brillante carrière de spécialiste ès religions), Éric Vatré de Mercy (à qui l’on devra ultérieurement quelques bonnes biographies d’auteurs), Philippe Baillet (traducteur d’Evola) et G. Gondinet (futur directeur des éditions Pardès et, en cette qualité, éditeur de Julius Evola).

Je rencontre Eemans dans une Galerie de la Chaussée de Charleroi

Tout cela a, vaille que vaille, formé un petit réseau. Mais il faut avouer, avec le recul, qu’il n’a pas véritablement fonctionné, mis à part des échanges épistolaires et quelques contributions à Totalité (une recension, un seul article et une traduction en ce qui me concerne…). Rapidement, G. Gondinet deviendra le seul maître d’œuvre de l‘initiative, en prenant en charge tout le boulot et en recrutant de nouveaux collaborateurs, dont celle qui deviendra son épouse, Fabienne Pichard du Page. Lorsqu’il revenait de Suisse à Bruxelles, en passant par Paris, Cologne faisait office de messager. Il nous racontait surtout les mésaventures des cercles suisses autour du NOS (Nouvel Ordre Social) et de la revue Le Huron, qu’il animait là-bas avec d’autres. Ainsi, en 1978, par un coup de fil, Cologne m’annonce avec fracas, avec ce ton précipité et passionné qui le caractérisait en son jeune temps, qu’il avait pris contact avec un certain Marc. Eemans, peintre surréaliste, historien de l’art et détenteur de savoirs voire de secrets des plus intéressants. À peine rentré dans la “mouvance”, j’ai tout de suite eu envie de la sortir de ses torpeurs et de ses ritournelles : alors, vous pensez, un “surréaliste”, un artiste qui, de plus, exposait officiellement ses œuvres dans une galerie de la Chaussée de Charleroi, voilà sans nul doute l’aubaine que nous attendions, Derriks et moi. J’étais à Wezembeek-Oppem quand j’ai réceptionné le coup de fil de Cologne : j’ai sauté sur mes 2 jambes, couru à l’arrêt de bus et foncé vers la Chaussée de Charleroi, ce qui n’était pas une mince affaire à l’époque du “30” qui brinquebalait bruyamment, crachant de noires volutes de mazout, dans toutes les rues et ruelles de Wezembeek-Oppem avant d’arriver à Tomberg, première station de métro en ce temps-là. Il faisait déjà sombre quand je suis arrivé à la Galerie, Chaussée de Charleroi. Eemans était seul au fond de l’espace d’exposition ; il lisait, comme je l’ai déjà expliqué, « le nez chaussé de lunettes à grosses montures d’écaille noire ».

Âgé de 71 ans à l’époque, Eemans m’a accueilli gentiment, comme un grand-père affable, heureux qu’Evola ait de jeunes lecteurs en Belgique, ce qui lui permettrait d’étoffer son projet : prendre le relais de Jef Vercauteren, décédé depuis 5 ans, sans laisser de grande postérité en pays flamand. Cologne disparu, amorçant sa “vie cachée” qui durera plus de 20 ans, le groupe bruxellois n’a pratiquement plus entretenu de liens avec l’antenne française du réseau Culture & Liberté. Il restait donc lié à Eemans seul et à ses initiatives. Gondinet, bien épaulé par F. Pichard du Page, lancera Rebis, L’Âge d’or, Kalki et les éditions Pardès (avec leurs diverses collections, dont “B-A-BA” et “Que lire ?”). Baillet continuera à traduire des ouvrages italiens (dont un excellent ouvrage de Claudia Salaris sur l’aventure de d’Annunzio à Fiume) puis participera à la revue Politica Hermetica et fera un passage encore plus bref que le mien au secrétariat de rédaction de Nouvelle École, la revue de l’inénarrable de Benoist (cf. infra). Et les autres s’éparpilleront dans des activités diverses et fort intéressantes.

♦ Q. : Parlez-nous davantage de Marc. Eemans…

Eemans a donc lancé son Centro Studi Evoliani, que nous suivions avec intérêt. La tâche n’a pas été facile : Eemans se heurtait à une difficulté majeure ; en effet, comment importer le corpus d’un penseur traditionaliste italien, de surcroît ancien de l’avant-garde dadaïste de Tristan Tzara, dans un contexte belge qui ignorait tout de lui. Quelques livres seulement étaient traduits en français mais rien, par ex., de son œuvre majeure sur le bouddhisme, La doctrine de l’Éveil. En néerlandais, il n’y avait rien, strictement rien, sinon quelques reprints tirés à la hâte et en très petites quantités à Anvers : il s’agissait des éditions allemandes de ses ouvrages, dont Heidnischer Imperialismus. En français, l’œuvre n’était que très incomplètement traduite et nous n’avions aucun travail sérieux d’introduction à celle-ci, à part un excellent essai de Philippe Baillet (« Julius Evola ou l’affirmation absolue »), paru d’abord comme cahier, sous la houlette du Centro Studi Evoliani français, dirigé par Léon Colas. Ni Boutin ni Lippi n’avaient encore sorti leurs thèses universitaires solidement charpentées sur Evola. Gondinet et Cologne, dans le cadre de leur Cercle Culture & Liberté n’avaient édité que quelques bonnes brochures et les tout premiers numéros de Totalité étaient fort artisanaux, faute de moyens.

En fait, Eemans n’avait pas de véritable public, ne pouvait en trouver un en Belgique, en une telle époque de matérialisme et de gauchisme, où les grandes questions métaphysiques n’éveillaient plus le moindre intérêt. Mais il n’a pas reculé : il a organisé ses réunions avec régularité, même si elles n’attiraient pas un grand nombre d’intéressés. Au cours de l’une de celle-ci, j’ai présenté un article de Giorgio Locchi sur la notion d’empire, paru dans Nouvelle École, la revue d’A. de Benoist. Dans la salle, il y avait Pierre Hubermont, l’écrivain prolétarien et communiste d’avant-guerre, auteur de Treize hommes dans la mine, ouvrage couronné d’un prix littéraire à la fin des années 20. Hubermont, comme beaucoup de militants ouvriers communistes de sa génération, avait été dégoûté par les purges staliniennes, par la volte-face des communistes à Barcelone pendant la guerre civile espagnole, où ils avaient organisé la répression contre les socialistes révolutionnaires du POUM et contre les anarchistes. Mais Hubermont ne choisit pas l’échappatoire facile d’un trotskisme figé et finalement à la solde des services anglais ou américains : il tâtonne, trouve dans le néo-socialisme de De Man des pistes utiles.

Pendant la seconde conflagration intereuropéenne, Hubermont se retrouve à la tête de la revue Wallonie, qui préconise un socialisme local, adapté aux circonstances des provinces industrielles wallonnes, dans le cadre d’un “internationalisme” non plus abstrait mais découlant de l’idée impériale, rénovée, en ces années-là, par l’européisme ambiant, notamment celui véhiculé par Giselher Wirsing. Hubermont était heureux qu’un gamin comme moi eût parlé de l’idée impériale et, avec une extrême gentillesse, m’a prodigué des conseils. D’autres fois, le Professeur Piet Tommissen est venu nous parler de Carl Schmitt et de Vilfredo Pareto. Une dame est également venue nous lire des textes de Heidegger, à l’occasion de la parution du livre de Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heidegger. Les thèmes abordés à la tribune du Centro Studi Evoliani n’étaient donc pas exclusivement “traditionalistes” ou “évoliens”.

Eemans lance également l’édition d’une série de petites brochures et, plus tard, nous bénéficierons de l’appui généreux de Salvatore Verde, haut fonctionnaire italien de ce qui futla CECA et futur directeur de la revue italienne Antibancor, consacrée aux questions économiques et éditée par les Edizioni di Ar (cette revue éditera notamment en version italienne une de mes conférences à l’Université d’été 1990 du GRECE sur les “hétérodoxies” en sciences économiques, que l’inénarrable de Benoist n’avait bien entendu pas voulu éditer, en même temps que d’autres textes, de Nicolas Franval et de Bernard Notin, sur les “régulationnistes” ; je précise qu’il s’agissait de la “cellule” mise sur pied à l’époque par le GRECE pour étudier les questions économiques). Toutes les activités du Centro Studi Evoliani de Bruxelles ne m’ont évidemment laissé que de bons souvenirs.

♦ Q. : Mais qui fut Eemans au-delà de ses activités au sein du Centro Studi Evoliani ?

J’ai très vite su qu’Eemans avait été, après guerre, un véritable encyclopédiste des arts en Belgique. Plusieurs ouvrages luxueux sur l’histoire de l’art sont dus à sa plume. Ils ont été écrits avec grande sérénité et avec le souci de ménager toutes les susceptibilités d’un monde foisonnant, où les querelles de personnes sont légion. Ces livres font référence encore aujourd’hui. Dans un coin de son salon, où était placé un joli petit meuble recouvert d’une plaque de marbre, Eemans gardait les fichiers qu’il avait composés pour rédiger cette œuvre encyclopédique. Toutefois, il n’en parlait guère. Il m’a toujours semblé que la rédaction de ces ouvrages d’art appartenait pour lui à un passé bien révolu, pourtant plus récent que l’aventure de la revue Hermès, qui ne cessait de le hanter. J’aurais voulu qu’il m’en parle davantage car j’aurais aimé connaître le lien qui existait entre cette peinture et ces avant-gardes et les positions évoliennes qu’il défendait fin des années 70, début des années 80. J’aurais aimé connaître les étapes de la maturation intellectuelle d’Eemans, selon une chronologie bien balisée : je suis malheureusement resté sur ma faim. Apparemment, il n’avait pas envie de répéter inlassablement l’histoire des aventures intellectuelles qu’il avait vécues dans les années 10, 20 et 30 du XXe siècle, et dont les protagonistes étaient presque tous décédés. Au cours de nos conversations, il rappelait que, comme bon nombre de dadaïstes autour de Tzara et de surréalistes autour de Breton, il avait eu son “trip” communiste et qu’il avait réalisé un superbe portrait de Lénine, dont il m’a plusieurs fois montré une vignette. Il a également évoqué un voyage à Londres pour aller soutenir des artistes anglais avant-gardistes, hostiles à Marinetti, venu exposer ses thèses futuristes et machinistes dans la capitale britannique : le culte des machines, disaient ces Anglais, était le propre d’un excité venu d’un pays non industriel, sous-développé, alors que tout avant-gardiste anglais se devait de dénoncer les laideurs de l’industrialisation, qui avait surtout frappé le centre géographique de la vieille Angleterre.

L’influence décisive d’un professeur du secondaire

Eemans évoquait aussi le wagnérisme de son frère Nestor, un wagnérisme hérité d’un professeur de collège, le germaniste Maurits Brants (1853-1940). Brants, qui avait décoré sa classe de lithographies et de chromos se rapportant aux opéras de Wagner, fut celui qui donna à l’adolescent Marc. Eemans le goût de la mythologie, des archétypes et des racines. Pour le Prof. Piet Tommissen, biographe d’Eemans, ce dernier serait devenu un « surréaliste pas comme les autres », du moins dans le landerneau surréaliste belge, parce qu’il avait justement, au fond du cœur et de l’esprit, cet engouement tenace pour les thèmes mythologiques. Tommissen ajoute qu’Eemans a été marqué, très jeune, par la lecture des dialogues de Platon, de Spinoza et puis des romantiques anglais, surtout Shelley ; comme beaucoup de jeunes gens immédiatement après 1918, il sera également influencé par l’Indien Rabindranath Tagore, lequel, soit dit en passant, était vilipendé dans les colonnes de la Revue Universelle de Paris, comme faisant le lien entre les mondes non occidentaux (et donc non “rationnels”) et le mysticisme pangermaniste d’un Hermann von Keyserling, dérive actualisée du romantisme fustigé par Charles Maurras.

Eemans a souvent revendiqué les influences néerlandaises (hollandaises et flamandes) sur son propre itinéraire intellectuel, dont Louis Couperus et Paul Van Ostaijen. Ce dernier, rappelle fort opportunément Tommissen, avait élaboré un credo poétique, où il distinguait entre la « poésie subconsciemment inspirée » (et donc soumise au pouvoir des mythes) et la « poésie consciemment construite » ; Van Ostaijen appelait ses éventuels disciples futurs à étudier la véritable littérature du peuple thiois des Grands Pays-Bas en commençant par se plonger dans leurs auteurs mystiques. Injonction que suivra le jeune Eemans, qui, de ce fait, se place, à son corps défendant, en porte-à-faux avec un surréalisme cultivant la provocation de « manière consciente et construite » ou ne demeurant, à ses yeux, que « conscient » et « construit ». À l’instigation surtout du deuxième manifeste surréaliste d’André Breton, lancé en 1929, un an après le décès de Van Ostaijen, Eemans explorera d’autres pistes que les surréalistes belges, dont Magritte, ce qui, au-delà des querelles entre personnes et au-delà des clivages politiques / idéologiques, consommera une certaine rupture et expliquera l’affirmation, toujours répétée d’Eemans, qu’il est, lui, un véritable surréaliste dans l’esprit du deuxième manifeste de Breton — qui évoque le poète romantique allemand Novalis — et que les autres n’en ont pas compris la teneur et n’ont pas voulu en adopter les injonctions implicites. Si l’étape abstraite de la “plastique pure” a été une nécessité, une sorte d’hygiène pour sortir des formes stéréotypées et trop académiques de la peinture de la fin du XIXe siècle, le surréalisme ne doit pas se complaire définitivement dans cette esthétique-là. Il doit, comme le préconisait Breton, s’ouvrir à d’autres horizons, jugés parfois “irrationnels”.

Quand Sœur Hadewych hérisse les surréalistes installés

Fidèle au credo poétique de Van Ostaijen, Eemans s’était plongé, fin des années 20, dans l’œuvre mystique de Sœur Hadewych (XIIIe siècle), dont il lira des extraits lors d’une réunion de surréalistes à Bruxelles. L’accueil fut indifférent sinon glacial ou carrément hostile : pour Tommissen, c’est cette soirée consacrée à la grande mystique flamande du moyen âge qui a consommé la rupture définitive entre Eemans et les autres surréalistes de la capitale belge, dont Nougé, Magritte et Scutenaire. Toute l’animosité, toutes les haines féroces qui harcèleront Eemans jusqu’à sa mort proviennent, selon Tommissen, de cette volonté du jeune peintre de faire franchir au surréalisme bruxellois une limite qu’il n’était pas prédisposé à franchir. Pour les tenants de ce surréalisme considéré par Eemans comme « fermé », le jeune peintre de Termonde basculait dans le mysticisme et les bondieuseries, abandonnait ainsi le cadre soi-disant révolutionnaire, communisant, du surréalisme établi : Eemans tombait dès lors, à leurs yeux, dans la compromission (qui chez les surréalistes conduit automatiquement à l’exclusion et à l’ostracisme) et dans l’idéalisme magique ; il trahissait aussi la “révolution surréaliste” avec son adhésion plus ou moins formelle et provocatrice à l’Internationale stalinienne. Pour Eemans, les autres restaient campés sur des positions figées, infécondes, non inspirées par la notion d’Amour selon Dante (à ce propos, cf. notre « Hommage à Marc. Eemans » sur http://marceemans.wordpress.com/ ).

Pour poursuivre leur œuvre de contestation du monde moderne (ou monde bourgeois), les surréalistes, selon Eemans, doivent obéir à une suggestion (diffuse, lisible seulement entre les lignes) de Breton : occulter le surréalisme et s’ouvrir à des sciences décriées par le positivisme bourgeois du XIXe siècle. Breton, en 1929, en appelle à la notion d’Amour, telle que l’a chantée Dante. La voie d’Eemans est tracée : il sera le disciple de Van Ostaijen et du Breton du deuxième manifeste surréaliste de 1929. Pour concrétiser cette double fidélité, il fonde avec René Baert la revue Hermès. Le surréalisme y est « occulté », comme le demandait Breton, mais non abjuré dans sa démarche de fond et sa revendication primordiale, qui est de contester et de détruire le bourgeoisisme établi, et s’ouvre aux perspectives de Dante et de la mystique médiévale néerlandaise et rhénane. Cette situation générale du surréalisme français (et francophone) est résumée succinctement par André Vielwahr, spécialiste de ce surréalisme et professeur de français à la Fordham University de New York : « Le surréalisme éprouvait depuis plusieurs années des difficultés insolubles. Il sombrait sans majesté dans le poncif. L’écriture automatique, l’activité onirique s’étaient soldées par un supplément de “morceaux de bravoure” destinés à relever les œuvres où ils se trouvaient sans jamais fournir la clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme  » (in : S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930, L’Harmattan, 1998, p.339).

Aller au-delà des poncifs et trouver le clé (traditionnelle) qui permet de découvrir l’homme dans sa prolixité kaléidoscopique de significations et de le sortir de toute l’unidimensionnalité en laquelle l’enferme la modernité a été le vœu d’Eemans. Qui fut sans doute, à son corps défendant, l’exécuteur testamentaire de Pierre Drieu la Rochelle qui écrivait le 1er août 1925 une lettre à Aragon pour déplorer la piste empruntée par le mouvement surréaliste : Drieu reconnaissait que les surréalistes avaient eu , un moment, le sens de l’absolu, « que leur désespoir avait sonné pur », mais qu’ils avaient renié leur intransigeance et, surtout, qu’ils « avaient rejoint des rangs » et n’étaient pas « partis à la recherche de Dieu » (A. Vielwahr, op. cit., pp. 66-67). Aragon avait reproché à Drieu que s’être laissé influencé par les gens d’Action Française, qui étaient, disait-il, « des crapules ». En quémandant humblement la lecture des écrits mystiques de Sœur Hadewych, Eemans, jeune et candide, s’alignait peu ou prou sur les positions de Drieu, qu’il ne connaissait vraisemblablement pas à l’époque, des positions qui avaient hérissé les « partisans alignés du surréalisme des poncifs ». Notons qu’Eemans travaillera sur les rêves et sur l’écriture automatique, notamment à proximité d’Henri Michaux, qui sera, un moment, le secrétaire de rédaction d’Hermès. Il reste encore à tracer un parallèle entre la démarche d’Eemans et celles d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Michel Leiris et Roger Caillois. Mais c’est là un travail d’une ampleur considérable…

Eemans m’a souvent parlé de sa revue des années 30, Hermès. Il en possédait encore une unique collection complète. Hermès était une revue de philosophie, axée sur les alternatives au rationalisme et au positivisme modernes, dans une perspective apparemment traditionnelle ; en réalité, elle recourrait sans provocation à des savoirs fondamentalement différents de ceux qui structuraient un présent moderne sans relief et, partant, elle présentait des savoirs qui étaient beaucoup plus radicalement subversifs que les provocations dadaïstes ou les gestes des surréalistes établis : pour être un révolutionnaire radical, il fallait être un traditionnaliste rigoureux, frotté aux savoirs refoulés par la sottise moderne. Hermès voulait sortir du “carcan occidental” que dénonçaient tout à la fois les surréalistes et les traditionalistes, mais en abandonnant les postures provocatrices et en se plongeant dans les racines oubliées de traditions pouvant offrir une véritable alternative. Pour trouver une voie hors de l’impasse moderne, Eemans avait sollicité une quantité d’auteurs mais l’originalité première d’Hermès, dans l’espace linguistique francophone, a été de se pencher sur les mystiques médiévales flamandes et rhénanes.

De tous ses articles dans Hermès sur Sœur Hadewych, sur Ruysbroeck l’Admirable, etc., Eemans avait composé un petit volume. Mais, malheureusement, il n’a plus vraiment eu le temps d’explorer cette veine, ni pendant la guerre ni après le conflit. Il faudra attendre les ouvrages du Prof. Paul Verdeyen (formé àla Sorbonneet professeur à l’Université d’Anvers) et de Geert Warnar (1) et celui, très récent, de Jacqueline Kelen sur Sœur Hadewych (2) pour que l’on dispose enfin de travaux plus substantiels pour relancer une étude générale sur cette thématique. Notons au passage qu’une exploration simultanée de la veine mystique flamande / brabançonne, jugée non hérétique par les autorités de l’Église, et des idées de “vraie religion” de l’Europe et d’“unitarisme” chez Sigrid Hunke, qui, elle, réhabilitait bon nombre d’hérétiques, pourrait s’avérer fructueuse et éviter des dichotomies trop simplistes (telles paganisme / catholicisme ou renaissancisme / médiévisme, etc. empêchant de saisir la véritable “tradition pérenne”, s’exprimant par quantité d’avatars).

Mystique flamando-rhénane et matière de Bourgogne

Dans l’entre-deux-guerres, l’exploration de la veine mystique flamando-rhénane, entreprise parallèlement à la redécouverte de l’héritage bourguignon, avait un objectif politique : il fallait créer une “mystique belge”, non détachée du tronc commun germanique (que l’on qualifiait de “rhénan” pour éviter des polémiques ou des accusations de “germanisme” voire de “pangermanisme”) et il fallait renouer avec un passé non inféodé à Paris tout en demeurant “roman”. Les tâtonnements ou les ébauches maladroites, bien que méritoires, de retrouver une “mystique belge”, chez un Raymond De Becker ou un Henry Bauchau, trop plongés dans les débats politiques de l’époque, nous amènent à poser Eemans, aujourd’hui, comme le seul homme, avec son complice René Baert, qui ait véritablement amorcé ce travail nécessaire. Autre indice : la collaboration très régulière à Hermès du philosophe Marcel Decorte (Université de Liège) qui donnait aussi des conférences à l’école de formation politique de De Becker et Bauchau dans les années 1937-39.

Le lien, probablement ténu, entre Decorte, Eemans, Bauchau et De Becker n’a jamais été exploré : une lacune qu’il s’agira de combler. Les travaux sur l’héritage bourguignon ont été plus abondants dans la Belgique des années 30 (Hommel, Colin, etc.), sans qu’Eemans ne s’en soit mêlé directement, sauf, peut-être, par l’intermédiaire de la chorégraphe Elsa Darciel, disciple des grandes chorégraphes de l’époque dont l’Anglaise Isadora Duncan. Elsa Darciel avait entrepris de faire renaître les danses des « fastes de Bourgogne ». Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne sont encore là pour témoigner de cette époque, où ils ont amorcé leurs recherches, ni pour évoquer le vaste contexte intellectuel où les cénacles conservateurs belges et ceux du mouvement flamand cherchaient fébrilement à se doter d’une identité bien charpentée, qui ne pouvait bien sûr pas se passer d’une “mystique” solide. Sur l’Internet, les esprits intéressés découvriront une étude substantielle du Prof. Piet Tommissen sur la personne d’Elsa Darciel, notamment sur ses relations sentimentales avec le dissident américain Francis Parker Yockey, alias Ulrick Varange.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Eemans a eu des activités de “journaliste culturel”. Cette position l’a amené à écrire quantité de critiques d’art dans la presse inféodée à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la “collaboration”, phénomène qui, rétrospectivement, ne cesse d’empoisonner la politique belge depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne cesse de reprocher à Marc. Eemans et à René Baert la teneur de leurs articles, sans que ceux-ci n’aient réellement été examinés et étudiés dans leur ensemble, sous toutes leurs facettes et dans toutes leurs nuances (repérables entre les lignes) : Eemans se défend en rappelant qu’il a combattu, au sein d’un Groupe des Perséides, la politique artistique que le IIIe Reich cherchait à imposer dans tous les pays d’Europe qu’il occupait. Cette politique était hostile aux avant-gardes, considérées comme “art dégénéré”.

Eemans racontait aux censeurs nationaux-socialistes qu’il n’y avait pas d’“art dégénéré” en Belgique, mais un « art populaire », expression de l’âme « racique » (le terme est de Charles de Coster et de Camille Lemonnier), qui, au cours des 4 premières décennies du XXe siècle, avait pris des aspects certes modernistes ou avant-gardistes, mais des aspects néanmoins particuliers, originaux, car, in fine, l’identité des “Grands Pays-Bas” résidait toute entière dans son génie artistique, un génie que l’on pouvait qualifier de “germanique”, donc, aux yeux des nouvelles autorités, de “positif”, les artistes d’avant-garde dans ces “Grands Pays-Bas” étant tous des hommes et des femmes du cru, n’appartenant pas à une quelconque population “nomade”, comme en Europe centrale. La “bonne” nature vernaculaire de ces artistes, en Flandre, ne permettait à personne de déduire de leurs œuvres une “perversité” intrinsèque : il fallait donc les laisser travailler, pour que puisse éclore une facette nouvelle de « ce génie germanique local et particulier ». L’énoncé de telles thèses, sans doute partagées par d’autres analystes collaborationnistes des avant-gardes, comme Paul Colin ou Georges Marlier, avait pour but évident d’entraver le travail d’une censure qui se serait avérée trop sourcilleuse.

Finalement, on reprochera surtout à Eemans et à Baert d’avoir rédigé des articles pour le Pays Réel de Léon Degrelle. Baert assassiné en 1945, Eemans reste le seul larron du tandem en piste après la guerre. Il sera arrêté pour sa collaboration au Pays Réel et non pour d’autres motifs, encore moins pour le contenu de ses écrits (même s’ils portaient souvent la marque indélébile de l’époque). « Je faisais partie de la charrette du Pays Réel », disait-il souvent. Après la fin des hostilités, après la levée de l’état de guerre en Belgique (en 1951 !), après son incarcération qui dura 4 années au “Petit Château”, Eemans revient dans le peloton de tête des critiques d’art en Belgique : ses “crimes” n’ont probablement pas été jugés aussi “abominables” car le préfacier de l’un de ses ouvrages encyclopédiques majeurs fut Philippe Roberts-Jones, Conservateur en chef des Musées royaux d’art de Belgique, fils d’un résistant ucclois mort, victime de ses ennemis, pendant la seconde grande conflagration intereuropéenne.

