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Cortès

Le retour de Juan Donoso Cortés

cortas10.jpg[Ci-contre portrait de Juan Donoso Cortés (1809-1853) illustrant la magnifique réédition allemande de l'Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, traduit et annoté par Günter Maschke. Le texte publié ici sert en quelque sorte de prolégomènes au travail de Maschke, qui n'a pas cessé en six ou sept ans d'approfondir ses connaissances sur la personne de Donoso et sur le contexte de son époque. Cette quête inlassable est consignée dans l’avant-propos de cette nouvelle édition. Cette anthologie est remarquable à plus d'un titre, car outre une correspondance entre Donoso et plus d'un homme illustre de son époque. elle est étayée par un formidable appareil de notes, notamment en ce qui concerne la polémique peu étudiée entre Donoso et Proudhon. Même si d'aucuns diront qu'il est vain de lire Donoso en allemand, la précision et la richesse des notes de Maschke rendent aujourd'hui cette démarche indispensable !]


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En Allemagne, sous l’impulsion de Carl Schmitt (1), nous nous sommes forgé une image de Juan Donoso Cortés, où entrent les ingrédients prin­cipaux que j'énumère ci-dessous : a) les libéraux, quand on leur pose la question, Jésus ou Bar­rabas ?, demandent l'ajournement du parlement ; b) la bourgeoisie n'est qu'une clasa discutidora (classe discutante) ne méritant que nos sarcasmes et notre mépris, incapable de faire face aux défis de notre époque de luttes sociales et idéologiques ; c) devant ce spectacle, il ne nous reste qu'une chose à faire : prendre une décision pure et non raisonnée, absolue et issue du néant, dont la quintessence a été formulée par Thomas Hobbes : Autoritas non veritas facit legem (l'autorité, non la vérité, fait loi). En effet, personne n'a annoncé la fin de l'ère de la discussion avec autant de vigueur rhétorique que Donoso Cortés, un ancien libéral mu désormais par la haine clairvoyante du renégat. Ses ouvrages ponctuent ses intuitions : en 1849 paraît son Discours sur la dictature ; en 1851, son Essai sur le catholicisme, le libé­ralisme et le socialisme, que je viens de traduire in extenso et de préfacer pour les éditions Acta Humaniora (Juan Donoso Cortés, Werke en 2 vol., vol. I : Essay über des Katholizismus, den Liberalismus und den Sozialismus und andere Schriften aus den Jahren 1831 bis 1833, VCH-Acta Humaniora, Weinheim, 1989).

Jusqu'en 1847, Juan Donoso, descendant de Hernán Cortés, avait été le porte-parole des conservateurs-libéraux espagnols, les modera­dos. Il était un fidèle épigone de François Gui­zot et de Pierre Royer-Collard. Comme eux, il croyait aux effets bienfaisants du suffrage cen­sitaire, au contrôle réciproque des pouvoirs cherchant la vérité, à la discussion entre parle­mentaires cherchant à se convaincre mutuelle­ment par des arguments rationnels, au pouvoir de l'intelligence, soit, en bref, à la disparition de la violence, à son expulsion hors du champ de la politique. Tout cela constituait le petit paradis d'idées généreuses cultivées par la monarchie de juillet, qui, en fin de compte, se satisfaisait du philistinisme bourgeois (“Nous-pouvons-discu­ter-de-tout-rationnellement”) et plaçait toute sa confiance dans la politique économique de Louis-Philippe, laquelle pouvait se résumer par “Enrichissez-vous”. Ce monde s'est effondré sous l'assaut des masses révolutionnaires. 1848 a mis en exergue toutes les faiblesses d'une classe qui, par ses raisonnements et sa dyna­mique économique, détruit et dissout toutes les forces conservantes et qui, par ses paroles hu­manitaires, ouvre la voie à la révolution démo­cratique, laquelle devient vite socialiste. Lorsque le socialisme s'emparera de la science majeure de cette classe, l'économie politique, et fera du juste partage des richesses le thème constant de son offensive politique, les forces de résistance de la bourgeoisie auront cessé d'être.

La liberté est désormais chose morte

Karl Marx et Alexis de Tocqueville, Lorenz von Stein et Bruno Bauer, Pierre-Joseph Proudhon et Auguste Comte, tous étaient assez d'accord avec le diagnostic de l'Espagnol, posé sur cette société qui aspirait à ce monde parfait d'équilibre et était, par cela même, branlante... Mais tous suggéraient des remèdes très différents : le socia­lisme prolétarien, une libéralité consciente de son pouvoir mais prête à des réformes, l'État social et l'impérialisme social, le fédéralisme avec revenu égalitaire ou la gestion scientifique de l'ensemble de la société. Mais malgré toutes leurs différences, ces hommes croyaient qu'il était possible de créer une stabilité nouvelle, de concilier une nouvelle fois dans le futur l'ordre et la liberté. Parce qu'ils croyaient que la liberté continuerait à vivre, ils croyaient en fait à la li­berté elle-même. À cette liberté pour laquelle tous luttaient et que tous revendiquaient. Et c'est précisément cette liberté qui, pour Donoso, est une chose morte, finie.

Son réalisme politique extrême, pathétique parce que plein de sarcasme et sarcastique parce que plein de pathos, se mêle chez lui à une théologie de l'histoire marquée par l'Apocalypse, ancrée d'emblée au-delà de la politique et pour laquelle la liberté n'est pas seulement chose morte ici et maintenant, une chose finie temporairement, mais une chose morte pour l'ensemble de l'histoire de l'humanité à partir de 1848, année où des événements se sont déroulés à l'avant-plan et où des connaissances fondamentales ont été acquises en coulisses. Cette intuition acquiert des contours clairs dans son célèbre Discours sur la dictature du 4 janvier 1849 devant les Cor­tes [Parlement espagnol] : « Messieurs, le mot est terrible, mais nous ne devons pas être effrayés de prononcer des paroles terribles, lorsqu'elles expriment la véri­té... La liberté vient de connaître sa fin. Elle ne ressuscitera pas au troisième jour, elle ne res­suscitera pas dans trois ans, ni même dans trois siècles ».

Donoso reconnaît la confusion et la faiblesse que génère le libéralisme, qui « disparaîtra sous les coups que lui portera l'école athéiste et socia­liste », qui est incapable de faire le Bien parce qu'il lui manque tout fondement dogmatique pour construire quoi que ce soit, qui est aussi incapable de faire le Mal parce que toute coura­geuse négation lui fait horreur, parce qu'il ne dit jamais ni « oui » ni « non », ni affirmo ni niego, mais toujours distinguo et ouvre ainsi la voie au scepticisme par sa propension à tout discuter, jusqu'au jour où le socialisme op­posera la violence à la discussion. Donc, à cause de cette confusion et de cette faiblesse que fait naître le libéralisme, Donoso, animé par un cer­tain pragmatisme, réclame la dictature. Ses con­clusions, elles aussi, sont devenues célèbres :

« Si l'on me posait la question de savoir si je choisis entre la liberté et la dictature, je choisirais bien sûr la liberté, comme chacun de nous ici... Mais, en fait, il s'agit de choisir entre la dictature de la révolte et la dictature du gouvernement. Et dans ce cas, je choisis la dictature du gouvernement parce qu'elle est la moins oppres­sante et la moins outrageante. Il s'agit donc de choisir entre une dictature qui vient d'en bas et une dictature qui vient d'en haut. Je choisis celle qui vient d'en haut, parce qu'elle est issue de régions plus pures et plus équilibrées ; il s'agit, en ultime instance, de choisir entre la dictature du poignard et celle du sabre ; je choisis la dictature du sabre parce qu'elle est la plus convenable ».

Les bonapartismes et les militarismes ne barrent pas la route à la maladie libérale

In concreto, il s'agissait, dans ce discours, de défendre la dictature du Général Narváez qui ve­nait de mater les révoltes de Madrid, Séville et Barcelone. Et de défendre Napoléon III en 1851. Cette année-là, Donoso est ambassadeur à Paris. Non seulement il connaissait les projets de coup d'État de Louis Napoléon mais il y collabora, notamment en fournissant des fonds. Mais, les soutiens accordés par Donoso à Nar­váez et à Louis Napoléon seront tous 2 de courte durée. Dès décembre 1850, il contribue à la démission de Nar­váez par son Discours sur l'Espagne. Dès le printemps 1852, il commence à se distancer de Louis Napoléon. À chaque fois, la raison principale de sa déception s'expli­que aisément : ni l'un ni l'autre régime n'ont pu barrer la route à la corruption libérale, tant dans le sens direct de concussion brute que dans le sens indirect de pourrissement moral minant l'ensemble de la société. Ni Narváez ni Louis Napoléon n'ont construit de véritable rempart contre la démocratie et le panthéisme, contre l'athéisme et le socialisme. Par sa politique plé­biscitaire et son économie étatique, Louis Na­poléon justifiait finalement et la démocratie et la révolution sociale qu'il avait d'abord reniées (2).

Ces régimes n'ont permis qu'une pause pour re­prendre du souffle. La dictature, l'état d'excep­tion n'étaient, pour Donoso, que des limites imposées au non-ordre libéral qu'il haïssait. Au-­delà de la dictature, aucun ordre nouveau ne pointait à l'horizon. Au point culminant de sa critique du libéralisme, Donoso, finalement, se préoccupe davantage de théologie que de politi­que, davantage des aspects théologiques que peut revêtir la politique que de théologie poli­tique. Donoso indique par là un mouvement na­turel qui porte la société européenne vers le déclin, précisément parce que cette société euro­péenne procède de cette auto-déification de l'homme, postulée par l'athéisme. Nous avons là l'essence de sa théologie politique, que Bo­nald lui a inspirée et qu'il a poursuivie et com­plétée. Carl Schmitt dira : « Ce parallèle immen­sément fertile entre la métaphysique et la théorie de l'État ».

Dans ses écrits et discours de 1849 à 1851, Donoso développe cette théologie politique. La théorie politique, présente dans ses œuvres pré­cédentes, s'estompe quelque peu. En 1851, dans l'Ensayo, sa pensée se mue en une pure théologie ou philosophie de l'histoire planant au­dessus d'un monde moribond, prédestiné à cette déchéance par la Providence. Le 30 janvier 1850, dans son Discours sur la dictature, il dit :

« Il existe trois sortes d'affirmations... La pre­mière : Dieu existe et ce Dieu est partout. La seconde : ce Dieu personnel, qui est partout, règne dans les cieux et sur la terre. La troisième : ce Dieu, qui règne dans les cieux et sur la terre, règne de façon absolue sur les choses divines et humaines. Dans les pays où ces affirmations existent dans l'ordre religieux, elles existent aussi dans l'ordre politique : il existe un roi qui, par l'intermédiaire de ses officiers, se trouve partout ; ce roi, qui est partout, règne sur ses sujets, et ce roi, qui règne sur ses sujets, gouverne ses sujets. De ce fait, toute affirmation politique n'est rien d'autre que la suite logique d'une affirmation religieuse. Dans ces trois affirmations se résume la période de civilisation que j'ai appelée la période affirmative, que j'ai appelée la période du progrès, que j'ai appelée la période catholique. Mais aujourd'hui, nous entrons dans une seconde période, dans une période négative, dans une période révolutionnaire.

Dans cette seconde période, il y a trois négations qui correspondent aux trois affirmations. Premièrement : Dieu existe, Dieu règne mais Dieu se situe si haut qu'il ne peut gouverner les affaires des hommes. Dans l'ordre politique, apparaît alors le parti des progressistes qui disent : “Le Roi existe, le Roi règne mais ne gouverne pas”... Puis arrive le panthéiste qui dit : “Dieu existe mais n'a pas d'existence personnelle ; et comme il n'est pas une personne, il ne gouverne pas et ne règne pas ; Dieu est tout ce que nous voyons et il est tout ce qui vit, tout ce qui se meut ; Dieu est l'humanité”. Le panthéiste, niant l'existence de Dieu, nie en même temps celle de la royauté et de la Provi­dence. Puis arrive le républicain qui dit : “Le pouvoir existe mais le pouvoir n'est pas une personne, donc il ne règne ni ne gouverne ; le pouvoir est tout ce qui vit, tout ce qui existe, tout ce qui se meut ; le pouvoir est donc la foule et, par consé­quent, il n'a pas d'autre moyen de gouverner que le suffrage universel ; il n'y a pas d'autre forme de gouvernement que la république”.

Le panthéisme, manifestation d'ordre religieux, a son pendant dans l'ordre politique : le républica­nisme. Puis survient une autre négation, qui est la dernière : à la suite du déiste, du panthéiste, ar­rive l'athée qui dit : “Dieu ne règne ni ne gou­verne, il n'est ni une personne ni la foule ; il n'existe pas”. Enfin arrive Proudhon qui dit : “il n'y a pas de gouvernement !”. Ainsi, Messieurs, une négation appelle l'autre, comme un gouffre en appelle un autre. Au-delà de cette négation, qui est gouffre, il n'y a rien, rien d'autre que les ténèbres, des ténèbres bien palpables ».

Un pessimisme dépourvu de toute illusion

Ce pessimisme, fondé sur la religion et la méta­physique, sur une vision radicale du péché ori­ginel, a aussi pour socle une expérience poli­tique. Quand Donoso retrouve la foi en 1847 — une foi qu'il n'avait quand même jamais totale­ment abjurée — grâce à l'amitié qui le liait au musicien Santiago de Masarnau et quand cette conversion fait de lui un homme complètement dénué d'illusions politiques, il cherchait encore et toujours une puissance garante de l'ordre en Europe. L'Espagne était trop faible et paralysée par des guerres civiles. La France était infectée par les poisons des Lumières, du déisme et, en­fin, du panthéisme et de l'athéisme. L'Angleterre — dont Donoso rejetait le système politique bien qu'il ait toujours été un ennemi du centralisme destructeur des pouvoirs intermédiaires, et ne retenait que le rationalisme formulé de façon valable par Hobbes — est devenue la puissance qui sème le désordre sur le continent.

Le protestantisme de la Prusse est « voué au démon » et l'idée d'une unité allemande est « condamnée tant par la raison que par l'histoire », est une fata morgana, dont l'absence de perspectives avait pu s'observer dans l'Église Saint Paul de Francfort en 1848 : « Les Allemands ont honoré la liberté comme une déesse dans une église et puis l'ont laissée mourir comme une putain dans un tripot — como una prostituta en una taberna ». L'Autriche est confrontée à son problème des nationalités. Et la Russie ? « Ce peuple à demi­-barbare, mené par une politique de sagesse, est destiné à accomplir de grandes choses ». La Russie est inattaquable militairement et menace tout le monde par son irrésistible force expan­sive. En mai 1849, quand les troupes russes in­terviennent en Hongrie, Donoso décrit l'armée russe comme « la seule réserve d'ordre en Europe ». Mais dès janvier 1850, il sent que l'alliance entre un panslavisme sous l'égide de la Russie et le socialisme est possible : « Je crois qu'une révolution est davantage possible à Petersbourg qu'à Londres ».

La faiblesse des conservatismes face au rationalisme simple et mécanique

La destruction des États pontificaux était prévi­sibles, de même que d'autres concessions pa­pales, y compris dans le domaine spirituel.

« Le royalisme catholique de type roman, le sentiment dynastique de la Prusse évangélique, l'union de l'orthodoxie russe avec le tsarisme constituaient trois forces conservatrices différentes sur les plans religieux et nationaux. Jamais elles n'ont pu former un front unitaire et homogène comme la révolution internationale, dont le rationalisme annihilait les inhibitions traditionnelles avec une simplicité mécanique » (3).

