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  • Hugo Fischer

    Hugo Fischer : le maître-à-penser d’Ernst Jünger

     

    UAL_FS_N00660.jpgLorsque Hugo Fischer décéda le 11 mai 1975 à l’âge de 76 ans dans la localité d’Ohlstadt en Haute-Bavière, personne n’était plus censé prendre connaissance de cette nouvelle, du moins officiellement. Fischer était un penseur oublié. Vers la moitié des années 50, il était revenu d’Inde, de Bénarès, et avait perdu tout contact avec le monde universitaire d’Allemagne de l’Ouest. Il n’y avait plus que quelques petits fils ténus qui le liait encore vaguement à l’Université de Munich, donc il a continué à mener vaille que vaille la vie qu’il avait toujours menée : celle d’une existence souterraine, d’un savant replié sur sa sphère privée. Pourtant, après sa mort, deux voix se sont élevées pour rappeler l’importance du défunt, pour dresser judicieusement le bilan de son œuvre. La première de ces voix fut celle d’Armin Mohler : dans les colonnes du quotidien Die Welt, celui-ci déclara que Fischer « avait été l’un des principaux impulseurs intellectuels de l’esprit allemand dans les années décisives avant et après 1930 ». Fischer, ajoutait Mohler, a été en quelque sorte une « sage-femme accoucheuse d’intelligence », de manière si éminente, qu’une légende était colportée à son sujet : c’est lui qui a fait naître en Ernst Jünger le « nationalisme des soldats du front » (le nationalisme soldatique) et, mieux, lui aurait tenu la plume quand il écrivait Le Travailleur. La deuxième voix qui s’est élevée pour commémorer Hugo Fischer fut celle de Günter Maschke qui, dans une chronique nécrologique écrite pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, rappelait qu’avec Fischer venait de disparaître « l’une des têtes les plus significatives de la Révolution conservatrice ».

    Un quart de siècle plus tard, en l’an 2000, force est de constater que Mohler et Maschke ont été les derniers à mettre en valeur l’importance oubliée de Fischer pour l’histoire des idées en Allemagne. Après eux, plus personne ne s’est intéressé à ce penseur. Il faut toutefois remercier Piet Tommissen : il nous a permis de jeter un regard sur la correspondance entre Fischer et Carl Schmitt. En la lisant, on s’étonne encore davantage de l’ignorance délibérée qui règne dans notre monde académique et journalistique. Voilà donc un philosophe qui a enrichi l’œuvre de Jünger, qui a correspondu assidûment avec Carl Schmitt, qui est une figure éminente de la Révolution conservatrice, et nous ne trouvons pas la moindre petite anthologie qui le mentionne ?

    Les historiens actuels sont sans doute rébutés par l’existence et la pensée trop complexes de Hugo Fischer et ils se rabattent dès lors sur le mot d’ordre : “Tout comprendre ne signifie pas tout pardonner mais tout simplifier”. Les approches hors contexte se bornent le plus souvent, dans le cas de Fischer, à montrer quelques-unes de ses contradictions, mais dans ce cas, c’est oublier que le titre de sa thèse de doctorat, présentée à Leipzig en 1921, était : Das Prinzip der Gegensätzlichkeit bei Jakob Böhme (Le principe d’opposition chez Jakob Böhme).

    On pourrait commencer par parler de Fischer en évoquant la dénonciation dont il fit l’objet de la part de quelques nationaux-socialistes zélés en 1933 : d’après cette caballe lancée contre notre auteur, qui, rappelons-le, était un invalide de guerre bien marqué en ses chairs, Hugo Fischer aurait été vu les armes à la main,
    « côté communiste », lors du Putsch de Kapp. Rien n’atteste cette affirmation. Au contraire : on ne sait avec certitude qu’une chose, que Fischer s’est engagé dans le camp contre-révolutionnaire, dans les formations dites des “Volontaires temporaires de Leipzig” (Leipziger Zeitfreiwilliger) en 1919 contre les bandes spartakistes. De nombreuses anecdotes à son sujet ont été véhiculées : enfant, il aurait été complètement étranger à la marche du monde, qu’il n’a été qu’un « Magister » errant dans les pages du Journal de son ami Jünger. En 1945, dans le fameux “questionnaire” soumis à tous les Allemands, il écrivit, sous la rubrique “Activités politiques”, le mot « Keine » (Aucune), d’une main ferme et certainement à juste titre.