“Hamer”, Farwerck et De Vries

Sous le IIIe Reich, les autorités allemandes ont fondé une revue d’anthropologie, de folklore et d’études populaires germaniques, intitulée Hammer (Le Marteau, sous-entendu le “Marteau de Thor”). Pendant l’été 1940, on décide, à Berlin, de créer 2 versions supplémentaires de Hammer en langue néerlandaise, l’une pour la Flandre et l’autre pour les Pays-Bas (Hamer). Quand on parle de néopaganisme aujourd’hui, surtout si l’on se réfère à l’Allemagne nationale-socialiste ou aux innombrables sectes vikingo-germanisantes qui pullulent aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, tout en influençant les groupes musicaux de hard rock, cela fait généralement sourire les philologues patentés. Pour eux, c’est, à juste titre, du bric-à-brac sans valeur intellectuelle aucune. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’Eemans adoptera les thèses d’Evola consignées, de manière succincte, dans un article titré « Le malentendu du néopaganisme ». Mais ce reproche ne peut nullement être adressé aux versions allemande, néerlandaise et flamande de Hammer / Hamer. Des germanistes de notoriété internationale comme Jan De Vries, auteur des principaux dictionnaires étymologiques de la langue néerlandaise (tant pour les noms communs que pour les noms propres, notamment les noms de lieux) ont participé à la rédaction de cet éventail de revues.

Eemans était l’un des correspondants de Hamer / Amsterdam à Bruxelles. Cela lui permettait de faire la navette entre Bruxelles et Amsterdam pendant le conflit et de s’immerger dans la culture littéraire et artistique de la Hollande, qu’il adorait. Il est certain que l’on a rédigé et édité des études sur Hammer en Allemagne ou en Autriche, du moins sur sa version allemande ou sur certains de ses principaux rédacteurs. Je ne sais pas si une étude simultanée des 3 versions a un jour été établie. C’est un travail qui mériterait d’être fait. D’autant plus que la postérité de Hamer / Amsterdam et Hamer / Bruxelles n’a certainement pas été entravée par une quelconque vague répressive aux Pays-Bas après la défaite du IIIe Reich. De Vries est demeuré un germaniste néerlandais, un “neerlandicus”, de premier plan, ainsi qu’un explorateur inégalé du monde des sagas islandaises. Son œuvre s’est poursuivie, de même que celle de Farwerck, que l’on n’a commencé à dénoncer qu’à la fin des années 90 du XXe siècle !

De l’écolier de Termonde influencé par Brants, son professeur wagnérien, du cadet de famille influencé par Nestor, son aîné, autre Wagnérien, au disciple attentif de Van Ostaijen et du lecteur scrupuleux du deuxième manifeste surréaliste de Breton au directeur d’Hermès et au rédacteur de Hamer, du réprouvé de 1944 au fondateur du Centro Studi Evoliani et au collaborateur d’Antaïos de Christopher Gérard, il y a un fil conducteur parfaitement discernable, il y a une fidélité inébranlable et inébranlée à soi et à ses propres démarches, face à l’incompréhension généralisée qui s’est bétonnée et a orchestré le boycott de cet homme à double casquette : celle du dadaïste-surréaliste-lénino-trostkiste et celle du wagnéro-mystico-évoliano-traditionaliste. Et pourtant, il y a, derrière cette apparente contradiction une formidable cohérence que sont incapables de percevoir les esprits bigleux. Ou pour être plus précis : il y a chez Eemans, surréaliste et traditionaliste tout à la fois, une volonté d’aller au “lieu” impalpable où les contradictions s’évanouissent. Un lieu que cherchait aussi Breton dès son second manifeste.

Après la guerre, Eemans participe à la revue Fantasmagie ; l’étude de Fantasmagie mérite, à elle seule, un bon paquet de pages. L’objectif de Fantasmagie était de faire autre chose que de l’art bétonné en une nouvelle orthodoxie, qui tenait alors le haut du pavé, après avoir balayé toute interrogation métaphysique. Dans les colonnes de Fantasmagie, les rédacteurs vont commenter et valoriser toutes les œuvres fantastiques, ou relevant d’une forme ou d’une autre d’“idéalisme magique”. On notera, entre bien d’autres choses, un intérêt récurrent pour les “naïfs” yougoslaves. Quant à Eemans, il se chargeait de la recension de livres, notamment ceux de Gaston Bachelard. Je compte bien relire les exemplaires de Fantasmagie qui figurent dans ma bibliothèque mais je n’écrirai de monographie sur cette revue, ou sur l’action et l’influence d’Eemans au sein de sa rédaction, que lorsque j’aurai dûment complété ma collection, encore assez lacunaire.

Harcèlement et guéguerre entre surréalistes

L’après-guerre est tout à la fois paradis, purgatoire et enfer pour Eemans. Dans le monde de la critique d’art, il occupe une place non négligeable : son érudition est reconnue et appréciée. En Flandre, on ne tient pas trop compte des allusions perfides à sa collaboration au Pays Réel et à Hamer. En revanche, dans l’univers des galeries huppées, des expositions internationales, des colloques spécifiques au surréalisme en Belgique et à l’étranger, un boycott systématique a été organisé contre sa personne : manifestement, on voulait l’empêcher de vivre de sa peinture, on voulait lui barrer la route du succès “commercial”, pour le maintenir dans la géhenne du travail d’encyclopédiste ou dans l’espace marginal de Fantasmagie. Son adversaire le plus acharné sera l’avocat Paul Gutt (1941-2000), fils du ministre des finances du cabinet belge en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1964, Paul Gutt organise un chahut contre 2 conférences d’Eemans en diffusant un pamphlet en français et en néerlandais contre notre surréaliste mystique et traditionaliste, intitulé « Un ton plus bas ! Een toontje lager ! » et qui rappelait bien entendu le « passé collaborationniste » du conférencier. Le même Paul Gutt s’était aussi attaqué au MAC (Mouvement d’Action Civique) de Jean Thiriart, futur animateur du mouvement Jeune Europe, en distribuant un autre pamphlet, intitulé, lui, « Haut les mains ! ».

En 1973, Eemans intente un procès, qu’il perdra, à Marcel Mariën qui, à son tour, pour participer allègrement à la curée et traduire dans la réalité bruxelloise les principes de la “révolution culturelle” maoïste qu’il admirait, avait rappelé le « passé incivique » de Marc. Eemans. L’avocat de Mariën était Paul Gutt. En 1979, dans son livre sur le surréalisme belge, qui fait toujours référence, Marcel Mariën, pour se venger, exclut totalement le nom de Marc. Eemans de son gros volume mais encourt simultanément, mais pour d’autres motifs, la colère de Georgette Magritte et d’Irène Hamoir, ancienne amie d’Eemans et veuve du surréaliste « marxiste pro-albanais » (poncif !) Louis Scutenaire. Marcel Mariën ne s’en prenait pas qu’à Eemans quand il évoquait l’époque de la seconde occupation allemande : dans ses souvenirs, publiés en 1983 sous le titre de Radeau de la mémoire, il accuse Magritte d’avoir fabriqué dans ses caves de faux Braque et de faux Picasso, « pour faire bouillir la marmite »…. ! Plus tard, en 1991, le provocateur patenté Jan Bucquoy brûlera une peinture de Magritte lors d’un happening, pour fustiger le culte, à son avis trop officiel, que lui voue la culture dominante en Belgique. On le voit : le petit monde du surréalisme en Belgique a été une véritable pétaudière, un « panier à crabes », disait Eemans, qui ne cessait de s’en gausser.   

♦ Q. : Mais existe-t-il une postérité “eemansienne” ? Que reste-t-il de ce travail effectué avant et après la création du Centro Studi Evoliani de Bruxelles ?

Eemans était désabusé, en dépit de sa joie de vivre. Il était un véritable pessimiste : joyeux dans la vie quotidienne mais sans illusion sur le genre humain. Cette posture s’explique aisément en ce qui le concerne : ses efforts d’avant-guerre pour réanimer une mystique flamando-rhénane, pour réinjecter de l’Amour selon Dante dans le monde, pour faire retenir les leçons de Sohrawardi le Perse, n’ont été suivi d’aucuns effets immédiats. De bons travaux ont été indubitablement réalisés par quantité de savants sur ces thématiques, qui lui furent chères, mais seulement, hélas, au soir de sa vie, sans qu’il ait pu prendre connaissance de leur existence, ou après sa mort, survenue le 28 juillet 1998. L’assassinat par les services belges de son ami René Baert, dans les faubourgs de Berlin fin 1945, l’a profondément affecté : il en parlait toujours avec un immense chagrin au fond de la gorge. Un embastillement temporaire et des interdictions professionnelles ont mis un terme à l’œuvre d’Elsa Darciel, qui n’aurait plus suscité le moindre intérêt après guerre, comme tout ce qui relève de la matière de Bourgogne (à la notable exception du magnifique « Je soussigné, Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne » de Gaston Compère). Eemans s’est plongé dans son travail d’encyclopédiste de l’histoire de l’art en Belgique et dans Fantasmagie, terrains jugés “neutres”. Ces territoires, certes fascinants, ne permettaient pas, du moins de manière directe, de bousculer les torpeurs et les enlisements dans lesquels végétaient les provinces flamandes et romanes de Belgique.

Car on sentait bien qu’Eemans voulait bousculer, que “bousculer” était son option première et dernière depuis les journées folles du dadaïsme et du surréalisme jusqu’aux soirées plus feutrées (mais nettement moins intéressantes, époque de médiocrité oblige…) organisées par le Centro Studi Evoliani. Eemans avait en effet bousculé la bien-pensance comme les garçons de son époque, avec les foucades dadaïstes et surréalistes, auxquelles Evola lui-même avait participé en Italie. Comme Evola, il a cherché une façon plus solide de bousculer les fadeurs du monde moderne : pour Evola, ce furent successivement le recours à l’Inde traditionnelle (Doctrine de l’Éveil, Yoga tantrique, etc.) et au Tao Te King chinois ; pour Eemans, ce fut le recours à la mystique flamando-rhénane, destinée à secouer le bourgeoisisme matérialiste belge, qui n’avait pas voulu entendre les admonestations de ses écrivains et poètes d’avant 1914, comme Camille Lemonnier ou Georges Eeckhoud, et s’était empressé d’abattre bon nombre de joyaux de l’architecture “Art Nouveau” d’Horta et de ses disciples, jugeant leurs audaces créatrices peu pratiques et trop onéreuses à entretenir ! Eemans aimait dire qu’il était le véritable disciple d’André Breton, dans la mesure où celui-ci avait un jour déclaré qu’il fallait s’allier, si l’opportunité se présentait, « avec le Dalaï Lama contre l’Occident ». Pour Evola comme pour Eemans, on peut affirmer, sans trop de risque d’erreur, que le « Dalaï Lama » évoqué par Breton, n’est rien d’autre qu’une métaphore pour exprimer nostalgie et admiration pour les valeurs anté-modernes, donc non occidentales, non matérialistes, qu’il convenait d’étudier, de faire revivre dans l’âme des intellectuels et des poètes les plus audacieux.

Le “Centro Studi Evoliani” : la déception

Une fois son travail d’encyclopédiste achevé auprès de l’éditeur Meddens, Eemans voulait renouer avec cette audace du « bousculeur » dadaïste, en s’arc-boutant sur le terrain d’action prestigieux que constituait l’espace de réflexion évolien, et en provoquant les contemporains en reliant à l’évolisme de la fin des années 70 ses propres recherches entreprises dans les années 30 et pendant la seconde guerre mondiale. Il a été déçu. Et a exprimé cette déception dans l’entretien qu’il nous a accordé, je veux dire à Koenraad Logghe et à moi-même (et que l’on peut lire un peu partout sur l’Internet, notamment sur euro-synergies.hautetfort.com et sur centrostudilaruna.it, le site du Dr. Alberto Lombardo). Pourquoi cette déception ? D’une part, parce que la jeune génération ne connaissait plus rien des enthousiasmes d’avant-guerre, ne faisait pas le lien entre les avant-gardes des années 20 et le recours d’Evola, Guénon, Corbin, Eemans, etc. à la “Tradition”, n’avait reçu dans le cadre de sa formation scolaire aucun indice capable de l’éveiller à ces problématiques ; d’autre part, l’espace ténu des évoliens était dans le collimateur de la nouvelle bien-pensance gauchiste, qui étrillait aussi Eemans quand elle le pouvait (alors qu’on lui avait foutu royalement la paix dans les années 50 et 60). Être dans le collimateur de ces gens-là peut être une bonne chose, être indice de valeur face aux zélotes furieux qui propagent toutes les “anti-valeurs” possibles et imaginables mais cela peut aussi conduire à attirer vers les cercles évoliens des personnalités instables, politisées, simplificatrices, que la complexité des questions soulevées rebute et lasse. En outre, toute une propagande médiatisée a diffusé dans la société une fausse “spiritualité de bazar”, où l’on mêle allègrement toute une série d’ingrédients comme le bouddhisme californien, la cruauté gratuite, le nazisme tapageur, l’occultisme frelaté, le monachisme tibétain, la runologie spéculative, etc. pour créer des espaces de relégation vers lesquelles on houspille trublions et psychopathes, les rendant ainsi aisément identifiables, criminalisables ou, pire encore, dont on peut se gausser à loisir (exemple : “extrême-droite” = “extrême-druides”, intitulé tapageur d’une émission de la RTBF). Sans compter les agents provocateurs de tous poils qui font occasionnellement irruption dans les cercles non-conformistes et cherchent à prouver qu’on est en train de ressusciter des “ordres occultes”, préparant le retour de la “bête immonde”.

Eemans, âgé de 71 ans quand il lance le Centro Studi Evoliani de Bruxelles, n’avait nulle envie de répéter à satiété le récit des phases de son itinéraire antérieur face à un public disparate qui était incapable de faire le lien entre monde des arts et écrits traditionalistes ; ensuite, lui qui avait connu une revue de qualité dans le cadre du “national-socialisme” des années 40, comme Hammer, n’avait nulle envie d’inclure dans ses préoccupations les fabrications anglo-saxonnes qui lancent dans le commerce sordide des marottes soi-disant “transgressives” un “occultisme naziste de Prisunic”. Il a décidé de mettre un terme aux activités du Centro Studi Evoliani, car celui-ci ne pouvait pas, via l’angle évolien, ressusciter l’esprit d’Hermès, faute d’intéressés compétents. Une Fondation Marc. Eemans prendra le relais à partir de 1982, dirigée par Jan Améry. Elle existe toujours et est désormais relayée par un site basé aux Pays-Bas (http://marceemans.wordpress.com/), qui affiche les textes d’Eemans et sur Eemans dans leur langue originale (français et néerlandais). Au début des années 80, toutes mes énergies ont été consacrées à la nouvelle antenne néo-droitiste EROE (Études, Recherches et Orientations Européennes), fondée par Jean van der Taelen, Guibert de Villenfagne de Sorinnes et moi-même en octobre 1983, quasiment le lendemain de ma démobilisation (2 août), de mon premier mariage (25 août & 3 septembre) et de la défense de mon mémoire (vers le 10 septembre). 

La réception d’Evola en pays flamand est surtout due aux efforts des frères Logghe : Peter Wim, l’aîné, et Koenraad, le cadet. Peter Wim Logghe, au départ juriste dans une compagnie d’assurances, a fait connaître, de manière succincte et didactique, l’œuvre d’Evola dans plusieurs organes de presse néerlandophones, dont Teksten, Kommentaren en Studies, l’organe du GRECE néo-droitiste en Flandre, et a traduit Orientations en néerlandais (pour le Centro Studi Evoliani d’Eemans). Koenraad Logghe, pour sa part, créera en Flandre un véritable mouvement traditionnel, au départ de sa première revue, Mjöllnir, organe d’un “Orde der Eeuwige Werderkeer” (OEW, Ordre de l’Éternel Retour). Allègre et rigoureuse, païenne dans ses intentions sans verser dans un paganisme caricatural et superficiel, cette publication, artisanale faute de moyens financiers, mérite qu’on s’y arrête, qu’on l’étudie sous tous ses aspects, sous l’angle de tous les thèmes et figures abordés (essentiellement le domaine germanique / scandinave, l’Edda, Beowulf, etc., dans la ligne de Hamer et du grand philologue néerlandais Jan de Vries ; une seule étude sur Evola y a été publiée dans les années 1983-85, sur Ur & Krur par Manfred van Oudenhove).

K. Logghe fondera ensuite le groupe Traditie, suite logique de son OEW, avant de s’en éloigner et de poursuivre ses recherches en solitaire, couplant l’héritage traditionnel de Guénon essentiellement, à celui du Néerlandais Farwerck et aux recherches sur la symbolique des objets quotidiens, des décorations architecturales, des pierres tombales, etc., une science qui avait intéressé Eemans dans le cadre de la revue Hamer, dont les thèmes ne seront nullement rejetés aux Pays-Bas et en Flandre après 1945 : de nouvelles équipes universitaires, formées au départ par les rédacteurs de Hamer continuent leurs recherches. Dans ce contexte, K. Logghe publiera plusieurs ouvrages sur cette symbolique du quotidien, qui feront tous autorité dans l’espace linguistique néerlandais.

Eemans participera également à la revue Antaïos que Christopher Gérard avait créée au début des années 90. Il avait repris le titre d’une revue fondée par Ernst Jünger et Mircea Eliade en 1958. Gérard bénéficiait de l’accord écrit d’Ernst Jünger et en était très fier et très reconnaissant. Lors de la fondation de l’Antaios de Jünger et Eliade, ceux-ci avaient demandé la collaboration d’Eemans : il avait cependant décliné leur offre parce qu’il était submergé de travail. Dommage : la thématique de la mystique flamando-rhénane aurait trouvé dans la revue patronnée par l’éditeur Klett une tribune digne de son importance. Eemans écrivait parfaitement le français et le néerlandais mais non l’allemand. J’ai toujours supposé qu’il n’aurait pas aimé être trahi en étant traduit. C’est donc dans la revue Antaïos de C. Gérard, publiée à Bruxelles / Ixelles, à un jet de pierre de son domicile, qu’Eemans publiera ses derniers textes, sans faiblir ni faillir malgré le poids des ans, jusqu’en ce jour fatidique de la fin juillet 1998, où la Grande Faucheusel’a emporté.

Personnellement, je n’ai pas suivi un itinéraire strictement évolien après la dissolution du Centro Studi Evoliani, dans la première moitié des années 80. Eemans m’en a un peu voulu, beaucoup au début des années 80, moins ultérieurement, et finalement, la réconciliation définitive est venue en 2 temps : lors de la venue à Bruxelles de Philippe Baillet (pour une conférence à la tribune de l’EROE, chez Jean van der Taelen) puis lorsqu’il m’a invité à des vernissages, surtout celui qui fut suivi d’une magnifique soirée d’hommage, avec dîner somptueux fourni par l’édilité locale, que lui organisa sa ville natale de Termonde (Dendermonde) à l’occasion de ses 85 ans (en 1992). Pourquoi cette animosité passagère à mon égard ? Début 1981, eut lieu à Bruxelles une conférence sur les thèmes de la défense de l’Europe, organisée conjointement par Georges Hupin (pour le GRECE-Belgique) et par Rogelio Pete (pour le compte d’une structure plus légère et plus éphémère, l’IEPI ou Institut Européen de Politique Internationale).

La rencontre Eemans / de Benoist

En marge de cette initiative, où plusieurs personnalités prirent la parole, dont Alain de Benoist, l’excellent et regretté Julien Freund, le Général Robert Close (du Corps des blindés belges stationnés en RFA), le Colonel Marc Geneste (l’homme de la “bombe à neutrons” au sein de l’armée française), le Général Pierre M. Gallois et le Dr. Saul Van Campen (Directeur du cabinet du Secrétaire Général de l’OTAN), j’avais vaguement organisé, en donnant 2 ou 3 brefs coups de fil, une rencontre entre Marc. Eemans et Alain de Benoist dans les locaux de la Librairie de Rome, dans le goulot de l’Avenue Louise, à Bruxelles, sans pouvoir y être présent moi-même (3). Visiblement, l’intention d’Eemans était de se servir de la revue d’A. de Benoist, Nouvelle École, dont j’étais devenu le secrétaire de rédaction, pour relancer les thématiques d’Hermès. À l’époque, malgré quelques rares velléités évoliennes, A. de Benoist n’était guère branché sur les thématiques traditionalistes ; il snobait délibérément G. Gondinet, qualifié de « petit con qui nous insulte » (remarquez le “pluriel majestatif”…), tout simplement parce que le directeur de Totalité avait couché sur le papier quelques doutes quant à la pertinence métapolitique des écrits du “Pape” de la ND, marqués, selon le futur directeur des éditions Pardès, de “darwinisme”. De Benoist reprochait surtout à Gondinet et à son équipe la parution du n°11 de Totalité, un dossier intitulé “La Nouvelle Droite du point de vue de la Tradition”.

De Benoist, qui a certes eu des dadas darwiniens, sortait plutôt d’un “trip” empiriste logique, de facture anglo-saxonne et “russellienne”, dont on ne saisit guère l’intérêt au vu de ses errements ultérieurs. Il tâtait maladroitement du Heidegger et voulait écrire sur le philosophe souabe un article qui attesterait de son génie dans toutes les Gaules (on attend toujours ce maître article promis sur le rapport Heidegger / Hölderlin… est germanomane par coquetterie parisienne qui veut, n’est pas germaniste de haut vol qui le prétend…). Sur les avant-gardes dadaïstes et surréalistes, de Benoist ne connaissait rien et classait tout cela, bon an mal an, dans des concepts généraux, dépréciatifs et fourre-tout, tels ceux de “l’art dégénéré” ou du “gauchisme subversif”, car, en cette époque bénie (pour lui et son escarcelle) où il œuvrait au Figaro Magazine, le sieur de Benoist se targuait d’appartenir à une bonne bourgeoisie installée, inculte et hostile à toute forme de nouveauté radicale, comme il se targue aujourd’hui d’appartenir à un filon gauchiste, inspiré par le Suisse Jean Ziegler, un filon tout aussi rétif à de la véritable innovation car, selon ses tenants et thuriféraires, il faut demeurer dans la jactance contestatrice habituelle des années 60 (comme certains surréalistes se complaisaient dans la jactance communisante des années 30 et n’entendaient pas en sortir).

En ce jour de mars 1981 donc, A. de Benoist dédicaçait ses livres à la Librairie de Rome et Eemans s’y est rendu, joyeux, débonnaire, chaleureux et enthousiaste, à la mode flamande, sans doute après un repas copieux et bien arrosé ou après quelques bon hanaps de “Duvel” : on est au pays des “noces paysannes” de Breughel, du “roi boit” de Jordaens et des plantureuses inspiratrices de Rubens ou on ne l’est pas ! Cette truculence a déplu au “Pape” de la “nouvelle droite”, qui prenait souvent, à cette époque qui a constitué le faîte de sa gloire, les airs hautains du pisse-vinaigre parisien (nous dirions de la Moeijer snoeijfdüüs), se prétendant détenteur des vérités ultimes qui allaient sauver l’univers du désastre imminent qui l’attendait au tout prochain tournant. Pour de Benoist, la truculence breughelienne d’Eemans était indice de “folie”. Les airs hautains du Parisien, vêtu ce jour-là d’un affreux costume de velours mauve, sale et tout fripé, du plus parfait mauvais goût, étaient, pour le surréaliste flamand, indices d’incivilité, de fatuité et d’ignorance.

Bref, la mayonnaise n’a pas pris : on ne marie pas aisément la joie de vivre et la sinistrose. Le courant n’est pas passé entre les 2 hommes, éclipsant du même coup, et pour toujours, les potentialités immenses d’une éventuelle collaboration, qui aurait pu approfondir considérablement les recherches du mouvement néo-droitiste, vu que la postérité d’Hermès débouche, entre bien d’autres choses, sur les activités de Religiologiques de Gilbert Durand ou sur les travaux d’Henri Corbin sur l’islam persan, et surtout qu’elle aurait pu démarrer tout de suite après l’écœurante éviction de Giorgio Locchi, germaniste et musicologue, qui avait donné à Nouvelle École son lustre initial, éviction qu’Eemans ignorait : les arts et la musique ont de fait été quasiment absents des spéculations néo-droitistes qui ont vite viré au parisianisme jargonnant et “sociologisant” (dixit feu Jean Parvulesco), surtout après la constitution du tandem de Benoist / Champetier à la veille des années 90, tandem qui durera un peu moins d’une douzaine d’années.

La brève entrevue entre le “Pape” de la “nouvelle droite” et Eemans, à la “Librairie de Rome” de Bruxelles, n’a donc rien donné : un nouveau dépit pour notre surréaliste de Termonde, qui, une fois de plus, s’est heurté à des limites, à des lacunes, à une incapacité de clairvoyance, de lungimiranza, chez un individu qui s’affichait alors comme le grand messie de la culture refoulée. Cela a dû rappeler à notre peintre l’incompréhension des surréalistes bruxellois devant son exposé sur Sœur Hadewych…

Eemans m’en a voulu d’être parti, quelques jours plus tard, à Paris pour prendre mon poste de “secrétaire de rédaction” de Nouvelle École. Eemans jugeait sans doute que l’ambiance de Paris, vu le comportement malgracieux d’A. de Benoist, n’était pas propice à la réception de thèmes propres à nos Pays-Bas ou à l’histoire de l’art et des avant-gardes ou encore aux mystiques médiévale et persane ; sans doute a-t-il cru que j’avais mal préparé la rencontre avec le “Pape” de la “nouvelle droite”, qu’en “audience” je ne lui avais pas assez parlé d’Hermès ; quoi qu’il en soit, pour l’incapacité à réceptionner de manière un tant soit peu intelligente les thématiques chères à Eemans, notre surréaliste réprouvé avait raison : de Benoist se targue d’être une sorte d’Encyclopaedia Britannica sur pattes, en chair (flasque) et en os, mais il existe force thématiques qu’il ne pige pas, auxquelles il n’entend strictement rien ; de plus, Eemans estimait que “monter à Paris” était le propre, comme il me l’a écrit, furieux, d’un « Rastignac aux petits pieds » : ma place, pour lui, était à Bruxelles, et non ailleurs. Mais, heureusement, mon escapade parisienne, dans l’antre du « snobinard tout en mauve », n’a duré que 9 mois. Revenu en terre brabançonne, je n’ai plus jamais ravivé l’ire d’Eemans. Et c’est juste, la sagesse populaire ne nous enseigne-t-elle pas “Oost West — Thuis best !” ?