[Ci-dessous Proudhon, socialiste athée et anarchisant, est l'ennemi désigné par Donoso. Mais dans la radicalité de leurs prises de position, Maschke estime qu'ils sont frères en un certain sens...]  

proudh11.jpgDans tous les pays, l'Église, la Couronne et la noblesse étaient dans une situation déprimante, la bourgeoisie n'indiquait aucune direction ; quant au prolétariat, dont Donoso n'avait qu'une conception très diffuse (a), il était l'objet de la dé­magogie socialiste. Pour Donoso, qui l'a pris pour cible, Proudhon était le principal représentant de cette démagogie socialiste. Proudhon, l'homme qui voyait, dans la rigueur morale des strates paysannes et ouvrières de la société fran­çaise, le fondement d'une société nouvelle, l'homme qui prêchait une morale de guerrier, l'homme qui avait déclaré la guerre totale à la dé­cadence provoquée par le capitalisme, l'homme qui exerça tant d'influence sur Georges Sorel et sur le fascisme des pays latins... Mais Proudhon était aussi l'anti-théiste absolu (b), pour qui l'hom­me devait lutter sans répit contre Dieu, son en­nemi. Cette position, Donoso ne pouvait l'ad­mettre même si Proudhon avait, par ailleurs, tant de points communs avec lui. Pas d'alliance pos­sible entre Donoso et Proudhon... (4).

Décisionnisme de Hobbes et décisionnisme de Donoso

« Le découragement profond qui, en mon fors intérieur, m'a dicté la décision de me retirer de la vie politique, est plus grand encore aujourd'hui qu'hier et il était hier plus grand qu'avant-hier », déclarait déjà Donoso dans son Discours sur l'Europe, le 30 janvier 1850. Les observateurs ont souvent ignoré le dégoût et la lassitude de Donoso vis-à-vis des choses politiques, qui ont pris corps au plus tard à cette date. Mais le déci­sionnisme que l'on attribue à Donoso était d'une toute autre nature que celui de Hobbes. Hobbes voulait une décision par neutralisation, c'est-à­-dire par une reconnaissance implicite des faits de pouvoir créés par l'homme. La société, pour Hobbes, obtient la paix en décrétant que la ques­tion de la vérité n'a pas de sens. La décision pour Donoso, au contraire, était une prise de parti en faveur du catholicisme, perçu comme vérité révélée. Mais pour accueillir cette décision en faveur du catholicisme comme vérité révélée, il n'existait plus de forme politique. « La décision signifie, chez Donoso, quelque chose de totalement autre qu'un choix arbitraire entre diverses possibilités... Pour lui, on ne peut pas décider d'un ordre, qui, par principe, se situerait au-delà de toutes les déterminations humaines et exigerait la soumission et rien d'autre » (5). Cette décision donosienne pour les vérités éternelles, s'inscrivant dans la cadre d'une monarchie ca­tholique et légitime, au caractère corporatiste (ständesstaatlich) et anti-absolutiste fortement ancré, serait essentiellement légitimité et non dictature, contrairement à l'interprétation qu'en donne Carl Schmitt.

C'est bien cette légitimité-là qui avait disparu. Donoso n'a misé que pendant un bref laps de temps sur Narváez et Louis Napoléon et n'a cru que pendant quelques semaines à l'alliance des 2 figures du prêtre et du soldat, de la figure qui nie sa subjectivité et de celle qui offre sa vie en sacrifice, à la domination du sabre et du goupillon, comme ironisait Karl Marx. Donoso avait perçu comment les idées conduisaient à la barbarie. Son espoir de voir les soldats sauver la civilisation ne fut que de très courte durée.

Ses options politiques ne lui apparaissent plus importantes. Les peuples sont devenus inca­pables d'être gouvernés et sa vision — consi­gnée dans l'Ensayo — de la lutte finale entre le catholicisme et le socialisme, entre une affirma­tion absolue et une négation radicale, est méta­politique et, par suite évidente, a-politique. Et puisque la victoire du Mal apparaît toujours naturelle à Donoso et puisque la victoire du Bien est toujours et seulement surnaturelle, il faut ad­mettre qu'il ne croyait plus à une victoire poli­tique du catholicisme : les sabres de Narváez et de Napoléon III ne constituaient plus les instru­ments décisifs pour bâtir le Katechon.

L'Ensayo, si l'on raisonne en termes politiques, ne recèle aucune thèse politique. La critique du libéralisme et du socialisme qu'il contient repose sur une décision d'ordre religieux, laquelle, bien sûr, jette un éclairage vif sur la radicalité et l'« insondabilité » des événements politiques, sans pour autant créer une théorie politique. Cette ab­sence théorique explique « cette incapacité patente à faction, cette inhibition curieuse, qui frappait Donoso depuis 1849. Donoso ne peut ni se décider à renoncer au monde et à rentrer dans un ordre, alors qu'il se sentait attiré par la vie re­ligieuse, ni poursuivre la lutte au Parlement, cette arène politique de l'Espagne, ce lieu donné, fait incontournable même s'il est éminemment méprisable, ni prendre la responsabilité des af­faires de l'État, alors que les circonstances étaient favorables » (6).

La nature de l'homme, pourvue du libre arbitre, étant de rejeter le Bien et d'embrasser le Mal de­puis le jour où fut commis le péché originel, ce produit, disait Donoso avec une pointe d'hu­mour grandiose, de 2 « discussions » : la dis­cussion entre le Serpent et Eve et la discussion entre Eve et Adam. La nature humaine est donc essentiellement corrompue, méprisable, miséra­ble et ne vaut rien.

Depuis le péché originel, existe entre la raison humaine et l'évidence une inimitié insurmonta­ble, une répugnance réciproque fatale. La raison humaine, quand elle n'est pas éclairée par la foi, commet la folie de se mettre à la place de Dieu :

« La volonté humaine accepte ce qui est insensé, parce qu'elle est fille de la raison ; et la raison se réjouit des œuvres de la volonté car celle-ci est son propre enfant, sa propre parole ; parce que cette parole est le témoin vivant de sa puissance créatrice. Dans l'acte qui crée cette parole, l'homme est comme Dieu et peut se nommer lui-­même Dieu ».

Cette logique conséquente, aux accents quasi manichéens, est la logique que développait le jeune Donoso, quand il était encore un propa­gandiste luttant pour que domine dans le monde l'intelligence humaine. Cette logique sera par la suite retournée et, dans cette nouvelle perspec­tive, les progrès du rationalisme subjectif de­viendront des manifestations de décadence, de déclin, de refus de Dieu, qui ne cesseront jamais de se radicaliser en suivant une trajectoire mono­linéaire et continue. L'histoire du progrès de la raison est l'histoire du progrès de la folie, de la folie de ceux qui croient qu'ils égaleront un jour Dieu.

Avant Orwell, Donoso avait compris que la liberté des libéraux est en réalité l'esclavage des peuples

Mais en réalité, derrière les belles paroles, le déploiement dans l'histoire de cette liberté hu­maine et subjective constitue un progrès de l'esclavage, l'avancée constante d'un terrible “totalitarisme”. Le pessimisme qui se dégage des visions de Nietzsche et de Jacob Burckhardt, d'Ernst von Lasaulx et de Brooks Adams, est largement dépassé chez Donoso. Notamment dans sa célèbre comparaison entre le thermomètre politique et le thermomètre religieux :

« Entre Jésus et ses disciples, il n'y avait pas d'autre gouvernement que celui de l'amour du maître pour ses disciples et de l'amour des disciples pour leur maître... Quand la répression intérieure était totale, la liberté était absolue. Nous sommes alors à la période apostolique... Et à cette époque, Messieurs, la religion chrétienne, soit la religion de la répression intérieure et religieuse, était à son apogée. Mais un germe s'est mis alors à se développer, un germe d'impudence et de liberté vis-à-vis de la religion. Cette amorce de déclin du thermomètre religieux correspond à une amorce de croissance du thermomètre politique.

Viennent alors les temps féodaux, et la religion reste toujours à son apogée mais est déjà, à un certain point, corrompue par les passions humaines. Que se passe-t-il ensuite... ? Un gou­vernement réel et efficace devient nécessaire. Mais un gouvernement des plus faibles qui soient suffit encore. C'est dans ce contexte que l'on fonde la monarchie féodale, la plus faible de toutes les monarchies. Nous arrivons au XVIe siècle. En ce siècle, avec la grande Réforme de Luther, avec ce grand scandale politique, so­cial et religieux, les monarchies féodales devien­nent absolues. Il devenait nécessaire que le ther­momètre de la répression politique s'élevât, par­ce que le thermomètre religieux, lui, ne cessait de descendre. Et quelle nouvelle institution créa-­t-on alors ? L'institution de l'armée permanente. Il ne suffisait plus aux gouvernements d'être absolus. Ils exigèrent et obtinrent le privilège d'avoir à leur disposition des armées composées de millions d'hommes.

Mais il était pourtant né­cessaire que le thermomètre politique s'élevât encore car le thermomètre religieux ne cessait de descendre. Quelles nouvelles institutions créa-t­-on alors ? Les gouvernements dirent : “Nous avons un million de bras. Cela ne suffit pas : nous devons avoir un million d'yeux”. Et ils obtinrent la police. Et ensuite, Messieurs, il ne suffisait pas aux gouvernements d'avoir un million de bras et un million d'yeux ; ils voulu­rent avoir un million d'oreilles et ils obtinrent la centralisation de l'administration... Et alors, di­rent les gouvernements : “Pour opprimer, un million de bras ne nous suffisent pas ; un million d'yeux ne nous suffisent pas ; un million d'o­reilles ne nous suffisent pas ; nous avons besoin de plus, nous avons besoin du droit à nous trou­ver partout en même temps”. Et ils l'obtinrent. Et l'on inventa le télégraphe...

Prenez, Mes­sieurs, en considération les analogies que je viens de vous soumettre. Songez que lorsque la répression religieuse intérieure était à son apo­gée, aucun gouvernement n'était nécessaire. Mais quand il n'y a pas ou plus de répression religieuse intérieure, aucune forme de gouvernement ne s'avère suffisante et tous les despo­tismes apparaissent désuets et incomplets... La voie est ouverte pour un tyrannie gigantesque, colossale, universelle, incommensurable... ».

Cela, c'est de la métapolitique. Mais une méta­politique qui décrit bien la croissance naturelle qu'ont connue le pouvoir de l'État et le pouvoir social, au-delà des illusions de l'homme qui croit en son “libre arbitre”, qui croit au progrès infini de la liberté. C'est parce que l'habile diplomate Donoso a perçu ces perspectives sur­réalistes (au double sens du mot) que sa volonté politique s'est évanouie. Au cours des dernières années de sa vie, il se consacrera à la prière, à la méditation et à une bienfaisance quasi illimitée, qui le conduira à la limite de la faillite. À l'échelle individuelle, Donoso tentera de faire valoir sa thèse, selon laquelle il n'y a qu'un seul moyen pour lutter contre le socialisme : les riches doivent pratiquer un charité illimitée et fraternelle.

Donoso n'a jamais cessé de souligner que les peuples, une fois qu'ils se sont détournés de la religion, n'y reviennent plus. Dès lors, l'idée d'une restauration catholique que cultivaient un Joseph de Maistre ou un de Bonald dans l'arène de la politique réelle lui semblait vaine et oi­seuse. Comme seul porteur de décision restait encore le sujet qui se soumettait à Dieu. Et le dernier combat entre le catholicisme et le socia­lisme, dont rêvait Donoso, n'était pensable que comme un jugement du Dieu incarné dans l'Église catholique, jugement porté sur un mon­de qui s'exprimait, en ce temps-là, par le biais de l'athéisme, du libéralisme et du socialisme.

 

► Günter Maschke, Vouloir n°65-67, 1990. (texte paru dans Criticon n°86, hiver 1984 ; tr. fr. : RS)

◘ Notes :

  • (1) Surtout dans ses 2 ouvrages : Politische Theologie - Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, München/ Leipzig, 1922 ; et Donoso Cortés in gesamteuropäischer Interpretation, Köln, 1950. Chez Carl Schmitt, le con­cept de “décision” est, dès le départ, issu de 2 con­ceptions très différentes : celle de Hobbes et celle de Do­noso Cortés ; cela explique les confusions et les irritations qu'a suscitées l'œuvre de Schmitt. Sa volonté de faire de Donoso un disciple de Hobbes a rencontré surtout la désapprobation des auteurs espagnols. Pour mesurer la densité de cette polémique, lire les nombreux essais parus entre 1950 et 1953, dans la revue espagnole Arbor.
  • (2) C'est ce que Proudhon a reconnu surtout dans son ou­vrage très pointu, La révolution sociale démontrée par le coup d'État du 2 décembre (1852) et dans son manuscrit posthume Napoléon III (Paris, 1900). Des craintes com­parables s'observaient dans le camp des conservateurs, no­tamment chez von Gerlach.
  • (3) Carl Schmitt, Donoso Cortés..., op, cit., p. 65 sq.
  • (4) À Propos de Proudhon en tant que critique de la reli­gion, cf. Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, 1945. Malheureusement, peu d'études ont été con­sacrées jusqu'ici au rapport Proudhon/Donoso. cf. l'esquisse, de ce rapport que propose Löwith dans Von Hegel zu Nietzsche, 8.A., Hambourg, 1981, pp. 271-274.
  • (5) Luis Diez del Corral, Doktrinärer Liberalismus - Guizot und sein Kreis, Neuwied, Berlin, 1964, p. 339. Dans le même ouvrage, p. 341, on peut lire : « ... toute at­titude politique, qui ne parie que sur des espoirs surnatu­rels, quitte le terrain étroit des chances politiques ».
  • (6) Edmond Schramm, Donoso Cortés - Leben und Werk eines spanischen Antiliberalen,  Hamburg, 1935, p. 96 f.

◘ Scholies en sus :

