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  • Niekisch

    33310.jpgL'itinéraire d'Ernst Niekisch


    Ernst Niekisch n'est plus un inconnu : de nombreux ouvrages ont longuement évoqué son itinéraire et ses idées, un certain nombre lui ont été entièrement consacré (1). Le dernier en date, Ernst Niekisch und der revolutionärer Nationalismus d'Uwe Sauermann, ne concerne bien sûr qu'une période dans l'engagement intellectuel et politique d'E. Niekisch, la période nationaliste révolutionnaire (baptisée à tort "national-bolchévique") qui coïncide avec la période de parution de la revue Widerstand (Résistance) que dirigeait E. Niekisch de 1926 à 1934. Ne sont pas concernées la période social-démocrate antérieure à 1926, évoquée dans l'ouvrage de Sauermann pour mémoire, et la période postérieure à la guerre (après 1945, Niekisch, devenu marxiste, occupera un poste d'enseignant à l'Université Humboldt de Berlin-Est).

    U. Sauermann se livre à une étude minutieuse de la revue Widerstand (il n'hésite pas à recourir à une analyse quantitative des textes afin d'en tirer les concepts-clés) et à travers elle, il étudie l'évolution intellectuelle et la démarche politique d'E. Niekisch et de ses amis entre 1926 et 1934. Cette étude s'articule en 4 parties :

    • la 1ère porte sur le développement de la revue
    • la 2ème sur la position de la revue face au national-socialisme
    • la 3ème partie sur l'idéologie spécifique de Widerstand
    • la 4ème sur le rôle de Widerstand et du mouvement constitué autour de la revue dans la culture politique de la République de Weimar.

    Ernst Niekisch : de la social-démocratie au nationalisme

    Ernst Niekisch joue un rôle non négligeable dans la social-démocratie allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le 8 novembre 1918, E. Niekisch, alors jeune instituteur social-démocrate, crée le Conseil des ouvriers et soldats d'Augsburg dont il devient le président. Le 21 février 1919, il est élu président du Comité Central des Conseils de Bavière mais il refuse de participer à l'expérience de la République des Conseils de Bavière et à la République soviétique de Bavière ; il est condamné à deux ans de prison pour "complicité de haute trahison". Passé à l'USPD (Parti social-démocrate indépendant, aile gauche dissidente de la social-démocratie) au Landtag de Bavière. En 1922, en même temps que la plupart des "indépendants", Niekisch rejoint la social-démocratie. Une brillante carrière politique semble s'ouvrir à lui. Mais Niekisch quitte Munich pour Berlin où il devient secrétaire de l'organisation de jeunesse du syndicat des ouvriers du textile ; il n'est plus qu'un modeste fonctionnaire syndical.

    À partir de l'automne 1924, Niekisch exprime dans la revue socialiste Der Firn (Le Névé) dont il est le rédacteur en chef, des opinions "nationales" qui se transforment rapidement par la suite en un nationalisme ultra et "machiavélien". À la même époque, Niekisch entre en contact avec le Cercle de Hofgeismar des jeunes socialistes, de tendance nationaliste. La "politique d"exécution" du Traité de Versailles et l'occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges ont provoqué chez Niekisch, comme chez certains jeunes socialistes une prise de conscience nationale. Violemment pris à partie au sein de la SPD, Niekisch quitte le Parti au début de l'année 1926 suivi par les membres du Cercle de Hofgeismar.

    En 1926, Niekisch adhère au Parti "vieux social-démocrate" (A-SP) fondé par 23 députés socialistes du Landtag de Saxe. Niekisch devient directeur de publication du quotidien de l'A-SP, le Volkstaat. Rapidement, il passe pour le "guide spirituel" du nouveau Parti (p. 44). Lors du Congrès de Dresde de l'A-SP, Niekisch appelle les travailleurs à une « conscience d'État et de peuple », et il invite la République à s'attacher « passionément » au relèvement de l'Allemagne (note 1, p. 47). En même temps, avec d'anciens membres du Cercle de Hofgeismar, Niekisch fonde la revue Widerstand et y apporte une note personnelle.