Vienne et Zürich/Frauenfeld

Ma première activité strictement évolienne date de 1998, année du décès de Marc. Eemans. Evola suscitait à l’époque de plus en plus d’intérêt en Allemagne et en Autriche, grâce, notamment, aux efforts du Dr. T. H. Hansen, traducteur et exégète du penseur traditionaliste. Du coup, toutes les antennes germanophones de Synergies Européennes voulaient marquer le coup et organiser séminaires et causeries pour le centième anniversaire de la naissance du Maître. Au printemps de 1998, j’ai donc été appelé à prononcer à Vienne, dans les locaux de la Burschenschaft Olympia, une allocution en l’honneur du centenaire de la naissance d’Evola ; on avait choisi Vienne parce qu’Evola adorait cette capitale impériale et y avait reçu, en 1945, pendant le siège de la ville, l’épreuve doublement douloureuse de la blessure et de la paralysie : un mur s’est effondré, brisant définitivement la colonne vertébrale de J. Evola. À Vienne, il y avait, à la tribune, le Dr. Luciano Arcella (qui a tracé des parallèles entre Spengler, Frobenius et Evola dans leurs critiques de l’Occident), Martin Schwarz (toujours animateur de sites traditionalistes avec connotation islamisante assez forte), Alexandre Miklos Barti (sur la renaissance évolienne en Hongrie) et moi-même. J’ai essentiellement mis l’accent sur l’idée-force d’“homme différencié” et entamé une exploration, non encore achevée 13 ans après, des textes d’Evola où celui-ci fut le principal “passeur” des idées de la Révolution conservatrice allemande en Italie. Cette exploration m’a rendu conscient du rôle essentiel joué par les avant-gardes provocatrices des années 1905-1935 : il faut bien comprendre ce rôle clef pour saisir correctement toute approche de l’école traditionaliste, qui en procède tant par suite logique que par rejet.

En effet, on ne peut comprendre Evola et Eemans que si l’on se plonge dans les vicissitudes de l’histoire du dadaïsme, du surréalisme et de ses avatars philosophiques non communisants en marge de Breton lui-même, et du vorticisme anglo-saxon. Les éditions “L’Âge d’Homme” offrent une documentation extraordinaire sur ces thèmes, dont la revue Mélusine et quelques bons “dossiers H”. En 1999, à Zürich / Frauenfeld, j’ai prononcé à nouveau cette même allocution de Vienne, en y ajoutant combien la notion d’“homme différencié”, proche de celle d’“anarque” chez Ernst Jünger, a été cardinale pour certains animateurs non gauchistes de la révolte étudiante italienne de 1968. En Italie, en effet, grâce à Evola, surtout à son Chevaucher le Tigre, le mouvement contestataire n’a pas entièrement été sous la coupe des interprètes simplificateurs de Éros et civilisation d’Herbert Marcuse. Dans les legs diffus de cette révolte étudiante-là, on peut, aujourd’hui encore, aller chercher tous les ingrédients pratiques d’une révolte qui s’avèrerait bien vite plus profonde et plus efficace dans la lutte contre le système, une révolte efficace qui exaucerait sans doute au centuple les vœux de Tzara et de Breton…

Deux mémoires universitaires ont été consacrés tout récemment en Flandre à Evola, celui de Peter Verheyen, qui expose un parallèle entre l’auteur flamand Ernest van der Hallen et Julius Evola, et celui de Frédéric Ranson, intitulé « Julius Evola als criticus van de moderne wereld » (4). Ranson prononce souvent des conférences en Flandre sur J. Evola, au départ de son mémoire et de ses recherches ultérieures. En Wallonie, en Pays de Liège, l’homme qui poursuit une quête traditionnelle au sens où l’entendent les militants italiens depuis le début des années 50 ou dans le sillage de Terza Posizione de Gabriele Adinolfi est Philippe Banoy. La balle est désormais dans leur camp : ce sont eux les héritiers potentiels de Vercauteren et d’Eemans. Mais des héritiers qui errent dans un champ de ruines encore plus glauque qu’à la fin des années 70. Un monde où les dernières traces de l’arèté grec semblent avoir définitivement disparu, sur fond de partouze festiviste permanente, de niaiserie et d’hystérie médiatiques ambiantes et d’inculture généralisée.

Evola, Eemans et la plupart des traditionalistes historiques de leur époque sont morts. Jean Parvulesco vient de nous quitter en novembre 2010. Un mouvement authentiquement traditionaliste doit-il se complaire uniquement dans la commémoration ? Non. Le seul à avoir repris le flambeau, avec toute l’autonomie voulue, demeure un inconnu chez nous dans la plupart des milieux situés bon an mal an sur le point d’intersection entre militance politique et méditation métaphysique : je veux parler de l’Espagnol Antonio Medrano, perdu de vue depuis ses articles dans la revue Totalité de Georges Gondinet. Ce mois-ci, en me promenant pour la première fois de ma vie dans les rues de Madrid, je découvre une librairie à un jet de pierre de la Plaza Mayoret de la Puerta del Sol qui vendait un ouvrage assez récent de Medrano. Quelle surprise ! Il est consacré à la notion traditionnelle d’honneur. Et la jaquette mentionne plusieurs autres ouvrages d’aussi bonne tenue, tous aux thèmes pertinents (5). Aujourd’hui, il conviendrait de fonder un “Centre d’Études doctrinales Evola & Medrano”, de manière à faire pont entre un ancêtre “en absence” et un contemporain, qui, dans le silence, édifie une œuvre qui, indubitablement, est la poursuite de la quête.

Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner qu’Eemans survit, sous la forme d’une figure romanesque, baptisée Arminius, dans le roman initiatique de C. Gérard (6), rédigé après l’abandon, que j’estime malheureux, de sa revue Antaïos. Arminius / Eemans y est un mage réprouvé (« après les proscriptions qui ont suivi les grandes conflagrations européennes »), ostracisé, qui distille son savoir au sein d’une confrérie secrète, plutôt informelle, qui, à terme, se donne pour objectif de ré-enchanter le monde.

Pour conclure, je voudrais citer un extrait extrêmement significatif de la monographie que le Prof. Piet Tommissen a consacré à Marc. Eemans, extrait où il rappelait combien l’œuvre de Julius Langbehn avait marqué notre surréaliste de Termonde :

« Au moment où il préparait son recueil Het bestendig verbond en vue de publication, Eemans fit d’ailleurs la découverte, grâce à son ami le poète flamand Wies Moens, du livre posthume Der Geist des Ganzen de Julius Langbehn (1851-1907) (…) Langbehn y analyse le concept de totalité à partir de la signification du mot grec “Katholon”. Selon lui, le “tout” travaille en fonction des parties subordonnées et se manifeste en elles tandis que chaque partie travaille dans le cadre du ‘tout’ et n’existe qu’en fonction de lui. Le “mal” est déviation, négation ou haine de la totalité organique dans l’homme et dans l’ordre temporel ; le “mal” engendre la division et le désordre, aussi tout ce qui s’oppose à l’esprit de totalité crée tension et lutte. Pour que l’esprit de totalité règne, il faut que disparaisse la médiocrité intellectuelle car elle est le fruit d’hommes sans épine dorsale ou caractère et sans attaches avec la source de toute créativité qu’est la vie vraiment authentique de celui qui assume la totalité de sa condition humaine. Langbehn rappelle que les mots latins vis, vir et virtus, soit force, homme et vertu, ont la même racine étymologique. Oui, l’homme vraiment homme est en même temps force et vertu, et tend ainsi vers le surhomme, par les voies d’un retour aux sources tel que l’entend le mythe d’Anthée ».

Dans ces lignes, l’esprit averti repèrera bien des traces, bien des indices, bien des allusions…

► Propos recueillis par Denis Ilmas en avril et mai 2011.

Bibliographie :

  • Gérard DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Hazan, Paris, 1997 (Eemans est totalement absent de ce volume).
  • Marc. EEMANS, La peinture moderne en Belgique, Meddens, Bruxelles, 1969.
  • Piet TOMMISSEN, Marc. Eemans – Un essai de biographie intellectuelle, suivi d’une esquisse de biographie spirituelle par Friedrich-Markus Huebner et d’une postface de Jean-Jacques Gaillard, Sodim, Bruxelles, 1980.
  • André VIELWAHR, S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930, L’Harmattan, Paris, 1998. 

• Notes :

  • (1) Geert Warnar, Ruusbroec – Literatuur en mystiek in de veertiende eeuw, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2003 ; Paul Verdeyen, Jan van Ruusbroec – Mystiek licht uit de Middeleeuwen, Davidsfonds, Leuven, 2003.
  • (2) Jacqueline Kelen, Hadewych d’Anvers et la conquête de l’Amour lointain, Albin Michel, 2011. 
  • (3) Mis à toutes les sauces, fort sollicité, j’ai également organisé ce jour-là un entretien entre A. de Benoist et le regretté Alain Derriks, alors pigiste dans la revue du ministre Lucien Outers : 4 millions 4. Soucieux de servir d’écho à tout ce qui se passait à Paris, le francophile caricatural qu’était Outers avait autorisé Derriks à prendre un interview du leader de la “Nouvelle Droite” qui faisait pas mal de potin dans la capitale française à l’époque. On illustra les 2 ou 3 pages de l’entretien d’une photo d’A. de Benoist, les bajoues plus grassouillettes en ce temps-là et moins décharné qu’aujourd’hui (le Fig Mag payait mieux…), tirant goulument sur un long et gros cigare cubain.
  • (4) Frederik Ranson, « Julius Evola als criticus van de moderne wereld », RUG/Gent – promoteur : Prof. Dr. Rik Coolsaet – année académique 2009-2010 ; Peter Verheyen, « Geloof me, we zijn zat van deze beschaving » – de performatieve cultuurkritiek van Ernest van der Hallen en Julius Evola tijdens het interbellum », UFSIA/Antwerpen –  promoteur : Rajesh Heynick – année académique 2009-2010.
  • (5) Le livre découvert à Madrid est : Antonio Medrano, La Senda del Honor, Yatay, Madrid, 2002. Parmi les livres mentionnés sur la jaquette, citons : La lucha con el dragon (sur le mythe universel de la lutte contre le dragon), La via de la accion, Sabiduria activa, Magia y Misterio del Liderazgo – El Arte de vivir en un mondi en crisis, La vida como empressa, tous parus chez les même éditeur : Yatay Ediciones, Apartado 252, E-28.220 Majadahonda (Madrid) ; tél. : 91.633.37.52. La librairie de Madrid que j’ai visitée : Gabriel Molina – Libros antiguos y modernos – Historia Militar, Travesia del Arenal 1, E-28.013 Madrid. 
  • (6) Christopher Gérard, Le songe d’Empédocle, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2003. 

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L'activité diplomatique d'Evola à Vienne, Prague, Bucarest et Berlin

Pendant l'année 1938, à une date que nous ignorons, l'Ahnenerbe faisait parvenir au Reichsführer Heinrich Himmler un rapport secret sur les activités du Baron Evola qui se terminait par l'injonction suivante : « Empêcher toutes pressions qu'il pourrait exercer dans l'avenir sur le dirigeants et les fonctionnaires du parti comme de l'État ; faire surveiller ses activités de propagande dans les pays voisins » (cf. le document édité par B. Zoratto dans L'Italia Settimanale du 9 février 1994 et intitulé “Fermate Evola. Firmato SS”). Par ailleurs, on peut donner raison à Piero Di Vona qui, dans son livre Evola, Guénon, De Giorgio  (Ed. Barzano, 1993), démontrer que les rapports entre Evola et le IIIe Reich ont été fort « compliqués et obscurs » ; toutefois, du fait qu'Evola ait été soupçonné de pouvoir « exercer des pressions » sur des « appareils peu perméables comme ceux du Parti ou de l'État dans l'Allemagne nationale-socialiste », le Prof. Giorgio Galli en déduit, très légitimement, dans sa préface au travail de Marco Fraquelli, Il filosofo proibito (Milan, 1994), qu'Evola « avait en réalité des projets politiques, de type élitiste, non dépourvus de potentialités opératives ».

Evola en Autriche : contacts avec Othmar Spann et le prince Rohan

Nous serons en mesure de prouver quelles étaient ces potentialités opératives en évoquant dans cet article un épisode des rapports entre Evola et le IIIe Reich. Mais quels étaient les « pays voisins » (de l'Allemagne) dans lesquels, selon l'Ahnenerbe le Baron Evola développait ses activités ? C'était, bien sûr et avant toute chose, l'Autriche, qui, de « pays voisin » allait devenir territoire du Reich le 13 mars 1938, la même année où Himmler reçoit sur son bureau le rapport consacré à Evola. Dans son autobiographie, Le chemin du cinabre, Evola écrit :

« Il y avait encore à Vienne un sol fécond, où je passai l'hiver et où j'entrai en relation avec des représentants de la Droite et de l'ancienne aristocratie, notamment avec le groupe dont le philosophe Othmar Spann était le chef, un groupe qui agissait dans la même ligne. Là, j'ai collaboré étroitement avec le Prince Rohan, qui disposait d'un important réseau de relations ».

Les rapports d'Evola avec Spann avaient été dûment remarqués par les services de l'Ahnenerbe, car ceux-ci écrivent dans leur rapport : « Ses rapports concrets avec Spann ont été élucidés entretemps. Nous ne croyons pas trop nous tromper en disant qu'Evola voit en Spann un allié et profite de l'occasion pour s'en rapprocher, en essayant de donner à Spann un avenir politique ». Spann qui avait tenu la chaire d'économie et de sociologie à Vienne, fut interné immédiatement après l'Anschluss dans un camp de concentration. Il mourra à Neustift dans le Burgenland en 1950.

Evola à Bucarest : rencontre avec des légionnaires et des intellectuels

Durant le mois où l'Anschluss eut lieu, Evola était à Bucarest où, comme on le sait, il rencontra Corneliu Codreanu, de même que d'autres personnalités des mondes politique et culturel : le chef du Corps des Travailleurs Légionnaires Gheorghe Clime, l'ex-ministre Constantin Argetoianu, le doctrinaire du corporatisme Mihail Manoilescu, l'économiste Petre Tutea, le philosophe Nae Ionescu, le mathématicien Octav Onicescu, les intellectuels traditionalistes Vasile Lovinescu et Marcel Avramescu, l'historien des religions Mircea Eliade et bien d'autres (sur les milieux qu'a contactés Evola à Bucarest, cf. J. Evola, La tragedia delle Guardia di Ferro, Rome, 1996). Ce fut forcément pendant le voyage qui l'amenait ou le ramenait de Roumanie qu'Evola se manifeste publiquement à Budapest en Hongrie, où il donne une conférence dans le Château Zichy pour un public d'aristocrates. Cependant, nous ne pouvons pas en dire davantage, dans l'état actuel de nos recherches, sur les contacts hongrois d'Evola.

Toujours en 1938, le Baron Evola s'est rendu à Prague, où il a développé une action politique de grande envergure, que l'on ne peut comprendre que si l'on sait qu'Evola avait déjà séjourné en Tchécoslovaquie dans les derniers mois de 1937, ce que nous pouvons par ailleurs apprendre dans une note de l'article intitulé « Panorama della Mostra antiebraica di Monaco » (Panorama de l'Exposition antijuive de Munich) publié dans La Vita italiana de janvier 1938 et reproduite dans Il genio d'Israele (Catania, 1992). Cette note dit ceci :

« Le matériel qui constitue la base du présent article, de même que les catalogues de l'exposition de Munich, de l'exposition antibolchevique de Berlin, que les ouvrages scientifiques relatifs au problème juif dans les pays autres que la Tchécoslovaquie ont été confisqués au rédacteur du présent article au poste frontière germano-tchècoslovaque de Podmokly, sous prétexte qu'il s'agissait de publications interdites sur le territoire de la république tchécoslovaque ».

Evola est donc retourné à Prague pendant l'été 1938, comme l'attestent 2 articles qu'il publie cette même année : le premier paraît dans Lo Stato d'octobre 1938, le second, plus long et plus criconstancié, dans Bibliografia Fascista de décembre 1938. Ces 2 textes sont toujours disponibles aujourd'hui : ils ont été republiés dans des anthologies d'articles d'Evola (Lo Stato : 1934-1943, Rome, 1995, pp.262-265 ; Esplorazioni e disamine, Parme, 1994, vol. 1, pp. 237-248).

Evola écrit que « peu de temps avant la phase aigüe de la crise », donc avant la révolte et la grève générale dans le Pays des Sudètes, qui eut lieu le 13 septembre, il avait fréquenté dans la capitale tchécoslovaque de « hautes personnalités tchèques en charge du gouvernement », parmi lesquelles le ministre des Affaires étrangères :

« Kamil Krofta, alors ministre des Affaires étrangères à Prague, lors d'une conversation que nous avons eue avec lui, nous a dit qu'il n'excluait pas l'idée d'une politique d'ensemble autonome menée de concert par les diverses puissances mineures de l'Europe centrale et balkanique, y compris la Tchécoslovaquie, soit une politique qui ne se réfèrerait pas unilatéralement à Paris ou à Londres, ou qui chercherait à troubler la politique internationale de l'Axe. Ainsi, il croyait que les grandes puissances pourraient avoir à Prague une sensation de sécurité, et il nous faisait sentir qu'il n'y avait aucune raison de demeurer sur le qui-vive et de chercher tous les moyens pour garantir la liberté et l'intégrité de l'État tchèque. Pourtant l'irréparable est arrivé ».

“L'irréparable”, ce fut l'annexion du territoire des Sudètes au Reich, le 1er octobre 1938, immédiatement après les entrevues de Munich. La Tchécoslovaquie, ainsi privée de ses territoires les plus riches en matières premières et en industries, de même que de son principal système de fortifications en Europe centrale, se réduisait à un territoire de 100.000 km2, avec 10 millions d'habitants. Le 21 novembre, la nouvelle constitution avait consacré la naissance d'un État fédéral articulé sur 3 régions largement autonomes : la Bohème-Moravie, la Slovaquie et la Ruthénie.

Une “solution helvétique” pour la Tchécoslovaquie ?

Le projet d'accorder une autonomie analogue au Pays des Sudètes avait été envisagé, avant que ce territoire ne soit purement et simplement annexé au Reich. Evola nous révèle en effet qu'il a « personnellement organisé une enquête à Berlin et à Prague » pour proposer une autonomie de « type helvétique » à concéder aux Sudètes à l'intérieur de la Tchécoslovaquie, ou, d' « organiser en cas extrême un plébiscite ». On peut penser aujourd'hui que la solution du statut autonome était plus conforme aux idées politiques d'Evola, car il se montrait favorable à un système articulé d'autonomies à l'intérieur d'un État supranational. Toutefois, Evola lui-même reconnaissait que la Tchécoslovaquie ne disposait ni d'une tradition séculaire comme la Suisse ni d'un principe universel comme l'ancienne Autriche, tradition et principe qui « seraient en mesure de garantir la solidarité et la stabilité d'un système impliquant et l'unité et la pluralité ou permettant de freiner, de l'intérieur, l'inévitable tendance centrifuge des groupes ethniques particuliers ».

Quoi qu'il en soit, on n'avait jamais évoqué auparavant « une annexion sic et simpliciter ni chez les Sudètes, ni à la Wilhelmstrasse ». « On avait en revanche toujours parlé d'une autonomie interne à l'État tchéque ». “L'enquête” menée par Evola à Berlin et à Prague semble bel et bien entrer dans le cadre d'une tentative à la fois en marge et à l'intérieur du ministère des affaires étrangères du Reich et que partageaient les milieux politique que fréquentait Evola à cette époque. En tout cas, ces péripéties dans la biographie d'Evola nous révèlent une dimension “diplomatique” des activités du penseur traditionaliste italien, qu'on avait ignoré jusqu'ici.

► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°24, 1996. (article paru dans Pagine Libere, mars 1996)

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L'influence de Julius Evola en Hongrie

En Hongrie, circule une sorte de “légende évolienne”. Dans les années 30, Julius Evola s'est effectivement rendu à Budapest, où il a prononcé une conférence à Obuda, dans le Château Zichy. En effet, Evola lui-même, dans le texte de son “auto-défense”, prononcée en 1951 devant la Cour d'Assise de Rome, affirme « avoir été invité à parler dans des sociétés étrangères, ouvertes seulement aux principaux exposants de la pensée traditionnelle et aristocratique européenne » ; dans ce contexte, il a cité expressément “l'Association culturelle” de la Comtesse Zichy. Les occasions de se rendre à Budapest ne manquaient pas pour Evola. La Hongrie faisait partie de cette aire de “pays voisins” (voisins de l'Allemagne) dans lesquels Evola a développé son “activité propagandiste” qu'un rapport secret de l'Ahnenerbe signale à l'attention de Heinrich Himmler en 1938.

Une chose est certaine cependant, les auteurs hongrois cités par Evola ne sont pas nombreux : il y a Endre Ady, Lajos Ligeti, Franz Lehár et quelques autres. Evola consacre toutefois une certaine attention à 2 autres auteurs hongrois : Károly Kerényi (1897-1973) et son élève Angelo Brelich (1913-1977). Il a signalé l'existence de ces 2 auteurs aux lecteurs de Bibliografia fascista : Brelich à l'occasion de la traduction italienne de son premier ouvrage, parue auprès d'un institut universitaire de Budapest et Kerényi pour l'édition de Die antike Religion, parue chez Zanichelli. Ces 2 écrivains hongrois n'ont jamais cessé de recevoir les hommages d'Evola : Brelich publiera 2 articles dans les colonnes de Diorama filosofico quindicinale, une publication dirigée par Evola pour le compte d'Il Regime fascista, tandis que Kerényi a une nouvelle fois attiré l'attention d'“Ea” (pseudonyme d'Evola) pour son Einführung in das Wesen der Mythologie.

Kerényi avait fondé à Budapest en 1935 un cercle littéraire, le Sziget (L'Île), avec un écrivain qui fut le premier à s'occuper sérieusement de l'œuvre d'Evola en Hongrie : Béla Hamvas (1897-1968). « Mon maître est Béla Hamvas » dira de lui Sándor Weöres (1912-1989), le Rimbaud magyar. En 1927, la Föváresi Könyvtár (la Bibliothèque de la capitale hongroise) avait engagé Hamvas au titre de bibliothécaire. C'est ainsi qu'il prit connaissance de Révolte contre le monde moderne et d'Impérialisme païen, ouvrages dont il assura la diffusion, traduisit plusieurs extraits, notamment dans l'un de ses essais de 1935, consacré à la “littérature de la crise”. Hamvas a dit de l'œuvre d'Evola :

« Evola n'est pas un spécialiste : il n'est ni un sociologue ni un psychologue ni un historien, il ne s'occupe pas de gnoséologie, il ne privilégie pas le point de vue de la biologie ou de l'esthétique ou de la politique ou de la morale ou de la philologie. L'objet de sa pensée est “l'entier”... et donc “l'entier” dans la crise ».

Dans un article de l'année suivante aussi, Hamvas ne cite que les 2 livres d'Evola, Révolte... et Impérialisme païen. En 1942, Hamvas publie un essai sur Guénon, dans lequel « Leopold Ziegler et Julius Evola », constamment associés l'un à l'autre, sont présentés comme les pionniers d'une conversion nécessaire de l'intelligence européenne au traditionalisme. En 1943, Evola est une nouvelle fois cité dans A láthatatlan történet  (L'histoire invisible), où Hamvas écrit que Révolte...  est « son plus grand livre ». Entre 1943 et 1944, Hamvas écrit une grande œuvre de synthèse, Scientia Sacra. D'Evola, Hamvas y dit qu'avec Guénon et Ziegler, le traditionaliste italien forme la triade la plus significative dans le champ des études traditionnelles. Cependant, selon Hamvas, il convient de distinguer, dans l'œuvre d'Evola, les ouvrages d'importance décisive, comme ceux sur l'individu absolu et sur la tradition hermétique, des ouvrages comme Révolte... et Impérialisme païen,  qui « donnent l'impression d'avoir été écrit de manière précipitée ».

Après la guerre, à la suite de la condamnation prononcée par le grand inquisiteur György Lukács (« la preuve vivante de la tolérance du régime » selon une curieuse opinion de François Fejtö), Hamvas est mis à l'index ; il est privé de son poste de travail et rejeté en marge de la société. Certains exemplaires de ses livres, toutefois, parviennent à échapper au pilon et circulent sous le manteau, alimentant une culture souterraine dont les textes de références sont ceux de Hamvas mais aussi ceux d'Evola. Ainsi, pendant les années de “socialisme réel”, a pu se former une “seconde génération” d'évoliens, dont le principal exposant a été András László et les premiers traducteurs hongrois d'Evola, Franco de Fraxino et Renée Kelemen. Le théologien et philosophe László ont commencé à prononcer des conférences en 1975 dans l'illégalité pour des groupes de 20 à 30 personnes, et c'est à ce travail clandestin que l'on doit l'émergence d'une “troisième génération” d'évoliens hongrois.

La première traduction hongroise d'un extrait d'un livre d'Evola après 1944 provient de Masques et visages du spiritualisme contemporain. Elle est parue en 1990 dans une revue d'inspiration anthroposophique (Steiner), intitulée Harmadik Part (Troisième rive). Mais l'événement décisif pour la diffusion des écrits d'Evola a eu lieu en mars 1991, quand sort à Budapest Öshagyomány : Tradicionális Szellemi Mühely (La Tradition primordiale : Laboratoire de l'esprit traditionnel), une revue de l'École de la Tradition et de la Transcendance, fondée une année auparavant par Arpád Szigeti. Sous la direction de Szigeti lui-même, Öshagyomány continuera à sortir de presse jusqu'en juin 1995. Sur les 20 fascicules publiés, 11 accueilleront divers extraits de livres d'Evola (de La doctrine de l'éveil, La tradition hermétique, Métaphysique du sexe, Introduction à la magie et East and West), à côté d'écrits de René Guénon, de Mircea Eliade et d'autres auteurs, pour la plupart hongrois. En 1992, l'École inaugure une collection de livres, “les livres de la Tradition primordiale” ; elle édite ainsi Guénon, Schuon et un volume rassemblant les traductions du Tao-tê-ching, interprété par Evola et des extraits de Masques et visages...

