Lili Marleen
Lili Marleen - Histoire d’une chanson
par Jan Neckers
En avril 1941, Richard Kistenmacher part pour Belgrade. Avec d’autres mobilisés qui, dans la vie civile, sont techniciens auprès de l’émetteur radio de Berlin, il a reçu pour mission de créer un émetteur pour les soldats dans la ville danubienne occupée. Kistenmacher est compositeur musical de profession. En route pour la capitale serbe, il s’arrête à Vienne et fouille les archives de l’émetteur autrichien pour voir s’ils n’ont pas là quelques disques en trop. Il en choisit soixante. L’un de ces disques présente « Lied eines jungen Wachtpostens » (= « La chanson d’une jeune sentinelle »), un flop commercial de l’été 1939. Le chiffre de vente de ce disque avait été seulement de 700 exemplaires. Kistenmacher n’a pas eu le temps d’écouter tous les disques qu’il avait emportés de Vienne. Il choisit d’après les titres et n’écoute chaque fois que quelques mesures. « Das Lied eines jungen Wachtposten » commence par le son d’un clairon, comme dans une fanfare, ce qui lui paraît adéquat pour un émetteur de l’armée. Mettre sur pied la station radiophonique de Belgrade prendra du temps, mais, en fin de compte, avec de faibles moyens, elle finit par pouvoir émettre. Pendant cette période de préparation, Kistenmacher a eu le temps d’écouter ses disques mais c’est la mélodie du « Lied eines jungen Wachtpostens » qu’il trouve potentiellement la meilleure. Le 18 août 1941, le programme du soir se termine par cette chanson, sélectionnée par Kistenmacher. Elle lui plaît énormément et il l’utilise pendant une semaine entière pour mettre un terme aux émissions vespérales. Mais le chef de la station radiophonique de Belgrade n’est pas d’accord : il appelle Kistenmacher dans son bureau et lui dit : « Trop, c’est trop ! J’interdis dorénavant cette Lili d’antenne, amusez-vous avec d’autres filles ! ».
Mais les soldats allemands stationnés en Yougoslavie, en Grèce et en Afrique du Nord ne sont nullement du même avis, eux qui sont continuellement branchés sur cet émetteur belgradois. Les lettres de protestation affluent et Kistenmacher reçoit l’autorisation de terminer les émissions radio à 21 h 55 par la chanson qui n’est plus la version originale du « Lied » mais est devenue « Lili Marleen ». Les soldats qui reviennent en permission en Allemagne demandent aux émetteurs allemands de programmer la chansonnette. En un rien de temps, elle envahit le Reich tout entier et tous les territoires qu’il occupe. Hitler dit à son aide de camp : « Cette chansonnette va nous survivre ».
Tristesse
« Lili Marleen » devint ainsi la chanson-culte de la deuxième guerre mondiale, bien qu’elle soit née, en fait, pendant la première. Le rédacteur du texte d’origine fut un certain Hans Leip, natif de Hambourg, qui suivait à l’époque une formation d’officier à Berlin. Là, il rencontre d’abord une fille prénommée Lili, puis une autre, prénommée Marleen. Dans un poème, il fait des deux filles une seule et même personne. Vingt-deux ans plus tard, il y ajoute deux vers et le fait paraître, avec quelques poèmes de matelots, dans un petit recueil qu’il intitule « Kleine Hafenorgel » (= « Petit harmonika au port »). Un an plus tard, le compositeur Norbert Schulze est attablé dans une taverne avec quelques amis où traîne un exemplaire du recueil. Schulze n’est pas le premier venu. Deux ans auparavant, il avait obtenu un succès retentissant avec « Schwarzer Peter », œuvre qui était mi-opérette mi-opéra. Toute l’Allemagne fredonnait alors l’air du ténor, « Ach ich hab’ in meinen Herzen… ». Cet air demeure encore très populaire aujourd’hui. Le ténor Rudolf Schock, fort aimé en Flandre, donnera à ses mémoires le titre de cet air. Le soir où il découvrit le « Kleine Hafenorgel », Schultze, en présence de ses commensaux, lut et relut le poème de Leip, qui lui fit littéralement jaillir une mélodie dans la tête. Il fonça sur le piano de la taverne et commença tout de suite à travailler le thème. En peu de temps, sa chanson fut prête. Un an plus tard, il demande à la chanteuse Lale Andersen de la chanter. Le disque sera un formidable succès.
La chanson correspond parfaitement à l’atmosphère de l’époque. Les Allemands ne veulent plus entendre ces habituelles chansons de soldats, trop saccadées, trop martiales. Dans la vie quotidienne, la guerre est devenue bien trop présente, et les gens préfèrent des rengaines plus sentimentales. Au top, on trouve « Heimat, deine Sterne », si joliment chanté par le bassiste Wilhelm Strienz et « Gute Nacht, Mutter », entonné par le baryton Karl Schmitt-Walter, que l’on entendait souvent lors du « Wunschkonzert » de la radio, quand on rendait hommage aux soldats tombés au combat. La tristesse de Lili Marleen, où l’on sent l’approche de la mort, s’inscrit bel et bien dans cette veine. De surcroît, le succès de la chanson est dû aussi à l’interprétation qu’en donnait Lale Andersen, une blonde dont la voix avait été rendue rauque par le tabac. Même l’organe de la NSDAP honore la chanteuse et la chanson, en écrivant que le texte a beaucoup en commun avec les œuvres publiées dans l’anthologie des chansons populaires intitulée « Des Knaben Wunderhorn » (mais, et pour cause, ce ne fut pas en référence à la composition de Gustav Mahler, à l’époque boycotté parce qu’Israélite).