  • (a) : Cette difficile appréhension du monde ouvrier, qui ne se ramène pas forcément à l'adage bourgeoisiste "classes laborieuses, classes dangereuses", restera un sujet problématique des milieux catholiques français au XXe s. : « Un révisionnisme homologue est de mise dans l'ordre sociologique. L'investigation historique a montré que la déchristianisation ouvrière avait été largement surestimée, toujours à partir d'a priori pastoraux par trop centrés sur l'idéal-type de l'ouvrier métallurgiste de la banlieue parisienne, marquée par l'influence communiste et loin de représenter l'ensemble du monde ouvrier. Ceci a pu conduire à l'aporie pastorale et idéologique des prêtres ouvriers et du progressisme catholique, vers le milieu du XXe s. À l'inverse, la déchristianisation des bourgeois au XIXe s., et celle des paysans, au XXe s. [not. pendant les Trente Glorieuses], étaient toutes deux sous-estimées... On avait un peu vite extrapolé à partir de l'invite faite par Thiers en 1848, non pas de passer aux barbares comme Ozanam, mais de se jeter dans les bras des évêques. Rétrospectivement, ces données permettent de comprendre le titre, un brin provocateur, de l'ouvrage d'É. Poulat : Église contre bourgeoisie », M. Lagrée, « Religion et monde moderne », in : L'histoire religieuse en France et en Espagne, Actes du colloque international de la Casa de Velázquez (2-5 avril 2001), Madrid, coll. de la Casa Velázquez, vol. n°87, 2004, p. 474.
  • (b) C'est en raison de son réalisme plénier, respectant la diversité et le développement antinomique des êtres et des choses, que la pensée proudhonienne associe anti-théisme (antimysticisme de l'esprit et de la matière), anticapitalisme (négation de l'exploitation de l'home par l'homme) et anti-étatisme (négation du gouvernement de l'homme par l'homme). Elle s'en prend en effet autant au spiritualisme intégriste avant la lettre qu'au matérialisme intégral, similaires par leur unitarisme dogmatique érigeant un principe dominateur un seul élément de la réalité. Se placant résolument sur un plan séculier, elle défend un justicialisme idéo-réaliste, c'est-à-dire basé sur une dialectique créatrice de la pensée et de l'action dans les rapports sociaux. L'histoire est mouvement, négation-révélation (double mouvement de réalisation par le travail et d'idéalisation par la justice), et par là progrès-régrès (point de théorie automatique du progrès : les pratiques de rétrogradation, perte du réel, adviennent quand  l'idéalisme imaginatif et le dogmatisme idéomane abusent la liberté et la détournent de son rôle de force de composition des éléments antagonistes de l'univers physique, social et personnel). Les règles de la justice mutuelle permettent ainsi par leur application l'émergence de l'être progressif, l'arbitrage de sa destinée, et leur bafouement conduit au domaine de l'être fatal, à l'arbitraire du destin. C'est fort de ces lignes-force de la pensée proudhonienne que nous pouvons contextualiser son rapport  à l'Église : « Le polémos rend compte des rapports globaux qui structurent la société, “sa mission est de faire prévaloir la justice, qui plus qu'une abstraction est une puissance, et d'en procurer entre les peuples le développement incessant” (La guerre et la paix, t. 2). La justice s'inscrit donc dans un processus historique ; elle n'est pas une notion idéaliste mais l'expression de la réalité, c'est-à-dire des lois sociales, que l'homme découvre peu à peu. Pour Proudhon, la justice a jusqu'à présent été reléguée à des rangs subalternes dans les sociétés. Les nations ont eu pour divinité la Richesse, la Puissance, mais aucune n'est venue à penser que c'est le Droit qui est le plus puissant des dieux, le principe suprême, l'alpha et l'oméga. “La Justice est fille, tout au plus épouse, mais épouse répudiée de Jupiter ; un simple attribut de Jéhovah” (De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1).  Cela s'explique par le fait qu'à sa naissance, l'Humanité a une puissance d'imagination qui idéalise ce qu'elle voit, ce qui lui paraît concret, de là la divinisation des forces de la nature : puis peu à peu sa faculté d'abstraction se développe pour saisir des idées et des concepts plus larges et plus simples. Ainsi “l'enfant commence par aimer et respecter son père et sa mère ; de là il s'élève à la conception du patriarche, prince, pontife, roi ou czar ; de ces figures il dégage peu à peu l'idée d'autorité : il lui faudra trente siècles pour concevoir la société, la grande famille dont il fait partie comme l'incarnation du Droit” (ibid.). Mais quel que soit son degré de développement dans les sociétés, c'est toujours la justice qui soutient la cohésion sociale ; sans elle la dissolution est immédiate et sans appel, cela dès les premiers temps. Elle constitue pour Proudhon une force spirituelle commune, destinée à prendre le relais de la foi chrétienne. Henri de Lubac a pu écrire qu'il éprouvait en face de la Justice “le frisson du sacré” (Proudhon et le Christianisme, p. 297) comme l'attestent ces lignes adressées à Langlois à propos des partisans de la propriété littéraire : “Ils ne voient pas que le juste, le beau, le vrai, forment la religion de l'avenir ; que cette religion, aussi bien que le christianisme qu'elle remplace, est Sacrée” (lettre à Langlois du 27 Octobre 1858). Mais si la Justice peut être considérée comme un principe suprême, lien entre l'idée et la matière, prenons garde à voir en elle l'objet d'un culte similaire aux religions : étant radicalement immanente, résidant dans les forces, elle exclut toute forme de subordination et d'adoration, même de l'homme par lui-même (nous verrons plus loin à quel point Proudhon railla les athées humanistes dont la figure de proue était Feuerbach). Dès son premier mémoire sur la propriété, Proudhon a opposé la Justice à la religion. Cette opposition prendra toute son ampleur dans son chef d'œuvre De la Justice dans la Révolution et dans l'Église où l'ensemble de sa démonstration consiste à exposer la vision faussée et idéologique de la Justice par l'Église et la vision réelle de la Révolution. Car pour Proudhon, l'incarnation de la Justice, c'est le mouvement historique perpétuel de la “Révolution” (notons au passage le “R” majuscule qui octroie à la Révolution un caractère  sacré ou à tout le moins un principe éternel et universel), dont la révolution française, en déclarant les droits de l'homme, constitue le point d'orgue. L'histoire de l'humanité se résume à cette lutte entre la Justice réalisée par la Révolution et les idéologies prônées par les religions de toutes sortes (leur caractère transcendant et absolutiste fondant leur point commun), de l'idéalisme de Platon au messianisme prolétarien de Marx, en passant par le christianisme et l'idéologie capitaliste. “Qui dit révolution dit nécessairement Progrès, dit par là même conservation. D'où il suit que la révolution est en permanence dans l'histoire, et qu'à proprement parler il n'y a pas eu plusieurs révolutions, il n'y a qu'une seule et même perpétuelle révolution” (Idées révolutionnaires, p.223). Du fait que tout. s'enchaîne, chaque révolution prend sa source chez la précédente ; il ne s'agit donc pas de la nier, ce qui reviendrait à nier la Révolution, mais de la dépasser, d'où le rejet par Proudhon du concept de “table rase”. Le polythéisme a d'abord civilisé les premiers humains, mais l'esclavage, l'inégalité des dieux et l'infériorité relative des races par la séparation entre le monde barbare et celui de la Cité finirent par corrompre le genre humain ; c'est alors que la révolution de l'Évangile eut lieu. Proclamant l'égalité des hommes devant Dieu et l'unité de Dieu, elle abolit simultanément l'idolâtrie et l'esclavage. Mais le christianisme, en s'établissant sur la foi, affranchissait dans une certaine mesure le corps tout en laissant la pensée esclave. C'est pourquoi eu lieu une seconde crise qui débuta au XVIe s. et qui eu pour nom Philosophie. Ainsi des hommes comme Galilée, Arnaud de Bresce, Descartes ou encore Luther continuèrent l'œuvre du Christ en déclarant la liberté de la raison et son corollaire logique : l'égalité de tous devant la raison. Cependant cette liberté n'était encore qu'individuelle ; il fallait aussi lui donner une réalité dans la société. La troisième révolution, au milieu du XVIIIe s., est donc politique, il s'agit du Contrat social, consacrant la souveraineté du peuple (continuation et transformation du dogme de l'unité de Dieu) et l'égalité de tous devant la loi. Cependant en ne s'attachant qu'à la chose politique, la liberté était davantage formelle que réelle, c'est pourquoi la Révolution, après avoir été religieuse, philosophique et politique, devient économique, réalisant l'égalité des hommes devant la fortune et le travail. La Révolution n'a pas de fin, elle réalise peu à peu la Justice dont l'accomplissement total est impossible du fait de la perfectibilité infinie de l'homme. La Justice reste toujours au fond de toute civilisation et de toute époque, sans cesse approfondissement d'elle-même ; c'est ce qui fait dire à Proudhon que : “l'humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-même : ses progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions, ses systèmes, si opposés en apparence, présentent toujours le même fond, vu de côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation, reste toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la philosophie, la science, ne font que se traduire” (Philosophie de la misère, t. 3). Ainsi, les révolutions successives ne se contredisent pas, elles participent toutes à la découverte de la Justice. La Révolution dont Proudhon désire la victoire est l'expression du développement le plus élevé de la Justice, c'est pourquoi elle est à la fois continuation mais aussi adversaire du Christianisme du fait qu'étant en perpétuel mouvement et progrès il y aurait rétrogradation et contradiction à ce qu'elle revienne aux principes désormais dépassés de la religion. C'est ce qui l'a amené à écrire De la Justice dans la Révolution et dans l'Église où, tout en louant les mérites et la nécessité des religions dans le développement de la justice, il insiste sur leurs caractères néfastes dès qu'elles se mettent en travers de la Révolution pour t'empêcher de continuer son œuvre. La roue tourne, la Justice les a dépassées et ne les tolère plus. Lorsque Proudhon s'adresse à l'Archevêque de Besançon, s'il admet que le Christianisme fut nécessaire, il ne reste pas moins ferme sur son caractère désormais obsolète et rétrograde : “Sans doute vous ne pensez pas, Monseigneur, que ce soit par hasard que l'Église rencontre sans cesse sur son chemin la Révolution, et moi je ne le crois pas non plus. Et lux in tenebris lucet,  dit Jean, Si la lumière rayonnait également de partout, ou que les corps ne donnassent pas d'ombre et fussent translucides, comment aurions nous la sensation de lumière ? De même sans le divorce de la conscience, comment aurions nous compris la liberté ? Sans les fictions de la théologie et les exhibitions du culte, comment aurions nous découvert la morale ? Sans l'Église, comment se serait produite la Révolution ?” (De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, t. 2). Mais maintenant que la “vérité est connue”, la justice théologale doit laisser sa place à la justice révolutionnaire, l'allégorie à l'idée positive, la religion “doit être écartée” (ibid.) Les jugements des hommes peuvent être faussés, les formes qu'ils donnent à la justice chimériques et parfois dangereuses, mais cela ne remet pas en cause ce sentiment immanent de la justice. L'erreur de perception a toujours lieu en vertu de celle-ci, bien que cela se fasse malgré et envers elle. Ainsi s'adresse t-il aux chrétiens dont il affirme que la justice leur étant immanente, elle se trouve nécessairement supérieure au Dieu qu'ils prient (...) », É. Jourdain, Proudhon, Dieu et la guerre : Une philosophie du combat, L'Harmattan, 2006, p. 59 sq.

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◘ Études :

◘ Extraits :

 

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pièces-jointes :

Un contre-révolutionnaire méconnu

Donoso Cortés, entre la dictature et l'apocalypse

 

19662610.jpgCommenté passion­nément, aux alentours de l'année 1850, par les plus importants journaux européens ; jouis­sant de la profonde estime de Metternich ; lu après sa mort par Barbey d'Aurevilly (cf. Les philosophes et les écrivains religieux, 1860) et Villiers de l'Isle Adam ; rangé par Léon Bloy au nombre des grands « dans l'ordre intellectu­el » ; revisité à notre époque par Julius Evola et par un juriste et politologue du niveau de Carl Schmitt, qui voit en lui « un des plus grands penseurs politiques du XIXe siècle » et salue dans son œuvre « le phénomène rare d'une intuition politique qui se meut dans des horizons séculaires », Juan Donoso Cortés (1809-18­53) reste un penseur seulement connu de cercles de spécialistes. En France du moins, où le sectarisme de quel­ques cliques éditoriales continue de faire la pluie et le beau temps en matière culturelle. En Allemagne, par ex., un éditeur de premier plan publie les Œuvres complètes de Donoso.

 

Les raisons de cet oubli doivent évidemment peu au hasard et beaucoup à la nécessité. Même si l'honnêteté oblige à dénoncer ici le dilettantis­me de certains contre-révolutionnaires français, dont on s'explique mal le désintérêt pour Donoso quand on sait qu'il s'agit d'un pen­seur aussi rigoureux que Maistre, bien que moins brillant, et aussi profond que Bonald tout en étant plus agréable à lire, il est certain qu'il y a nécessité, pour les idéolo­gies dominantes, de maintenir Donoso sous l'éteignoir.

Il y a 3 ans, Arnaud Imatz écri­vait dans l'avant-propos de la réédition (éd. Dominique Martin-­Morin, Grez-en-Bouère, 1986), de l'œuvre maîtresse de Donoso, l'Essai sur le catholicis­me, le libéralisme et le socialisme : « Donoso était un homme brillant et admiré, un diplomate fin et effi­cace (...), un orateur éloquent, un écrivain à la plume élégante et facile, enfin un catholique dont la vie a valeur d'exemple. C'en était trop pour ses adversaires ». C'en est toujours trop pour ses ennemis d'aujourd'hui.

C'est pourquoi il faut saluer une double initiative très méritoire : la publication du testament doctrinal de Donoso, la Lettre au cardinal Fornari, qu'il écrivit le 19 juin 1852. Les 2 versions de ce texte qui nous sont proposées ne font pas double emploi, puisqu'il s'agit là d'un texte véritablement capital.

Formé à l'école libérale

Élève brillant, le jeune Donoso, né en Estrémadure, fait la connaisssance, dès 1823, de Quin­tano, poète et homme politique libéral, qui l'initie à Voltaire, Rousseau et Condorcet. L'année suivante, Donoso s'inscrit à l'uni­versité de Séville : pendant 4 ans, il étudiera la jurisprudence. Il se marie en 1829, mais déjà le malheur frappe cet homme qui n'est plus que formellement catho­lique : le premier enfant de son mariage meurt très vite. Un nou­veau drame viendra s'ajouter au précédent : en 1835, Donoso perd son épouse.

Dans la querelle dynastique espagnole, Donoso prend parti pour la reine Marie-Christine, dont l'époux malade, Ferdinand VII, est incapable de gouverner. Ce futur champion des catholiques ultramontains estime alors – nous sommes en 1832 – que les pires ennemis du trône sont les traditio­nalistes « carlistes », qu'il qualifie de « fanatiques ». Donoso, à l'époque, est un libéral-conserva­teur modéré, qui s'oppose aux libé­raux dits progressistes. Son libéra­lisme n'a cependant rien de démo­cratique ; en fait, Donoso subit surtout l'influence de l'école doc­trinaire de Guizot.

On soulignera en passant la francophilie de Donoso, laquelle rend encore plus injuste son oubli dans notre pays. Il ressentait pour celui-ci « un penchant irrésis­tible », plaçant la France « à la tête de la civilisation européen­ne ».

En 1834, Donoso encense enco­re Luther, salue « le génie de la magnifique Révolution française », appelle de ses vœux, comme Guizot, le gouvernement « des plus intelligents », puisqu'il se dit convaincu de « la perfectibilité indéfinie de l'humanité ». Néan­moins, à partir de 1838, Donoso commence à s'éloigner d'une vision rationaliste des choses.

Un tournant idéologique

Devenu l'éminence grise de la reine-mère Marie-Christine, qui a dû se démettre, sous la poussée des progressistes, de la Régence qu'el­le exerçait depuis 1833, Donoso la suit à Paris, où il vivra de manière assez régulière de 1840 à 1843. C'est lui qui rédige en 1840 le manifeste que la reine-mère adres­se de Paris à la nation espagnole. Un second tournant dans son itiné­raire intellectuel a lieu en 1842, année où il adresse à l'Heraldo de Madrid une série de lettres dans lesquelles il critique vertement Guizot et l'école libérale, repro­chant à celle-ci – le thème est toujours d'actualité – sa phobie de l'autorité et de tout vrai pouvoir. Donoso écrit de Guizot qu'il est le seul homme d'État « qui ait sup­primé le pouvoir par appréhen­sion de ses abus », ajoutant :

« Les conservateurs voient en lui un conservateur ; ils se trompent : c'est un révolutionnaire, et même un révolutionnaire par excellence, puisque, alors que les prétendus révolutionnaires sont prêts à reconnaître pour le moins un pou­voir, celui de la révolution, M. Guizot est le seul à n'en recon­naître aucun, le seul qui poursui­ve le pouvoir (...) comme s'il était l'ennemi du repos public ».

Un anachorète égaré

proud310.gifEn raison des bons et loyaux services qu'il a rendus à la cause de la reine-mère, Donoso se voit bientôt gratifié du titre de marquis de Valdegamas. Il est nommé pré­cepteur de la jeune reine Isabelle, et rien ne paraît devoir briser son ascension. Pourtant, en 1847, pour des raisons mal éclaircies, il tombe en disgrâce. Cette année-là est aussi celle de la mort de Pedro, le frère très aimé de Donoso, et de la conversion totale de ce dernier à un catholicisme intransigeant, fer­vent, exigeant et vécu comme tel. Dès lors, comme s'il pressentait que le temps lui serait compté, Donoso, en quelques années seule­ment, va donner toute sa mesure. On songe à la formule de Nietzsche : « Dis ta parole et meurs ». Tout en continuant à ser­vir fidèlement son pays (il sera ambassadeur d'Espagne à Berlin de février à novembre 1849, puis à Paris de mars 1851 à sa mort), Donoso refoule de lui toute mon­danité et songe même, au témoi­gnage de Veuillot, porte-parole des catholiques ultramontains, à entrer dans la Compagnie de Jésus. Bien­tôt, le baron von Hübner, ambas­sadeur d'Autriche à Paris, pourra décrire Donoso en ces termes : « Anachorète perdu dans les steppes arides de la diplomatie, apôtre prêchant aux sauvages des salons, ascète sous l'habit brodé de l'ambassadeur ».