Sous la supervision de László, Rudolf Szongott et Róbert Horváth fondent en 1994 Arkhé, un revue qui porte curieusement le même nom que la maison d'édition fondée à Milan dans les années 70 par un Hongrois émigré en Italie, László Tóth. Si la maison d'édition Arché de Milan, fondée par Tóth a publié plusieurs titres d'Evola, la revue Arkhé de Budapest réserve depuis sa naissance un poste d'honneur à Julius Evola. De fait, le premier numéro, immédiatement après la présentation, s'ouvre avec 2 textes tirés d'Introduction à la magie et de L'Arc et la Massue,  auxquels fait suite un troisième, également tiré de L'Arc et la Massue, mais placé plus loin dans la revue. D'autres extraits de ces 2 livres d'Evola ont été traduits dans les numéros ultérieurs d'Arkhé.

Un long extrait de Révolte contre le monde moderne a été traduit en 1995 pour les Quaderni di Pendragon, une revue éditée auprès des presses universitaires de Debrecen et qui se présente comme un « périodique d'esprit traditionnel ». Un autre texte, tiré de L'Arc et la Massue, illustré par une photo d'Evola et traduit par Monika Imregh, est paru la même année dans l'élégante revue Noe. Elle est éditée par un cercle dont le moteur est le groupe musical Actus, qui, dans l'un de ses disques édité en 1995 et intitulé Das Unbenennbare (L'innommable), a introduit un passage explicitement inspiré d'Evola : Der ewigliche Akt des Prinzips (L'acte éternel du principe). Toujours en 1995, lors de la tentative de donner vie à une Lega Pannonica, flanquée d'un Pannon Front (Front Pannonique), mensuel politique dirigé par József Bognár, qui, dès son premier numéro, a aligné des citations d'Evola. Notamment, son n°4 publie une photo d'Evola et publie un entretien avec András László, où celui-ci affirme que « René Guénon et Julius Evola... représentent les fondements les plus importants de la doctrine traditionaliste ». Dans le n°5, Miklós Kórleónisz définit Evola comme « une des plus grandes figures du traditionalisme spirituel et métaphysique ». Dans le n°6, on trouve un article d'Evola sur l'Empereur Julien. Le n°7 publie en couverture une photo d'Evola et accueille un article de Gianfranco De Turris sur la fortune de l'évolianisme en Italie aujourd'hui. En 1996, la maison d'édition Camelot a inauguré la collection Regulus par la publication d'une plaquette rassemblant les écrits d'Evola ayant pour thème commun “la race de l'homme en fuite”.

Aujourd'hui donc, en Hongrie, l'œuvre d'Evola circule dans des milieux relativement restreints, parce qu'on n'a pas encore trouvé là-bas une maison d'édition suffisamment importante pour prendre en charge sa diffusion sur une plus grande échelle, s'adressant à un public plus vaste. Róbert Horváth écrit :

« Aucun individu, aucun cercle des évoliens hongrois n'a pu encore jusqu'ici réalisé la grande percée. Sans aucun doute, celui qui, en Hongrie, a fait plus que tous les autres pour la diffusion des idées d'Evola est András László. Par ses conférences, une nouvelle génération est arrivée au stade adulte ; les principaux orateurs de ce cercle — Rudolf Szongott, Csaba Szmorad, Ferenc Buji, Tibor Imre Baranyi — ont pu renouer avec le fil de la Tradition spirituelle et métaphysique. Dans la mesure où ces hommes ont pu conserver la Tradition et la développer, où ils se sont concentrés sur l'essentiel, nous avons assisté en Hongrie à plus que la simple divulgation des œuvres d'Evola et la publication de ses livres. On en verra les résultats dans les 5 prochaines années : la doctrine traditionnelle vit en Hongrie, grâce à ceux dont nous venons de parler, mais aussi parce que les gens voient les effets pervers des phénomènes anti-traditionnels, pseudo-traditionnels et contre-traditionnels. Tout cela concourt à une renaissance, avec le nom et les enseignements de Julius Evola ».

► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°, 1997. (article paru dans Pagine Libere, avril 1997)

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L'éveil du traditionalisme en Allemagne

Le terme “traditionalisme” n'a pas de définition précise en langue allemande. Il peut s'appliquer au catholicisme pré-conciliaire ou, plus généralement, à des personnes ou à des mouvements qui persistent à défendre le point de vue d'une tradition qui leur a été léguée. Dans les pays de langues romanes, le “traditionalisme” est quelque chose de plus précis : les vocables “traditionnel” ou “traditionalisme” y détiennent un sens particulier, surtout lorsqu'ils se réfèrent au groupe des écrivains ou des philosophes de la religion qui entendent demeurer fidèles au “traditionalisme intégral”, c'est-à-dire à “un héritage non humain”, déterminé par un “absolu d'origine divine”. Ces formules, nous les devons à l'Italien Julius Evola qui, à côté du Français René Guénon, est l'une des principales figures de proue du Traditionalisme.

Depuis quelque temps, des ouvrages importants d'Evola ont été traduits en allemand, comme Revolte gegen die moderne Welt (chez Arun à Engerda), Das Mysterium des Grals (chez AAGW à Sinzheim) et Menschen inmitten der Ruinen (chez Hohenrain à Tübingen). Ces ouvrages abordent principalement la “théologie politique” d'Evola et moins l'autre aspect majeur de sa pensée, les doctrines ésotériques. Toutefois, en 1989 déjà, le livre Hermetische Tradition était paru chez Ansata à Interlaken et, dix ans auparavant, chez le même éditeur, Magie als Wissenschaft vom Ich, un livre qu'Evola avait cosigné avec le “Groupe d'Ur”. Ce recueil important ne nous livrait finalement qu'une esquisse ; il vient toutefois d'être complété de son deuxième volume (Schritte zur Initiation, chez Scherz, une maison d'édition très importante, établie simultanément à Berne, Munich et Vienne). Ce nouveau volume compte près de 500 pages et contient, outre des écrits d'ordre hermétique dans une traduction nouvelle, de nombreux articles qui traitent pour l'essentiel de diverses questions de “pratique magnétique”, dans une acception assez inhabituelle du terme.

Si l'œuvre d'Evola se limite encore essentiellement à l'Italie et à la France, si, jusqu'ici, elle n'a soulevé que peu d'intérêt en Allemagne (à l'exception notoire de Hermann Hesse, Gottfried Benn, Edgar J. Jung et Ernst Jünger, plus récemment de Botho Strauss), les études traditionnelles font désormais lentement leur chemin en Allemagne. La preuve : la parution récente d'une nouvelle revue, Gnostika (Sinzheim). Le premier numéro est paru à l'automne dernier. Jusqu'ici 3 livraisons ont été envoyées aux abonnés. L'éditeur est l'AAGW ou Archiv für Altes und Geheimes Wissen (Archives pour le Savoir Ancien et Occulte). Cet éditeur offre également une édition bibliophilique du livre d'Evola Mysterium des Grals. Nous avons affaire ici à un organe très différent de toutes ces publications sans relief émanant de la sphère “New Age” : le niveau intellectuel en est très élevé, les auteurs traitent des matières ésotériques avec une grande compétence. Beaucoup de contributions de Gnostika n'éveilleront que l'attention des spécialistes, mais la présentation succincte de l'histoire de l'hermétisme, des travaux de Nicholas Goodrick-Clarke sur les rapports entre Rosicruciens et philosophie des Lumières, de même qu'un essai du Dr. H. Th. Hakl, publié en plusieurs parties, sur le national-socialisme et l'occultisme méritent d'être connus d'un public plus large.

Si en général l'on désigne aujourd'hui le traditionalisme comme un phénomène propre aux pays de langues romanes, il convient, me semble-t-il, de faire quelques exceptions. Surtout si l'on se souvient du poète et penseur religieux Leopold Ziegler. Après avoir connu une gloire beaucoup trop brève dans les années 20, cet Allemand a sombré dans l'oubli. Mais on vient de le réhabiliter. Une revue qui a l'habitude de nous surprendre, Tumult / Schriften zur Verkehrswissenschaft (Vienne) vient de consacrer son n°23 à Ziegler (le n°16 avait été consacré à Ernst Kantorowicz ; le n°18 à Georges Dumézil). Le n°23, consacré à Ziegler, présente 5 essais de cet auteur, dont le livre Überlieferung (Tradition), paru en 1936, a joué un rôle essentiel et constitue très certainement la profession de foi traditionnelle la plus solide en Allemagne. Ziegler se réfère aux conceptions de Guénon, qu'il complète de ses propres réflexions, mûries au départ d'un livre de 1922, Gestaltwandel der Götter. Rappelons la phrase récente de Botho Strauss : « Eh oui, Leopold Ziegler fait bien partie de cette liste d'auteurs qu'il faut absolument redécouvrir ». Cette nécessité ne doit pas valoir pour Ziegler seul, elle doit s'étendre à tous les traditionalistes, qui représentent une branche injustement oubliée de la pensée européenne.

► Karlheinz Weissmann (article paru dans Criticón n°154/1997; tr. fr. : Robert Steuckers).

 

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◘ Evola, ultime tabou ?

Evola est l’ultime proscrit pour la culture officielle. Mais, à l’occasion du XXe anniversaire de sa mort, des récits inattendus ressurgissent à propos de sa personne. On avait en effet oublié qu’il avait été patronné par Benedetto Croce, qu’il avait été un collaborateur de Giovanni Gentile dans l’Enciclopedia Italiana, qu’il avait entretenu des rapports avec Ugo Spirito et avec Laterza. En somme, ce “marginal” par excellence n’a pas été aussi isolé qu’on ne l’avait cru...

evola_10.jpgOn se souviendra assurément davantage de l’année 1994 que de l’année 1984, celle qu’Orwell a immortalisée en écrivant son célèbre livre apocalyptique prédisant un monde ultra-totalitaire, où nous aurions été tous broyés irrémédiablement. On ne s’en souviendra pas seulement pour l’événement politique du 27 mars en Italie, mais surtout pour les conséquences que ce “renversement” pourrait (j’insiste sur le conditionnel !) avoir dans l’orbite culturel. Quoi que l’on pense de la victoire de Berlusconi et de ses alliés, elle a déjà eu un premier résultat : l’organisation d’un colloque consacré à la personnalité de Giovanni Gentile ; il s’est tenu à Rome les 20 et 21 mai 1994 à l’initiative du conseil municipal de gauche (ce qui fait honneur à la gauche italienne, de même que le colloque ultérieur qu’il a consacré à Nietzsche). On s’est souvenu de celui que l’on a toujours défini comme le “philosophe du fascisme”, 50 ans après sa mort, alors qu’il a été assassiné par un commando de partisans communistes à Florence le 15 avril 1944. Après avoir emprunté un parcours intellectuel long et sinueux, plusieurs philosophes post-marxistes, comme Colletti, Marramao et Cacciari, l’ont revendiqué comme une figure authentique de la gauche, du moins pour une bonne part de son œuvre.

Gentile recouvre donc toute sa dignité pour la culture “officielle” en Italie ; certes, il s’agit surtout du philosophe Gentile et non de l’homme et du militant politique. Il n’empêche, sa réhabilitation en tant que philosophe marque un pas en avant dans la libération des esprits. L’ultime tabou pour les intellectuels italiens reste donc Julius Evola, comme l’a bien dit Pierluigi Battista il y a quelques mois dans les colonnes de Tuttolibri. Or, cette année-ci, nous commémorons aussi le XXe anniversaire de la mort d’Evola (11 juin 1974). Pour Gentile, la culture officielle italienne a fini par accepter, après un demi-siècle et à quelques années de l’an 2000, les positions et l’importance du philosophe “actualiste” et fasciste. Pour Evola, au contraire, le silence est toujours de mise, même si, imperceptiblement, on sent que quelque chose est en train de changer.

Dilettante luciférien...

Evola, dans la culture officielle, est passé d’une extrême à l’autre : d’une part, il est le démon, le diable, un personnage quasi luciférien, un ultra-raciste à qui on n’accordera jamais le salut ; d’autre part, il est le guignol de la culture, le dilettante approximatif, un non scientifique superficiel, un clown de l’ésotérisme, le “Mage Othelma”. En nous intéressant à lui, nous risquons donc de basculer dans le risible, sauf si une voix plus autorisée commence à parler de lui.

Il y a donc encore beaucoup de travail à accomplir sur Evola, que ce soit comme penseur à intérêts multiples, comme organisateur de colloques et promoteurs d’initiatives intellectuelles pendant l’entre-deux-guerres, comme homme de culture aux contacts innombrables, qui recevait de nombreuses suggestions de ses contemporains et en donnait à son tour.

Pendant les 20 années qui ont suivi sa mort, peu de choses ont été faites sur son œuvre et sa personne en Italie et c’est là le travail du petit nombre de ceux qui se sont toujours référé à Evola. Nous n’avons trouvé ni le temps ni les personnes. C’est l’amère vérité mais c’est ainsi. Il suffit de penser à la recherche d’archives : pour reconstituer faits et idées, pour combler les “vides” dans la vie et dans l’évolution de la pensée évolienne, il nous faut des documents et ceux-ci ne sont pas encore tous archivés. Ces documents existent : il suffit d’aller les chercher là où l’on pense qu’ils se trouvent...

Par ex., nous ne disposons pas de documents complets sur les rapports entre Evola et le monde philosophique italien des années 20 et 30 : Croce, Gentile, Spirito, Tilgher... Nous ne savons finalement que ce qu’Evola raconte sur lui-même dans son “autobiographie spirituelle”, Le chemin du Cinabre. Enfin, nous savons ce que nous pouvons déduire de ses prises de position sur les divers systèmes philosophiques et sur ce que nous devinons intuitivement. En général, nous ne connaissons que les avis et opinions sur Evola des historiens et universitaires qui ont tout spécialement étudié cette période de la culture italienne : et ils disent qu’Evola était un isolé, un marginal, que ses idées n’étaient pas prises en considération, qu’il était un personnage original sinon folklorique. Mais ces opinions correspondent-elles vraiment à la réalité ?

Nous croyons pouvoir affirmer aujourd’hui que les choses n’étaient pas aussi simples, qu’Evola était plus pertinent en son époque qu’on ne le croit. Et nous l’affirmons sur base d’une série d’indices, occultés jusqu’à présent. L’hebdomadaire romain L’Italia Settimanale consigne ces indices dans un encart spécial pour la première fois, en espérant susciter débats et recherches.

Sponsorisé par Croce... ?

Evola a entretenu des rapports bien plus complexes avec Croce et Gentile qu’on ne l’a cru pendant plusieurs décennies. Pouvait-on imaginer un Evola “sponsorisé” par Croce ? Un Evola collaborateur de l’Enciclopedia Italiana, patronnée par le régime mussolinien et dirigée par Gentile ? Un Evola proche d’Adriano Tilgher ? Un Evola en contact direct avec Ugo Spirito ? Nous pouvons désormais deviner que ces relations étaient plus suivies qu’on ne l’imaginait, mais nous n’avons pas les preuves formelles ni les documents qui les attestent définitivement. “L’isolé” n’était finalement pas un isolé, le personnage marginalisé n’était pas aussi marginalisé qu’on a bien voulu le dire, l’intellectuel qui n’a pas réussi grand’chose ou a tout raté sous le fascisme, a eu, finalement, plus d’impact qu’on ne l’a cru. Je pense qu’il faut chercher et reconnaître notre faute, celle de ne pas y avoir songé plus tôt et d’avoir donné une image tronquée d’Evola : avec une vision complète de l’action et de l’œuvre évoliennes, nous aurions pu réfuter bien des lieux communs. Ce ne sera possible que si les Archives Croce de Naples et la Fondation Gentile de Rome acceptent de nous laisser consulter les documents qu’elles détiennent et qui concernent les relations de Croce et Gentile avec Evola.

Mieux vaut tard que jamais. L’avenir nous dira, après nos travaux, si Evola sera toujours, pour la culture progressiste, un tabou, sera le diable, le clown...

► Gianfranco De Turris, Vouloir n°119/121, 1996.

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gg10.jpg◘ Giovanni Gentile (1875-1944) :  Ancien élève de l'École normale supérieure de Pise, Gentile enseigne dès 1903 la philosophie aux universités de Naples, de Palerme et de Rome. Il est, après Benedetto Croce, le représentant le plus éminent de la pensée italienne de la première moitié du XXe siècle. Gentile subit, à travers Bertandro Spaventa (1817-1883), l'influence de l'idéalisme hégélien, en réaction contre le positivisme de la fin du XIXe siècle, et collabore dès sa fondation en 1903, à la revue La Criticadirigée par son ami et collaborateur B. Croce.

♦ Parcours philosophique

Entre 1911 et 1931, il élabore sa doctrine de “l'actualisme”. En réformant la dialectique des premières catégories de la logique hégélienne, Gentile nous montre comment à partir d'une pensée rigoureuse de la conscience de soi (Selbstbewusstsein), c'est-à-dire à partir de la radicalisation du thème majeur de l'idéalisme hégélien, il devient possible de dépasser de l'intérieur les limites de la subjectivité sans renoncer en rien à l'idée d'une rationalité auto-fondatrice ni à l'humanisme qui l'accompagne. Est ainsi fondé un immanentisme total, instaurant un lien nécessaire entre l'histoire réelle et la philosophie de l'esprit, entre la pensée et l’action : le passé et le présent, l'espace et et le temps se résolvent dans l'acte ; la sensation coïncide avec la perception, la connaissance avec la volonté. Le système de Gentile trouve son couronnement dans la politique, conçue comme la vie de l'État dans l'individu. “L'État éthique” n'est pas neutre, ou agnostique, en face de la science, de l'art ou de la religion : à travers lui, l'individu se départicularise et accède à l'universel. La liberté du citoyen réside dans l'obéissance à la loi.

Touché au vif par la Grande Guerre et la montée du bolchevisme, Gentile, pour qui la composante politique et celle philosophique sont inextricablement mêlées, entre dans l'action militante dès 1919, en exposant, dans la revue Politica, l'idée de l'État-force qui doit être instauré en Italie pour surmonter la crise de l'après-guerre. Il rompt avec Croce demeuré fidèle aux valeurs du libéralisme éclairé d'un Cavour. Si Gentile opte pour la dictature, en laquelle il voit l'opportunité historique de la réalisation de l'État éthique, il n'en reste pas moins fondamentalement préoccupé par une réforme morale susceptible d'achever l'unité politique italienne, par la formation de la conscience du citoyen. Or, ce souci de cohésion nationale est également inscrit dans le projet politique du pouvoir fasciste. Gentile s'engage en 1922 au sein du gouvernement mussolinien et demeure fasciste jusqu'à son assassinat en 1944. Car il est convaincu que le fascisme trouvera sa voie dans l'idéalisme actuel. Cette philosophie de l'acte s'objective donc en une politique particulière, celle du fascisme, considéré comme une période transitoire. Par conséquent, l'engagement de Gentile n'a d'emprise que sur l'État réel, alors que par-delà celui-ci, “l'actualisme” demeure à la recherche de l'État idéal. 

♦ Parcours politique

Conseiller communal de Rome, il devient en 1922 ministre de l'Instruction publique dans le premier gouvernement formé par Mussolini et il est nommé sénateur. Au cours d'une période assez brève (1923-1929), il jouera un rôle fondamental dans l'organisation du régime fasciste, sur le double plan de la doctrine et des institutions. À travers l'Institut national fasciste de culture, fondé en 1925 et dont il est le président, Gentile inspire un grand nombre de publications et contrôle 35 instituts culturels, qu'il crée ou réorganise. Son œuvre, en ce domaine, est souvent positive, comme par ex. l'appui qu'il donne à la publication de la monumentale Encyclopédie italienne Treccani (1929-1937).

Le Duce, avec sa formation rudimentaire d'auto-ditacte, est peu à même de saisir la complexité et les exigences de la pensée de Gentile, mais il exploite le prestige que ce ralliement vaut à son régime. Gentile, qui a désormais épuisé la force créatrice de sa pensée, va s'efforcer de donner à l'action fasciste la justification d'une motivation politico-morale. Il le fait au prix d'une vulgarisation de ses théories, à l'usage d'une classe politique qui ne voit dans le fascisme qu'un instrument de profits personnels. Ce qui l'entraîne à des formules simplicatrices telles que : « l'esprit fasciste est volonté, non intelligence » ; à des déclarations anti-culturelles, en opposition avec sa nature profonde ; à des démonstrations laborieuses pour établir la dictature, née de l'arbitraire et de la violence, est la garantie de la liberté individuelle. L'article « Fascisme » de l'Encyclopédie italienne, signé par Mussolini mais rédigé par Gentile, développe le thème de la nation en armes, justifiant la guerre qui « imprime un sceau de noblesse aux peuples qui ont le courage de l'affronter ».

Gentile prend une part active à la fascisation des institutions, comme membre de la Commission de réforme de la Constitution (1925). C'est dans le secteur de l'enseignement et de la culture que sa marque est la plus profonde. En 1923, il procède à une refonte totale du système éducatif, qui remontait à la loi Casati de 1859, et qui favorisait les établissements confessionnels. La réforme Gentile donne la prépondérance aux humanités classiques, à l'histoire et à la philosophie, au détriment des sciences et des techniques. Si l’intention est très clairement élitiste (constituer en Italie une solide « aristocratie de l’esprit »), suivant l’auteur, elle n’est pas pour autant fasciste dans la mesure où elle tient à égale distance et l’idée de récupération d’une école de masse à des fins d’endoctrinement politique ou social et l’idée d’une école “ascenseur professionnel” d’une petite bourgeoisie qui veut toujours plus de promotion sociale pour ses propres enfants. Sans entrer dans le détail conceptuel des thèses éducatives (sur la dialectique entre autorité du maître et liberté de l’élève, sur l’éducation morale et l’instruction, sur l’éducation des masses et de l’élite, sur le corporatisme et l’individu) désignées généralement sous le nom d’« actualisme » pédagogique  pour en souligner justement la nature à la fois “spirituelle” et concrète,  elles témoignent d'une nette orientation pratique : « La science, le savoir, l’éducation ne sont pas dans les bibliothèques, ni dans le ciel des idées, ni dans les connaissances, mais dans l’esprit de celui qui est train d’apprendre. Le maître n’est donc pas un savant qui communique un savoir mais un individu qui apprend en apprenant, c’est-à-dire en vivant de l’intérieur sa propre culture et non en la répétant mécaniquement comme un pédant ».

N'en reste pas moins problématique, quant au rôle de ce corps intermédiaire qu'est l'institution scolaire, l'articulation entre État et société civile car, comme le rappelle Gramsci, ne faudra-t-il pas toujours former « des personnes capables de penser, d’étudier, de diriger, ou de contrôler ceux qui dirigent » ? Il serait aisé de faire un parallèle avec la charte du travail adoptée en 1927 instaurant un corporatisme chargé de réguler les rapports entre patrons et travailleurs et de définir les grandes orientations économiques, et qui, à l'opposé du syndicalisme,  entend dépasser les intérêts catégoriels au profit de l'intérêt supérieur de la nation représentée par l'État : le risque de maintenir un système duel en lieu et place d'un relèvement est intrinsèque à cette sursomption, en témoigneraient les intérêts du grand patronat globalement préservés par le régime dictatorial qui, par sa volonté de cosntituer un pays fort et industrialisé dans le concert des nations européennes, s'inscrit de ce point de vue, par-delà une certaine théâtralité, dans une continuité avec l'État libéral (1861-1922).

Pour en revenir à Gentile, les premières divergences avec Mussolini se manifestent à propos de la politique religieuse. Il voit dans la religion une simple transposition vers une éthique de l'État. Anticlérical, il est hostile à la « méchante utopie » de la conciliation entre régime fasciste et Vatican (qui conclut la Question romaine). Écarté du ministère de l'Instruction publique par le Duce, désireux de se concilier les catholiques en vue des prochaines élections, il cesse d'être membre du Grand Conseil fasciste.  Son dernier regain de prestige date d'octobre 1931, où il lance l'idée de serment de fidélité au fascisme, exigé des universitaires, et qui, sur 1.200 professeurs, n'est refusé que par 12 opposants. Mais son influence cesse d'être déterminante dans la période triomphale du régime. Il semble n'avoir été informé ni consulté à propos des grandes décisions, comme les lois raciales de 1938, ou le rapprochement avec Hitler.

Intellectuel pur, honnête et désintéressé, au sein d'un personnel politique corrompu, Gentile apporta dans son appui au système mussolinien l'intransigeance de convictions théoriques absolues. Il ne persécuta pas directement ses anciens amis, La Critica de Croce continua de paraître et il chercha à atténuer les mesures anti-sémites qui frappaient les intellectuels. Témoin de la subordination croissante de l'État fasciste au nazisme, le 24 juin 1943, dans un ultime discours au capitole de Rome, il exhorte ses compatriotes à l'union sacrée, pour le salut de la patrie. Demeuré fidèle jusqu'au bout à Mussolini, il adhère, de Florence où il s'est fixé, à la République sociale fasciste (RSI) de Salò (1943-1945). Condamné à mort par une cellule communiste des Groupes d'action patriotique (GAP), il est exécuté le 15 avril 1944.

(notice rédigée d'après le Thésaurus de l'Encyclopédie Universalis)

♦ Sur G. Gentile chez l'Harmattan : Entre philosophie et politique : G. Gentile – un philosophe engagé sous le fascisme, N. Allegri Sidi-Maamar (2001) ; Les conceptions éducatives de G. Gentile – Entre élitisme et fascisme, Jean-Yves Frétigné (2007) ; G. Gentile et la fin de l'auto-conscience, É. Buissière (2009). En italien : G. Gentile : La filosofia italiana tra idealismo e anti-idealismo, P. di Giovanni (dir.), Ed. a stampa, 2003.