    Les élections législatives de mai 1928 sont un échec total pour l'A-SP. En novembre, Niekisch quitte l'A-SP après que le troisième Congrès du Parti ait rejeté son projet de programme (p. 65). La revue Widerstand coupe alors tous les ponts avec le socialisme (traditionnel) et bascule totalement dans le camp de l'extrême-droite nationaliste. Dès 1926, alors que les jeunes socialistes quittaient la revue, Widerstand avait ouvert ses colonnes à des nationalistes et s'était attaché comme collaborateurs permanents les responsables des groupes paramilitaires Oberland et Wehrwolf ainsi que l'écrivain "ancien combattant" Franz Schauwecker, un proche d'Ernst Jünger. En 1929, Friedrich-Georg et Ernst Jünger, porte-parole du "nouveau nationalisme" font leur entrée dans la revue.

    Entre 1928 et 1930, Niekisch prend l'initiative d'actions unitaires dans le camp nationaliste. En octobre 1928, il réussit à réunir les chefs des groupes paramilitaires Stahlhelm, Jungdo, Wehrwolf, Oberland, etc., afin de constituer un "cercle de chefs" (Führerring). Cette entreprise unitaire (déjà tentée quelques années plus tôt par E. Jünger) échouera finalement. En 1929, Niekisch tente de réunir les ligues de jeunesse et les associations d'étudiants dans une "action de jeunesse" contre le Plan Young. C'est un demi succès. Par la suite, Niekisch se contentera de susciter un "mouvement de résistance" autour de la revue, à partir des Camaraderies Oberland (une partie du groupe Oberland est en effet acquise à ses thèses). Ce mouvement entre dans la clandestinité en 1933 ; il sera finalement démantelé par la Gestapo en 1937 et ses responsables, dont Niekisch, emprisonnés (2).

    En 1930, la radicalisation de Widerstand, la prise en main totale par Niekisch… et son mauvais caractère (« désagréable et sentencieux », il prétend « savoir toujours tout mieux que les autres », cf. p. 74) ; il est considéré comme un Oberlehrer, un désagréable donneur de leçons, par la nouvelle génération nationaliste) provoquent le départ de certains collaborateurs de la revue, celui notamment d'August Winnig, et entraînent la marginalisation de Widerstand au sein du camp nationaliste.

    Widerstand : Du "Nationalisme prolétarien" au "Bolchévisme prussien"

    niek-w10.jpgDe l'écheveau apparemment inextricable des actions menées et des thèmes développés par Niekisch et Widerstand, Uwe Sauermann dégage un fil directeur : le nationalisme absolu, inconditionnel (unbedingt), professé par Niekisch dès les années 25-26.

    • Niekisch pense d'abord qu'il échoit à la classe ouvrière d'incarner ce nationalisme et d'en réaliser le programme (un programme de politique extérieure), contre le Traité de Versailles, système d'oppression (oppression politique de l'Allemagne par les puissances occidentales, oppression sociale des travailleurs par le capitalisme international). C'est l'époque du "nationalisme prolétarien" (1925/ 1928). L'influence de Lassalle est manifeste.

    • Puis les espoirs de Niekisch se portent sur les groupes paramilitaires et les ligues de jeunesse nationalistes. En même temps, Niekisch découvre derrière le Traité de Versailles l'Occident, et particulièrement la Romanité, qui menacent l' "Être allemand". Il découvre aussi la « protestation allemande » contre Rome qu'incarnait Luther, et l'« esprit de Potsdam » qui incarnait la vieille Prusse, qui fondent tous deux la non-occidentalité de l'Allemagne. C'est l'époque de la Widerstandsgesinnung (1928-1930), comme l'appelle Sauermann.

    • L'idéologie de Widerstand se radicalise en 1930-1931 et donne naissance au "bochévisme prussien" : Niekisch pense que l'Allemagne doit se tourner vers l'Est pour échapper à l'Occident, particulièrement vers la Russie soviétique qui est l'anti-Occident et qui incarne désormais l' "esprit de Potsdam" (qui a échappé à l'Allemagne et que l'Allemagne doit reprendre aux Russes). Niekisch place alors ses espoirs dans la paysannerie, et, pendant un temps aussi, dans le prolétariat révolutionnaire (c'est-à-dire le Parti communiste allemand qu'il considère comme un "avant-poste" de la Russie soviétique), à condition qu'il soit placé sous une direction (spirituelle) nationaliste.