Le 4 février 1849, Donoso pro­nonce aux Cortés de Madrid son Discours sur la dictature, qui va le rendre célèbre aux 4 coins de l'Europe. Il y oppose au danger grandissant de la « dictature de l'insurrection », qui est celle du « poignard », la « dictature cou­ronnée », qui est celle du « sabre », et qu'il choisit, parce qu'elle « a plus de noblesse ». Deux autres discours de Donoso passeront à la postérité : celui sur la Situation générale de l'Europe (30 janvier 1850) — qui, aussitôt traduit en français, sera tiré à 14.000 exemplaires, chiffre consi­dérable pour l'époque — et celui sur la Situation de l'Espagne (30 décembre 1850). Dans le premier, Donoso annonce la future alliance du communisme et du panslavisme et prévoit que le communisme triomphera en Russie !

On a l'impression que le spectacle des révolutions de 1848 a été comme le déclic qui a ouvert le cœur de Donoso à la dimension essentiellement prophétique et même visionnaire de son tempérament. En même temps, son catastrophisme ne fait que s'accuser, l'éloignant toujours plus de ses positions antérieures.

Le 26 mai 1849, Donoso écrit à Montalembert, alors encore lié à L'Univers de Veuillot, mais qui va devenir, après 1850 et avec Mg Dupanloup, un adversaire des ultramontains : « Ma conversion aux bons principes est due d'abord à la miséricorde divine,et ensuite à l'étude profonde des révolutions ».

Et Donoso d'évoquer la venue de l'Antéchrist, d'affirmer qu'il croit au « triomphe naturel du mal sur le bien, et (au) triomphe sur­naturel de Dieu sur le mal », tout en faisant remarquer que pour se convaincre de la véracité « du dogme de la perversité native de la nature humaine », il n'est que de jeter « un regard sur les pha­langes socialistes ».

Le Donoso de la dernière pério­de est donc bien, ainsi que l'écrit A. Coyné, « quelqu'un dans l'at­tente du déluge ». Non que Dono­so prétende anticiper sur les décrets de la Divine Providence : « Loin de moi la témérité de publier la dernière catastrophe du monde (...). L'homme peut se sau­ver, qui en doute ? », dit-il à Veuillot en avril 1850. « Mais, poursuit Donoso, à condition qu'il le veuille ; or, il semble qu'il ne le veut pas ; et si l'homme ne veut pas se sauver, Dieu ne le sauvera pas malgré lui ».

Le pouvoir aux bagnards

L'Essai sort à Paris le 18 juin 1851. Rempli de digressions théo­logiques parfois prolixes, il n'en témoigne pas moins d'un sens exceptionnel de la formule. Qu'on en juge : « L'école libérale ratio­naliste, dans son matérialisme répugnant, attribue à la richesse qui se communique la vertu qu'el­le refuse au sang qui se transmet » ; « lorsqu'une société, abandonnant le culte austère de la vérité, se livre à l'idolâtrie de l'esprit (synonyme ici d'« intelli­gence »), il n'y a plus d'espéran­ce : à l'ère des discussions succè­de l'ère des révolutions ; derrière les sophistes apparaissent les bourreaux ». Ou encore cette étonnante prédiction, qui annonce avec plus d'un siècle d'avance la justice revue et corrigée par M. Badinter, non moins que l'apolo­gie de l'abjection chère à Genet :

« Les théories relâchées des cri­minalistes modernes sont contem­poraines de la décadence reli­gieuse (...). Les rationalistes modernes décorent le crime du nom de malheur ; un jour viendra où le gouvernement passera aux mains des malheureux, et alors il n'y aura de crime que l'innocence (...). Le nouvel évangile du monde s'écrit peut être dans un bagne. »

La Lettre au cardinal Fornari, ancien nonce apostolique à Paris, a pour objet de démontrer que toutes les erreurs contemporaines procè­dent d'une même cause, qui n'est autre qu'une double négation : « De Dieu, la société nie qu'il se préoccupe de ses créatures ; de l'homme, qu'il soit conçu en état de péché ».

Donoso fait preuve, dans ce texte, d'une rigueur logique impla­cable et d'une virtuosité dialec­tique époustouflante, qu'illustre bien, par ex., ce passage :

« Si la volonté de l'homme n'est pas malade, l'attrait du bien lui suffit pour suivre le bien, sans besoin de l'aide surnaturelle de la grâce ; si l'homme peut se passer de la grâce, il peut aussi se pas­ser des sacrements qui la lui don­nent et de la prière qui la lui obtient ; si la prière n'est pas nécessaire, c'est qu'elle est vaine ; si elle est vaine, c'est qu'est vaine et inutile la vie contemplative ; auquel cas, ne sont pas moins vaines et inutiles la plupart des communautés religieuses. On comprend alors que partout où se sont répandues de telles idées, ces communautés ont été éteintes ».

L'hérésie communiste

Dans la Lettre, Donoso reprend la thèse centrale de l'Essai : toutes les erreurs politiques dérivent d'er­reurs religieuses. Ainsi, « la néga­tion de la paternité universelle entraîne la négation de la pater­nité domestique (...). Quand l'homme se retrouve sans Dieu, le sujet à l'instant se retrouve sans roi, et le fils, sans père ».

Les erreurs modernes mènent inéluctablement dans 2 direc­tions : d'un côté « l'absolue anar­chie », de l'autre « un despotisme aux proportions gigantesques et inouïes ». Ce dernier cas concerne le communisme, dont il est évident pour Donoso qu'il procède de l'hé­résie panthéiste. En effet, « quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, d'abord, démocratie et multitude (...) De là cette fureur insensée avec laquelle le commu­nisme se propose de confondre et de broyer toutes les familles, toutes les classes, tous les peuples, toutes les races du monde dans le grand mortier de ses triturations ».

Il n'est pas sans importance de savoir que l'auteur de ces syllo­gismes sans faille et de ces asser­tions dogmatiques était aussi un homme profondément généreux. Durant son dernier séjour à Paris, où il mourut le 3 mai 1853 terrassé par une maladie de cœur, Donoso prêchait d'exemple et accompa­gnait régulièrement la célèbre sœur Rosalie du Bon Secours dans les taudis de la rue Mouffetard, pour y soulager la misère. En outre, si l'on en croit Veuillot, il reversait alors à des œuvres de charité les cinq sixièmes de son salaire de diplo­mate.

Enlevé jeune encore à un monde qui lui était devenu étran­ger, Donoso vérifia dans sa per­sonne même la justesse de cette remarque de Bonald : « Les hommes qui par leurs sentiments appartiennent au passé, et par leurs pensées à l'avenir, trouvent difficilement leur place dans le présent » (lettre à Maistre, 22 mars 1817). Loin de figurer parmi ceux que Barbey avait appelés par antiphrase « les prophètes du passé », il nous apparaît aujour­d'hui, avec le recul, comme un visionnaire de grande classe, luci­de et profond.

Donoso, c'est la contre-révolu­tion accédant à la pleine conscien­ce de ses propres principes, en pré­vision du jour redoutable annoncé par lui, où il faudra opposer aux « négations radicales » de la Révolution les « affirmations sou­veraines » de la Tradition.

 

◘ Donoso Cortés, Lettre au cardinal Fornari et textes annexes, L'Âge d'Homme, 128 p.

► Xavier Rihoit, Le Choc du Mois n°18, mai 1989.


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◘ Politique et métaphysique

Notes sur la Lettre au Cardinal Fornari de Donoso Cortès

« Ce qu’ont d’extraordinaire et de monstrueux toutes les erreurs sociales, dérive de ce qu’ont d’extraordinaire les erreurs religieuses qui les expliquent et desquelles elles procèdent. » Donoso Cortès

« Le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes ; la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est dans tous les cas la substitution de la  physique à la métaphysique, en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le naturalisme… » René Guénon

Pour Donoso Cortès, il n’est point d’erreur politique qui ne soit d’abord une erreur religieuse et métaphysique. Ce qui nous livre à l’errance, ce qui nous éloigne de nous-mêmes, ce qui nous invite au reniement, au désastre, à la calomnie, au mensonge, à la déroute et à la bêtise, est toujours ce qui nous éloigne de Dieu, c’est à dire du silence.

Ce silence est quelque peu mystérieux. Il est ce dont procède la parole, cette fine pointe où la parole se délivre du bavardage ;  espace infini où la parole retourne à l’oubli. Il est aussi vain de s’insurger contre le langage humain que de croire en son omnipotence. «  La première façon de sortir du mensonge, écrit Philippe Barthelet, et la plus offensive — car il s’agit bien d’une guerre intérieure, d’une guerre sainte qu’il nous faut livrer —, est de faire silence. L’ordre grammatical est ici le reflet inversé de l’ordre ontologique, car c’est véritablement le silence qui nous fait ; et c’est le silence qui nous fait parler, véritablement, selon la vérité, et toute parole vraie est à la lettre superflue, elle coule du dehors, déborde, elle n’est là que pour confirmer ».

La Lettre au Cardinal Fornari réfute cette première et fatale erreur moderne qui consiste à penser que la Religion, la politique et la philosophie sont des domaines séparés, autonomes, qui vagueraient en d’impondérables mondes à leurs occupations respectives aussi étanches les unes aux autres que des spécialités universitaires, avec leurs jargons, leurs fins particulières et insolites. Pour Donoso Cortès, non seulement la Religion n’est pas absente de la politique ou de la philosophie mais celles-ci sont toujours religieuses, l’ordre grammatical s’ordonnant à l’ordre ontologique, même et surtout lorsqu’elles s’évertuent à nier ou à défaire la Religion.

Les aperçus de Donoso Cortès sont de ceux, fort rares, qui gagnent en pertinence à mesure que le temps nous éloigne de leur formulation. Mieux qu’en 1848, par ex., date de son Discours sur la dictature, nous pouvons vérifier et approfondir sa pensée et prendre la mesure de la titanesque erreur religieuse qu’est le matérialisme, cette adoration de la physis, dont sont issus la démocratie, en tant que dictature du nombre, et les diverses formes de totalitarisme, en tant qu’accomplissements de la « promesse » démocratique dans l’utopie d’une socialisation extrême, fusionnelle, des rapports humains, où la raison ni les principes ne tiennent plus aucune place. «  On pourrait constater, d’une façon très générale, écrivait René Guénon, que l’apparition de doctrines naturalistes ou anti-métaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle ».

« Désormais, plus aucun Allemand ne sera seul », cette phrase prononcée par Hitler à sa prise de pouvoir par les urnes semblait à Henry de Montherlant la plus effrayante qui soit sous l’apparence d’un bon-sentiment anodin. Phrase terrible, en effet, laissant transparaître la volonté d’établir un monde d’où la solitude, la contemplation, la distance, et le silence, et les profondes raisons d’être du silence, seraient bannis au nom de la « volonté commune », d’une adoration panthéiste de la nature. Or, que nous dit Donoso Cortès dans sa Lettre au Cardinal Fornari ? «  La raison est aristocratique alors que la volonté est démocratique ». Le totalitarisme est l’accomplissement, la réalisation de cette erreur religieuse que constitue la démocratie, en tant que socialisation extrême, outrancière, des rapports humains. Le culte de la matière et la haine de la forme, l’adoration de la fusion immanente et la détestation de la distinction, le sacre de la volonté et la l’excommunication de la raison, en tant qu’instrument de connaissance métaphysique : telles sont les conséquences de cette erreur religieuse qui voudrait se faire passer pour une vérité anti-cléricale, - mais à cet aval désastreux et inhumain correspond un amont dont il n’est pas inutile de tenter l’analyse en usant de la méthode même de Donoso Cortès.

En effet, la « matière » telle que la conçoivent les matérialistes, n’existe pas. Elle est cette abstraction « ourouborique », totale, dont le communisme fera sa mystique. Pour le matérialiste, qu’il soit controuvé ou naïf, « tout est matière ». C’est dire que pour lui la matière est l’autre nom du « tout ». Il n’est rien en dehors d’elle et tout ce qui procède d’elle, le langage, la forme, est encore englobé par elle, ou dévoré, comme la filiation de Chronos. Ce « partout » qui n’est nulle part n’est donc pas une invention nouvelle : c’est le panthéisme : «  Pour ce qui est du communisme, écrit Donoso Cortès, il me semble évident qu’il procède des hérésies panthéistes et de l’ensemble de celles qui leur sont apparentées. Quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, d’abord, démocratie et multitude ; les individus, atomes divins et rien de plus, sortent du tout, qui perpétuellement les engendre, pour retourner au tout, qui perpétuellement les absorbe. Dans ce système, ce qui n’est pas le tout n’est pas Dieu, même s’il participe de la divinité ; et ce qui n’est pas Dieu n’est rien, car il n’y a rien en dehors de Dieu, qui est tout. »

L’analyse de Donoso Cortès, loin de valoir seulement pour les sociétés étatiques, d’inspiration marxiste, vaut également pour toutes les sociétés à dominante matérialiste, aussi libérales ou « libertariennes » qu’elles se veuillent. Le mot « matérialisme » lui-même, car les mots, sinon l’usage que l’on en fait, sont innocents et ne mentent pas, divulgue sa nature religieuse ; c’est bien le culte de la « Magna Mater », l’immanence déifiée et devenue abstraction. Car la « matière » du matérialiste, et c’est là où se précise, en amont, l’erreur religieuse, n’est jamais présente. De ce moment où j’écris ces lignes, la « matière », telle que la conçoit le matérialiste, est absente. Certes, je vois la table sur laquelle est posée la feuille de papier, j’aperçois par la fenêtre l’arbre dépouillé de ses feuillages dans la paysage hivernal, je vois et je perçois un nombre infini de choses que je nomme et que je reconnais par leur forme et leur usage, mais la « matière » je ne la vois ni ne la perçois pour la simple raison que la matière est abstraite dans ce « partout » qui n’est « nulle part », alors que la forme est concrète.

 La matière du matérialiste est ce « tout » devant quoi les hommes doivent se taire et obéir, en croyant se glorifier, alors que les formes sont ce qui nous parle par les noms que nous lui donnons, par l’usage que nous en faisons, par cet entretien infini entre ce qui est en nous et en dehors de nous dont elles sont le principe. La « matière » qui veut être « tout », la « matière » qui n’est point une voix dans un concert de voix de l’âme et de l’Esprit, n’est rien ; et ce rien est d’autant plus despotique qu’il n’a pour raison d’être que la négation de la raison et de l’être. Rien de bien surprenant alors, et les craintes de Donoso Cortès se trouvent justifiées par-delà tous les cauchemars, à ce que le matérialisme eût agrandi, jusqu’au vertige, les minimes failles des erreurs religieuses antérieures, au point de laisser les hommes seuls face au néant d’une idolâtrie jalouse.

On se souvient des premières phrases de l’admirable essai de Mighel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie : «  Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto, dit le comique latin. Et moi je dirai mieux : nullum hominem a me alienum puto. Car l’adjectif humanus m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l’humanité. Ni l’humain, ni l’humanité ; ni l’adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt — surtout meurt — celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le vrai frère » . De même, le propre de la « matière » du matérialiste, ce « rien » arrogant qui prétend à être « tout », cette abstraction vengeresse, comme toutes les abstractions, sera de nous ôter à la nature éternelle des formes, de nous précipiter dans un monde sans hiérarchie, sans distinctions, sans ferveur et sans pardon, un monde irréel, porté seulement par le frêle esquif de la « morale autonome », sur une houle chaotique et désespérante, antérieure au Verbe.

Définir le matérialisme comme un  « progrès » par rapport à la Théologie médiévale, donne au mot « progrès » un sens particulier, dont Jean Cocteau eut l’intuition lorsqu’il écrivit que «  le progrès n’est peut-être que le progrès d’une erreur ». Les Modernes répètent volontiers la formule « l’erreur est humaine » en oubliant son pendant «  mais la persévérance dans l’erreur est diabolique ». Or, si le « progrès » est bien le progrès d’une erreur, on ne saurait nier sa persévérance. Le progrès serait ainsi une persévérante erreur. Il peut être difficile d’en remonter le cours, mais point impossible, en s’en tenant à l’enseignement de quelques bons maîtres (tels Joseph de Maistre, Donoso Cortès ou René Guénon) ; enseignement qui débute par l’exercice aristocratique et métaphysique de la raison et la résistance à la volonté. :« Avec le catholicisme, écrit Donoso Cortès dans une lettre au directeur de l’Heraldo, datée du 15 Avril 1852, il n’est pas de phénomène qui n’entre dans l’ordre hiérarchique des phénomènes, ni de chose. La raison cesse d’être le rationalisme, soit un fanal qui bien que n’étant pas incréé éclaire sans que personne l’ait allumé, pour être la raison, c’est-à-dire un merveilleux luminaire concentrant en lui et projetant au-dehors la lumière éclatante du dogme, pur reflet de Dieu, qui est lumière éternelle et incréée. »

C’est en ravivant la raison contre le rationalisme, c’est-à-dire en oeuvrant à la recouvrance de la logique contre l’opinion, qu’une chance nous sera offerte de vivre notre destin non plus comme « le chien mort au fil de l’eau » dont parle Léon Bloy mais comme des hommes libres qui suscitent des formes précises dont l’ordonnance définit l’espace de la pensée,— et de cette forme supérieure de pensée qu’est la contemplation.