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◘ Quand Benedetto Croce “sponsorisait” Evola...

Le philosophe libéral et antifasciste a joué un rôle étrange, celui de protecteur d'Evola. Alessandro Barbera nous raconte l'histoire inédite d'une relation que personne ne soupçonnait... 

Julius Evola et Benedetto Croce. En apparence, ce sont là 2 penseurs très éloignés l'un de l'autre. Pourtant, à une certaine période de leur existence, ils ont été en contact. Et ce ne fut pas un épisode éphémère mais un lien de longue durée, s'étendant sur presque une décennie, de 1925 à 1933. Pour être plus précis, disons que Croce, dans cette relation, a joué le rôle du “protecteur” et Evola, celui du “protégé”. Cette relation commence quand Evola entre dans le prestigieux aréopage des auteurs de la maison d'édition Laterza de Bari.

Dans les années 30, Evola a publié plusieurs ouvrages chez Laterza, qui ont été réédités au cours de notre après-guerre. Or, aujourd'hui, on ne connaît toujours pas les détails de ces liens au sein de la maison d'édition. En fait, 2 chercheurs, Daniela Coli et Marco Rossi, nous avaient déjà fourni dans le passé des renseignements sur la relation triangulaire entre Evola, Croce et la Maison d'édition Laterza. Daniela Coli avait abordé la question dans un ouvrage publié il y a une dizaine d'années chez Il Mulino (Croce, Laterza e la cultura europea, 1983). Marco Rossi, pour sa part, avait soulevé la question dans une série d'articles consacrés à l'itinéraire culturel de J. Evola dans les années 30, et parus dans la revue de Renzo De Felice, Storia contemporanea (n°6, déc. 1991). Dans son autobiographie, Le chemin du Cinabre (éd. it. : Scheiwiller, 1963 ; éd. fr. : Arke / Arktos, Milan / Carmagnole, 1982), Evola évoque les rapports qu'il a entretenus avec Croce mais nous en dit très peu de choses, finalement, beaucoup moins en tout cas que ce que l'on devine aujourd'hui. Evola écrit que Croce, dans une lettre, lui fait l'honneur de juger l'un de ses livres : « bien cadré et sous-tendu par un raisonnement tout d'exactitude ». Et Evola ajoute qu'il connaît bien Croce, personnellement. L'enquête nous mène droit aux archives de la maison d'éditions de Bari, déposées actuellement auprès des archives d'État de cette ville, qui consentiront peut-être aujourd'hui à nous fournir des indices beaucoup plus détaillés quant aux rapports ayant uni les 2 hommes.

La première lettre d'Evola que l'on retrouve dans les archives de la maison Laterza n'est pas datée mais doit remonter à la fin de juin 1925. Dans cette missive, le penseur traditionaliste répond à une réponse négative précédente, et plaide pour l'édition de sa Teoria dell'individuo assoluto. Il écrit : « Ce n'est assurément pas une situation sympathique dans laquelle je me retrouve, moi, l'auteur, obligé d'insister et de réclamer votre attention sur le caractère sérieux et l'intérêt de cet ouvrage: je crois que la recommandation de Monsieur Croce est une garantie suffisante pour le prouver ».

Théorie de l'Individu absolu

L'intérêt du philosophe libéral se confirme également dans une lettre adressée par la maison Laterza à Giovanni Preziosi, envoyée le 4 juin de la même année. L'éditeur y écrit : « J'ai sur mon bureau depuis plus de vingt jours les notes que m'a communiquées Monsieur Croce sur le livre de J. Evola, Teoria dell'individuo assoluto, et il m'en recommande la publication ». En effet, Croce s'est rendu à Bari vers le 15 mai et c'est à cette occasion qu'il a transmis ses notes à Giovanni Laterza. Mais le livre sera publié chez Bocca en 1927. C'est là la première intervention, dans une longue série, du philosophe en faveur d'Evola.

Quelques années plus tard, Evola revient frapper à la porte de l'éditeur de Bari, pour promouvoir un autre de ses ouvrages. Dans une lettre envoyée le 23 juillet 1928, le traditionaliste propose à Laterza l'édition d'un travail sur l'hermétisme alchimique. À cette occasion, il rappelle à Laterza l'intercession de Croce pour son ouvrage de nature philosophique. Cette fois encore, Laterza répond par la négative. Deux années passent avant qu'Evola ne repropose le livre, ayant cette fois obtenu, pour la deuxième fois, l'appui de Croce. Le 13 mai 1930, Evola écrit : « Monsieur le Sénateur Benedetto Croce me communique que vous n'envisagez pas, par principe, la possibilité de publier un de mes ouvrages sur le tradition hermétique dans votre collection d'œuvres ésotériques ». Mais cette fois, Laterza accepte la requête d'Evola sans opposer d'obstacle. Dans la correspondance de l'époque entre Croce et Laterza, que l'on retrouve dans les archives, il n'y a pas de références à ce livre d'Evola. C'est pourquoi il est permis de supposer qu'ils en ont parlé de vive voix dans la maison de Croce à Naples, où Giovanni Laterza s'était effectivement rendu quelques jours auparavant. En conclusion, 5 ans après sa première intervention, Croce réussit finalement à faire entrer Evola dans le catalogue de Laterza.

La troisième manifestation d'intérêt de la part de Croce a probablement germé à Naples et concerne la réédition du livre de Cesare della Riviera, Il mondo magico degli Heroi. Dans les pourparlers relatifs à cette réédition, on trouve une première lettre du 20 janvier 1932, où Laterza se plaint auprès d'Evola de ne pas avoir réussi à trouver des notes sur ce livre. Un jour plus tard, Evola répond et demande qu'on lui procure une copie de la seconde édition originale, afin qu'il y jette un coup d'œil. Entretemps, le 23 janvier, Croce écrit à Laterza : « J'ai vu dans les rayons de la Bibliothèque Nationale ce livre sur la magie de Riviera, c'est un bel exemplaire de ce que je crois être la première édition de Mantova, 1603. Il faudrait le rééditer, avec la dédicace et la préface ». Le livre finira par être édité avec une préface d'Evola et sa transcription modernisée. La lecture de la correspondance nous permet d'émettre l'hypothèse suivante : Croce a suggéré à Laterza de confier ce travail à Evola. Celui-ci, dans une lettre à Laterza, datée du 11 février, donne son avis et juge que « la chose a été plus ennuyeuse qu'il ne l'avait pensé ».

L'anthologie d'écrits de Bachofen

La quatrième tentative, qui ne fut pas menée à bon port, concerne une traduction d'écrits choisis de Bachofen. Dans une lettre du 7 avril 1933 à Laterza, Evola écrit : « Avec le Sénateur Croce, nous avions un jour évoqué l'intérêt que pourrait revêtir une traduction de passages choisis de Bachofen, un philosophe du mythe en grande vogue aujourd'hui en Allemagne. Si la chose vous intéresse (il pourrait éventuellement s'agir de la collection de “Culture moderne”), je pourrai vous dire de quoi il s'agit, en tenant compte aussi de l'avis du Sénateur Croce ». En effet, Croce s'était préoccupé des thèses de Bachofen, comme le prouve l'un de ses articles de 1928. Le 12 avril, Laterza consulte le philosophe : « Evola m'écrit que vous lui avez parlé d'un volume qui compilerait des passages choisis de Bachofen. Est-ce un projet que nous devons prendre en considération ? ». Dans la réponse de Croce, datée du lendemain, il n'y a aucune référence à ce projet mais nous devons tenir compte d'un fait : la lettre n'a pas été conservée dans sa version originale.

Evola, en tout cas, n'a pas renoncé à l'idée de réaliser cette anthologie d'écrits de Bachofen. Dans une lettre du 2 mai, il annonce qu'il se propose « d'écrire au Sénateur Croce, afin de lui rappeler ce dont il a été fait allusion » dans une conversation entre eux. Dans une seconde lettre, datée du 23, Evola demande à Laterza s'il a demandé à son tour l'avis de Croce, tout en confirmant avoir écrit au philosophe. Deux jours plus tard, Laterza déclare ne pas « avoir demandé son avis à Croce », à propos de la traduction, parce que, ajoute-t-il, « il craint qu'il ne l'approuve ». Il s'agit évidemment d'un mensonge. En effet, Laterza a demandé l'avis de Croce, mais nous ne savons toujours pas quel a été cet avis ni ce qui a été décidé. L'anthologie des écrits choisis de Bachofen paraîtra finalement de nombreuses années plus tard, en 1949, chez Bocca. À partir de 1933, les liens entre Evola et Croce semblent prendre fin, du moins d'après ce que nous permettent de conclure les archives de la maison Laterza.

Pour retrouver la trace d'un nouveau rapprochement, il faut nous reporter à notre après-guerre, quand Croce et Evola faillirent se rencontrer une nouvelle fois dans le monde de l'édition, mais sans que le penseur traditionaliste ne s'en rende compte. En 1948, le 10 décembre, Evola propose à Franco Laterza, qui vient de succéder à son père, de publier une traduction du livre de Robert Reininger, Nietzsche e il senso de la vita. Après avoir reçu le texte, le 17 février, Laterza écrit à Alda Croce, la fille du philosophe : « Je te joins à la présente un manuscrit sur Nietzsche, traduit par Evola. Cela semble être un bon travail ; peux-tu voir si nous pouvons l'accepter dans le cadre de la “Bibliothèque de Culture moderne” ? » Le 27 du même mois, le philosophe répond. Croce estime que l'opération est possible, mais il émet toutefois quelques réserves. Il reporte sa décision au retour d'Alda, qui était pour quelques jours à Palerme. La décision finale a été prise à Naples, vers le 23 mars 1949, en la présence de Franco Laterza. L'avis de Croce est négatif, vraisemblablement sous l'influence d'Alda, sa fille. Le 1er avril, Laterza confirme à Evola que « le livre fut très apprécié (sans préciser par qui, ndlr) en raison de sa valeur », mais que, pour des raisons d'« opportunité », on avait décidé de ne pas le publier. La traduction sortira plus tard, en 1971, chez Volpe.

Ce refus de publication a intrigué Evola, qui ignorait les véritables tenants et aboutissants. Un an plus tard, dans quelques lettres, en remettant la question sur le tapis, Evola soulevait l'hypothèse d'une « épuration ». Cette insinuation a irrité Laterza. À la suite de cette polémique, les rapports entre l'écrivain et la maison d'édition se sont rafraîchis. En fin de compte, nous pouvons conclure qu'Evola est entré chez Laterza grâce à l'intérêt que lui portait Croce. Il en est sorti à cause d'un avis négatif émis par la fille de Croce, Alda, sur l'une de ses propositions.

► Alessandro Barbera, Vouloir n°119/121, 1996.

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 ◘ Gentile / Evola : une liaison ami / ennemi

Evola n'a jamais émis que des jugements âpres et sévères sur Giovanni Gentile, le philosophe de l'actualisme. Pourtant, il a entretenu avec une lui une correspondance cordiale et a collaboré à l'Enciclopedia Italiana, monument culturel commandité par le régime de Mussolini et placé sous la houlette de Gentile. Nous avons découvert les preuves de cette étrange relation, occultée jusqu'ici...

giovanni-gentileLes rapports entre Evola et Gentile ont toujours été perçus sous l'angle conflictuel, sous l'angle des différences profondes entre les orientations philosophiques respectives des 2 hommes. Evola, dans sa période spéculative (1923-27), avait élaboré une conception de l'individu absolu, représentant un dépassement décisif de la philosophie idéaliste dans ses multiples formulations, dont, notamment, l'idéalisme de Croce et l'actualisme de Gentile. Evola, en arrivant au bout de ses spéculations, approchait déjà ce point de passage vers la Tradition, comprise et perçue comme ouverture à la transcendance, et vers l'ésotérisme (en tant que voie expérimentale pour la connaissance et la réalisation du moi). Sa période spéculative à été donc une étape nécessaire dans son cheminement vers la Tradition.

Pourtant, dans l'histoire des rapports entre les 2 penseurs, il y a un élément demeuré totalement inconnu jusqu'ici : si on en prend connaissance, on acquiert une vision plus claire, plus directe et plus complète du lien qui a uni les 2 hommes, en apparence ennemis. Cet élément, c'est la correspondance entre Evola et Gentile, que l'on peut consulter désormais, grâce à la courtoisie dont fait montre la Fondazione Gentile. Cette correspondance date des années 1927-1929, à l'époque où Evola dirigeait la revue Ur, publication visant à mettre au point une science du Moi, et qui fut, par la suite, sous-titrée “revue des sciences ésotériques”.

C'est à la même époque que Gentile, avec ses collaborateurs, préparait une œuvre de grande importance scientifique : l'Enciclopedia Italiana, dont il fut le premier directeur. Le premier volume de cette œuvre gigantesque, commanditée par le régime mussolinien, est paru en 1929. Les tomes suivants paraissaient à un rythme trimestriel.

La lettre la plus significative, du moins sous l'angle historico-culturel, est celle qu'Evola adresse à Gentile le 2 mai 1928 (année où fut publié Imperialismo pagano). Cette lettre est sur papier à en-tête de la revue Ur ; elle remercie vivement Gentile d'avoir donné suite à son désir de collaborer à l'Enciclopedia Italiana et Evola, dans la foulée, fait référence à son ami Ugo Spirito pour les domaines qui pourraient être de sa compétence.

Cette collaboration est confirmée dans une lettre du 17 mai 1929, dans laquelle Evola rappelle à Gentile que celui-ci a confié la rédaction de quelques entrées à Ugo Spirito, qui, à son tour, les lui a confiées. Dans cette lettre, Evola ne spécifie pas de quelles entrées il s'agit exactement, ce qui rend notre travail de recherche plus difficile. Actuellement, nous avons identifié avec certitude une seule entrée, relative au terme « Atanor », signée des initiales « G.E » (Giulio Evola).

Ces notes peuvent être vérifiées dans le volume Enciclopedia Italiana : Come e da chi è stata fatta, publiée sous les auspices de l'Istituto dell'Enciclopedia Italiana à Milan en 1947. Dans la liste des collaborateurs, Evola est mentionné (Evola Giulio, p. 182) et on mentionne également les initiales qu'il utilisaient pour signer les entrées de sa compétence (G. Ev.), de même que le domaine spécialisé dans lequel se sont insérées ses compétences : “l'occultisme”. Ce terme désigne la spécialisation du penseur traditionaliste et non une entrée de l'Encyclopédie. De plus, les mentions, que signale ce petit volume introductif à côté de la matière traitée, indiquent le tome auquel Evola a collaboré plus spécialement : soit le tome V, publié en 1930, dont la première entrée était Assi et la dernière Balso.

Actuellement, on cherche à identifier précisément les notes préparées par Evola lui-même, pour ce volume. On tient compte du fait que bon nombre d'entrées ne sont pas signées et que le matériel préparatoire de l'Encyclopédie doit sans cesse être reclassé et mis en ordre, sous les auspices de l'Archivio Storico dell'Enciclopedia Italiana, parce que ces masses de documents ont été dispersées au cours de la Seconde Guerre mondiale. En effet, une partie de la documentation avait été transférée à Bergamo sous la République Sociale.

Un autre élément nous permet de vérifier la participation d'Evola à cette œuvre de grande ampleur : Ugo Spirito mentionne dans un texte de 1947 le nom d'Evola parmi les rédacteurs de l'Encyclopédie dans les domaines de la philosophie, de l'économie et du droit. Des indications identiques se rencontrent dans le tome V de 1930.

Sur base de ses données, d'autres considérations s'imposent. Le fait qu'Evola écrive à Gentile sur du papier à en-tête d'Ur, le 2 mai 1928, n'est pas fortuit.

Evola n'était pas un homme qui agissait au hasard, surtout quand il fallait se mettre en relation avec un philosophe du niveau de Gentile, figure de premier plan dans le panorama culturel italien de l'époque. Evola ne s'est donc pas présenté au théoricien de l'actualisme à titre personnel, mais comme le représentant d'un filon culturel qui trouvait sa expression en Ur, revue dont il était le directeur. Evola tentait de la sorte d'officialiser les études et les sciences ésotériques dans le cadre de la culture dominante, au moment historique où triomphait le fascisme mussolinien. Ce dessein se devine tout de suite quand on sait que la discipline attribuée tout spécialement à Evola dans l'Encyclopédie a été “l'occultisme”.

Gentile accepte donc la collaboration d'Evola, ce qui constitue, de fait, une reconnaissance avouée des qualifications du théoricien de l'individu absolu, ainsi qu'un indice de l'attention portée par Gentile aux thématiques traitées dans Ur, au-delà des convictions qui opposaient les 2 hommes et des différences irréductibles d'ordre philosophique qui les séparaient. La collaboration d'Evola à l'Encyclopédie dirigée par Gentile prouve que ce dernier l'acceptait parmi les scientifiques de haut rang, dont le prestige culturel était incontestable dans l'Italie de l'époque. De ces rapports épistolaires entre Evola et Gentile, nous pouvons déduire, aujourd'hui, un enseignement que nous lèguent de concert les 2 philosophes : ils se montrent tous 2 capables d'intégrer harmonieusement des cohérences qui leur sont étrangères, des cohérences qui contrarient leurs propres principes, ce qui atteste d'une ouverture d'esprit et d'une propension au dialogue, à la confrontation fertile et à la collaboration, même et surtout avec ceux qui expriment une forte altérité de caractère et d'idées. La cohérence est une force positive : elle n'est pas la rigidité de celui qui s'enferme dans un isolement stérile. Un fair play qu'il convient de méditer à l'heure où d'aucuns réclament à tue-tête l'avènement d'une nouvelle inquisition.

Depuis 50 ans, on assiste à une démonisation a-critique, fourvoyante et infondée de nos 2 penseurs, on constate un fossé d'incompréhension, des barrières qu'heureusement on peut commencer à franchir aujourd'hui, vu les processus de transformation qui sont à l'œuvre dans le monde culturel. Il n'empêche que l'avilissement du débat culturel dans le sillage de l'anti-fascisme ou de l'esprit de parti est une réalité malheureuse de notre époque. Pour inverser la vapeur, il convient de remettre en exergue ces liens entre Evola et Gentile, entre 2 philosophes appartenant à des écoles totalement différentes et opposées, afin de relancer un débat à l'échelle nationale italienne, de réexaminer les racines de notre histoire récente, de récupérer ce qui a été injustement étouffé après 1945 et gommé de nos consciences à cause d'une fièvre aigüe de damnatio memoriae.

En conclusion, outre la piste que nous offre la consultation des Archives Laterza pour explorer les rapports entre Croce et Evola, nous devrions aussi compulser les lettres de Croce, mais, hélas, les Archives Croce nous ont textuellement dit que « ces lettres-là ne sont pas consultables ». C'est une politique diamétralement différente de celle que pratique la Fondazione Gentile, qui permet, elle, de consulter sans difficultés les lettres dont je viens de vous parler.

► Stefano Arcella, Vouloir n°119/121, 1996.

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◘ Moi, Tzara et Marinetti

Nous publions ici quelques extraits d'un entretien télévisé inédit d'Evola, transmis sur les ondes en 1971 par la TFI, la télévision suisse de langue française. Cet entretien rappelait aux téléspectateurs la période où Evola fut un peintre dadaïste...

En mars 1971, je fréquentais à Paris l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, pour obtenir un doctorat en philosophie politique. Mais le cinéma et la télévision m'intéressaient déjà. Un soir, j'ai discuté avec Jean-José Marchand qui réalisait alors pour l'ORTF “Les Archives du XXe siècle” et cette discussion nous a conduit à une collaboration fructueuse. Nous étions tous deux animés du désir de rencontrer Julius Evola. Nous voulions l'introduire dans une série d'entretiens portant sur trois points importants du dadaïsme. J'ai organisé cet entretien et il a duré longtemps... Au départ, Evola n'y était pas entièrement hostile, mais il demeurait sceptique. Puis, dans un français impeccable, il m'a parlé très longtemps de l'expérience dada et des doctrines ésotériques. De ce long dialogue, la télévision n'a retenu que trois minutes...

Pour la postérité je dois signaler qu'Evola a refusé de répondre à 2 questions. La première : « Dans le Livre du Gotha qui appartenait à mon ancien camarade de collège à Genève, Vittorio Emanuele de Savoie, et à son père Umberto, il n'y a pas de Baron Evola qui soit mentionné. Êtes-vous vraiment baron ? ». La seconde : « Pourquoi, dans l'édition Hoepli de 1941 de votre livre de synthèse des doctrines de la race avez-vous mis en illustration un portrait de Rudolf Steiner, sans mentionner son nom, mais en signalant qu'il était un exemple de race nordico-dinarique, de type ascétique, doté d'un pouvoir de pénétration spirituelle ? ». Ce jour-là, j'ai compris que Steiner avait cessé de l'intéresser, voire de lui plaire. Evola me fit une grande et belle impression. Voici quelques petits extraits de notre long entretien...

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♦ Parlons du dadaïsme. Quelles ont été ses manifestations en Italie et quelle a été votre contribution personnelle au dadaïsme ?

Il faut d'abord souligner qu'il n'y a pas eu de mouvement dadaïste au sens propre en Italie. Il y avait un petit groupe réuni autour de Cantarelli et Fiozzi qui avait publié une petite revue appelée Bleu, à laquelle ont collaboré des dadaïstes, mais c'est Tzara qui m'en a appris l'existence. Plus tard, j'y ai moi-même apporté ma collaboration, mais cette revue n'a connu que 3 numéros. Pour le reste, j'ai organisé une exposition de mes œuvres en Italie et une autre en Allemagne, dans la galerie Der Sturm de monsieur von Walden. Il y avait 60 tableaux. En 1923, j'ai participé à une exposition collective, avec Fiozzi et Cantarelli en Italie, à la galerie d'art moderne de Bragaglia ; ensuite, j'ai publié un opuscule intitulé Arte Astratta pour la Collection Dada. Donc : de la peinture, de la poésie et mon interprétation théorique de l'art abstrait. Et puis, j'ai prononcé des conférences, notamment sur Dada à l'Université de Rome. Ensuite, j'ai écrit un poème : La Parola Oscura del Paesaggio Interiore, un poème à 4 voix en langue française, qui a été publié pour la Collection Dada en 1920 à 99 exemplaires. Ce poème a été réédité récemment par l'éditeur Scheiwiller de Milan.

À Rome, il y avait une salle de concert très connue dans un certain milieu et qui s'appelait L'Augusteo. Au-dessus de cette salle, un peintre futuriste italien, Arturo Ciacelli, avait créé un cabaret à la française : Le Grotte dell'Augusteo. Dans ce cabaret, il y avait 2 salles que j'ai décorées moi-même. C'était un petit théâtre, dans lequel il y a eu une manifestation dada, où l'on a récité mon poème à 4 voix, avec 4 personnages évidemment, 3 hommes et une fille qui, pendant cette récitation, buvaient du champagne et fumaient, et la musique de fond était de Helbert, de Satie et d'autres musiciens de cette veine ; cette soirée avait été réservée uniquement à des invités, chacun recevant un petit talisman dada. Nous avions l'intention de nous focaliser uniquement sur le dadaïsme, en l'introduisant en même temps que le manifeste dada ; malheureusement, la personne qui avait promis une aide financière n'a pas...

♦ ...n'a pas tenu sa promesse ?

En effet, elle n'a pas tenu sa promesse... Quant à l'exposition dadaïste, elle ne se contentait pas seulement d'exposer des tableaux ; nous avions l'intention déclarée de choquer le plus possible les bourgeois et il y avait dans la salle toute une série d'autres manifestations. À l'entrée, chaque invité était traité comme un vilain curieux, ensuite, à travers toute la salle, étaient inscrites des paroles de Tristan Tzara : « J'aimerais aller au lit avec le Pape ! ». « Vous ne me comprenez pas ? Nous non plus, comme c'est triste ! ». « Avant nous, la blennorragie, après nous, le déluge ». Enfin, sur chaque cadre, il y avait écrit en petit, des phrases telles : « Achetez ce cadre, s'il vous plaît, il coûte 2,50 francs ». Sur une autre scène à regarder, où on dansait le shimmy, s'étalaient les antipathies de Dada : « Dada n'aime pas la Sainte Vierge ». « Le vrai Dada est contre Dada », et ainsi de suite. Par conséquent, vu cette inclinaison à laquelle nous tenions beaucoup, parce que, pour nous, une certaine mystification, un certain euphémisme, une certaine ironie étaient des composantes essentielles du dadaïsme, vous pouvez bien imaginer quel fut, en général, l'accueil que recevait le public lors de ces soirées, de ces manifestations dadaïstes ; elles n'étaient pas organisées pour que l'on s'intéresse à l'art, mais pour nous permettre de faire du chahut : on recevait les visiteurs en leur jetant à la tête des légumes ou des œufs pourris ! À part le public en général, les critiques ne nous prenaient même pas au sérieux... Ils n'avaient pas l'impression que nous faisions là quelque chose de sérieux, ou du moins, dirais-je, de très sérieux, au-delà de ce masque d'euphémisme et de mystification. C'est pourquoi je puis dire qu'en Italie le dadaïsme n'a pas eu de suite. Quand je m'en suis allé, après avoir publié 3 ou 4 numéros, le Groupe de Mantoue s'est retiré dans le silence, et il n'a pas eu de successeur...

♦ Rétrospectivement, que pensez-vous aujourd'hui de l'expérience dadaïste et du dadaïsme ?