    Finalement, il n’était pas un homme dangereux, il était sans grande influence, notamment, comme le signale la corporation des enseignants nationaux-socialistes de Leipzig, parce qu’il énervait les étudiants en poursuivant sans retenue toutes les idées qui lui venaient en tête lors de ses cours chaotiques. Et pourtant, il a publié articles et notes dans la revue Widerstand (Résistance) d’Ernst Niekisch, jusqu’en 1934, année où les éditions Widerstand recevaient souvent la visite des agents de la Gestapo. En cette année fatidique, il avait voulu donner à la revue un article intitulé Das Ende der Modernität (La Fin de la modernité). Avant cela, il avait rédigé des monographies illisibles, ampoulées, sur Hegel et sur Nietzsche. En revanche, en tant que co-éditeur des Blätter für deutsche Philosophie (Cahiers pour la philosophie allemande), une revue qui parut de 1928 à 1934, il avait veillé à ouvrir la philosophie, branche réputée hermétique, aux sciences sociales empiriques ; dans ce cadre, en 1932, il avait publié une analyse de l’œuvre de Karl Marx, intitulée Karl Marx und sein Verhältnis zum Staat (Karl Marx et son rapport à l’État), que l’on considère encore aujourd’hui comme une excellente introduction à l’œuvre du père fondateur du communisme.

    Nous avons donc affaire à un philosophe certes relégué dans sa sphère privée mais que l’on retrouve néanmoins dans le milieu des penseurs jeunes-conservateurs tels Hans Freyer et Gunther Ipsen, puis écrivit en 1930 une contribution à un ouvrage collectif du président de la République Tchécoslovaque, Thomas G. Masaryk, profiteur du Traité de Versailles, et apporta ensuite des essais philosophiques au Literarische Welt (Le Monde des lettres), journal d’inspiration libérale de gauche appartenant au publiciste juif Willy Haas et considéré par les forces de droite comme une méprisable
    « gazette de boulevard ». Enfin, Hugo Fischer fut l’auteur d’un ouvrage entouré d’une aura de mystère : Lenin – der Machiavell des Ostens (Lénine – le Machiavel de l’Est), que la maison d’édition, par crainte d’une confiscation en mars 1933, fit mettre au pilon avant même que l’imprimeur ne l’ait livré ; ce fut une mesure inutile et prise à la hâte car il s’est avéré par la suite que ni Goebbels ni Rosenberg n’étaient intervenus pour le faire saisir.

    Au vu d’une biographie intellectuelle aussi hétérogène, on peut penser qu’un fil rouge serait utile pour démontrer que Fischer fut aussi un théoricien précoce de la globalisation. Lorsque Jünger et Niekisch rêvaient d’États planistes (planificateurs) couvrant la planète entière, ou de
    « figures impériales », alors, indubitablement, ils étaient tributaires des visions projectuelles de Fischer. Mohler remarque très justement que seul un Ernst Jünger pouvait écrire Le Travailleur. Mais non sans les potentialités analytiques de Fischer, qui, régulièrement, allait visiter l’institut sociologique de Freyer, pour approfondir ses recherches et y débattre des structures de la modernité industrielle. Attirer l’attention de l’étudiant ou du chercheur contemporain sur cet institut équivaut à se souvenir qu’il a plu au Weltgeist d’installer dans le Leipzig des années 20 l’une de ses dépendances.

    L’essai de Hugo Fischer sur le
    « bon Européen Masaryk » ouvre, dans le cadre de la Révolution conservatrice, des perspectives supranationales à la nouvelle pensée politique élaborée alors en Allemagne. Dans l’État multiethnique qu’était la Tchécoslovaquie, née de Versailles, Fischer avait cru découvrir le noyau d’une future unité européenne, car il recelait au sein de son intelligentsia des éléments métaphysiques issus de « la religiosité chrétienne originelle des Slaves ». Nous trouvons là quelques évidentes affinités avec l’orientation vers l’Est préconisée par Niekisch et avec son pro-bolchevisme affiché et volontaire. De même, autre cauchemar de ces “révolutionnaires conservateurs” et “nationaux-bolcheviques”, que l’on décèle dans les écrits de Fischer : la prépondérance politique à l’œuvre sur notre terre risque, à terme, de quitter définitivement l’Europe pour se fixer aux États-Unis. Bien entendu, l’Europe qu’envisage Fischer serait structurée d’après un moule anticapitaliste. Fischer écrit : « Si un nouveau droit social et fédéraliste s’instaure chez les peuples industrialisés d’Europe, alors nous aurions le début de la fin de l’individualisme économiciste et libéral ! ».