Donoso Cortès nous donne ainsi à comprendre que ce n’est point à la politique de réformer la métaphysique (tentation prométhéenne qui n’est point dépourvue de panache mais qui méconnaît la relation d’effet et de cause, et la flèche du temps, - la conséquence ne pouvant agir sur la cause) mais à la métaphysique d’opérer à une « refondation » et, pour ainsi dire, à une justification du politique. De même qu’il n’y a pas de morale autonome, l’hétéronomie étant la condition de toute morale qui n’est pas seulement  le constat d’un état de fait, il ne saurait y avoir de politique digne de ce nom qui ne soit légitimée par une exigence supérieure à la fois à celle du bien commun et à celle du « bien individuel ». Le « commun » ni l’« individuel », ni leur compromis, ne suffisent : ce ne sont que des retraits, voire des retraites, comme on le dirait d’une armée vaincue, devant la vérité plus exigeante que ne le veulent la « nature » ou la « matière ».

Ernst Jünger distingue, à juste titre, « Einzelne » et « individuum », autrement dit, l’individu en tant qu’unique et l’individu en tant qu’unité interchangeable. « Einzelne » renvoie à l’individu caractérisé, qui se différencie des autres par le faisceau de ses traditions, de ses appartenances, de ses souvenirs, de ses audaces et de sa liberté conquise, alors qu’individuum se rapporte à ce qui est équivalent, égal, dépourvu de toute réalité traditionnelle. « Einzelne » est l’Unique, mais cet unique porte en lui une multiplicité de possibles alors que l’individuum est seul mais à l’intérieur d’une multiplicité de « semblables » étrangers les uns aux autres. Le « Einzelne » appartient au règne de la forme, qui suppose une relation avec d’autres formes, alors que l’individuum appartient au règne de la matière, aussi abstrait et absent de la réalité humaine que la matière est abstraite et absente du monde. Le « Einzelne » croit à ses devoirs autant que l’individuum à des droits.

Donoso Cortès, de même , renvoie dos à dos, comme le feront après lui Jünger ou Bernanos, un libéralisme qui ne se fonderait que sur les individus déracinés, indifférenciés, égaux en droits mais rivaux en affaires, et le communisme ; l’un et l’autre lui apparaissant comme un renoncement à la souveraineté, une subjugation à cette erreur religieuse panthéiste, à cette manie de la socialisation extrême des rapports humains qui interdit tout cheminement intérieur, voire, à plus ou moins long terme, tout usage de la raison et de la parole ( il suffit hélas, pour s’en convaincre, d’écouter parler nos jeunes gens, nos journalistes, voire nos  « intellectuels ») : « Pour ce qui est du parlementarisme, du libéralisme et du rationalisme, écrit Donoso Cortès, je crois du premier qu’il  est la négation du gouvernement, du deuxième qu’il est la négation de la liberté, et du troisième qu’il est l’affirmation de la folie. »

Le droit  pour Donoso Cortès ne saurait être que divin. Que le droit soit divin, c’est là une idée qui semblera d’emblée révoltante au Moderne alors même qu’il consent à toutes les usurpations, à tous les bricolages juridiques, à toutes les instrumentalisations du droit sous condition qu’ils fussent « humains ». Les plus lucides ou les plus cyniques, reconnaissent dans le droit la consécration d’un rapport de force, la légitimation d’une volonté, sans voir que cette prétendue « délivrance du droit divin »  n’est autre qu’une soumission religieuse à la force, une sacralisation de la volonté commune dont le propre est de tout subir et de ne pouvoir agir sur rien. Ce qui distingue le droit divin du droit humain, n’est autre que la pérennité et l’universalité. Pour que les hommes ne soient pas livrés aux aléas de leurs goûts et de leurs dégoûts, de leurs humeurs, de leurs obsessions changeantes, il leur faut reconnaître une Loi et un Droit fondé sur la raison, et non sur le rationalisme, sur la bonté et la miséricorde et non sur les « bons sentiments ». Rien, en dernière analyse ne s’oppose véritablement au droit divin, à cette exigence qui tend vers l’universel sans pourtant jamais prétendre le détenir dans l’immanence, que le relativisme qui autorise tout et n’importe quoi.

Les hommes, avant que ne s’instaure le politiquement correct, avaient un nom pour ce relativisme, ils le nommaient barbarie. Appellation pertinente rappelant que la barbarie est bredouillement, atteinte portée au vocable et à la grammaire, déficience agressive du langage, accusation permanente, vacarme et confusion. À l’inverse, le droit divin est ce pur silence où se recueillent la Clémence et le Pardon.

 

► Luc-Olivier d’Algange, Égards n°8, 2005.

♦ Autre recension : JP Laurant, Politica Hermetica n°4, 1990.


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◘ Donoso Cortès : une philosophie contre-révolutionnaire de l'histoire

6669270-M.jpgTout avait été dit, le 4 janvier 1849, à la tribune du parlement espagnol, lorsqu'un député s'avança pour donner son avis dans le débat de politique générale. L'opposition progressiste venait de protester contre les mesures autoritaires prises par le gouvernement du général Narváez lors des troubles consécutifs aux révolutions européennes de 48. La majorité conservatrice dont faisait partie ce député, avait affirmé son libéralisme et sa bienveillance à l'égard des progressistes, en se cantonnant dans les questions de fait et en se gardant bien d'attaquer de front les positions doctrinales de ses adversaires, comme il est de règle dans les assemblées. L'orateur, avec une éloquence à la fois riche et fougueuse, commença par déclarer qu'il venait enterrer au pied de la tribune, leur sépulture légitime, toutes les idées de l'opposition, c'est-à-dire les idées libérales, « idées stériles et désastreuses, dans lesquelles se résument les erreurs inventées depuis trois siècles pour troubler et dissoudre les sociétés humaines ». La publication de ce Discours sur la dictature où Juan Donoso Cortès annonçait l'avènement mondiale de la dictature et proclamait la légitimité de la « dictature d'en haut » contre la « dictature révolutionnaire », valu à son auteur une immense renommée dans toute l'Europe.

Renommée de courte durée. Donoso Cortès mourut 4 ans plus tard, après avoir publié en 1851, simultanément à Paris et à Madrid, l'œuvre qui résume sa pensée, l'Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Il avait prévu avec une exactitude stupéfiante les conséquences de la Révolution européenne de 48 où étaient apparues les prémices idéologiques du monde contemporain. Au milieu de l'optimisme qui régnait alors chez les libéraux et les prophètes du socialisme et de la technocratie, il avait annoncé, 80 ans avant Spengler, la décadence de la civilisation de l'Europe, l'apparition sur la scène mondiale des géants russes et américains, et l'instauration d'une dictature telle que le monde n'en avait jamais connue, issue paradoxalement de la mort de Dieu et du nouveau culte de l'Homme. Car c'est une vision théologique de l'histoire que nous offre Donoso Cortés, une vision où les faits s'ordonnent sur un plan supérieur, s'éclairent par l'action de la Providence divine.

Mais l'homme n'en reste pas moins l'instrument de sa déchéance : c'est par ses actes que Prométhée s'expose aux foudres de Zeus. Donoso Cortès n'est pas un visionnaire. Avec une parfaite logique, il tire simplement les conséquences politiques, avec la conviction, selon le titre du premier chapitre de son Essai, que « dans toute grande question politique se trouve toujours une grande question théologique » et que, comme il le dit ailleurs, « la théologie est la clé mystique de l'histoire ».

Même si l'on adopte pas la vision providentialiste de D. Cortès, on ne peut nier la dimension religieuse qui s'attache au politique. Proudhon le reconnaissait dans ses Confessions d'un révolutionnaire : « Il est surprenant qu'au fond de notre politique nous trouvions toujours la théologie ». Il faut aujourd'hui rendre hommage à la lucidité de Donoso dont nous ne cessons de voir les preuves, et réentendre la voix de ce Cassandre trop longtemps méconnu.

Honneur et fidélité

Descendant du grand conquistador, Donoso Cortès est né en 1809 lorsque ses parents fuyaient l'avance des troupes napoléoniennes, à ce sombre moment de l'histoire espagnole qu'a illustré Goya, en un temps où les fondements du pouvoir légitime se trouvaient ébranlés. La double fidélité qui caractérise D. Cortès, fidélité à la couronne, fidélité à la religion, s'affirme peu à peu et s'approfondit à travers les épreuves de sa vie et celles de l'Espagne. D'abord imprégné des idées philosophiques du XVIIIe siècle sous l'influence du poète libéral Quitana, il étudie l'histoire, la philosophie et la littérature ; très jeune, il écrit une tragédie, aujourd'hui perdue. Il suit les cours de jurisprudence à Séville et achève ses études à 19 ans, avant l'âge requis pour être avocat.

Donoso Cortès se consacre alors à la littérature. Il est nommé à la chaire de littérature de Cacerès, et, plus tard, il publiera une étude sur Classicisme et Romantisme, dont il cherche à concilier les aspirations. Il compte sur son esprit pour avancer dans le monde. « J'ai eu le fanatisme littéraire, le fanatisme de l'expression, le fanatisme de la beauté dans les formes », écrira-t-il à Montalembert. La langue parfaite de ses écrits politiques confirme en effet ce souci de la forme. Mais le destin le frappe une première fois. Marié en 1830, il perd une petite fille, puis sa femme en 1833. Il affronte aussi les orages politiques : au moment où se dessine une crise de succession dynasstique qui suscite une crise politique, il envoie au vieux Ferdinand VII un Mémoire sur la situation actuelle de la monarchie où il conseille au roi de s'appuyer sur les classes intermédiaires afin d'éviter à la fois l'anarchie et le despotisme. À ce moment, Donoso Cortès est encore un libéral, de la fraction modérée, et admirateur de la raison. Le roi le nomme officier du ministère public à l'Athénée de Madrid qui, en 1839, le nomme président de la section des sciences morales  et politiques. 

Élu député de la province de Cadix, il s'écarte de plus en plus des libéraux et de la philosophie rationaliste, comme en témoigne un article paru en 1839 sur l'État des relations diplomatiques entre la France et l'Espagne :

« La philosophie se sépare de Dieu, nie Dieu, se fait Dieu... Mais de même que Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance, la philosophie voulut faire la société à sa ressemblance et à son image. À l'imitation de Jésus-Christ qui donne son évangile au monde, elle voulut donner son évangile aux sociétés, leur montrant, au milieu des tempêtes de la révolution, comme Moïse couronné d'éclairs sur la cime orageuse du Sinaï, les nouvelles tables de la loi sur lesquelles étaient écrits les droits imprescriptibles de l'homme. Ainsi la Révolution française devait être logiquement le sanglant commentaire et le terme providentiel de l'émancipation de la raison humaine, comme aussi le dernier de ses égarements ».

De plus en plus hostile aux factions, D. Cortès affirme son attachement à la monarchie. Et lorsqu'en 1840, la régente Marie-Christine et contrainte à l'exil, Donoso la précède à Paris. Lorsqu'en 1842, les modérés reprennent le pouvoir, sa fidélité est récompensée. Secrétaire particulier de la très jeune Isabelle II, il joue auprès d'elle le rôle d'un précepteur ; nommé duc de Valdegamas, il est à nouveau élu aux Cortes comme député de Cadix. Il va négocier avec la France les mariages de la Reine et de sa sœur.

Encore une fois, les épreuves personnelles s'ajoutent aux épreuves civiles : la mort de son frère provoque chez Donoso un approfondissement de la foi ; on peut alors parler d'une conversion dans la foi qui va désormais illuminer et ordonner sa pensée. À partir de cette époque, D. Cortès va jouer un rôle de premier ordre dans la diplomatie espagnole à Paris et à Berlin ; en particulier, il s'occupera des modalités du mariage de Napoléon III avec Eugénie de Montijo dont il sera le témoin.

Ses notes diplomatiques, ses essais sur la situation de la Prusse et de la France, ses portraits d'hommes politiques, sont un modèle de lucidité, de concision, et il y fait preuve, comme dans toute son œuvre, de l'alliance rare de l'esprit de finesse avec l'esprit de géométrie. Ses écrits diplomatiques montrent par ailleurs que D. Cortès n'avait rien d'un rêveur : son portrait fort pénétrant de Talleyrand trahit une admiration certaine envers l'intelligence politique de cet intriguant génial. Menant une vie d'aumône et de mortification, il est terrassé en 1853 par une maladie de cœur, dans sa quarante quatrième année. Il avait eu, dans son fameux discours du 4 janvier 1849, une vision aussi forte de son destin personnel que de l'avenir de la civilisation lorsqu'il avait déclaré :

« Lorsque arrivera le terme de mes jours, je n'emporterai pas avec moi le remords d'avoir laissé sans défense la société barbarement attaquér, ni l'amère et insupportable douleur d'avoir jamais fait aucun mal à un seul homme ».

Une conception théologique de l'histoire

Donoso Cortès se situe dans la lignée de Saint Augustin et de Bossuet ; mais aussi de Vico qui, au début du XVIIIe siècle, posa les principes d'une « science nouvelle » qui préfigure l'historiographie et la sociologie moderne. Comme Vico, Donoso souligne l'étroite liaison qui existe entre la religion d'une part, et les coutumes, les mœurs, les institutions d'autre part (1). La religion est « l'institution primaire » qui fonde toute civilisation :

« Dans la manière de prononcer le nom (de Dieu) se trouve la solution des plus redoutables énigmes : la vocation des races, la mission providentielle des peuples, les grandes vicissitudes de l'histoire, l'élévation et la chute des empires les plus fameux, les conquêtes et les guerres, les différents caractères des peuples, la physionomie des nations et jusqu'à leur fortune diverse ».

Sous l'influence de Vico, la vision du théologien inspiré par Bossuet s'appuie sur une analyse précise des lois historiques, des arcanes des peuples et des civilisations. Vico s'interroge sur les origines de l'inégalité et pose les fondements d'une lutte des classes. La religion, la pratique des mariages solennels et l'ensevelissement des morts constituent le patrimoine spirituel d'où naît la civilisation et permettent de distinguer les héros marqués du sceau divin des bestioni, les vagabonds qui n'ont point accès aux mystères. L'histoire ne sera plus que l'effort tenté par les plébéiens pour accéder aux actes de la vie religieuse et se voir reconnaître une nature humaine. Les sociétés, selon Vico, reflètent les « modifications de l'esprit humain », la prépondérance d'une fonction sur les autres : la fonction « poétique » ou inventive, la fonction organisatrice et agissante, enfin la rationalisation et l'esprit critique. Chaque fonction s'incarne dans une classe, et chaque classe dans une élite. Ainsi les anciennes élites sont-elles successivement remplacées par de nouvelles (cf. la théorie de Vilfredo Pareto sur la « circulation des élites »). Mais le remplacement d'une élite par une autre provoque des ébranlements, la ruine progressive des traditions, et l'individualisme anarchique précipite la ruine des sociétés.

C'est la nécessité d'une expiation divine, pour D. Cortès, qui fait passer à chaque cycle les sociétés de la barbarie primitive à une nouvelle barbarie, issue d'un excès de rationalisation et d'esprit critique. À cet égard, il est certain que Donoso a subi, tout comme le catholique allemand Schlegel, et plus tard Gobineau, l'attrait romantique du barbare primitif, de l'aryen blond qui vient régénérer les peuples vieillis. 