Comme je vous l'ai dit, pour nous, le dadaïsme était quelque chose de très sérieux, mais sa signification n'était pas artistique au premier chef. Pour nous, ce n'était pas d'abord une tentative de créer un art nouveau, en cela nous étions à l'opposé du futurisme qui s'emballait pour l'avenir, pour la civilisation moderne, la vitesse, la machine. Tout cela n'existait pas pour nous. C'est la raison pour laquelle il faut considérer le dadaïsme, et aussi partiellement l'art abstrait, comme un phénomène de reflet, comme la manifestation d'une crise existentielle très profonde. On en était arrivé au point zéro des valeurs, donc il n'y avait pas une grande variété de choix pour ceux qui ont fait sérieusement cette expérience du dadaïsme : se tuer ou changer de voie. Beaucoup l'ont fait. Par ex. Aragon, Breton, Soupault. Tzara lui-même a reçu en Italie, peu de temps avant sa mort, un prix de poésie quasi académique. En Italie, nous avons connu des phénomènes analogues : Papini, conjointement au groupe auquel il était lié quand il jouait les anarchistes et les individualistes, est devenu ultérieurement catholique. Ardengo Soffici, qui était un peintre bien connu quand il s'occupait d'expressionnisme, de cubisme et de futurisme, est devenu traditionaliste au sens le plus strict du terme. Voilà donc l'une de ces possibilités, si l'on ne reste pas seul sur ses propres positions. Une troisième possibilité, c'est de se jeter dans l'aventure, c'est le type Rimbaud... On pourrait même dire que la méthode dadaïste n'est pas sans un certain rapport avec la formule « Dada Toujours », telle que je l'ai interprétée, et qui est aussi la formule d'Arthur Rimbaud, celle de maîtriser tous les sens pour devenir voyant. Comme je l'ai dit, l'autre solution est de se lancer dans une aventure, comme le firent d'une certaine façon Blaise Cendrars et d'autres personnes. Pour finir, il y a bien sûr d'autres possibilités positives, si bien que la nature inconsciente mais réelle de ce mouvement est une volonté de libération, de transcendance.

Poser une limite à cette expérience et chercher à s'ouvrir un chemin, ou choisir d'autres champs où cette volonté pourrait être satisfaite : c'est ce que je faisais en ce temps, après le très grave moment de crise auquel j'ai survécu par miracle. Je suis... parce que l'arrière-plan existentiel qui avait justifié mon expérience dadaïste n'existe plus. Je n'avais plus aucune raison de m'occuper de cette chose, et je suis passé à mes activités pour lesquelles je suis... essentiellement connu.

♦ Que pensez-vous du regain d'intérêt aujourd'hui pour le mouvement dadaïste, regain qui provient de milieux variés ?

À ce propos, je suis très sceptique, parce que, selon mon interprétation, le dadaïsme constitue une limite : il n'y a pas quelque chose au-delà du dadaïsme, et je viens de vous indiquer quelles sont les possibilités tragiques qui se présentent à ceux qui ont vécu profondément cette expérience. Par conséquent, je dis que l'on peut s'intéresser au dadaïsme d'un point de vue historique, mais je dis aussi que la nouvelle génération ne peut pas en tirer quelque chose de positif, c'est absolument exclu.

► Documents retrouvés par Marco Dolcetta, Vouloir n°119/121, 1994. (Cet entretien inédit est paru dans L'Italia Settimanale, n°25/1994)


 

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◘ Futurisme et dadaïsme chez Evola 

[Ci-dessous : Portrait cubiste de femme, 1919-1920]

Portrait cubiste de femme Huile sur carton Signée en haut à gauche 28 x 27 cm Manques et coins écornés. Cet artiste complexe débuta sa carrière en tant que peintre puis se dirigea vers la philosophie et l'écriture. Ses premiers pas dans le monde artistique le guidèrent vers le mouvement dada - il est l'un des premiers dadaïstes italiens - et vers le futurisme. Giulio Evola tentera quelques rares oeuvres à tendance cubistes, tel notre tableau où les formes géométriques dessinent le motif en un enchaînement d'arabesques.Nous devons également mentionner l'influence qu'exerça sur Evola adolescent le groupe qui s'était constitué autour des revues de Giovanni Papini et du mouvement futuriste. Le jeune Evola ne tarda pas à reconnaître toutefois que l'orientation générale du futurisme ne s'accordait que fort peu avec ses propres inclinaisons. Dans le futurisme, beaucoup de choses lui déplaisaient : le sensualisme, l'absence d'intériorité, les aspects tapageurs et exhibitionnistes, l'exaltation grossière de la vie et de l'instinct, curieusement mêlée a­vec celle du machinisme et d'une espèce d'américanisme, même si, par ailleurs, le futu­risme se référait à des formes chauvines de nationalisme.

Justement, à propos du nationalisme, ses divergences de vue avec les futuristes appa­raissent dès le déclenchement de la Première Guerre mondiale, à cause de la violente campagne interventionniste déclenchée par le groupe de Papini et le mouvement futuris­te. Pour Evola, il était inconcevable que tous ces gens, avec à leur tête Papini, épousas­sent les lieux communs patriotards les plus éculés de la propagande anti-germanique, croyant ainsi sérieusement appuyer une guerre pour la défense de la civilisation et de la liberté contre la barbarie et l'agression.

Evola, à l'époque, n'avait encore jamais quitté l'Italie et n'avait qu'un sentiment confus des structures hiérarchiques, féodales et traditionnelles présentes en Europe centrale, a­lors qu'elles avaient quasiment disparu du reste de l'Europe à la suite de la Révolution française. Malgré l'imprécision de ses vues, ses sympathies allaient vers l'Autriche et l'Al­lemagne et il ne souhaitait pas l'abstention et la neutralité italiennes, mais une interven­tion aux côtés des puissances impériales d'Europe centrale. Après avoir lu un article d'E­vola dans ce sens, Marinetti lui aurait dit textuellement : « Tes idées sont aussi éloignées des miennes que celles d'un Esquimau ».

Après 1918, Evola est attiré par le mouvement dadaïste, surtout à cause de son radicalis­me. Le dadaïsme défendait une vision générale de la vie sous-tendue par une impulsion vers une libération absolue se manifestant sous des formes paradoxales et déconcertan­tes, accompagnées d'un bouleversement de toutes les catégories logiques, éthiques et esthétiques. « Ce qui vit en nous est de l'ordre du divin, affirmait Tristan Tzara, c'est le ré­veil de l'action anti-humaine ». Ou encore : « Nous cherchons la force directe, pure, sobre, unique, nous ne cherchons rien d'autre ». Le dadaïsme ne pouvait conduire nulle part : il signalait bien plutôt l'auto-dissolution de l'art dans un état supérieur de liberté. Pour Evo­la, c'est en cela que résidait la signification essentielle du dadaïsme. C'est ce que nous constatons en effet à la lecture de son article « Sul significato dell'arte modernissima », re­produit en appendice de ses Saggi sull'idealismo magico, publiés en 1925. En réalité, le mouvement auquel Evola avait été associé n'a réalisé que bien peu de choses. Evola en avait espéré davantage. Si le dadaïsme représentait la limite extrême et indépassable de tous les courants d'avant-garde, tout ne s'auto-consommait pas dans l'expérience d'une rupture effective avec toutes les formes d'art.

Au dadaïsme succéda le surréalisme, dont le caractère, du point de vue d'Evola, était ré­gressif, parce que, d'une part, il cultivait une espèce d'automatisme psychique se tour­nant vers les strates subconscientes et inconscientes de l'être (au point de se solidariser avec le psychanalyse elle-même) et, d'autre part, se bornait à transmettre des sensations confuses venues d'un “au-delà” inquiétant et insaisissable de la réalité, sans aucune ou­verture véritable vers le haut.

Il est difficile de parler de la peinture d'Evola, vu l'abstraction des sujets. En contemplant les tableaux d'Evola et en lisant ses poèmes dadaïstes, on comprend que le monde mo­derne, tel que le percevaient les élites des premières années de notre siècle, apparais­sait comme le symbole du dénuement et de la purification. Ces élites rejetaient les ori­peaux de la culture bourgeoise du XIXe et voulaient créer rapidement une “Nouvelle Objectivité” que certains ont cru découvrir dans le bolchevisme et d'autres dans le nazis­me.

À 23 ans, Evola cesse définitivement de peindre et d'écrire des poésies. Ses intérêts le portent vers une autre sphère.

► Salvatore Francia, Vouloir n°119/121, 1994. (extrait de Il pensiero tradizionale di Julius Evola, Ed. Barbarossa, Milano, 1994).

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Evola, un penseur “gramscien” à historiciser

◘ Entretien avec Marco Fraquelli

Récemment les pages culturelles de la presse quotidienne d'Italie se sont préoccu­pées d'Evola, parce qu'un philosophe en vue, Marco Fraquelli, classé à “gauche”, venait de publier un livre inattendu sur le penseur traditionaliste, intitulé significati­vement Il filosofo proibito (Le philosophe prohibé), auprès de la maison d'édition milanaise Terziaria. Fraquelli travaille actuellement dans le domaine de la communi­ca­tion d'entreprise. Son travail fouillé sur Evola est issu d'une thèse universitaire qu'il avait présentée il y a quelques années sous la houlette de Giorgio Galli, qui lui est resté fidèle : il a rédigé pour l'édition grand public de cette thèse une introduction aussi pertinente que provoquante. Le Dr. Luca Gallesi a rencontré Fraquelli pour le mensuel politico-culturel romain, Pagine Libere. Voici une version française de leur entre­tien :

♦ Q. : Vu la place que consacrent à votre livre les grands quotidiens nationaux, on pourrait croire que le nom et l'œuvre d'Evola soient enfin sortis du “ghetto” où on les avait exilés pendant tant d'années. La démoni­sation d'Evola n'est-elle plus qu'un souvenir ? Le cordon sanitaire impénétrable que les bien-pensants avaient dressé autour de lui vient-il d'être levé ?

MF : Sincèrement, j'aurais bien du mal à vous dire si cette démonisation vient de cesser ou non. En réalité, l'attention qu'une grande partie de notre presse consacre à mon livre, et donc à Evola, a une origine “anecdotique” et n'a rien à voir avec le contenu de mon travail. L'anecdote qui a déclenché cet intérêt, c'est le fait que j'ai présenté mon essai à la Casa della Cultura de Milan, un lieu où, traditionnellement, les gens de lettres classés à gauche se rencontrent. Le fait qu'on y parlait tout d'un coup d'Evola a suscité la curiosité des média... Évidemment si cela peut contribuer à évacuer le cordon sanitaire, tant mieux. Mais, entendons-nous bien, si je suis contre la démonisation d'Evola, je ne suis pas pour autant en faveur de sa revalorisation : je ne peux que répéter mon jugement critique et négatif à l'encontre d'Evola, mais je crois qu'il est plus utile pour tout le monde de présenter une approche exacte de l'œuvre évolienne, une ap­proche que je qualifierais d'“historicisée”, rien de plus.

♦ En incluant Evola dans sa Storia delle dottrine politiche (Histoire des doctrines politiques), Giorgio Galli, dans le chapitre qu'il consacre aux “théories élitistes”, réintroduit le penseur traditionaliste dans la culture universitaire officielle et hisse Evola au rang des auteurs qu'il s'agit désormais d'approfondir. Galli conclut les pages qu'il consacre à Evola en citant un passage de Chevaucher le Tigre qui nous rappelle que l'apolitia doit être le principe de l'homme différencié. Est-ce un mes­sage qu'il adresse aux lecteurs d'Evola qui auraient choisi la voie du militantisme politique ?

Sans doute. Mais je crois qu'il a voulu dire davantage que cela. Personnellement, je suis convaincu que l'œuvre d'Evola dans son ensemble — et je fais allusion ici à toute sa production “métapolitique” des années 50 et 60 — avait pour but précis de fournir au néofascisme des référents idéels et politiques en vue de revitaliser une vision du monde antidémocratique. Mais cela n'implique pas, bien sûr, qu'il y ait un rapport mécanique entre la doctrine et la pratique. Cette dernière relève exclusivement de la responsabi­lité des militants. Quant au concept plus spécifique d'apolitia — qu'une grande partie de la droite radicale, surtout celle qui se définit comme “traditionaliste”, utilise pour démontrer l'“impolicité” de la pensée évo­lienne — je vous rappelle que pour Evola lui-même, il est évident que se référer à une dimension intérieure ne doit nullement bloquer l'action extérieure. Cela a été souligné par des exégètes reconnus de l'œuvre évolienne comme Freda et Romualdi, pour qui l'apolitia ne devait pas être une invitation à “se croiser les bras”, mais — je cite Anna Jellamo — devait être considérée « comme un moment de lutte, comme l'expression d'une non-action idéologiquement motivée et politiquement orientée, qui porte en soi les germes d'une victoire possible ».

♦ Dans l'introduction à votre livre, Galli parle d'Evola comme “du fil rouge qui tra­verse toutes les expé­riences du néofascisme” et bon nombre de pages analysent la polémique anti-évolienne de ce qu'il est convenu d'appeler la “nouvelle droite” qui, en Italie, accuse la doctrine évolienne d'être un “mythe inca­pacitant”. Vous affir­mez, au contraire, qu'Evola est bien plus “gramsciste” que les “nouveaux gram­scistes de droite. Dans quel sens ?

Si on accepte, comme j'accepte, la définition que donne Revelli de la “nouvelle droite”, où cette droite est précisément celle qui fait sienne les conclusions du débat sur la crise de la politique, débat qu'avait proposé la gauche à partir de 1977. En acceptant les conclusions de ce débat, cette “nouvelle droite” (ND) choisit — au détriment de tout politique institutionnelle, du moins temporairement — de se consacrer à une action de “pénétration capillaire et extensive dans la société civile afin d'en orienter les mœurs et d'y enraciner sa propre conception du monde, c'est-à-dire, en termes gramsciens, afin de s'assurer l'hégémonie”. En tenant compte de cette définition de Revelli, on s'aperçoit immédiatement quel risque court la ND : celui d'être prisonnière d'un déterminisme, c'est-à-dire celui de croire que l'hégémonie poli­tique doit automatiquement suivre l'hégémonie culturelle. Ce risque, comme je le rappelle d'ailleurs dans mon livre, a pourtant été mis en évidence dans les cercles mêmes de cette droite, par ex. par Giano Accame — qui affirme la nécessité d'ancrer le discours [révolutionnaire / rénovateur] dans un référent po­litique précis qui n'est autre que la “communauté nationale” — et par Francesco Fransoni, jeune plume de la Nuova Destra italienne, qui a consacré tout un livre à cette problématique. Pour ce qui concerne Evola, je pense pouvoir dire que ce risque, justement, ne se pose pas. Dans l'œuvre évolienne, on ne trouve par la moindre faiblesse de type déterministe : la politique et la culture sont des entités qui avancent toujours d'un même pas, en s'informant et en se complétant tout à tour. C'est en ce sens-là qu'Evola est “gramscien”.

♦ En posant votre regard sur l'enseignement d'Evola, vous soutenez la thèse que les analyses des nouvelles droites sur son œuvre révèlent des limites majeures, no­tamment dans cette attitude à vouloir coûte que coûte isoler la catégorie du “politique” de toutes les autres catégories. Dans quelle mesure ? 

Je me rappelle d'un thème récurrent de la ND italienne : celui de l'“impolicité” de l'œuvre évolienne. La ND soutient que la seule issue du traditionalisme intégral d'Evola ne peut être que l'“impolicité” ; en d'autres termes, que le traditionalisme ne peut avoir aucune influence du point de vue existentiel. Je me demande quelle autre finalité pourrait avoir une attitude existentielle précise sinon celui de prédisposer l'individu à une vision du monde qui comporte inévitablement un choix de type politique, voire implique un positionnement politique. Sans doute suis-je un peu trop “pasolinien” [disciple de Pasolini] — en cela je dois reconnaître que cet autre exégète d'Evola, Gianfranco De Turris, a probablement raison — mais ja­mais je ne me risquerais à affirmer que la sphère politique est entièrement détachée de toutes les autres sphères de l'existence (sphère culturelle, sphère religieuse, etc.), comme me semble l'avoir fait cette pensée de droite.

♦ Êtes-vous d'accord avec ceux qui disent que si Evola était né 50 ans plus tard, il aurait été hippy ? Car, au fond, il a été dadaïste, a goûté à tous les types de drogue, et a toujours été, en tout, un véritable anti-conformiste...

Franchement, non, je ne suis pas d'accord. Mais je ne veux par formuler de jugement de valeur. La culture hippy se caractérise par une soif quasi inextinguible de liberté [au sens libertaire du terme], qui domine les rapports entre les individus. Evola a fait et expérimenté tout ce que vous venez d'évoquer (et même plus...) mais il n'a certainement jamais été un “libertaire” ; Evola a été — ce que souligne très bien Giorgio Galli dans la préface à mon essai — un représentant significatif d'une culture occidentale, certes “alternative”, mais de type traditionaliste, se basant sur les valeurs organiques et hiérarchiques.

♦ Dans votre conclusion, vous soulignez l'actualité de la doctrine politique d'Evola, qui, selon vous, a été sanctionnée par la mobilisation des thèmes évoliens chez bon nombre de protagonistes de la “droite effervescente” (c'est-à-dire celle qui a recouru au terrorisme et au “spontanéisme armé”). Ne vous semble-t-il pas que le “spontanéisme armé”, romantique, passionnel et irrationnel, ou que les vilénies du terrorisme — dont la matrice politique reste entièrement à démontrer ! — ont finale­ment très peu de choses en commun avec celui qui a préconisé la distance absolue et l'“agir sans l'agir” ?

Je pourrais vous répondre par une provocation : seule une distance absolue peut soutenir l'action de celui qui se prépare à commettre un acte terroriste, voire un massacre d'innocents... Mais le problème est ailleurs, au-delà des sentiers battus. Comme je vous l'ai déjà dit, je crois avoir été très clair : il serait par­faitement malhonnête, sur le plan intellectuel, de chercher des connexions mécaniques entre les paroles du “Maître” et les comportements des certains de ses “élèves”. Mais je n'accepte pas pour autant l'image d'Épinal, totalement “impolitique”, qui est celle de l'Evola que veulent nous vendre les droites depuis une vingtaine d'années ; j'ai voulu démontrer que l'œuvre d'Evola est difficilement “transférable en actes”, tâche qui pourrait même être carrément impossible, mais qu'elle reste néanmoins une pensée politique, dont les catégories ont été utilisées par d'autres hommes politiques ou idéologues, n'appartenant pas à la “droite effervescente”, mais à une tradition antérieure à Evola, pour orienter leur praxis politique. Reste à évoquer l'influence générale de nature existentielle qu'à mon avis l'œuvre d'Evola a indubitablement exer­cée ; cette quête et cette exploration de l'œuvre, quand elles ont été poursuivies avec lucidité, quand elles se sont évidemment démarquées de toutes expériences “effervescentes” [“éversives”] ou terro­ristes, ont plus simplement voulu fournir des directives politiques, donner des lignes de conduite idéales, afin de maintenir à flot ou de sauver une vision du monde rigoureusement anti-démocratique.

► propos recueillis par le Dott. Luca Gallesi, Pagine Libere n°4/1995.

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Mes souvenirs de Julius Evola

del-ponte2.jpgRenato del Ponte est une figure incontournable de l’évolisme européen. Fondateur du Centro studi evoliani à Gênes en 1969 et éditeur de la revue Arthos, il anime aussi le Mouvement traditionaliste romain. Il nous a fait l’amitié de nous accorder l’entretien qui suit.

♦ Renato del Ponte, votre nom est étroitement lié à celui d’Evola, pourriez vous vous présenter à nos lecteurs et préciser ce qui vous a amené à Evola et quels ont été vos rapports avec lui ?

Je suis simplement une homme qui a toujours cherché à donner à sa propre vie, sur les plans existentiels, politiques et culturels, une ligne d’extrême cohérence. Il est normal que sur cette voie mon itinéraire ait rencontré celui d’Evola qui avait fait de la cohérence dans sa vie comme dans ses écrits son mot d’ordre. Naturellement pour des raisons conjoncturelles — Evola est né en 1898 et moi en 1944 — la rencontre physique n’a pu se produire que dans les dernières années de sa vie. Les circonstances et les particularités de nos rapports sont développés en partie dans les courriers que nous avons échangé à partir de 1969 et jusqu’en 1973 (Ndlr : Édité dans le livre J. Evola, Letttere 1955-1974, Edizioni La terra degli avi, Finale Emilia, 1996, pp. 120-155). Il s’est toujours s’agit de rapports très cordiaux, emprunts pour ma part de la volonté de créer un réseau organisationnel qui fasse mieux connaître sa pensée en Italie et à l’étranger.

♦ C’est vous qui avez déposé dans une crevasse du mont Rosé l’urne contenant les cendres d’Evola. Pourriez vous nous dire dans quelles circonstances ?

C’est effectivement moi et d’autres amis fidèles qui avons assuré le transport et le dépôt des cendres d’Evola dans une crevasse du Mont Rosé à 4.200 mètres d’altitude, à la fin d’août 1974. Pour vous dire la vérité, je n’étais pas l’exécuteur testamentaire des dernières volontés d’Evola, mais je lui avais promis ainsi qu’à notre ami commun Pierre Pascal, que je serais vigilant à ce que les volontés concernant sa sépulture soient correctement exécutées. Comme le craignait Evola, il y eut de graves et multiples négligences qui m’obligèrent a intervenir et a procéder à l’inhumation avec l’aide d’Eugène David qui était le guide alpin d’Evola lorsqu’il fit ses ascensions du Mont Rosé en 1930. Il m’est impossible de raconter toutes les péripéties, certaines particulièrement romanesques, mais vous pouvez vous reporter à l’ouvrage collectif Julius Evola : le visionnaire foudroyé (Copernic, Paris, 1979) ou certaines sont relatées.

♦ Vous animez le Mouvement traditionaliste romain. Qu’est-ce ?

Le Movimento tradizionalista romano est une structure essentielle­ment culturelle et spirituelle qui se propose de mieux faire connaître les caractéristiques de la Tradition romaine, laquelle n’est pas une réalité historique définitivement dépassée, mais une entité spirituelle immortel­le capable d’offrir encore aujourd’hui un modèle opératif existentiel et une orientation religieuse basée sur ce que nous définissons comme la “voie romaine des Dieux”. Dans ce but, le mouvement agit sur un plan interne et communautaire, très discret, voué à la pratique de la pietas, et sur un plan externe voué à faire connaître la thématique traditionnelle de la romanité au travers de manifestes, de livres — par ex. ma Religione dei Romani (Rusconi, Milano, 1992) qui a obtenu un important prix littéraire — et de revues. Pour le reste des particularités vous devez vous référer à mon intervention faites à Paris en février dernier au colloque de L’originel sur le paganisme et qui sera probablement publiée en français dans la revue Antaïos.

♦ Pour certains, la période du groupe Ur est la plus intéressante d’Evola. Il nous semble qu’elle mélangea politique para-fasciste, occultisme et art moderne dans un étonnant et fascinant cocktail. Est-ce exact ? Comment analyser cette phase de la vie d’Evola ?

Je ne peux pas parler de manière brève du groupe d’Ur et de ses activités. Je vous renvoie à mon livre Evola e il magico Gruppo di Ur (Sear Edizioni, Borzano, 1994). Je me limiterai à dire que c’est la période la plus engagée de la vie d’Evola. Cela parce que ce fut la période où certains courants ésotériques, qui pour une bonne part se revendiquaient de la tradition romaine, avaient quelques espérances concrètes d’influencer le gouvernement de l’Italie. Mais aussi cette phase de la vie d’Evola peut être interpétée comme une tentative, caractéristique de toute son existence, de “procéder autre­ment”, de dépasser les limites des forces qui conditionnent l’existence, pour créer quelque chose de nouveau, ou de meilleur, de revenir à des conditions plus “normales” d’une vie selon la Tradition.

♦ Comment concilier évolisme et engagement politique ?

Si vous me parlez de possibles actions politiques d’orientation une fâché plus limitée, réservée à une minorité qui est de tenter d’influencer certains groupes ou certaines ambiances, mais au niveau individuel et sans espérance concrète de publication de revues et d’édition. Nous allons bientôt recommencer à publier Arthos à un rythme trimestriel. Il est naturel que l’initiative italienne soit accompagnée par la naissance de groupes et de mouvements analogues en Europe et surtout en France où l’œuvre d’Evola est bien connue. L’année a venir verra sûrement la réalisation d’initiatives concrètes dont vous serez bien sur informés puisque nous comptons naturellement sur votre active contri­bution.

► Lutte du Peuple n°32, 1996.

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◘ La mission occulte de Julius Evola

[illustration : Sentinels par Michael Whelan, acrylique sur canevas, 1986]

xjjrat10.jpgPour les natures profondément visionnaires et prophétiques, pour ceux que l'on doit compren­dre et accepter comme des prédestinés de l'Esprit et des travaux de l'Esprit dans l'histoire, la véri­table épreuve du feu sera toujours, et très précisé­ment, celle de la confrontation avec l'histoire, et je dirais même de leur confrontation personnel­le avec l'histoire.

Encore moins que d'autres, Julius Evola n'échappera pas à cette règle. On peut tenir pour certain qu'il y a même tout sacrifié, vraiment tout, sa propre existence, le statut de son enseignement et son acceptabilité, et jusqu'au sens même de ses options spirituelles et initiatiques, de son ultime choix de mission.

Celui qui a franchi la ligne infranchissable sépa­rant l'être et le non-être, la réalité de l'illusion et l'illusion de toute réalité, le “libéré dans le mon­de” ayant atteint les états suprahumains du déta­chement sans retour n'est-il pas, de par cela mê­me, hors d'atteinte, indifférent à jamais aux tu­multes obscurs et tragiques du devenir humain et de son historial indéfiniment recommencé sous les apparences, les armes et les clameurs de ce qu'il est convenu d'appeler l'histoire, concept es­sentiellement occidental, voire même de ce que Nietzsche, lui, considérait comme la “grande histoire” ?

Aussi faudrait-il toujours savoir se résigner à y faire son choix. Dans l'histoire et, de l'intérieur de l'histoire, contre l'histoire, ou au-delà de l'histoire ?