    L’Europe, selon Fischer, devra prendre une « forme bündisch (liguiste) », dans le sens où elle devra devenir une communauté pratique de Travail capable de « transubstantialiser » les éléments fondamentaux de la « telluricité » (das Irdische), que sont la technique, l’économie et le politique, en des formes supérieures. C’est dans cette idée que demeure tout entier le noyau de la philosophie politique de Fischer. Il fut en permanence à la rcherche d’un porteur de « communauticité substantielle » (substanzielle Gemeinschaftlichkeit). La Tchécoslovaquie de Masaryk tomba rapidement en discrédit chez Fischer, problablement parce qu’il s’aperçut bien vite qu’en réalité Prague pratiquait une politique répressive à l’encontre de ses minorités. Vers 1932, ses espoirs se portent vers l’URSS. Dans son livre sur Lénine, il décrivait la politique soviétique des nationalités (qui n’existait en fait que sur le papier) comme une variante moderne des politiques impériales chères à l’Europe centrale. Fischer chantait les louanges de l’empire stalinien du Goulag en le décrivant comme un « État fédéral d’ordre supérieur ». Ce soi-disant prototype de l’État planiste garantissait, à ses yeux, la liberté existentielle des cultures particulières qui le composaient et les protégeait ipso facto de l’américanisme unificateur. Hisser les nations du monde au niveau « d’une constitution mentale supérieure » n’était toutefois pas la tâche des Russes mais celle des Allemands, pour autant qu’ils prennent au sérieux leur « mission impériale ».

    Dans les passages qui exaltent cette vision de la « patrie charnelle » (Heimat) et de la politische Geborgenheit (la sécurité/ l’équilibre/ l’harmonie politique), Fischer évoque la polis grecque de l’Antiquité et l’Empire allemand des Staufen (lorsque le peuple allemand se trouvait pour une fois « entièrement chez lui-même », « ganz bei sich zu Hause »). Ici, Fischer se rapproche très nettement de « l’esprit d’utopie » que l’on trouve dans l’œuvre d’Ernst Bloch. Et non pas dans le “Troisième Reich” national-socialiste qu’il quitte en 1939 pour se rendre d’abord en Norvège, puis, via l’Angleterre, en Inde pour « aller y étudier le sanskrit » comme le fit savoir le ministère berlinois de la culture.

    En quittant l’Allemagne pour l’Inde, il est évident que Hugo Fischer ne croyait plus à la « mission politique et impériale » des Allemands, car l’idée impériale des nationaux-socialistes était réduite et tronquée par l’idéal völkisch-national (folciste-nationaliste), réduction qui la réduisait à néant. À Benarès, il modifie son idée initiale et plaide pour « un ordre culturel universel et juste selon le modèle indien ». L’ordre juridique indien maintient intact, dit-il, la grande famille clanique et le paysannat traditionnel, qu’il considère désormais comme les fondements de ce qu’il faut souhaiter voir advenir :
    « un macrocosme de toutes les cultures et de toutes les religions humaines ». Si un tel macrocosme advient sur Terre, alors les «individualités ethniques spécifiques » (die eigenständischen ethnischen Individualitäten) pourront en toute sécurité demeurer au sein de la modernisation, sans laquelle aucune « forme existentielle supérieure » ne peut exister.

    En 1933, à l’adresse de Carl Schmitt, Fischer formule la question centrale à ses yeux :
    « Comment l’homme contemporain affrontera-t-il le fait qu’il n’y a plus, dans le monde, d’influx/ d’influences d’ordre supérieur (höhere Einwirkungen) ? ». Pour répondre à cette question centrale, qu’il s’était d’abord adressée à lui-même, il théorisa, à partir de 1930, plusieurs concepts pour « métaphysicer la politique » (Metaphysizierung der Politik), ce qui relevait d’un niveau d’exigence plus élevé que la simple « humanisation », voulue par les civilisations occidentales (au sens spenglérien du terme). En posant ce primat de la régénérescence religieuse et culturelle, Fischer pense forcément au détriment de tout réalisme politique. Dans son dernier grand ouvrage, Vernunft und Zivilisation (Raison et civilisation), paru en 1971, Fischer appelle dès lors, en toute logique, à un « antipolitisme ».

    De Hegel, de Marx et de Nietzsche, Hugo Fischer a déduit les instruments pour disséquer les concepts et les visions de la modernité et pour impulser ses efforts visant à
    « -enchanter le monde ». Cet héritage idéaliste a servi à former au départ le futur utopisme antipolitique de Fischer. Cela le prédestinait à devenir davantage un théologien du politique. C’est-à-dire à devenir une expression très allemande de la contradiction vécue.



    Tiana BERGER (article paru dans Junge Freiheit, Berlin, n°20/2000 ; tr. fr. RS).