Donoso Cortès examine l'histoire des peuples à la lumière de leurs sentiments religieux avec une puissance de synthèse et d'intuition qui fait oublier les généralisations et les simplifications parfois abusives que lui reproche son ami Montalembert. Voici par ex. comment le providentialisme donosien analyse les rapports de la puissance politique et de la religion romaine.

« Ses principaux dieux, de famille étrusque, étaient grecs en ce qu'ils avaient de divin, orientaux, en ce qu'ils avaient d'étrusques : ils étaient nombreux, comme ceux des Grecs, ils étaient sombres et austères, comme ceux des Orientaux. En politique comme en religion, Rome est en même temps l'Orient et l'Occident. C'est une ville comme celle de Thésée et un empire comme celui de Cyrus. Rome représente Janus : dans sa tête, il y a deux têtes, et chacune son visage : l'un est le symbole de la durée orientale l'autre le symbole de la mobilité grecque. Sa mobilité est si grande qu'elle la porte jusqu'au bornes du monde, et sa durée est telle que le monde la proclame éternelle.

Choisie dans les desseins de dieu pour préparer les voies à Celui qui devait venir, sa mission providentielle fut de s'assimiler toutes les théologies et de dominer toutes les nations. Obéissant à un appel mystérieux, tous les dieux montent au Capitole romain ; tous les peuples frappés d'une terreur subite baissent la tête. Les villes, les unes après les autres, se voient dépouillées de leurs temples et de leurs villes. Le gigantesque empire a pour lui la légitimité orientale : la multitude et la force ; et la légitimité occidentale : l'intelligence et la discipline ; aussi envahit-il tout et rien ne lui résiste ; aussi brise-t-il tout, et personne ne se plaint. De même que sa théologie a tout à la fois quelque chose de différent de toutes les théologies et quelque chose de commun avec elles, Rome a quelque chose qui lui est propre et beaucoup de choses qui lui sont communes avec les villes qu'elle a vaincues par ses armes ou éclipsées par sa gloire : elle a la sérénité de Sparte, le poli d'Athènes, la pompe de Memphis, la grandeur de Babylone et de Ninive.

Pour tout dire en un mot, l'orient est la thèse, l'Occident l'antithèse, Rome la synthèse ; et l'empire romain ne veut pas dire autre chose, sinon que la thèse orientale et l'antithèse occidentale sont allées se confondre et se perdre dans la synthèse romaine. Qu'on décompose maintenant en ses éléments constitutifs cette puissante synthèse, et l'on verra qu'il n'y a synthèse dans l'ordre politique et social que parce qu'il y a synthèse dans l'ordre l'ordre religieux. Chez les peuples d'orient comme chez les républiques grecques, et dans l'empire romain comme chez ces républiques et chez ces peuples, les systèmes théologiques servent à expliquer les systèmes politiques : la théologie est la lumière de l'histoire ». (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

La vision providentialiste se fond ici avec l'analyse proprement historique. La philosophie trouve son accomplissement dans l'histoire, « science qui prime toutes les autres », écrit-il à la jeune souveraine Isabelle II. Comme celle de Vico, la philosophie de Donoso s'insère dans l'histoire :

« Vico ne peut accepter le divorce entre les idées et les faits, entre les lois providentielles et les phénomènes contingents, entre la vérité et la réalité, entre la philosophie et l'histoire. La philosophie et l'histoire, selon le dogme que pose Vico, au seuil de la Science nouvelle, sont sœurs jumelles » (article sur la Science nouvelle, 1938).

La philosophie de D. Cortès est une interrogation chrétienne de l'histoire. La crise du monde moderne est interprétée comme une crise religieuse ressentie à travers la philosophie et la politique. L'homme des temps modernes a été déraciné par le christianisme de ses attaches qu'il juge désormais trompeuses. Dans un monde qui n'est qu'illusion, instabilité et chaos, l'homme s'est replié sur lui-même à la recherche de ce qui l'anime en une démarche intériorisante dont le cartésianisme constitue le moment philosophique : Descartes, doutant un instant de l'existence du monde, instaure l'ego comme critère de toute vérité, tandis que Kant confirmera la raison comme faculté de l'universel.

Si l'homme enivré de son pouvoir prétend se passer de Dieu dont Descartes, au dire de Pascal, aurait bien voulu pouvoir se passer, alor s l'esprit critique sape toutes les traditions, la raison universelle elle-même se subdivise en une multiplicité de raisons individuelles, avant de se ressaisir brutalement au sein d'une raison absolue qui serait l'expression d'une volonté unique et tyrannique. Quand la religion meurt, c'est l'homme qui se divinise puis l'État.

 Ces avatars du sentiment religieux transparaissent dans l'univers politique du siècle dernier comme dans le nôtre. Pour D. Cortès, les idéologies politiques ne sont que des ruses de la religion. Comme Saint-Simon et Spengler, il a le sentiment que l'ère chrétienne touche à sa fin, que socialisme et communisme s'instaurent en une religion nouvelle. Les affirmations ou les négations politiques procèdent des négations et des affirmations religieuses. Donoso a d'ailleurs pris chez de Bonald le parallèle fécond entre métaphysique et théorie de l'État qu'il expose ainsi dans une lettre à Montalembert.

À ces trois affirmations religieuses : un Dieu personnel existe ; Ce Dieu personnel règne sur la terre et au ciel ; ce dieu gouverne absolument les choses divines et humaines, correspondent trois affirmations politiques : il y a un roi présent par le moyen de ses agents ; le roi règne sur les sujets ; ce roi gouverne ses sujets. Nous sommes ici dans le système politique de la « monarchie pure ».

À la négation religieuse : Dieu existe, règne, mais il est trop élevé pour gouverner les choses humaines qui caractérise le déisme, correspond la monarchie constitutionnelle progressiste où le roi existe, règne, mais ne gouverne pas.

Le panthèisme où Dieu existe, mais n'a pas d'existence personnelle, ne règne ni ne gouverne, identifie Dieu à l'Humanité et correspond au système républicain dans lequel le pouvoir existe sans être une personne ; le pouvoir est tout ce qui existe, c'est-à-dire la multitude qui s'exprime par le biais du suffrage universel.

L'athéisme qui pour D. Cortès s'incarne en Proudhon, est la négation absolue : Dieu n'existe pas, et l'anarchisme sera sur le plan politique l'expression de cet athéisme.

Ce passage de l'affirmation à la négation pure figure le mouvement de la décadence qui emporte les civilisations. La dégradation du pouvoir politique, la lente agonie de la légitimité qui reflètent les progrès de l'irreligion semblent irréversibles dans la philosophie profondément pessimiste de D. Cortès. Pour lui, le mal triomphe naturellement du bien, le triomphe de Dieu sur le mal ne peut qu'être surnaturel. Il faut reconnaître que l'histoire a davantage confirmé le diagnostic de D. Cortès que l'optimisme utopique des socialistes et des technocrates. Comme le dit Carl Schmitt (2), « Donoso Cortès porte un coup mortel à la philosophie progressiste de l'Histoire avec une force qui procède d'une image vigoureuse et personnelle de l'Histoire ».

Droite et gauche

L'analyse de Donoso n'est jamais superficielle, elle ne s'attarde pas aux faits, mais elle remonte des faits et des opinions contingentes aux options primordiales. Donoso élève le débat au niveau de la métaphysique implicite qui fonde toute pratique politique. Il pose ainsi les vrais termes de la controverse qui oppose en une lutte à mort ce qu'il appelle « la civilisation catholique » et « la civilisation philosophique », opposition qui recouvre, mutatis mutandis, l'antagonisme politique droite-gauche.

Dès que la politique fait intervenir les notions religieuses de bien et de mal, elle se fait, qu'elle le veuille ou non, servante de la théologie. Et il ne suffit pas d'éluder ces termes pour s'affranchir de la théologie. Une pratique politique se détermine d'après des valeurs, et tout système de valeur réintroduit les notions de bien et de mal en leur donnant un nouveau contenu. Il est incontestable que la droite, même en dehors de toute référence religieuse, possède une conception pessimiste de l'homme que Donoso Cortès traduit en termes théologiques :

« La civilisation catholique enseigne que la nature de l'homme est corrompue et déchue, corrompue et déchue d'une manière radicale dans son essence et dans tous les éléments qui la constituent ». (Lettre à Montalembert, 1849)

Toute amélioration sociale repose donc avant tout, pour l'homme de droite, sur une transformation interne de l'homme par lui-même, et suppose chez celui-ci une conscience claire de ses limites et de sa responsabilité conformément à la tradition philosophique de l'Antiquité. D. Cortès dégage très finement la conception implicite de l'homme qui recouvre la théorie de l'aliénation propre à la gauche. Selon celle-ci, l'homme est virtuellement un Dieu encore prisonnier des liens sociaux, religieux et politiques. L'histoire s'interprète alors comme la reconnaissance par l'homme de sa propre divinité grâce à la suppression de toutes les aliénations.

« La civilisation philosophique enseigne au contraire que la nature de l'homme est une nature parfaite et saine : saine et parfaite dans son essence et dans les éléments qui la constituent. Étant sain, l'entendement de l'homme peut voir la vérité, la discuter, la découvrir. Étant saine, la volonté veut le bien et le fait naturellement. Cela supposé, il est clair que la raison, abandonnée à elle-même, arrivera à connaître la vérité, toute la vérité, et que la volonté, par elle seule, réalisera forcément le bien absolu. Il est également clair que la solution du grand problème social est de rompre les liens qui compriment et assujettissent la raison et le libre-arbitre de l'homme.

Le mal n'est que dans ces liens : il n'est ni dans le libre-arbitre, ni dans la raison... S'il en est ainsi, l'humanité sera parfaite quand elle niera Dieu, qui est son lien divin ; quand elle niera le gouvernement, qui est son lien politique ; quand elle niera la propriété qui est son lien social ; quand elle niera la famille, qui est son lien domestique. Quiconque n'accepte pas toutes ces conclusions se met en dehors de la civilisation philosophique ». (Lettre à Montalembert)

Si l'école philosophique ou rationaliste prétend libérer l'homme de tout ce qui l'enracine, elle en fait une abstraction, un être suspendu enter ciel et terre, ou plutôt entre le paradis qu'il va construire et l'enfer dont il veut sortir. La conception « philosophique » de l'homme suppose une hétéronomie entre l'humain et le social : l'homme virtuel étouffe dans le carcan social. L'émancipation de l'homme passe donc pas l'abolition utopique de toute société organique :

« Dans leur profonde ignorance de toutes choses, les écoles rationalistes ont fait de la société et de l'homme deux abstractions absurdes. En les considérant séparément, elles laissent l'homme sans atmosphère pour respirer et sans espace pour se mouvoir, et elles laissent également l'espace et l'atmosphère propres à l'humanité privés du seul être qui puisse se mouvoir dans l'un et respirer dans l'autre. » (Esquisses historico-philosophiques)

Donoso Cortès affirme au contraire la dimension sociale de l'homme dans une perspective aristotélicienne : « La société est la forme de l'homme dans le temps et l'homme est la substance qui soutient cette forme dans le temps ». Ce n'est pas le moindre mérite de Donoso que de montrer comment le concept abstrait d'homme, qui détermine apparemment une neutralisation générale des différences qui existent entre les hommes peut engendrer en fait un concept antithétique – celui d'inhumain, ou de sous-homme – chargé d'un véritable potentiel de mort. Aussi, comme le dit Carl Schmitt, le positivisme n'est qu'une manifestation du nihilisme. L'exaltation de l'homme abstrait conduit à l'extermination de l'homme concret, la volonté de libération de l'homme abstrait – affirmée comme fin – aboutit à l'asservissement de l'homme concret – considéré comme moyen. « L'abolition légale de la peine de mort est toujours un symptôme précurseur des massacres en masse ».

C'est au nom des mêmes principes et de la même conception de l'homme que les bourgeois, en février 1848, ont aboli la peine de mort en matière politique et, en juin 48, ont fait tirer sur les ouvriers dans les rues de Paris. La contradiction, réelle au niveau des faits, s'abolit au niveau des principes : une conception erronée de l'homme est souvent à l'origine des grands massacres de l'histoire. « Avec une fulgurante instantanéité, écrit C. Schmitt, Donoso Cortès a vu en même temps que la perfection du commencement : l'abolition de la peine de mort, le résultat final : un monde où le sang paraît sourdre des rochers, parce que les paradis illusoires se transforment en réalités infernales ». Pascal l'avait déjà dit : « Qui veut faire l'ange fait la bête ».

Analyse critique du libéralisme

Comme nous l'avons vu, le libéralisme n'est qu'une étape transitoire entre les affirmations souveraines de la « monarchie pure » et les négations absolues du socialisme. Donoso Cortès se montre beaucoup plus acerbe à l'égard de la médiocrité, de l'étroitesse de vue du libéralisme, qu'à l'égard du socialisme. Sa critique de l'idéologie libérale, « position de doute », annonce celle de José Antonio ou, sur un autre plan, celle de Julius Evola (3). Voici comment D. Cortès décrit l'école libérale dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme :

« De toutes les écoles, celle-ci est la plus stérile, parce qu'elle est la plus ignorante et la plus égoïste. Elle ne sait rien de la nature du mal et celle du bien ; elle a à peine une notion de Dieu ; elle n'en a aucune de l'homme. Impuissante pour le bien, parce qu'elle manque de toute affirmation dogmatique ; impuissante pour le mal, parce qu'elle a horreur de toute négation intrépide et absolue ; elle est condamnée sans le savoir à aller se jeter, avec le vaisseau qui porte sa fortune, ou dans le port du catholicisme, ou sur les écueils socialisme. Cette école ne domine que lorsque la société se meurt : la période de sa domination est cette période transitoire et fugitive où le monde ne sait s'il doit aller avec Barrabas ou Jésus, et demeure en suspens entre une affirmation dogmatique et une négation suprême.

La société se laisse alors volontiers gouverner par une école qui ne dit jamais J'affirme ni Je nie, mais Je distingue. L'intérêt suprême de cette école est de ne laisser pas arriver le jour des négations radicales et des affirmations souveraines ; et, pour cela, au moyen de la discussion, elle confond toutes les notions et propage le scepticisme, sachant bien qu'un peuple qui entend sans cesse dans la bouche de ses sophistes le pour et le contre de tout, finit par ne pas savoir à quoi s'en tenir, et par se demander à lui-même si la vérité et l'erreur, le juste et l'injuste, le honteux et l'honnête sont réellement contraires entre eux, ou s'ils ne sont qu'une même chose considérée sous des aspects différents.

Quelle que soit la durée de cette période, elle est toujours courte. L'homme est né pour agir, et la discussion perpétuelle, ennemie comme elle est des œuvres, contrarie la nature humaine. Un jour arrive où le peuple, poussé par tous ses instincts, se répand sur les places publiques et dans les rues, demandant résolument Barrabas ou demandant Jésus, et roulant dans la poussière la chaire des sophistes ».

Une école qui, contradictoirement, fait du scepticisme un dogme, se laisse facilement gagner par la corruption qui menace tous les pouvoirs. Donoso Cortès a bien vu qu'un régime fondé sur l'individualisme, où le pouvoir n'est plus investi d'un caractère sacré, laisse aisément se développer les germes de la corruption dans les gouvernements qui ne sont pas guidés par une idée, un dessin supérieurs, lorsque les intérêts matériels se font prédominants dans une civilisation décadente : « la corruption est le dieu de l'école, et, comme dieu, elle est partout en même temps » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme). Là encore, le diagnostic de Donoso n'a été que trop confirmé...

L'école libérale s'incarne essentiellement dans la classe bourgeoise que Donoso appelle clasa discutidora, la classe bavarde, qui aime à discuter. En effet, Donoso perçoit les présupposés irrationnels qui guident l'action politique d'une classe qui s'affirme pourtant rationaliste : la vérité jaillit de la discussion comme l'étincelle du silex, tel est le dogme des régimes parlementaires.