L'homme traditionnel vu — et à nouveau voulu, exigé activement — par J. Evola, l'homme antérieur, différencié, suprahumain, se situe non seulement au-dessus mais aussi au-delà de l'histoire, alors que l'existence de J. Evola n'aura été qu'une longue tentative désespérée de l'emporter sur l'histoire, d'obtenir que celle-ci vienne à se soumettre à la vision immuable, o­lympienne et nordique, transcendantale, qui fut, en tout état de cause, la sienne, et dont il ne s'est jamais départi.

Interrogation fondationnelle

Il y a là, d'évidence, comme une contradiction d'état, et c'est bien dans la lumière paradoxale de cette contradiction qu'apparaît et s'impose drama­tiquement l'interrogation vive, l'interrogation fondationnelle à travers laquelle devrait se trouver entamée, à ce qu'il me paraît, toute approche au­thentiquement ouverte, intérieurement disponible à l'égard du mystère de la vie et de l'œuvre de J. Evola, mystère, d'ailleurs, encore et tou­jours agissant mais qui ne livrera peut-être jamais sa dernière signification, son dernier mot.

Car une chose est parfaitement certaine. Le regard que J. Evola sera amené à poser sur le monde moderne, sur l'ensemble final et la totalité en voie d'accomplissement de la modernité, ne sera même pas un regard critique, parce que son attitude intérieure se veut et s'entend au-delà de tout choix critique, dans la négation inconditionnelle et sans mesure de tout ce qui de près ou de loin appartient au monde de la modernité, celle-ci étant, pour lui, le lieu ultime de la déchéance, du renversement ontologique et de l'anéantissement achevé des principes originels.

Entre le monde solaire, transcendantal, héroïque et divin, qui est le monde des principes et de la tradition originelle, polaire et hyperboréenne, et le monde de la “modernité accomplie”, ce que l'on appelle le “monde actuel”, règnent en s'interposant des précipices inviolables. Issu de la grande rupture nocturne avec ses propres ori­gines hyperboréennes et les états polaires absolus de sa propre identité antérieure, le monde de l'actuel obscurcissement ontologique de l'histoire définit quelque chose qui n'existe même pas, qui ne saurait être rien d'autre qu'une négation hallu­cinée et de plus en plus illusoire à mesure qu'elle approche de ses propres états de domination pa­roxystique finale. Car c'est en achevant de s'ac­complir que, dans un spasme à la fois suprême et auto-dévastateur, la domination des puissances de la négation et du chaos sera portée à connaître son terme révocationnel.

Dans cette attente supposée sans heure, tout ce qui appartiendrait encore au monde de la liberté d'être antérieure ne peut avoir qu'une existence cachée, subversivement dissimulée et souterraine. Aussi le petit nombre de ceux qui dans les temps de la domination négative du non-être et du renversement nocturne des principes originels parviennent à rétablir héroïquement en eux-mêmes les états de leur propre surhumanité, à se différencier, s'en retrouveront de par cela même déconditionnés, libérés de tous les assujettissements d'un monde dans lequel étant présents ne sera plus le leur, et dans lequel s'ils persistent à vouloir se maintenir ce ne sera plus qu'en vertu d'une mission occulte supérieure, d'un ordre de mission en provenance d'au-delà de ce monde, d'au-delà de la mort.

Le témoignage de J. Evola sur ce sujet me semble d'une limpidité tout à fait tranchante. Dans son livre fondamental, Révolte contre le monde moderne, il écrit :

« Le seul monde vers lequel nous marchons aujour­d'hui, nous en avons déjà indiqué la nature : c'est simplement celui qui recueille et récapitule sous une forme extrême ce qui a agi pendant la phase de la destruction. Ce monde est tel qu'il ne peut servir de base à rien, qu'il ne saurait offrir une matière pour que de nouveau puissent se manifester en lui, fût-ce sous une forme diffé­rente, des valeurs traditionnelles. Car ce monde, en effet, ne représente que la négation organisée et incarnée de ces valeurs. Pour la civilisation moderne considérée globalement, il n'y a pas d'avenir au sens positif. Penser, comme certains, à une fin et à un avenir qui justifieraient, de telle au telle façon, tout ce que l'homme a détruit en lui et hors de lui, est une pure et simple lubie ».

Et, en continuations, il ajoutera :

« À côté des grands courants de ce monde, il existe encore des hommes ancrés dans les “terres im­mobiles”. Ce sont généralement des inconnus qui se tiennent à l'écart de tous les carrefours de la notoriété et de la culture moderne. Ils gardent les lignes de crête et n'appartiennent pas à ce monde. Bien que dispersés sur la terre, s'ignorant sou­vent les uns les autres, ils sont invisiblement unis et forment une “chaîne” incassable dans l'esprit traditionnel. Ce noyau n'agit pas : sa fonction cor­respond au symbolisme du “feu éternel”. Grâce à ces hommes, la Tradition est présente malgré tout, la flamme brûle secrètement, quelque chose rattache encore le monde au supramonde. Ce sont les “veilleurs”, les égrègoroi ».

La race des veilleurs

En ce qui concerne la mystérieuse race des “veil­leurs” se cachant derrière les tumultes mêmes de l'histoire devenue impuissante à leur égard, je ne douterai pas un seul instant que J. Evola en parlait tout à fait en connaissance de cause. Car, nous sommes quelques-uns à le savoir, la déci­sion lucide, régénératrice, entraînant sans cesse en avant sa volonté combattante pour une libéra­tion intérieure conduite à son terme ultime, ainsi que l'irrévocable pétition en auto-déconditionne­ment de sa vie, de sa conscience, de son être, dé­cision, volonté, pétition de rupture totale qui é­taient celles de J. Evola au moment même où ses engagements à la tête du Groupe Ur — des Groupes Ur — lui fournissait, aussi, et de la ma­nière la plus opportune, l'apport d'un soutien surqualifiant de la part de certaines instances ro­maines d'influence supérieure, transcendantale, instances occultes, abyssales, et à l'abri, de par leurs origines mêmes, de tout assujettissement au désastre occidental alors en course accélérée, n'a­vaient pas manqué d'assurer, au futur auteur de La doctrine de l'Éveil, l'ouverture personnelle qu'il cherchait en direction de l'état d'“être différencié”, en direction du renouvellement intérieur marquant l'accession à une condition suprahumaine, à l'état d'“être li­béré dans la vie”. Et cela lui ayant été fait à son heure la plus juste, car c'est bien ainsi que ces choses là sont amenées à se faire. Sinon, rien. Jamais. D'autres ont connu cela aussi, le fati­dique rien, jamais de ceux qui restent de ce côté-ci de la ligne.

D'autre part, tout n'est certes pas à dire. Ou, peut-être, pas encore. Les temps en seraient-ils prêts ? Il se fait que j'avais à garder en ma pos­session, jusqu'il y a peu de temps encore — et même si je ne l'ai plus, je sais sous la garde et dans la possession de qui il se trouve à présent — ­un manuscrit non signé, mais identifiable et iden­tifié, émanant des instances les plus centrales des Groupes Ur en leurs temps de la fin, et apportant des confirmations d'une portée des plus excep­tionnelles sur certains aboutissements et, surtout, sur certaines acceptations supérieures dans l'ombre dont J. Evola avait bénéficié, personnellement, en ces temps-là, j'entends le mo­ment où les Groupes Ur, déjà, avaient eu à ralen­tir et qu'ensuite ils interrompissent leurs activités si spéciales, et qui n'ont pas été mises en conti­nuation ni rétablies depuis.

Des acceptations pratiquées, à l'égard de J. Evola, à ce moment-là, par ces instances de con­tact et d'influence d'un niveau singulièrement su­périeur, surqualifiant et tout à fait occulté, dont le même manuscrit laisse cependant entendre qu'el­les eussent pu être d'origine romaine impériale, supratemporelle, archaïque, en provenance des gouffres préontologiques de la Roma Princi­pia.

♦ À travers l'affaiblissement des temps

J. Evola était donc parvenu à franchir lui-même la ligne infranchissable de la condition accu­sée aux “veilleurs éveillés”, à pénétrer l'une a­près l'autre les enceintes hiératiques sur lesquel­les se tiennent, immobiles et lumineux en eux-mêmes, les égrègoroi.

Et pourtant, d'une assez incompréhensible ma­nière, et fort troublante, ce fut quand il eut atteint au niveau de déconditionnement, quand il se fut placé hors des juridictions mortelles et des attein­tes adultérantes imposées par l'histoire au devenir existentiel, que J. Evola vint à se jeter les pieds joints dans le courant de plus en plus accé­léré d'une histoire déjà happée en avant l'inexo­rabilité même de sa prochaine fin.

Saisissante “leçon des ténèbres”

Pendant une quinzaine d'années, depuis le début des années 30 jusqu'à la fin de la guerre, quand un autre niveau d'accomplissement initia­tique lui avait été signifié, et aussitôt administré de par l'atteinte corporelle même qui lui fut alors grièvement infligée, paralysie secrètement ordina­tionnelle qui l'obligea à l'immobilité pendant tout le restant de ses jours, J. Evola se porta avec une sorte de rage enfiévrée à la pointe la plus avancée et la plus dangereuse de tous les combats politiques de la Révolution Européenne, en Italie même et partout en Europe où les mouvements du renouvellement national et continental se jetaient à l'assaut direct de l'histoire (pour arriver aux sombres et désolants résultats que l'on a vus depuis, saisissante, s'il en fut, “leçon des té­nèbres”).

Or, tout cela, j'en suis intimement persuadé, n'aura été, en fin de compte, pour J. Evola, rien d'autre chose qu'œuvre de dissimulation de longue haleine, rien d'autre chose que feinte di­versionniste ayant servi de couverture stratégique — mais ne dois-je pas plutôt dire, en l'occurren­ce, métastratégique — pour bien d'autres activités dans l'ombre.

Car ces années-là avaient été, en fait, et il faudra bien se résigner à le reconnaître, infiniment plus mystérieuses que nous ne l'avions cru. Ainsi l'histoire dans sa course métapolitique immédiate, et tous les spasmes politiques de celle-ci — eussent-ils eu à rester, ces spasmes des ténèbres, comme ce fut d'ailleurs souvent le cas, sémiologiquement des plus secrets — J. Evola, lui, ne les avait interpellés que pour mieux cacher, en les utilisant sur les devants de ses inquiétantes menées activistes, d'autres activités, celles-là mêmes qui avaient été authentiquement porteuses d'un ordre de mission occulte, supérieur, aux buts situés donc au-delà de l'histoire, inavouables dans les termes du langage courant et sans doute tout à fait inconcevables pour d'autres que ceux du petit nombre des égrègoroi immuablement à l'œuvre de l'autre côté de la ligne. Si J. Evola avait donc pendant tant d'années dû faire semblant d'être, au sacrifice de toute sa vie, l'agent idéologique d'une certaine idée révolutionnaire de l'Europe, c'est pour dissimuler à l'extérieur son identité impersonnelle, devenue conceptuelle et innomminative, d'agent en mission de certaines entités polaires, suprahistoriques, archaïques dans le sens le plus radical du terme, ontologiquement extérieures aux temps du deve­nir non-polaire de l'actuelle histoire du monde à sa fin.

Un certain démantèlement final du temps histo­rique actuel arrivé au bout du cycle n'agirait-il pas déjà comme un révélateur redoutable pour un bon nombre de grands, de très grands secret, qui, secrets, le furent extraordinairement en leurs temps mais, qui, à présent, risquent d'émerger comme en transparence à travers la trame même de cet affaiblissement des temps que l'on pressent en train de se déclarer ?

À des échéances désormais prévisibles, ne fau­drait-il donc pas que nous attendions, ainsi, à des révisitations inouïes des certains dessous de la grande histoire occidentale du XXe siècle et, à cette inquiétante enseigne, n'y trouvera-t-on pas, aussi, la part des prochains déchiffrements si ce n'est des révisions déchirantes que proposera, à coup sûr, la révisitation de la carrière spirituelle sommitale de J. Evola lui-même, révisitation entreprise à la faveur, comme on vient précisé­ment de le dire, des actuels affaiblissements inti­mes des temps historiques avariés, mis en dis­qualification par les vertiges abyssaux de leur propre fin désormais si prochaine.

Et pour donner ici comme un avant-goût de ce que risqueraient sans doute d'être les résultats à terme de cette révisitation actuelle de la carrière spirituelle enclose, indéchiffrable et indéchiffrée, de J. Evola, je ne ferai que rappeler la sui­vante partie d'une correspondance confidentielle envoyée par Jean d'Altavilla, le 23 janvier 1963, de Palma de Majorque, à J. Evola, alors à Rome, correspondance citée dans La spirale prophétique :

« Or tout cela se tient par en dessous, et de quelle hallucinante manière, quand on pense au mystère sans fin, actuel et actualisé, de la niche CXLIX du cimetière d'Almudena, près de Madrid, où la preuve n'en finit plus d'avancer dans le néant de son propre néant qui va, la preuve sanglante, la sanglante dépouille qui prouve ce qu'il en coûte de vouloir ôter sa chemise (Cantique des Can­tiques, V, 3).

Cependant, l'Yihud de ces Très Sanglantes No­ces est mesuré, d'après la numération même du Sepher ha-Zohar, par le chiffre XLIX, qui est aussi le chiffre de l'Inextinguible Feu entretenu, au cimetière d’Almudena, par le secret de plus en plus insoutenable de la niche CXLlX. Or, à l'in­térieur du nombre théurgique CXLlX, le (C) est tenu d'agir exclusivement en tant que multipli­cateur indéfini, dans le sens de in saecula sae­culorum ; ce qui, dans ce cas-ci très précisément, impose au (C) un statut de diversion, de leurre métapsychique rappelant le nuage d'encre de la seiche, parce que le processus cosmologique en cours à partir de la niche CXLlX se trouve mesuré dans le temps avec une rigueur tout à fait extrême, et ne saurait concerner qu'une période opératoire de XXII années, soit l'espace de temps recouvert par la période 1962-1984. Et laissez-moi le répéter, 1962-l984.

De toutes les façons, le Mystère Final est né, et il se développe ».

Révocation de la mort

Sauf que, d'après mes derniers renseignements, il n'y a plus de niche CXLIX au cimetière d'Almudena, près de Madrid. Nettoyage par le vide ? Mais aussi translation, peut-être. Plus qu'un tom­beau vide, un tombeau révoqué et qui n'existe plus. Comme s'il n'avait jamais existé, ni là ni ailleurs. Cependant, la révocation d'un tombeau ne dévoile-t-elle pas aussi, et surtout, une révoca­tion de la mort, la révocation de la mort de « cette morte-là » ? Car seule cette révocation-là de la mort justifie, en la précédant, la révocation du tombeau, de ce tombeau-là. Cette double révocation kabbalistique laisse émaner une étrange lueur, une fort étrange lueur. On peut soupçonner qu'à cette enseigne se loge un mys­tère abyssal, un eschaton à l'identité effacée à dessein, tout comme l'identité de la morte-là, an­nulée.

Or quel mystère abyssal, suprahumain, peut-on soupçonner se cacher là en voie d'accomplisse­ment, si ce n'est ce « Mystère Final » qui apparaît dans la correspondance de Jean d'Altavilla à Ju­lius Evola, « Mystère Final » concernant la double révocation de la niche CXLIX du cimetière ma­drilène d'Almudena et de la mort en révocation annoncée par celle-ci ? Et quelles ont été, aussi, derrière le « Mystère Final » de la double révoca­tion d'Almudena, les actions de soutien compas­sionnel mises en branle par certains éléments de la fraction communautaire juive majorquine, kab­balistique ou plus élevée, dont fait état cette même correspondance de Jean d'Altavilla à J. Evola ?

Voilées encore, ces choses nous restent donc plutôt obscures, mais plus pour longtemps. Transparaissant à travers le resserrement final de l'actuelle temporalité historique, ces révélations encore à demi-voilées appartiennent à la zone mê­me des prochaines révisitations, qui nous diront, sans doute, aussi, quelle aura été, au-delà des fa­laises de l'histoire visible, la véritable mission occulte — et occulte dans les 2 mondes, en ce monde-ci et dans l'autre — de J. Evola dans ses engagements romains, supratemporels, rede­vables exclusivement des élévations d'une cer­taine Roma Principia.

♦ Avec “ l'autre Julius Evola”

Il n'y a pas longtemps, quelqu'un à l'égard de qui j'avoue une estime particulière, estime pour l'homme aussi inspiré que rigoureux et intègre mais estime, aussi, pour l'ensemble audacieux de l'action qu'il mène, seul, à l'abri du regard des profanes, m'avait prié de lui proposer, pour la publication spécialisée qu'il dirige lui-même, ce qu'il serait convenable d'appeler un “portrait de Julius Evola”.

L'œuvre écrite du grand visionnaire romain est aujourd'hui amplement connue, sa vie aussi, et non seulement en Italie. Grâce à toute une nébu­leuse de groupes d'information, d'études et de recherches ayant produit et continuant de produire des livres, des essais, des articles, des conférences et des rencontres sur J. Evola, nébuleuse tournant en ordre dispersé mais admirablement contrôlée, de l'intérieur et comme de par la seule qualité de sa présence à l'œuvre, à la fois agissante et non-agissante, libre, centrale, par le traducteur de Révolte contre le monde mo­derne et de la plupart des textes evoliens actuel­lement en circulation en France, je parle de Philippe Baillet, J. Evola est, depuis une quinzaine d'années, pour ainsi dire aussi connu en France qu'en Italie, ce qui me paraît tout à fait considérable.

C'est la principale raison pour laquelle je ne pen­se donc pas qu'il me faille encore m'attarder moi-même sur la présentation de l'œuvre de J. Evola ou de sa vie. Pour qui serait intérieurement porté à désirer de le faire, les traductions françai­ses de l'ensemble des écrits de J. Evola lui permettra d'aller directement à l'œuvre de celui-ci, dont l'approfondissement lui sera également rendu possible par la foisonnante littérature fran­çaise attachée à l'étude de celle-ci, de ses sillages et de ses ensemencements, de ses pistes en direc­tion d'un avenir prochain ou à l'horizon du nou­veau millénaire qui vient.

Au seuil des grands périls

Et, plutôt refermée sur eux-mêmes, d'ailleurs à très juste raison, des groupements évoliens pour­raient néanmoins s'entrouvrir pour qui serait tenté de s'intégrer dans l'aventure d'une recherche collective, et dont les buts, parfois, sauraient aller fort loin. Jusqu'au seuil même des précipices, des grands périls.

Par contre, ce que moi je pourrais faire et qu'en tout état de cause je fusse peut-être, aujourd'hui, le seul à pouvoir envisager de le faire réellement, c'est de m'engager à poursuivre une approche de l'autre Julius Evola, celui qui se trouve en­core et sans nulle trêve dans la dissimulation phi­losophique des enceintes d'éloignement, de pro­hibition infranchissable et de rupture de niveau appelées à garder hors d'atteinte ceux qui tout en ayant su passer de l'autre côté de la ligne, attein­dre aux états suprahumains de l'être différencié, se sont par la suite retrouvés à nouveau de retour en ce monde et dans les courants actuels de l'histoire, pour y accomplir les inconcevables tâ­ches compassionnelles de soutien et de redres­sement, d'éveil et de réveil, des tâches sacrifi­cielles et héroïques dont l'accomplissement dans l'ombre nous auront permis à nous-mêmes de persister dans la mouvance périclitée de l'être, de « survivre à l'engloutissement de l'Atlantide ».

Aller vers l'autre “Julius Evola” comme je suis en train de le faire, ici, pour arriver malgré tout à ce portrait de l'auteur de La Tradition Herméti­que, du Chemin du Cinabre, que j'ai promis — mais n'est-ce pas plutôt un vœu de fidélité — de livrer à échéance prévue, c'est aussi s'installer à ses risques et périls dans une dialectique de pro­vocation aux surenchères imprévisibles, mais dé­sactualisée et, surtout, désactualisante, se détour­ner d'avance et comme avec une sorte d'acharne­ment désespéré de toutes les fascinations, de tous les fracas de l'histoire ou qui d'une manière ou autre dépendraient encore des juridictions équivo­ques de celle-ci. Tout cela, certaines leçons tar­dives de J. Evola l'affirmeront sans ambages. Chevaucher le tigre : « Il n'y a aujourd'hui aucune idée, aucune cause ni aucun but qui mérite que l'on engage son être véritable ». Et aussi : « Le seul choix possible, l'absence d'intérêt et le détachement à l'égard de tout ce qui est aujourd'hui politique ».

Il n'empêche que les partisans de la ligne activiste dure de J. Evola, en même temps que ses en­nemis essayant de le compromettre civilement, et les uns aussi irréductibles que les autres, ne ces­sent de s'épuiser à tenter de prouver les implica­tions politiques directes si ce n'est les responsa­bilités révolutionnaires et même criminelles de la pensée évolienne, les uns et les autres ayant d'ail­leurs également raison. Il se fait seulement que leurs attendus ne concernent absolument en rien le niveau auquel je me trouve tenu de poser moi-même le problème de “l'autre Julius Evola”, qui s'était lui-même battu, jour après jour, pendant les années les plus intenses de sa vie, pour habi­liter, pour crédibiliser sur le terrain le subterfuge de ses apparentes activités politiques et histori­ques de pointe, alors qu'en même temps et de par ce mouvement même il agençait offensivement la couverture stratégique de ses autres menées, asservissant ainsi l'histoire à des tâches antihisto­riques et la politique à ce qui ne visait qu'à en dé­voyer la marche à des buts immédiatement antipolitiques. Ce qui ne change peut-être rien dans la tonne, mais tout quant au fond. Et c'est bien ce que j'entends prouver.

♦ Vienne, le dernier tournant

Vers la fin de la dernière guerre mondiale, des bombardements apocalyptiques avaient transfor­mé Vienne en une sorte d'enfer où les épousailles du fer et du feu semblaient avoir suspendu le temps, aboli toutes les limites de la réalité. J. Evola habitait alors Vienne, et c'est en contem­plant sereinement, en face, détaché de lui-même et de ce à quoi il était ainsi incité à participer com­me « dans une silencieuse interrogation du des­tin », la vieille capitale impériale de l'Europe des Habsbourg en proie aux flammes, en train de s'é­crouler sous les coups de la puissance des ténè­bres, qu'il fut grièvement blessé, “atteint dans son corps” : il restera paralysé jusqu'à la fin de ses jours, ayant perdu l'usage de ses membres inférieurs à cause d'une lésion essentielle de la moelle épinière. Mais sa paralysie, J. Evola la vivra comme une montée initiatique.

Vienne, le dernier tournant. J. Evola allait donc devenir, de par le sacrifice même de son corps réduit à l'immobilité, pétrifié dans l'immuable indisponibilité de ce qui de par son empêchement même est admis à la pacification polaire du centre ou de ce qui va au centre, s'investit dans les “terres du milieu”, sujet à un état de présence — ou plutôt à un état d'imprésence — à soi-même qui sera d'une nature suprapersonnelle, hiératique, libérée des emprises tumultueuses et parasitaires du temps et du devenir historique, “hors d'atteinte”.

Une souveraineté secrète

De par la parfaite immobilité d'état qui devint cel­le de son corps, de son propre corps qui, en mê­me temps, n'était plus son corps, J. Evola fut admis à une liberté autre, à une liberté de mouve­ment autre, symbolique, fondée sur la libre utili­sation des vertigineux espaces métacosmiques s'ouvrant à lui et en lui à travers le passage se­cret par l'intérieur dont la souveraineté entière venait ainsi de lui être offerte. C'est au dernier degré de l'impuissance apparente que J. Evola devint, dans l'invisible, le souverain grand maître du Passage Secret, de la Faille Intérieure. Une souveraineté secrète d'autant plus vite accordée qu'il en possédait déjà, d'avance, ne fût-ce qu'en principe, les codes ontologiques, indéchiffrables, et les hautes procédures médiumniques, insomniales, qui lui avaient permis d'avoir accès, des années auparavant, en concluant ses travaux avec les Groupes Ur, aux pouvoirs très spéciaux impartis à ceux des. conjurations du Soleil de Minuit, aux insaisissables « moissonneurs de minuit » dont John Buchan avait parlé lui aussi, dans Les Trois Otages.

Une monition évocatoire de ces contrées insom­niales auxquelles n'ouvre l'accès que la Faille In­térieure, et que seul illumine le Soleil de Minuit, est donné par J. Evola dans Révolte contre le monde moderne, et il me paraît infiniment heu­reux que ce fut le jeune à jamais Adriano Ro­mualdi qui l'ait relevé dans son livre testamentaire sur l'auteur de La Doctrine de l'Éveil : « L'autre région, le monde de l'état de l'Être, de ce qui n'est plus physique, mais métaphysique  — “nature intellectuelle privée de sommeil” — et dont les symboles solaires, les régions ouraniennes, les êtres de feu et de lu­mière, les îles et les cimes rocheuses furent traditionnellement les représentations » (Julius Evola : l'hom­me et l'œuvre, tr. fr. G. Boulanger, Pardès / Trédaniel, 1985).

Je reprends les mêmes analyses sous un angle lé­gèrement différent, par la suite on comprendra pourquoi. Je répète : c'est son corps empêché, é­cartelé au fond du monde qui, sur ordre supé­rieur, vint ainsi à offrir à J. Evola la liberté transcendantale attribuée à ses nouveaux pouvoirs de translation clandestine au delà de la ligne de passage, à ses habilitations de voyager loin à l'intérieur de “l'autre monde”, jusqu'au cœur même des “terres du milieu”, rejoindre la Shwêta-dwîpa, “l'Île Blanche”, alors que son esprit, apparemment libre de ses mouvements, se trouvait, lui, retenu en ce monde par l'obligation d'état d'y faire acte de présence, de répondre en permanence aux sollicitations de l'histoire en marche et qui l'entourait de toutes parts, de se rendre aux mises en instance proposées à l'homme Julius Evola, reconnu en situation irré­gulière en ce monde. Mais, sur qui, le monde ne pouvait déjà plus rien. Et qui le savait.