    • Enfin, Niekisch, impressionné par les réalisations du Plan quinquennal et de la collectivisation soviétiques (il fit un voyage en Russie en 1932) ainsi que par la lecture du Travailleur de Jünger, pressent l'apparition d'une « Troisième Figure Impériale » planétaire, dont la ratio sera technique et qui supplantera l'« éternel Romain » (dont la ratio est métaphysique) et l'« éternel Juif » (dont la ratio est économique) (3). Niekisch s'éloigne du nationalisme absolu qu'il professait jusqu'alors.

    En 1926-27, la revue Widerstand prône un nationalisme prolétarien dont Niekisch affirme qu'il n'est en aucun point semblable au nationalisme « social-réactionnaire » de la bourgeoisie (p. 180). Ce nationalisme prolétarien, qui plonge ses origines à la fois dans l'idéologie du Cercle de Hofgeismar et dans les écrits antérieurs de Niekisch, repose sur 3 idées-forces :

    1. La classe ouvrière, en raison de son attitude fondamentalement collectiviste (kollektivistische Grundhaltung), parce qu'elle ne possède rien et échappe ainsi "aux motivations égoïstes de la propriété individuelle", peut devenir l'organe le plus pur de la raison d'État et la classe nationale (porteuse du nationalisme) par excellence ;
    2. Le capitalisme international asservit l'Allemagne et l'Allemagne est devenue, depuis la guerre et le Traité de Versailles, une nation prolétaire ;
    3. La révolution sociale contre les exploiteurs occidentaux du prolétariat allemand et la révolution nationale contre le Traité de Versailles sont étroitement liées (pp. 180 à 182).

    Après avoir idéalisé le prolétariat, Niekisch, déçu par l'expérience de l'A-SP, reporte ses espoirs sur la "minorité nationaliste", c'est-à-dire les groupes paramilitaires et les ligues de jeunesse mais aussi sur la paysannerie révolutionnaire. En 1932, Niekisch militera pour la candidature du leader paysan Claus Heim aux élections présidentielles. Dans ses Gedanken über deutsche Politik (Pensées sur la politique allemande) publiées en 1929, Niekisch évoque la « minceur » de la « substance völkisch » de l'ouvrier (p. 195). Cette « substance humaine et völkisch » aurait été broyée, pulvérisée, écrira-t-il plus tard dans Widerstand (article intitulé « L'espace politique de la résistance allemande », nov. 1931), dès lors le combat prolétarien ne pourrait exprimer que du « ressentiment social » (p. 284). Dans le même article, Niekisch précisera que l'espace politique de la résistance allemande se situe entre le prolétariat déraciné et la bourgeoisie occidentale (4).

    Niekisch découvre que l'Allemagne n'est pas seulement politiquement (et économiquement) opprimée, mais qu'elle est aussi culturellement aliénée. Le Traité de Versailles et le Système de Weimar permettent à l'Occident, et particulièrement à la Romanité, d'étouffer l'Être allemand et de dominer la totalité de l'espace allemand. À mesure que l'idéologie de Widerstand se radicalise, l'aspect anti-romain se renforce et devient prépondérant.

    Niekisch et Widerstand s'en prennent à toutes les manifestations de l'Occident et de la Romanité en Allemagne : les idées de Progrès, d'Humanité, de Paix et d'Amitié entre les peuples dénoncées comme autant de mythes incapacitants destinés à désarmer l'Allemagne et à tuer en elle toute volonté de résistance (pp. 199-200) ; les « idées de 1789 » ; la civilisation (occidentale) et les grandes villes ; l'individualisme ; le libéralisme (p. 200) ; le capitalisme (p. 200) ; la bourgeoisie (p. 200), véritable ennemi intérieur dont Niekisch souhaite la liquidation dans une « Saint-Barthélémy » ou de nouvelles « Vêpres siciliennes » (5) ; la propriété privée au sens du droit romain ; mais aussi le marxisme, ultime conséquence du libéralisme ; le catholicisme bien sûr ; la République de Weimar ; le parlementarisme ; la démocratie (ou plus exactement : le « démocratisme », c'est-à-dire la recherche de l'appui des masses qui, selon Niekisch, caractérise aussi le fascisme) ; et le fascisme.