     

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    Souvenir de Hugo Fischer

     

    Jünger m'avait parlé à plusieurs reprises d'un précepteur de philosophie, qui vivait à Leipzig : Hugo Fischer. Jünger le prenait pour la tête philosophique la plus importante qui soit en vie. J'ai acquis quelques-uns des écrits que Fischer avait publiés et c'est ainsi que j'ai rencontré un esprit très original. C'était un merveilleux mélange de mysticisme et de rationalité. Ces textes étaient riches en visions et perspectives fort étonnantes. Un esprit profond et pénétrant tentait de s'y faire comprendre. Parmi ces livres, qui me sont tombés sous la main, il y en avait un sur Karl Marx. Fischer y décrivait le processus de dissolution de l'ordre médiéval dans toutes ses étapes et le marxisme, en tant que manifestation de l'histoire des idées, était imbriqué dans ce processus de dissolution. Un autre livre de Fischer tentait d'interpréter Nietzsche. Il y démontrait comment Nietzsche avait démoli le stade de la décadence et avait atteint le socle d'un ordre nouveau et sain. La particularité méthodologique de Fischer était de choisir des citations percutantes et d'explorer jusqu'aux tréfonds leur contenu. J'ai demandé à Fischer de collaborer à Widerstand. Il m'a envoyé quelques articles qui ont été pour notre revue un enrichissement remarquable, perçu comme tel par beaucoup de lecteurs.

    Finalement, on a arrangé une rencontre personnelle entre Fischer et moi. C'est alors qu'apparut un homme âgé d'environ 35 ans, avec un visage long et étroit, il était svelte, étonnement maladroit, inhabituellement distrait. Sa femme devait réparer tout ce que provoquait sa distraction. Beaucoup d'anecdotes amusantes circulaient à son propos. Un soir, Jünger a voulu lui rendre visite à Leipzig. C'est un homme en robe de nuit et en pantoufles, tenant un livre en mains, qui est venu à sa rencontre dans la rue. C'était Fischer qui, avant de sortir, avait oublié de s'habiller. Fischer aimait utiliser des billets de banque en guise de signets dans ses livres. Plus d'une fois, plusieurs gros billets avaient disparu dans les livres qu'il avait emprunté à la bibliothèque de l'université. Sa femme a pris l'habitude de passer en revue tous les livres qui devaient être rendus.

    Pendant des heures Fischer et moi nous sommes entretenus dans mon bureau. Il était effectivement un homme qui transpirait littéralement des idées philosophiques. Sa personne était un processus ininterrompu de philosophie. On ne pouvait pas suivre ses conversations du matin au soir sans peine. Toujours, ce qu'il disait était profond et chargé de sens. Fischer avait compris que l'ère du planisme était arrivée et qu'on ne pouvait plus retomber dans les sentiments du libéralisme caduc. En 1932, il a achevé un ouvrage : Lenin, der Macchiavelli des Ostens [Lénine, le Machiavel de l'Est]. La figure de Lénine y était traitée comme celle d'un fondateur d'État ; la tournure d'esprit de Lénine y était présentée avec génie dans ses grands traits. L'Hanseatische Verlagsanstalt avait acquis les droits de cet ouvrage, quelque cent exemplaires avaient déjà été imprimés : c'est un de ceux-là qui m'est tombé entre les mains.

    Après 1933, Fischer ne s'est plus senti à l'aise en Allemagne. Il ne voulait pas entendre parler du national-socialisme : il en percevait la vacuité. Pour lui-même, il espérait bien peu de choses, car il n'avait pas beaucoup de talents pédagogiques. Quand il prononçait une conférence, il se perdait dans ses idées ; le niveau de son discours toujours en mouvement était trop élevé, si bien que personne ne pouvait le suivre. En 1934, il fit un voyage avec Ernst Jünger en Norvège. Les anecdotes les plus amusantes de ce voyage, Jünger les a consignées dans un petit écrit passionnant, Myrdun. Le magister, qui y joue un rôle amusant, est Hugo Fischer. Fischer s'est senti si bien en Norvège qu'il eut aussitôt l'envie d'émigrer. Il gagna la sympathie d'une autorité locale, qui lui permit d'obtenir un visa. Fischer loua une ferme, très éloignée de tout, dans les environs de Trondheim et y fit venir sa famille. Il prit des dispositions pour ne vivre que des fruits de la mer pendant tout l'hiver. Mais bien vite, il n'a plus pu supporter l'isolement. Il laissa sa femme et ses enfants en Norvège, revint plusieurs fois en Allemagne : il y passait des semaines et des mois, tissait tout un réseau pour être nommé à l'université d'Oslo. Quand la guerre éclata, il se rendit en Angleterre ; sa vie fut de plus en plus aventureuse. Après la fin des hostilités, il partit en
    É
    gypte, enseigna ensuite brièvement à l'université de Bénarès en Inde et revint par après à Londres.


    ► Ernst Niekisch, extrait de Erinnerungen eines deutschen Revolutionärs : Gewagtes Leben. 1889-1945), in : Vouloir n°123-125, 1995.