L'épreuve du feu philosophique

Encore une fois : ainsi devenu libre de voyager au-delà des limites ultimes de ce monde et de leurs inconcevables continuations dans le plus extrême lointain, libre dans les termes de l'as­somption symbolique de son propre corps soumis à l'épreuve philosophique du feu ou, plutôt, à l'épreuve du feu philosophique, la su­prême épreuve, porté donc insoumis et comme absent de ce monde de par son immobilité même, J. Evola, en ce monde, s'y voyait encore re­tenu à demeure par la disponibilité même de son esprit, libre, lui, de toute entrave spatiale, mais invité en permanence à y faire acte de présence. C'est la chair qui rend libre, si le feu l'a philoso­phiquement visitée. Julius Evola : « Nous sommes volonté froide qui décompose, des assassins aux mains carbonisées qui fixent le soleil ». Déjà Rimbaud, « c'est le jeu qui se relève avec son damné ». Et aussi : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. Voici le temps des Assassins ».

Or, J. Evola ne faisait ainsi que revivre, à un autre niveau, le niveau même de ce que j'ai déjà appelé le « dernier tournant », le « tournant de Vienne », l'extraordinaire renversement  des ter­mes intérieurs de la conscience et jusque de la condition humaine même dont il avait déjà eu à connaître, sous la lumière suprahumaine du Soleil de Minuit, lors des expériences de déconditionnement de la conscience et de la vie qu'il avait su conduire à leurs ultimes aboutissements lors de l'achèvement abrupt de ses travaux dans le cadre des Groupes Ur. Autrefois.

Renversement des termes intérieurs de la cons­cience dont Gustav Meyrink appelait lui, dans le Visage Vert et suivant certains enseignements in­terdits de la Kabale Judaïque de l'Est, « l'inver­sion des lumières » (le « changement des Candéla­bres », disent-ils).

Immobilisé, écartelé au fond du monde par sa pa­ralysie métasymbolique, mais en même temps libre de voyager sous « la lumière suprahumaine du Soleil de Minuit », où allait-il, J. Evola, quand il lui fallait se rendre auprès de qui, alors, faisait retentir au tréfonds de lui-même l'Appel du Nord Antérieur ? J. Evola :

« Selon le Völuspâ et le Gylfaginning, un “nouveau soleil” et une “autre race” se lèvent à l'issue du ragna­rökkr ; les “héros divins”, ou Ases, retournent sur l'Idafels et retrouvent l'or qui symbolise la tradition primordiale du lumineux Asgard et l'état des origines. Par delà les brouillards de la “forêt” règne par conséquent une plus pure lumière. Il y a quelque chose de plus fort que le devenir et la destruction, que la tragédie, le feu, le gel et la mort. Qui ne se souvient de ce qu'écrivait Nietz­sche : “Par delà la glace, le Nord et la mort — là est notre vie, notre félicité” ? Telle est l'ultime profession de foi de l'homme nordique, profes­sion de foi qui, en dernière analyse, peut se dire aussi olympienne et classique ».

Récuser la fatalité profane de la mort

« Par delà la glace, le Nord et la mort ». Tout com­me Gustav Meytink, J. Evola récusait la fata­lité profane de la mort, dont il entendait s'assurer d'avance la soumission en contrôlant, de par son propre vouloir éveillé, la marche prévue, le rituel et les symboles en action.

Comme Gustav Meyrink, qui est mort assis, le torse nu, en regardant droit devant lui, « à l'aube, en fixant le soleil levant », l'Île Invisible au milieu du lac de Starnberg, J. Evola se voulait entrer dans sa propre mort les yeux ouverts et maître de son souffle jusqu'à la fin.

Ne pas mourir, mais se faire lui-même son propre passeur, franchir secrètement la zone de tous les dangers et, ensuite, entrer souverainement dans l'occultation, pour y rester le temps – les temps – qu'il lui faudra pour que s'accomplissent les délais et les desseins de l'ensemble auquel il appartenait et qui l'avait de­puis longtemps entièrement pris en charge. Rejoindre son ancienne meute sidérale.

Suivant les termes préconçus du Rituel Philoso­phique de la Glace et du Feu, la dépouille mortel­le de J. Evola devait être, d'après ses propres dispositions confidentielles, par 3 fois inciné­rée, et ses cendres blanchies portées pour qu'elles soient confiées à la garde d'une profonde crevasse, d'une entaille dans le glacier de la Montagne de la Rose, au Nord de l'Italie.

Julius Evola est passé le 11 juin 1974, et quel­ques temps après, non sans certaines difficultés, d'ailleurs assez significatives, ses cendres furent comme de prévu confiées à la garde du glacier sauvage de la Montagne de la Rose.

« Celui qui prend l'extinction comme extinction et, une fois prise l'extinction comme extinction, pense extinction, pense à l'ex­tinction, pense sur l'extinction, pense l'“extinction est mienne” et se réjouit de l'extinction, ce­lui-là, je le dis, ne connaît pas l'extinction » (Majjhimanikâyo).

Tant d'années et tant de combats, tant de passion, tant de science et tant de guerres, tant de fierté et de volonté, tant de secrète lumière reçue et don­née pour qu'à la fin tout ce qui en restât vienne aboutir au tréfonds d'un haut glacier sur le ver­sant italien des Alpes ? Quoique se refermant sur elle-même, cette interrogation amènera au moins une autre : de toute la trajectoire héroïque de J. Evola, n'y aurait-il pas eu, quand même, autre chose aussi qui s'imposerait en force, et de la manière la plus lumineuse et la plus tranchante, à la face de ce monde et au-delà de tout oubli, quelque chose s'inscrivant au fond des cieux et obligeant les dieux eux-mêmes à en accepter l'affirmation irrévocable et limpide, ensoleillante ? Je pense que l'on peut se douter de ce que ma réponse personnelle à cette interrogation vraiment finale se doit d'être, et peut-être aussi bien qui parlera, en cette occurrence, par ma bouche. Maintenant.

♦ Nativité impériale

Il resterait en effet à savoir — ou tout au moins que l'on essaie de se le demander — quelle aura bien pu être, tous comptes faits, cette mission oc­culte venant de l'autre monde et s'y poursuivant, indifférente aux états actuels de ce monde et dont J. Evola s'était trouvé investi depuis les an­nées 30, ne cessant plus, depuis ce moment-là, d'en poursuivre l'accomplissement derrière la barricade diversionniste de ses sorties politiques européennes. Autrement dit, quels auront été ces « engagements romains, supratemporels, redeva­bles exclusivement d'une certaine Roma Prin­cipia », que nous avons évoqués ici même com­me la suprême part du destin impersonnel, trans­cendantal, de J. Evola, sans toutefois que nous en définissions plus avant la signification ni les buts, si tant est-il que ceux-ci nous fussent concevables.

De toutes les façons, force nous est-il de com­mencer par reconnaître que ce sujet reste, en prin­cipe, inabordable.

Une approche des plus relatives pourrait néan­moins invoquer l'ouverture d'un dessein d'origi­ne suprahumaine, divine, visant à reconstituer non point l'établissement impérial métahistorique de la Roma Principia révisitée dans ses fonda­tions préontologiques, mais de faire, en agissant depuis l'autre monde et dans l'autre monde, que les conditions suprahistoriques — divines et cos­miques — en viennent à être réunies encore une fois, qui rendraient à nouveau concevable l'émer­gence de la Roma Principia sur le plan de la plus grande métahistoire : non point le faire, mais rendre possible que cela se fasse si l'heure en ve­nait à nouveau.

À cette enseigne, l'Église, la Franc-Maçonnerie et le Judaïsme s'y trouveraient directement concer­nés dans leurs doubles éidétiques, intacts, persis­tant virginalement dans l'invisible, et c'est la con­vergence, l'intégration et les épousailles abyssa­les de ces Trois Instances qui constitueront alors l'immaculée conception du Nouvel Un, de l'Un Final demandant à émerger une nouvelle fois à travers l'identité suprahistorique de la Roma Ultima.

« On ver­rait toujours revenir le moment où l'Un s'élève­rait au-dessus des séparations pour se revêtir de splendeur. Ce secret était indicible, mais tous les mystères rituels l'ébauchaient et parlaient de lui, rien que de lui » (Ernst Jünger, Visite à Godenholm).

La grande religion impériale de Rome

Ce n'est en tout cas pas la sociologie dumézilien­ne qui rendra compte de ce qu'a été, dans l'histoire et au-dessus de l'histoire, la grande re­ligion impériale de Rome, religion cosmique, abyssale, hermétiquement enclose sur elle-même derrière la succession d'enceintes d'occultation lui ayant permis de rester inconnue jusqu'à la fin, absolument insaisissable de l'extérieur, intacte, virginalement non-atteinte dans son mystère fon­dationnel, et cela au-delà même de son retrait de l'histoire. Et pourtant, dans ses espaces de dé­doublement occulte et à travers ceux-ci, la reli­gion de Rome subsiste encore dans l'histoire, et y subsistera invisiblement jusqu'à la fin. « Il suffit de savoir retrouver l'ancien chemin ».

Ses perpétuations souterraines, symboliques et surchiffrées, et de plus en plus à couvert dans l'ombre de ses confréries hermétiques de com­mandement et d'influence, avaient pourtant in­vesti de l'intérieur, soutenu et armé, en Europe, avant l'affaissement fatal du XVIIIe siècle, les instances maçonniques de provenance et de créa­tion impériale romaine à ce moment-là non encore sécularisées et dont le double secret — et philo­sophique, et de grilles opératives — pouvait encore être tenu pour traditionnellement agissant. On connaît les sentences décisives de notre si grand Arturo Reghini, l'ancien compagnon d'ar­mes de J. Evola lors des établissements ro­mains des Groupes Ur : « La Maçonnerie est, de par sa nature, immuable, au-dessus des idéolo­gies transitoires de n'importe quel parti et, comme pour l'Église catholique, toute réforme et tout modernisme sont pour elle un danger mortel. Il est donc faux de dire que la Maçonnerie est tra­ditionnellement démocratique ». Grand dignitaire de la maçonnerie italienne de rite écossais, A. Reghini savait de quoi il parlait, et il avait le droit de le dire, à un certain moment.

Ainsi se fait-il que la vertigineuse séparation ré­gnant aujourd'hui entre la Maçonnerie conçue éi­détiquement en tant qu'Ordre de Refuge de l'an­cienne religion secrète, cosmique et divine de la Roma Principia, et la Maçonnerie  — les Ma­çonneries — actuellement en place en Europe et ailleurs, est encore plus fatidiquement irréductible que la béance dégradante et sombre qui éloigne à jamais t'irradiante figure suprahistorique de l'Imperium Romanum et les « états démocratiques » de la soi-disant nouvelle Europe actuellement en gestation. Ces distancements, béances, séparations, c'est ce qui donne la me­sure de l'écartèlement intérieur de nos temps de la fin.

La mission impériale occulte que, de son vivant,  J. Evola avait eu à poursuivre dans l'autre monde, viendra-t-elle à s'accomplir, après sa mort, en ce monde où tout semble voué d'avance à l'inaccomplissement ?

Toute nativité impériale est mystère, mystère d'u­ne immaculée conception se posant en miracle et d'un miracle posé en termes d'immanente con­ception, de recommencement là, et de réveil, où renaît l'Imperium.

Quelle importance pour nos combats ac­tuels ?

Je serai le premier à le reconnaître, la présente ap­proche de J. Evola et de son œuvre à double niveau ne laisse d'être singulièrement frustrante, la part du non-dit y prenant sans cesse le pas sur le discours qui s'emploie à éclairer ce qui peut supporter de l'être dans la marche d'une vie, d'u­ne œuvre si profondément consignées par le se­cret hermétique.

L'entité transcendantale d'appellation polaire, hy­perboréenne, dont J. Evola fut, au niveau d'extrême excellence à lui imparti et avec les mo­yens d'action qui lui furent alors assurés, l'agent secret d'exécution dans les 2 mondes, je parle de cet Imperium Romanum supratemporel et occulte s'identifiant aussi, dans une certaine me­sure, au Saint-Empire des grades supérieurs de la Maçonnerie Écossaise, a-t-elle été — l'est-elle en­core — inconditionnellement hors d'atteinte, et hors d'atteinte l'est-elle en permanence et pour tous ?

J'ai moi-même dit, dans un livre de témoignage et de révélations qui semble impossible à faire pa­raître, tout ce que sans trahir peut être dit, aujour­d'hui, dans certains milieux et seulement pour les nôtres, au sujet de ce qui, dissimulé suivant les souffles et les sceaux, les symboles agissants, les procédures des anciennes sciences nécromantiques et magiciennes romaines, persiste encore à se maintenir en état, sur la frontière de ce monde et de l'autre, comme une identité en continuation, en perpétuation ontologique de cette Roma Principia pour laquelle J. Evola et ses pairs sans nom et sans visage avaient livré, récemment encore — il s'agit du XXe siècle — de si grandes batailles restées inconnues et qui le resteront sans doute à jamais.

De toutes les façons, ces sentiers de hauts préci­pices, menant hors des limites de ce monde, qui sont les sentiers du passage sous contrôle mé­diumnique vers les régions transcendantales où se tient, immuable, la Roma Principia, ne sont pas d'accès matériel direct, visible, on ne saurait en aucun cas y parvenir autrement que par les voies intérieures de la conscience réveillée au su­pramental, ni sans faire appel à des rituels philo­sophiques et à des états d'être de grand péril, des plus prohibés, qui n'appartiennent en rien à la réalité immédiate et aux conventions aliénantes de ce monde subversivement de plus en plus étran­ger à ses propres principes.

Une réponse fondatrice de doctrine

Mais, à la fin, quelles sont-elles donc ces “ré­gions transcendantales” où se tient “immuable”, sous le regard limpide, surhumain, de certains, cette Roma Principia à laquelle nous revenons sans cesse, et, aussi, en quoi les connaissances réactualisées de cette problématique si spéciale, occulte et même occultiste, peuvent-elles s'avérer à nouveau utiles aux tragiques engagements de nos propres combats de libération grand-conti­nentale et de rétablissement impérial en cours ?

Même si, en l'occurrence, il ne le fait que d'une manière indirecte, je laisserai le soin de répondre à cette dernière question aux écrits de J. Evo­la lui-même et cette réponse, à ce qu'il me paraît, sera décisive, une réponse fondatrice de doctrine.

Dans une revue de combat, La Vita Italiana, nu­méro d'octobre 1940, J. Evola écrivait :

« ... ceux qui admettent l'existence de “forces occul­tes” ne les conçoivent trop souvent que comme de simples organisations politiques secrètes, comme des conspirations de certains hommes de la ploutocratie ou de la maçonnerie, lesquels, en dehors de leur art de se masquer et d'agir indirec­tement, seraient, au fond, des hommes comme tous les autres. Tout cela est trop peu. Les fils du plan de subversion mondiale remontent beaucoup plus haut — ils nous renvoient effectivement à “l'occulte” au sens propre et traditionnel : à savoir des forces supra-individuelles et non-humaines, dont de nombreuses personnalités, tarit de la scè­ne que des coulisses, ne sont souvent que les ins­truments. Faire des confusions de ce genre, et par conséquent s’arrêter à une conception super­ficielle et “humaniste” de l'histoire, sous l'effet de préjugés concernant “l'occulte” véritable, signifie notamment se priver de la possibilité de comprendre à fond des problèmes d'une importance essentielle dans la lutte contre la subversion mondiale » (cité par Giovanni Monastra dans sa collabo­ration au IIIe Colloque de Politica Hermetica, « Doctrines de la Race et Tradition », Paris, dé­c. 1987).

L'enseignement de J. Evola est d'une rectitu­de traditionnelle parfaite, et il renvoie aux mysté­rieuses recommandations de saint Paul dans son Épître aux Éphésiens :

« Car ce n'est pas contre un ennemi de sang et de chair que nous avons à combattre, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs du Monde des Ténèbres, contre les Esprits du mal qui se tiennent sur les hauteurs des Airs » (Ép. VI, 12).

Ainsi, il s'agit qu'on le comprenne d'une manière définitive : les causes réelles des grands événe­ments historiques sont nécessairement cachées, toute intelligence vraie des dimensions supérieu­res, métahistoriques, de l'histoire mondiale en marche s'adressera toujours à un centre de gravité occulte, situé dans l'invisible. Tout ce qui apparaît en plein jour dans la marche de l'histoire visible, qui se donne à voir, est occultement dé­cidé ailleurs, témoigne des résultats d'une con­frontation, d'une épreuve de force, d'une bataille gagnée ou perdue dans l'invisible : c'est dans l'invisible que se portent les grandes batailles dé­cidant du sens ultime de l'histoire, et c'est aussi dans l'invisible que nous-mêmes serons convo­qués pour tout gagner ou pour tout perdre lors des batailles décisives de notre génération, qui seront, toutes, des batailles secrètes.

Le plus Grand Empire Eurasiatique de la Fin

À l'heure où notre génération s'apprête à rega­gner clandestinement les positions prédestinées qui sont les siennes, d'avance, dans les futures batailles pour la fondation métahistorique en mê­me temps que politico-révolutionnaire directe du plus grand Empire Eurasiatique de la Fin, coro­nation suprême de la plus Grande Europe, nous devons donc comprendre que ces batailles nous allons devoir les porter, à quelques-uns, avant tout dans l'invisible, que c'est dans les profon­deurs interdites de l'invisible que, selon un an­cien dessein, ce qui doit se faire se fera et que, ce qui se fera, ce qui doit se faire, c'est nous, et nous seuls qui le ferons, à l'heure prévue. Car il y a une heure prévue et, désormais, celle-ci se veut imminente.

Et, pour conclure, rappelons-nous qu'il n'y a pas de nouvelle fondation impériale sans une nouvelle religion impériale, et que ce qu'il nous faudra donc chercher dans les lointains de l'invisible ce sera aussi le feu du mystère vivant et de l'incarnation des principes vivants de cette nouvelle religion impériale et de sa très secrète Nativité Fondationnelle, l'insoutenable lumière nouvelle de sa propre Fulgens Corona.

Il n'y a qu'un seul Empire, écrivait Moeller van den Bruck, tout comme il n'y a qu'une seule Église. La mission occulte de Julius Evo­la, sa très grande mission occulte, n'avait-elle pas été celle, au bout du compte, d'aller chercher l'ancien feu de vie pour ranimer l'être destitué du feu occidental et de son âtre obscurci.

► Jean Parvulesco, Vouloir n°89/92, 1992.

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◘ Politica Hermetica : “Les langues secrètes”

Les langues secrètes  sont le thème du treizième numéro de la toujours excellente revue Politica Hermetica. Après une introduction d'Émile Poulat, nous y trouvons “Savoirs secrets et écritures secrètes des scribes mésopotamiens” (J.-J. Glassner), “Les écritures des Sages Hermétiques d'après Ibn Wahshiyya (Xe s.)” (Toufic Fahd), “Les écritures secrètes à lunettes comme moyen de communication avec le monde des intermédiaires” (Gilles Lepape), “La langue secrète de Rabelais” (Claude Gaignebet), “Langue angélique, langue magique,  l'énochien” (Marco Pasi et Philippe Rabaté).

Nous signalerons particulièrement la recension critique de Philippe Baillet à propos du livre de Jean-Paul Lippi sur Julius Evola. L'intérêt de cette critique réside surtout dans la mise en lumière des limites d'Evola quant à sa compréhension des voies traditionnelles de l'Orient, que ce soit le Védanta ou le Taoïsme. P. Baillet écrit :

« Au pied du mur traditionnel qui lui refuse tout esthétisme, Evola commença par louvoyer, voyant en Lao-tseu une manière de “surhomme” chinois et dans le tantrisme un nietzschéisme en acte, donc bien plus piquant que l'autre. Puis, lentement, en rechignant, il arriva à des points de vue plus nuancés, sans pour autant jamais adhérer pleinement, en fait d'orthopraxie spirituelle, à la perspective traditionnelle. Ce qu'il ne comprit jamais totalement, c'est que “l'intuition intellectuelle” ou bien “l'intellect transcendant”  — si volontiers opposé à la “confusion” du mystique — n'est pas une faculté individuelle, et que “le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l'individu de dépasser ses propres limites”. Autrement dit, “ce n'est pas en tant qu'homme” que l'homme peut parvenir à la connaissance métaphysique ; “mais c'est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu'un être humain”. Ceci, par définition, ruine tout volontarisme : la réalisation métaphysique n'est pas “un effet de quoi que ce soit”, ni la “production de quelque chose qui n'existe pas encore, mais la prise de conscience de ce qui est”, dans l'éternel présent où rien “n'arrive”. (les citations sont de R. Guénon) (...)

Il est très révélateur de constater que chaque fois qu'Evola aborde l'étude d'une voie de réalisation, le mot “tension” apparaît très vite, quand les enseignements traditionnels, eux parlent de “lâcher prise”, d'“oubli de soi”, voire de “détente” : non pas seulement les enseignements à base dévotionnelle, affectivo-sentimentale, mais bien les enseignements proprement sapientiels ou même “martiaux” ». [p. 220 et 223]


♦ Les langues secrètes – Politica Hermetica n°13, L'Âge d'Homme, 1999, 234 p.

► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes, 1999.

 

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◘ Textes consultables sur ce site :

♦ De Julius Evola :

♦ Sur Julius Evola :

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◘ Bibliographie commentée :

genere10.gif Impérialisme païen (Pardès, 1993) : Les Éditions Pardès réédite ce livre paru en 1928, à la veille des accords de Latran qui devaient conduire à un accord entre l'État fasciste et l’Église Catholique. Ce texte de jeunesse d’Evola doit bien sûr être replacé dans le contexte agité de son époque. J. Evola jugea lui-même « chimérique » cette « tentative pour agir sur les courants politico-culturels de l’époque et s’opposa à sa réédition de son vivant. Anti-humaniste, anti-chrétien, ce manifeste anti-démocratique se méfie aussi du nationalisme et prône une révolution impérialiste et païenne basée sur l’idée de « descente de l’Individu Absolu ». Le texte lui-même, d’un intérêt littéraire et traditionnel très limité n’est pas représentatif de la pensée évolienne, mais il présente un intérêt historique certain. Il contribue en effet à mieux connaître la genèse de la pensée de J. Evola, telle qu’elle s’exprimera par ex. dans Révolte contre le monde moderne. Ce texte montre aussi, de notre point de vue, l’erreur relativement courante qui consiste à vouloir inscrire la Verticalité, l’Absoluité, dans la forme et particulièrement dans la forme politique qui n’est qu’un élément du décor. J. Evola, comme beaucoup d’autres, a commis cette erreur. L’expérience de l’Absoluité ne conduit pas à changer le monde, mais à s’en libérer. Cela n’enlève en rien la valeur de l’apport de J. Evola à la Tradition. Le lecteur doit être capable de faire la part des choses, distinguer ce qui est de l’ordre du conditionnement de la personne et ce qui est de l’ordre de la queste. P. Baillet, le traducteur, d’abord hostile à cette réédition, est bien conscient des risques et avertit qu’il livre le texte pour le meilleur et pour le pire : « Pour les honnêtes, qu’ils soient catholiques, “païens”, athées, agnostiques ou autres, et qui y verront ce qu’il faut y voir : un moyen supplémentaire de mieux comprendre aujourd’hui la genèse de l’œuvre d’Evola, notamment à travers les influences qui s’exercèrent sur lui dans les années 20. Pour les malhonnêtes, champions de la mauvaise foi, de l’ignorance feinte ou de la récupération, à quelque camp qu’ils appartiennent : que ce soit au secteur le plus rance, le plus moisi, le plus étriqué d’une “contre-révolution” catholique réduite à l’obsession du “complot judéo-maçonnique” et à la dénonciation de soi-disantes infiltrations “gnostiques” ; ou bien à la confrérie des surhommes en peau de lapin, nietzschéens d’opérette, païens des petits matins douloureusement héroïques après force libations et chants allemands ; ou, enfin, à la clique des inquisiteurs laïcs, qui ont érigé l’anachronisme en méthode historique et qui concluront, après lecture, qu’Impérialisme païen, avec des renvois à Louis Rougier, doit avoir figuré parmi les livres fondateurs (mais secrets, bien sûr, réservés aux “initiés”) de la … “nouvelle droite” française ». Après avoir renvoyé tout ce petit monde dos à dos, le traducteur nous invite donc à la lecture de ce texte qui permet aussi de mesurer l’influence de Reghini, franc-maçon et pythagoricien, sur Evola et la complexité des relations et des conflits entre Église Catholique, État fasciste et Franc-maçonnerie à cette époque, complexité perceptible encore aujourd’hui dans la société italienne. Le texte est suivi d’un Appendice polémique sur les attaques du parti guelfe, réponses de J. Evola aux attaques publiées contre lui notamment dans L’Osservatore Romano. — Pour mieux comprendre Evola et pour mieux comprendre l’Italie du XXe siècle. (La Lettre du crocodile n°3/2004)

Éléments pour une éducation raciale (Pardès, 1984)

Écritts sur la franc-maçonnerie (Pardès, 1987)

evolaa10.jpg L'Arc et la massue (Pardès, 1984) : Par les mots “arc” et “massue”, l'auteur a voulu désigner les 2 principaux domaines traités dans ce recueil d'essais (1958). Partant toujours des mêmes principes, Evola étudie des problèmes très différents. Avec “l'arc” on atteint des objets éloignés, et sous cet aspect l'ouvrage aborde des questions d'ordre supérieur, comme celles des relations entre l'Orient et l'Occident, de la notion d'initiation, de l'essence des mythes et des symboles de la signification de la romanité, des voies de l'action et de la contemplation, etc. Avec la “massue” on frappe et on abat des objets proches et il s'agit alors des essais contenant une critique radicale et une prise de position sur différents phénomènes des mœurs et de la société contemporaines. Le lecteur y trouvera donc étudiés des problèmes actuels, très courants et à la portée de tous, mais envisagés selon des points de vue inhabituels, anticonformistes et se rapportant à une conception supérieure de la vie et de l'homme.

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