    Niekisch écrit son premier long article sur le national-socialisme en mai 1929 (« Der deutsche Nationalsozialismus »). Il y critique l'orientation pro-italienne et pro-britannique du nazisme, c'est-à-dire son orientation pro-romaine et pro-capitaliste/ pro-impérialiste. Il dénonce aussi l'intégration du nazisme dans le Système de Weimar (pp. 95 à 97). Dans son livre Hitler, une fatalité allemande, publié en 1931, Niekisch expose longuement les motifs de son anti-hitlérisme : après avoir reconnu les débuts positifs du mouvement nazi, Niekisch condamne la « trahison romaine » de Hitler qui transforme le national-socialisme en un mouvement fasciste et "catholique", donc "romain", la trahison nationale au profit de l'ordre de Versailles et du Système de Weimar et la trahison sociale d'Hitler au profit du capitalisme. Rapidement, dans les années 31/32, la résistance contre l'Occident et contre Rome s'identifie à la résistance contre le fascisme et l'hitlérisme dont la force croît.

    Face à l'Occident et à la Romanité : la « protestation allemande » et « l'esprit de Potsdam ». Baeumler (l'un des futurs philosophes officiels du IIIe Reich), est le premier à évoquer, en décembre 1928, dans Widerstand, la « protestation allemande contre Rome » incarnée par Luther. Niekisch reprend et développe ce thème en s'inspirant fortement de Dostoïevsky (6). Dans un article d'avril 1928, Friedrich Hielscher, un ami d'Ernst Jünger, affirme que la « non-occidentalité de la nature allemande » repose sur une « attitude prussienne », un prussianisme frédéricien (p. 216). Quelques mois plus tard, Niekisch oppose « l'esprit de Potsdam » (le prussianisme) à « l'esprit de Weimar » occidental et francophile (p. 217). L'« esprit de Potsdam », chassé de Prusse, se serait incarné dans la Russie bolchévique (pp. 218-219 et p. 244) : c'est l'article de base et de référence du "bolchévisme prussien" des années 1930 à 1932.

    L'idéologie de Widerstand se radicalise encore dans les dernières années de la République de Weimar. De nouveaux thèmes apparaissent dans un article de Niekisch de septembre 1929 « Der sterbende Osten » (L'Est mourant) (p.229), et dans un article de mars 1930 de Werner Hennecke, pp. 231 à 233 (celui-ci, un collaborateur du périodique Blut und Boden, est proche du Mouvement Paysan). Ils seront repris et développés dans le programme politique de la résistance allemande en avril 1930 (pp. 234-235) (7). Niekisch et Widerstand préconisent alors :
    • l'orientation vers l'Est (Prusse bien sûr et Russie bolchévique) ;
    • le retour à la terre, à la « barbarie et à la primitivité paysanne », à un mode de vie paysan et soldatique (ces deux exigences tendent à se confondre : l'Est prussien et l'Est russe-bolchévique sont qualifiés de « barbares » ; la Prusse et la Russie bolchévique s'appuieraient sur un fond paysan originel, primitif, soumis à la discipline d'un État militaire).

    Dans « Das Gesetz von Potsdam » (La loi de Potsdam, article d'août 1931), Niekisch préconise de renverser l'édifice occidental construit en Allemagne par Charlemagne (le peuple allemand doit, s'il veut se retrouver lui-même, retourner à une époque pré-romaine et pré-chrétienne, p. 227). Charlemagne a établi la domination "romaine" sur les Germains au moyen de la violence militaire, d'une aliénation spirituelle-mentale et consolidé biologiquement sa création en massacrant la noblesse saxonne et en organisant en Saxe une implantation/colonisation latine. Depuis plus de 1000 ans, l'histoire allemande s'est mue sur le « terrain biologique, politique et spirituel de la création carolingienne » (p. 240). Pour Niekisch, il faut rompre avec l'idée romaine d'Imperium, avec le christianisme et l'esprit romain, traiter le sang romain de la même façon que Charlemagne a traité le sang saxon (p. 241) et bâtir un ordre nouveau sur 3 « colonnes » : l'État prussien ; un « esprit prussien archaïque » ; une « autre substance vitale », la « race prussienne » germanoslave ; pp. 242-243 (sur l'opposition raciale entre la Prusse et l'Allemagne du Sud et de l'Ouest, lire note p.220). Niekisch prône une alliance militaro-économique, mais aussi idéologique (weltrevolutionär précise Niekisch — "révolutionnaire-mondiale"), avec la Russie bolchévique. Il imagine même un Empire russo-allemand « de Vladivostock à Flessingue » (ici, Niekisch semble dépasser son nationalisme allemand absolu pour penser en termes de politique impériale).