« De l'impuissance radicale des pouvoirs humains à qualifier les erreurs est né le principe de la liberté de discussion, base des institutions modernes. Ce principe ne suppose pas dans la société, comme il pourrait paraître à la première vue, une incompréhensible et coupable impartialité entre la vérité et l'erreur. Il se fonde sur deux autres suppositions, desquelles l'une est vraie et l'autre fausse : la première, que les gouvernements ne sont pas infaillibles, ce qui est parfaitement vrai ; la deuxième, que la discussion est infaillible, ce qui est parfaitement faux.

L'infaillibilité ne peut résulter de la discussion, si elle n'est pas auparavant dans ceux qui discutent ; elle ne peut pas être dans ceux ceux qui discutent, si elle n'est pas en même temps dans ceux qui gouvernent. Si l'infaillibilité est un attribut de la nature humaine, elle est dans les premiers comme dans les seconds ; si elle n'est pas dans la nature humaine, elle n'est pas plus dans les seconds que dans les premiers. La question consiste donc à vérifier si la nature humaine est faillible ou infaillible ou, ce qui est nécessairement la même chose, si la nature de l'homme est saine ou déchue ou infirme » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

Cette analyse s'appuie sur l'exemple de la Monarchie de Juillet dont D. Cortès a pu apprécier l'impuissance. Une classe qui transfère toute activité politique qui remet toute décision au plan de la discussion, dans la Presse et le Parlement, est incapable de faire face à une époque de tensions sociales. La discussion permet d'éluder la responsabilité et de diluer la vérité métaphysique : ainsi la sanglante et inéluctable bataille décisive est-elle convertie en un débat parlementaire ; les oppositions sont illusoirement résolues sur le plan idéal de la discussion – jusqu'au jour où le conflit latent éclate dans la rue, laissant le Parlement impuissant, au moment où, comme le dit Donoso, le peuple réclame Barrabas ou Jésus – et, pour lui, il est indéniable que Barrabas doive l'emporter.

Le socialisme : « un semi-catholicisme, et rien de plus »

Donoso Cortès a compris que le libéralisme et le socialisme dont l'affrontement semble aujourd'hui partager le monde, ont en réalité la même source, appartiennent à la même famille idéologue :

« L'école libérale n'a fait que poser les prémices qui mènent aux conséquences socialistes, et les socialistes n'ont fat que tirer les conséquences renfermées dans les prémices libérales – ces deux écoles ne se distinguent pas entre elles par les idées, mais par la hardiesse » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

Fondamentalement, les 2 écoles partagent la même conception de l'homme, la même vision optimiste et progressiste de l'histoire. Mais les penseurs socialistes ont fait preuve de plus de rigueur, de « hardiesse » et d'ampleur de vue que la bourgeoisie sceptique, timorée et bavarde. Donoso ne peut se défendre d'une certaine admiration à l'égard du socialisme en qui le catholicisme a trouvé un adversaire à sa mesure : c'est le combat du Titan contre Zeus, de Lucifer contre Dieu :

« Les écoles socialistes l'emportent sur l'école libérale, spécialement parce qu'elles vont droit à tous les grands problèmes et à toutes les grandes questions, et parce qu'elles proposent toujours une résolution péremptoire et décisive. Le socialisme n'est fort que parce qu'il est une théologie satanique. » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

Si le libéralisme est le temps du scepticisme, des demi-négations, le socialisme porte à ses extrêmes conséquences le processus de divinisation de l'homme :

« En supposant la bonté innée et absolue de l'homme, l'homme est en même temps réformateur universel et irréformable, il finit par se changer d'homme en dieu ; son essence cesse d'être humaine pour être divine. Il est en soi absolument bon et il produit hors de lui par ses bouleversements le bien absolu. » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

Le rationalisme philosophique qui anime le socialisme et, plus tard, les prétentions du marxisme à la scientificité, ne sont pas exempts de présupposés théologiques. D'ailleurs, Nieztsche n'a-t-il pas montré que la science était l'ultime refuge de la religion ? Le socialisme, malgré le masque d'objectivité scientifique dont il cherche à se revêtir, n'a pu se passer des catégories théologiques de bien et de mal. Aussi, comme toute religion, il a ses mystères. On peut voir, dans le passage suivant, comment Donoso retourne l'arme de la raison et de la rigueur logique contre ses adversaires, et les enferme dans un dilemme.

« Ou le mal qui est dans la société est une essence, ou un accident ; si c'est une essence, il ne suffit pas, pour le détruire, de bouleverser les institutions sociales, il faut en outre détruire la société même qui est l'essence qui soutient toutes ces formes. Si le mal social est accidentel, alors vous êtes obligés de faire ce que vous n'avez pas fait... de m'expliquer en quels temps, par quelle cause, de quelle manière et en quelle forme est survenu cet accident, et ensuite par quelle série de déductions vous arrivez à changer l'homme en rédempteur de la société... le rationalisme qui attaque avec fureur tous les mystères catholiques, proclame ensuite, d'une autre manière et dans un autre but, ces mêmes mystères » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)

Dans la perspective essentiellement spiritualiste qui anime toute l'œuvre de Donoso, il va de soi que les révolutions ont des causes beaucoup plus profondes que des revendications matérielles. La crise politique et sociale a des racines spirituelles ; le trouble est dans l'homme avant d'être dans la société ; la crise politique est d'abord une crise religieuse – en ce sens, l'histoire du sentiment religieux en Europe est susceptible de confirmer les thèses de Donoso. Dans son discours sur la dictature, il avait énoncé une proposition qui avait dû alors sembler paradoxale, mais dont l'évidence nous apparaît aujourd'hui clairement : « Les révolution sont la maladie des peuples riches. Les révolutions sont la maladie des peuples libres ».

Lorsque Donoso Cortès critique le socialisme, c'est à Proudhon qu'il pense surtout. Mais en fait, ces attaques s'appliqueraient sans doute à Karl Marx, qui venait de publier son Manifeste communiste, beaucoup mieux qu'à Proudhon, révolté contre les injustices et les abus de la propriété plus que contre la propriété elle-même, et hostile à la dictature des masses comme à l'État-Moloch, « dragon aux milles écailles », dira Nieztsche. D'ailleurs, l'analyse qu'il fait du communisme, identifié au panthéisme, s'applique fort bien à la vision marxiste, et en particulier à la conception marxiste de la matière.

« Il me semble évident que le communisme, de son côté, procède des hérésies panthéistes et de celles qui leur sont parentes. Lorsque tout est Dieu, lorsque Dieu est tout, Dieu est par-dessus tout, démocratie et multitude. Dans ce système, ce qui n'est pas le tout n'est pas Dieu, bien qu'il participe à la divinité, et ce qui n'est pas dieu n'est rien, parce qu'il n'y a rien hors de Dieu qui est tout.

De là le superbe mépris des communistes pour l'homme et leur négation insolente de la liberté humaine ; de là ces aspirations immenses à une domination universelle par la future démagogie qui s'étendra sur tous les continents... de là cette fureur insensée qui se propose de brasser toutes les classes, tous les peuples, toutes les races pour les broyer ensemble dans le grand mortier de la Révolution, afin que de ce sombre et sanglant chaos sorte un jour le Dieu unique, vainqueur de tout ce qui est particulier... ce Dieu est la démagogie... La Démagogie est le grand Tout, le vrai Tout, le Dieu vrai, armé d'un seul attribut, l'omnipotence, triomphateur des trois grandes faiblesses du Dieu catholique : la bonté, la miséricorde et l'amour. À ces traits, qui ne reconnaîtrait Lucifer, Dieu de l'orgueil ? » (Lettre au cardinal Fornari)

Cette analyse du communisme préfigure et commente le jugement définitif, mais souvent mal compris de Pie XI : « le communisme est intrinsèquement pervers », c'est-à-dire qu'il prend le masque de la religion, exploite et pervertit sa volonté de justice, et prétend même assumer ses fins, pour n'aboutir en fait qu'à l'asservissement de l'homme. Les catholiques de gauche pourraient méditer avec profit ces lignes de Donoso Cortès. Une religion à rebours, tel est le communisme. Ainsi s'explique le caractère religieux, souvent souligné, du socialisme marxiste, et des institutions qui s'en réclament. Ce caractère n'est pas superficiel, mais il tient à l'essence même du communisme. La grande leçon de la théologie politique donosienne, c'est qu'une religion sans transcendance engendre nécessairement la tyrannie.

Vers la dictature mondiale

Au moment où D. Cortès prononçait son discours sur la dictature, l'optimisme semblait de rigueur dans les milieux politiques et intellectuels. Aussi passera-t-il pour un exalté, d'un fanatisme médiéval. En effet, la crise de 1848 semblait apaisée, et rares furent ceux qui comprirent l'ampleur des forces et des problèmes apparus lors de cette révolution européenne. La prospérité économique, le progrès technique et l'optimisme progressiste ont fait oublier la « grande peur » de 48. Mais la révolution bolchevique devait confirmer de façon hallucinante les plus noires prédictions de D. Cortès.

Pour lui, la dictature est désormais inévitable. Il n'est que de savoir quelle sorte de dictature l'emportera : la dictature d'en-haut, celle de l'autorité et de la légitimité, ou la dictature révolutionnaire, celle des masses. Le totalitarisme est une conséquence logique sur le plan politique, de la mort de Dieu : ce sont les États qui vont à présent assumer les vidées messianiques de la religion. Donoso Cortès figure le déterminisme de cette loi historique par une image empruntée au monde de la physique :

« Le monde marche à grands pas à la constitution d'un despotisme, le plus gigantesque et le plus terrible que les hommes aient jamais vu... Il n'y a que deux sortes de répression possibles : l'une intérieure, l'autre extérieure, l'une religieuse, l'autre politique. Elles sont de nature telle que, quand le thermomètre religieux est élevé, le thermomètre politique est bas, et quand le thermomètre religieux est bas, le thermomètre politique, la répression politique, la tyrannie s'élève. Cela est une loi de l'humanité, une loi de l'histoire ».

L'homme mutilé, l'homme abstrait produit par cette « folie de l'unité » rationalisante que dénonce Donoso, conduit à la dictature. Le progrès technique, loin d'être un facteur de libération, comme le croyait l'école saint-simonienne qui pose les bases de l'idéologie technocratique, prépare en fait l'asservissement de l'homme. Là encore, le paradoxe de cette vision s'est aujourd'hui estompé, et l'idée paraît presque banale. Donoso Cortès, à l'aube même du socialisme et du développement technique, a prévu que communisme et technocratie allaient dans la même voie, parce qu'ils partagent au fond la même conception progressiste et matérialiste de l'homme et de l'histoire ; tous deux contribuent à faire du monde « une grande usine » selon l'expression de Max Weber, quelque que soit la structure de cette usine.

« Les voies sont préparées pour un tyran gigantesque, colossal, universel ; tout est préparé pour cela. Veuillez y réfléchir : il n'y a plus maintenant de résistance soit matérielles, soit morales. Il n'y a plus de résistances matérielles, parce que avec les bateaux à vapeur et les chemins de fer, il n'y a plus de frontières et parce que, avec le télégraphe électrique, il n'y a plus de distances, et il n'y a plus de résistances morales, parce que tous les esprits sont divisés et tous les patriotismes sont morts ».

Bien plus, au moment même où Marx mettait tous ses espoirs révolutionnaires dans les États-Unis et voyait dans la Russie absolutiste le dernier rempart à la révolution européenne (in New York Times, 31 décembre 1853), D. Cortès voyait clairement dans le despotisme russe un allié potentiel du socialisme. Il a prévu le déclin de l'Europe, la montée des colosses à l'est à l'ouest, et le regroupement des slaves par l'expansionnisme russe. Il a le sentiment que l'humanité est en marche vers la centralisation et la bureaucratie, après les destructions successives des corps intermédiaires. Voici comment Louis Veuillot, dans son introduction aux œuvres de D. Cortès, résume la prophétie contenue dans le Discours sur la situation générale de l'Europe :

« Quand d'une part le socialisme aura détruit ce qu'il doit naturellement détruire, c'est-à-dire les armées permanentes par la guerre civile, la propriété par les confiscations, la famille par les mœurs et par les lois ; et quand d'autre part le despotisme moscovite aura grandi et se sera fortifié comme il doit naturellement se fortifier et grandir, alors le despotisme absorbera le socialisme et le socialisme s'incarnera dans le Czar ; ces deux effrayantes créations du génie du mal se compléteront l'une par l'autre. »

***

Donoso Cortès fut encore moins prophète en Europe que dans son propre pays. Ses avertissements dont l'actualité reste brûlante se sont perdus. N'est-ce pas le destin de Cassandre ? À vrai dire, nulle pensée ne fut plus « inactuelle » au sens où l'entend Nietzsche, c'est-à-dire à la fois si pertinente et si contraire aux idéologies montantes.

Aux Cortes, son Discours sur la dictature provoqua rires et huées et ne trouva qu'une minorité pour l'approuver. Plusieurs études lui ont été consacrées en Espagne et, en Italie, un article de la revue Destra (4) vient de lui rendre hommage ; mais il est significatif que le livre écrit par Thomas Molnar sur la Contre-révolution, ne cite que fois Donoso pour le confondre avec de Maistre et de Bonald. L'étude la plus pénétrante sur D. Cortès reste assurément celle de Carl Schmitt qui a bien souligné l'intuition fondamentale de toute la philosophie donosienne et son originalité au sein du courant contrerévolutionnaire : cette intuition fondamentale, « c'est d'avoir pensé de façon exacte que la pseudo-religion de l'Humanité absolue est le début d'un chemin qui conduit à une terreur inhumaine. Conclusion neuve, mais plus profonde que les nombeux et grandiloquents jugements que de Maistre a formulés sur la révolution, la guerre et le sang. Comparé à l'espagnol qui a admirablement sondé les abîmes de terreur de 1848, de Maistre est encore un aristocrate de la restauration de l'Ancien Régime un continuateur et un approfondisseur du XVIIIe siècle ».

► Luc Tirenne, Défense de l'Occident n°117, fév. 1974. [source : club-acacia]

◘ notes :

  • (1) Nous suivons ici le parallèle établi entre Vico et Donoso Cortès par J. Chaix-Ruy dans Donoso Cortés, théologien de l'histoire et prophète (1956)
  • (2) Interpretacion europea de Donoso Cortes, Biblioteca del pensamiento actual, Madrid, 1963.
  • (3) Julius Evola, L'Homme parmi les ruines, Les Sept Couleurs, 1947.
  • (4) « Rivoluzionne, tradizione e reazione », par G. Allegra, in Destra, été 1973.


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Réception de Cortés

 

◘ Cortès vu par Julius Evola

♦ Texte 1 :

dc3310.jpgAvec le comte Joseph de Maistre et le vicomte Louis de Bonald, Juan Donoso Cortés, marquis de Valdegamas, forme la triade des grands penseurs contre-révolutionnaires du XIXe siècle, dont le message est aujourd'hui encore actuel. En Ita­lie, Donoso Cortés n'est guère connu quant aux aspects de sa doctrine qui sont à nos yeux les plus importants. On a récemment réédité la traduction italienne de son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Bien que cet essai ait été considéré comme son œuvre principale, ce n'est pas en lui qu'il faut chercher les points de référence les plus vala­bles ; le livre est par trop rempli de considérations, souvent ennuyeuses, typiques d'un « théologien laïque » qui s'appuie lourdement sur les dogmes, les idées et les mythes de la reli­gion catholique, ce qui ne laisse pas d'entamer la validité que plusieurs de ses positions pourraient avoir dans un cadre plus vaste, « traditionnel » au sens supérieur. Ce qu'il faut rete­nir de ce livre, c'est essentiellement l'idée d'une « théologie des courants politiques » : Donoso y affirme l'inévitable pré­sence d'un fond religieux (ou bien antireligieux, « diaboli­que ») dans les diverses idéologies, au-delà des aspects exté­rieurs, purement sociaux, ceux qui jouissent aujourd'hui, pour la plupart des spécialistes, d'une espèce de primauté.