Les soldats réclament Lili Marleen
Andersen devient une star en peu de temps et réclame des honoraires ad hoc pour chanter à la radio. Normalement, à l’époque, un chanteur connu recevait quelque 200 Reichsmarke pour un spectacle life, ce qui correspondait au salaire moyen d’un ouvrier allemand. Les chanteurs et chanteuses du hit parade des années de guerre, comme Marika Rökk, Rosita Serrano et Zarah Leander, gagnaient cinq fois plus. Les exigences de Lale Andersen sont inacceptables pour le grand chef de tous les émetteurs allemands, Joseph Goebbels. De plus, il a horreur de la sentimentalité qui se dégage de « Lili Marleen ». En novembre 1941, l’ordre tombe : la chanson ne peut plus être chantée que par une voix masculine. Les soldats sont furieux et font entendre leur fureur par un flot de lettres : ils exigent le retour de Lale Andersen, mais Goebbels refuse. L’émetteur de Belgrade fait partie de la Wehrmacht et n’est pas directement subordonné au Ministère de la Propagande de Goebbels. Plus tard, de nombreux soldats ayant combattu sur l’effrayant front de l’Est se souviendront : ils se rassemblaient autour de leur poste de radio, le « Volksempfänger », après une journée d’enfer et de sang ; le technicien, dont les doigts étaient plus sensibles, cherchait fébrilement l’émetteur de Belgrade.
Finalement, Goebbels laissera la paix à Belgrade, tout en continuant la guerre personnelle qu’il livrait à Lale Andersen. Il alla jusqu’à faire détruire les matrices du tout premier enregistrement. Mais la chanteuse n’a jamais eu peur du ministre de la propagande et a refusé, au printemps 1942, de chanter pour les gardiens du ghetto de Varsovie. Six mois plus tard, Goebbels parvient à la coincer. Avec naïveté, elle a écrit une lettre à une ancienne connaissance qui s’était installée en Suisse ; cette connaissance était juive. Elle se voit infliger une interdiction professionnelle et plus personne ne peut diffuser ses autres disques. Mais Belgrade continue à émettre Lili Marleen. Lorsque la BBC annonce que Lale Andersen s’est suicidée à cause des nazis, elle reçoit à nouveau l’autorisation de monter sur les planches, mais non pour la radio. Goebbels est occupé à dresser des listes de chansons à interdire et son ministère est inondé de réactions furibardes après un terrible bombardement de Berlin. Le jour après cette attaque aérienne, la radio avait diffusé « Für eine Nacht voller Seligkeit » de Marika Rökk. Comme de plus en plus de sous-marins allemands sont coulés, le ministère interdit aussi la radiodiffusion de « Eine Seefahrt, die ist lustig ». Une chansonnette comme « Warum soll ich treu sein… » se voit également interdite car jugée mauvaise pour le moral des soldats du front. Et chaque fois que la radio diffuse la chanson « How do you do ? » de Rosita Serrano, le speaker doit expliquer clairement aux auditeurs que ce sont là les seuls mots anglais du texte et que la chanson a pour objectif de se moquer des Britanniques.
L’éloge d’Eisenhower
Lili Marleen poursuit sa voie triomphale. En Afrique du Nord, ce ne sont pas seulement les soldats de l’Afrika Korps qui écoutent l’émetteur de Belgrade. Vers vingt-deux heures, les Britanniques, eux aussi, cherchent à le capter. Lorsque les lignes de front sont très proches et que les Britanniques n’ont pas de récepteur, ils crient, le soir, à leurs ennemis allemands : « Comrades, louter please » (= « Plus fort, camarades ! »). Les commandants alliés ne sont pas heureux mais ne peuvent pas davantage enrayer le succès de la chanson dans les rangs de leurs soldats. Les Allemands produisent même une version anglaise qu’ils diffusent pour leurs émissions de propagande destinées à la Grande-Bretagne. Les autorités alliées sont acculées et ne peuvent que faire contre mauvaise fortune bon cœur : elles produisent à leur tour une traduction. En Grande-Bretagne, c’est Vera Lynn, la « sweeheart of the forces », qui enregistrera la chanson. Aux Etats-Unis, ce rôle sera dévolu à Marlène Dietrich.
La version de Marlène Dietrich fut un tel succès que beaucoup croiront plus tard que ce fut elle qui avait été la première à lancer la chanson. Sur les partitions et écrits où figure la musique de Lili Marleen, on trouve erronément le nom du compositeur Paul Lincke mais tous s’accordent à concéder, en toute honnêteté, le « copyright » à « Apollo Verlag Germany » (même si les bénéfices en ont été confisqués).
Après la guerre, Lale Andersen continua à chanter sa chanson la plus connue lors de concerts organisés pour les troupes d’occupation américaines et britanniques en Allemagne. Eisenhower rendit hommage au poète Hans Leip en disant de lui « qu’il fut le seul Allemand qui avait rendu le monde plus heureux pendant toute la guerre ». Sur le compositeur Norbert Schulze, le général américain ne prononça pas un mot car il avait également composé des chansons politisées à grand succès, telles « Bomben auf Engeland » (= « Bombes sur l’Angleterre ») et « Panzer rollen in Afrika vor » (= « Les panzer foncent en avant sur la terre d’Afrique »). Liese-Lotte Bunnenberg, comme se nommait Lale Andersen à l’état-civil, mourut en 1972, âgée de 67 ans. Hans Leip décéda en 1983, ayant atteint l’âge de 90 ans. Et Norbert Schulze allait avoir 92 ans quand il mourut en 2002.
Jan NECKERS.
(article paru dans « ‘t Pallieterke », Anvers, 22 août 2007).