En dehors de ce qu'il dit du catholicisme, le Donoso Cor­tés critique du libéralisme reprend plus ou moins ce que les hommes de la Droite conservatrice et contre-révolutionnaire, Metternich en tête (lequel fut un admirateur de Donoso), avaient découvert, relativement à un fatal enchaînement de causes et d'effets. Le libéralisme de l'époque, bête noire de tous les régimes conservateurs du continent, était le moyen d'aplanir les routes ; aussi bien Marx et Engels purent-ils en louer la fonction instrumentale de destruction des précédentes institutions traditionnelles, en avertissant toutefois, avec cynisme, que « la corde lui était mesurée » et que « le bourreau attendait derrière la porte ». Le bourreau correspondait à la phase suivante de subversion, au socialisme ci au communisme, qui, supplantant le libéralisme, allaient poursuivre et achever le même travail de sape. Dans le socialisme, Donoso sut saisir l'aspect d'une religion inversée ; sa force – écrit-il – tient au fait qu'il renferme une théologie, et il est destructeur parce qu'il s'agit d'une « théologie satanique ».

Mais ce qu'on peut tirer de l'ouvrage que nous avons men­tionné est moins important que ce qu'on trouve dans dif­férents écrits de Donoso, et surtout dans les deux célèbres discours qu'il prononça devant le Parlement espagnol, les­quels contiennent une analyse et un pronostic historiques d'une lucidité quasi prophétique. Les mouvements révolu­tionnaires de 1848 et de 1849 avaient fait à Donoso l'effet d'une alarme. Il a prévu le fatal processus de nivellement et de massification de la société, favorisé par le progrès de la technique et par le développement des communications. Donoso fit même cette prévision singulière, si l'on songe à l'époque où elle fut formulée : la Russie (qui était alors tsariste), et non l'Angleterre (à laquelle on reprochait d'exporter la subversion inhérente au libéralisme) serait le centre de la subversion, à travers une connexion du socia­lisme révolutionnaire avec la politique russe (chose qui devait se vérifier à notre époque avec l'avènement du communisme soviétique). Donoso s'accordait en cela avec le grand his­torien Alexis de Tocqueville, qui dans son essai sur La démo­cratie en Amérique avait vu dans la Russie et, solidairement avec elle, dans l'Amérique, les principaux foyers de ces pro­cessus de subversion.

Donoso pressentait l'accélération du rythme, l'approche du moment des « négations radicales » et des « affirmations souveraines » (llega el dia de las negaciones radicales y de las afirmaciones soberanas) ; moment que tout ce qu'on con­sidérait comme progrès dans le domaine technologique et social ne ferait que favoriser. Il devina aussi que la massi­fication et la destruction des vieilles articulations organiques allait conduire à des formes de centralisation totalitaire.

Pour lui, la situation était telle qu'elle ne laissait guère d'issues possibles. Donoso constata le déclin de l'époque du légitimisme monarchique, car « il n'existe plus de roi, aucun d'entre eux n'aurait le courage d'être roi autrement que par la volonté du peuple ». D'autre part, à l'instar de Maistre, il estimait que l'essentiel de la souveraineté, de l'autorité de l'État, c'est la décision absolue, sans instance qui lui fût supérieure, sous une forme analogue à l'infaillibilité ponti­ficale. C'est pourquoi il prit position contre le parlementa­risme et le libéralisme bourgeois, contre la « classe qui dis­cute » – laquelle ne devait pas être à la hauteur de la situa­tion au moment décisif.

Dans ce contexte, Donoso reconnut aussi, cependant, le danger d'un nouveau césarisme, au sens délétère de pou­voir informe entre les mains d'individus privés de toute légi­timité supérieure, exercé non sur des peuples mais sur des masses anonymes. Il annonça la venue d'un « plébéien d'une grandeur satanique », qui agira au nom et pour le compte d'un souverain qui n'est pas de ce monde. Mais étant donné que tout conservatisme légitimiste lui semblait désormais privé de force vitale, Donoso chercha un succédané qui pût servir à barrer la route aux forces et puissances montant depuis les profondeurs. Il se fit donc le défenseur de la dictature comme idée contre-révolutionnaire et antithèse de l'anarchie, du chaos et de la subversion – ne serait-ce qu'à titre de pis-aller* ou faute de mieux*. Mais il parla aussi d'une dictadura coronada. L'expression, à coup sûr, est forte ; elle implique l'idée « décisionniste » antidémocratique, reconnaît la nécessité d'un pouvoir qui décide absolu ment (celui-là même qui était, pour Maistre, l'attribut essentiel de l'État), mais au niveau d'une dignité supérieure, comme l'indique l'adjectif coronada.

Il n'en est pas moins vrai que toute concrétisation de cette formule se heurte à d'évidentes difficultés. À l'époque de Donoso, il existait encore en Europe des traditions dynas­tiques, et la formule en question n'aurait pu être appliquée que si l'un des représentants de ces traditions avait repris la vieille maxime rex est qui nihil metuit est roi qui ne craint rien »). Certaines formes de constitutionnalisme auto­ritaire, comme celle, notamment, qui fut réalisée en Alle­magne par Bismarck, auraient pu faire figure d'ébauches. Mais dans un système où les traditions dynastiques ont déchu ou bien ont disparu, il n'est pas aisé de trouver un point de référence concret pour renforcer la dignité de la dicta­dura que Donoso avait ouvertement appelée de ses vœux, y voyant une solution politique.

Cela apparaît d'ailleurs très clairement aujourd'hui, parce qu'on a vu naître effectivement des régimes autoritaires, pour endiguer le désordre et l'anarchie, mais sur le modèle des « régimes des colonels », auxquels fait généralement défaut la dimension supérieure de la contre-révolution.

Donoso a su poser de manière prégnante une probléma­tique d'une importance fondamentale, tout en annonçant avec exactitude des situations en voie de mûrissement. Une problématique que le cours des temps rend cependant de moins en moins susceptible de vraies solutions, celles qui correspondraient aux affirmations souveraines à opposer aux négations radicales. Donoso mourut à l'âge de quarante­-quatre ans seulement, en 1853. Mais il sut déchiffrer plei­nement les signes avant-coureurs néfastes représentés par les premières crises du continent européen en 1848 et 1849, long­temps avant que leurs conséquences générales devinssent bien visibles.

Malgré l'intérêt qu'il éveilla de son vivant, Donoso, quel­ques années après sa mort, fut pratiquement oublié en Europe, et son nom vint s'ajouter à la troupe superbe des isolés, de ceux qu'on ignore, de ceux qui eurent à subir, au XIXe siècle, la conspiration du silence. Seuls des événe­ments plus récents devaient attirer de nouveau l'attention sur lui. Dans un excellent essai (Donoso Cortés in gesamt­europäischer Interpretation), Carl Schmitt soulignait que, des deux courants antagonistes, le courant révolutionnaire socialiste et le courant contre-révolutionnaire de l'époque de Donoso, le premier a connu par la suite des développe­ments systématiques, tandis que le second a subi un arrêt. Cette remarque de Schmitt remonte à l'année 1950. Mais entre-temps la situation a heureusement changé, avec la for­mation d'une pensée de Droite et la reprise de l'idée de Tra­dition. Aussi bien Donoso Cortés peut-il figurer, de nos jours, parmi ceux chez qui l'on trouvera toujours d'utiles sujets de réflexion, dans l'éventualité, précisément, du moment de la décision absolue dont il avait parlé.

 

► Julius Evola, « Donoso Cortés », in : Explorations, XXVIII, Pardès, 1989.

* : En français dans le texte [NDT].


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◘ Cortès vu par Carl Schmitt

♦ Texte 1 :

Dans le contexte, Marx renvoyait en avant, au nihilisme du XXe siècle, Schmitt reportait en arrière, au traditionalisme du XIXe. Deux grandes saisons, elles aussi complémentaires. Riches, non pas tant de suggestions pour comprendre ce qui s’est passé, que des visions du futur qui déchirent notre présent. À travers la philosophie de l’État de la contre-révolution — de Maistre, Bonald, Donoso Cortés — Schmitt a compris le XXe siècle, et surtout ses aboutissements, bien plus que n’ont pu le comprendre la social-démocratie et la démocratie libérale ensemble. La compréhension du contraire est la manière la plus profonde d’autocompréhension. Saisir l’autre position extrême sert à définir la radicalité de sa propre position. La radicalité sert pour anticiper ce qui, bien avant son propre temps, doit venir.

Donoso Cortés et Tocqueville — ces 2 existences extraordinairement présentes ensemble sur le champ d’un passage crucial de l’histoire moderne, avant et après la guerre civile européenne de 1848 — sur la trace de Schmitt, devraient être lus ensemble. Deux grandes anticipations, arrachées au XIXe vers le XXe, qui à elles seules racontent la grandeur de 2 formes, opposées et complémentaires de pensée politique. Celle par laquelle se conclut le Livre premier de la Démocratie en Amérique (1835) :

« Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples, qui partis de deux points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains [...] eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne. L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes... Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde» (Œuvres complètes, tome I, 1, Gal., 1961, pp. 430-431).

Et l’autre forme de pensée, celle de Donoso Cortés dans le Discours sur l’Europe du 30 janvier 1850 (voir Il potere cristiano, Morcelliana, Brescia, 1964, pp. 90 sqq.). Il y a la grande prophétie selon laquelle la révolution aurait éclaté plus facilement à Saint Petersbourg qu’à Londres. Donoso revenait d’un séjour à Berlin, mais son discours ne concerne pas la Prusse mais la Russie. C’est de là que vient le nouvel ennemi de la civilisation européenne : de la rencontre possible entre socialisme révolutionnaire et politique russe. Schmitt, dans un essai de 1927, résume ainsi ce qui est, selon lui, la plus déconcertante des anticipations constructives de Donoso :

« La révolution dissoudra surtout les armées permanentes ; puis le socialisme étouffera tous les sentiments patriotiques et réduira toutes les conflits à celui entre propriétaires et non-propriétaires ; ensuite, quand la révolution socialiste sera parvenue à tuer tous les sentiments nationaux, quand les peuples slaves s’uniront guidés par la Russie, quand en Europe ne subsistera plus que le conflit entre exploiteurs et exploités, alors sonnera la grande Heure de la Russie et avec elle la grande punition pour l’Europe. »

Cette punition sera longue et ne finira pas par exemple avec la seule décadence de l’Angleterre.

« Les Russes en effet ne sont pas semblables au peuple des Germains, qui dans la période de migration des peuples renouvelèrent la civilisation européenne ; dans son aristocratie et dans son administration, la Russie est tout autant corrompue que le reste de l’Europe ; après sa victoire, le venin de la vieille Europe coulera dans ses veines, de sorte qu’elle mourra et tombera en putréfaction » (C. Schmitt, Donoso Cortés interpretato in una prospettiva europea, Adelphi, Milan, 1996, pp. 63-65)

Et voilà !

Processus ambigu, contradictoire, non pas simplement progressif, de centralisation et de démocratisation de l’humanité, finis Europae, déclin de l’Occident, entrevu depuis 2 points de vue contrastés, d’une critique libérale anticipée de la démocratie et d’une inépuisée et inépuisable conception chrétienne de l’histoire. Tous 2, le français et l’espagnol, interprètes-anticipateurs de cette Kritik der Zeit, dans l’« acceptation spécifiquement allemande du mot Kritik », qui depuis Kierkegaard et Burckhardt jusqu’à Troeltsch, Weber Rathenau, Spengler, prend forme dans la seconde moitié du XIXe, traverse le début du XXe et s’arrête, s’épuise et s’écroule devant la grande crise de la politique avec laquelle tristement décline notre siècle.

 

► Mario Tronti, extrait de « Karl und Carl », in : La politique au crépuscule, ch. V, éd. l'éclat, 2000.

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♦ Texte 2 :

Dans l’analyse du concept romantique de réalité, s’avérait l’importance éminente du concept de décision : les romantiques sont des gens qui, dans le domaine des faits concrets, ne veulent pas se décider, et qui font même de l’indécision une philosophie de l’irrationnel. Par contre, ces théologiens catholiques de l’État « qu’en Allemagne on appelle romantiques parce qu’ils étaient conservateurs ou réactionnaires, et qu’ils idéalisaient la réalité médiévale » (Théologie politique, chap. 4, p. 62), de Maistre, Bonald, Donoso Cortes, construisent leurs systèmes directement sur le concept de décision et, qui sait, peut-être la décision contient-elle tout le problème de la forme en général. Les romantiques allemands ont en propre une représentation singulière : la discussion perpétuelle. Partout au contraire où la philosophie catholique du XIXe siècle s’exprime en termes d’activité intellectuelle, « elle exprime dans une forme quelconque, la pensée qu’une grande alternative s’impose qui n’admet plus aucune médiation. Tous formulent un grand ou bien – ou bien, dont la rigueur ressemble plutôt à la dictature qu’à une discussion perpétuelle » (Ibid., avec citation de Newman entre les deux) Bonald, le fondateur du traditionalisme, est bien éloigné de l’idée d’un devenir perpétuel qui se développe de soi-même. Jamais chez lui la foi en la tradition n’est quelque chose de comparable à la philosophie de la nature de Schelling, ou au mélange des contraires d’Adam Müller, ni à la foi en l’histoire de Hegel. L’humanité est pour lui « un troupeau d’aveugles, conduit par un aveugle, qui avance à tâtons avec sa canne » (Ibid. , p.  63) ; la tradition offre la seule possibilité de trouver ce contenu que peut accepter la croyance métaphysique de l’homme. Les antithèses et les distinctions qui valent à de Bonald d’être étiqueté comme scolastique, représentent des disjonctions morales, mais en rien des polarités de la philosophie schellingienne de la nature avec leur « point d’indifférence », ni de simples négations dialectiques du processus historique (Ibid. et Catholicisme romain, p.  16, éd. G.  Maschke). Il se sent toujours entre deux abîmes, entre l’être et le néant. Mais ce sont là les opposés du bien et du mal, de Dieu et du diable, entre lesquels (selon Schmitt) il existe un « ou bien – ou bien » à mort. Pour de Maistre, la valeur de l’Église consiste en ce qu’elle est la décision ultime, sans appel. Les termes d’« infaillibilité » et de « souveraineté » sont pour lui « parfaitement synonymes ». Il tient pour bonne l’autorité quand tout simplement elle existe : l’essentiel étant qu’aucune instance supérieure ne supervise la décision. Chez Cortes, l’image tout à fait typique est la bataille décisive qui a embrasé les rapports entre le catholicisme et le socialisme athée. La nature du libéralisme bourgeois d’après Cortes, est de ne pas se décider dans ce combat, mais d’entamer à sa place une discussion. Cortes définit la bourgeoisie (Schmitt : le romantisme) comme une « classe discutante » sans plus, una clasa discutidora. « Par là, elle est jugée », ajoute l’interprète, et l’on comprend maintenant pourquoi il prenait tant de peine dans le Romantisme politique pour tirer au clair la nature de la philosophie libérale-romantique.18 Existe-t-il une réalité quelconque qui soit sans décision ? Peut-on saisir la réalité autrement que par l’analyse et le jugement ? Le romantique avait mis le narcissisme à la place de l’objectivation. Ni le cosmos, ni la foi, ni le peuple, ni l’histoire ne l’intéressaient pour leur propre mérite. L’État comme objet romantique, et la culture, la conviction ou même la religion, comme objets romantiques aussi, tout cela correspond à la vision romantico-libérale des choses. Néanmoins, le romantique indécis ne peut éviter la décision. Placé devant l’alternative, lui aussi doit se décider. Il se décide pour le tiers supérieur, pour une synthèse qui reconnaît les 2 membres de l’opposition et les conduit à un compromis dans une supériorité fictive. C’est la méthode terrible, popularisée par Hegel, du compromis entre le bien et le mal, entre le oui et le non, et qui est devenue la source de tous les maux du XIXe siècle ; une méthode dont Ernest Hello disait, dans son grand ouvrage Philosophie et athéisme : « Si en effet l’affirmation et la négation sont identiques, toutes les doctrines deviennent égales et indifférentes... Voilà l’erreur radicale, fondamentale de ce siècle-ci ; voilà la négation mère ; voilà ce doute absolu, qui est l’absence même de philosophie, érigé en philosophie absolue. »

► André Doremus, extrait de : « La théologie politique de Carl Schmitt », Les Études philosophiques n° 68 (1/2004), p. 65-104.

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