    Mais l'image idéalisée du bolchévisme que Niekisch projette dans Widerstand n'a rien à voir avec le marxisme-léninisme, y compris dans sa version stalinienne, ni avec la réalité du bolchévisme : le bolchévisme représente aux yeux de Niekisch l'Anti-Occident absolu, « barbare asiatique », il consituerait un camp (Fedlager) contre l'Occident et incarnerait l'idée de Potsdam. Uwe Sauermann soutient que le "bolchévisme prussien" de Widerstand ne se confond pas avec le "national-bolchévisme" : en effet, Widerstand ne propose pas d'importer le bolchévisme en Allemagne et de le nationaliser, mais prétend reprendre au bolchévisme l'Idée de Potsdam d'origine prussienne ; l'équipe de Widerstand est indifférente au marxisme et à la « construction du socialisme » : ce qui l'intéresse, ce sont les aspects prétenduement prussiens du bolchévisme (8) ; enfin, elle demeure méfiante et même hostile à l'égard du Parti Communiste allemand (pp. 297 à 306). Finalement, le bolchévisme s'assagira (traités de non-agression russo-polonais et russo-français de 1932, entrée de l'URSS dans la Société des Nations en 1934) et trahira ainsi les espoirs de Niekisch (pp. 264 à 266). Celui-ci portera alors son attention sur la Figure impériale en émergence dont l'avènement mettra fin à la domonation de l'Occident et de Rome et à la civilisation occidentale elle-même.

    ♦ Uwe SAUERMANN : Ernst Niekisch und der revolutionäre Natinalismus, Bibliotheksdienst Angere, Munich, 1985, 460 p.

    ► Thierry Mudry, Orientations n°7, 1985.

    • Notes :

    1. Jean-Pierre Faye décrit les idées de Niekisch dans ses Langages totalitaires, pp. 101 à 127 (1973) et Louis Dupeux lui consacre deux chapitres de sa thèse volumineuse sur le national bolchévisme (Stratégie communiste et dynamique conservatrice : Essai sur les différents sens de l'expression "national-bolchévisme", en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Lille et Paris, 1976). En Allemagne, Niekisch, évoqué dans l'ouvrage d'Otto-Ernst Schuddekopf sur les mouvements NR dans la République de Weimar (Linke Leute von Rechts : Die national-revolutionäre Minderheiten und der Kommunismus in der Weimarer Republik, Stuttgart 1960, rééd. en 1973), a fait l'objet de deux monographies, l'une que l'on doit à Friedrich Kabermann (Widerstand und Entscheidung eines deutschen Revolutionärs, Leben und Denken von Ernst Niekisch, Köln 1973), l'autre à Uwe Sauermann (Ernst Niekisch : Zwischen allen Fronten, München & Berlin 1980).
    2. Sur les actions politiques menées par Niekisch depuis 1928 : lire la 4ème partie d'U. Sauermann (pp. 321 à 440). Le livre de Joseph Drexel (l'adjoint de Niekisch) Voyage à Mauthausen : Le Cercle de Résistance de Nuremberg (Paris 1981), contient le texte du jugement secret du tribunal populaire du 10 janvier 1939 contre Niekisch, Drexel et Tröger. Il déclare à la fois l'attitude de Widerstand à l'égard du nazisme (sujet traité dans la 2ème partie de l'ouvrage de Sauermann) et les activités oppositionnelles de Niekisch et de ses amis sous le IIIe Reich.
    3. Lire à ce sujet : Sauermann, pp. 316 à 320, mais aussi l'article de L. Dupeux « Pseudo- "Travailleurs" contre prétendu "État bourgeois" » dans La Revue d'Allemagne, tome XVI, n°3, juil.-sept. 1984, pp. 434 à 449.
    4. Louis Dupeux Stratégie communiste et dynamique conservatrice : Essai sur les différents sens de l'expression "national-bolchévisme", en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Lille et Paris, 1976, pp. 415/416.
    5. Ibid., p. 401.
    6. Ibid., pp 391-392, mais aussi Friedrich Kabermann, Widerstand und Entscheidung eines deutschen Revolutionärs, Leben und Denken von Ernst Niekisch, Köln 1973, (extrait significatif dans Orientations n°4).
    7. Reproduit in extenso dans Versuchung oder Chance ? Zur Geschichte des deutschen National-Bolchevismus de Karl-Otto Paetel (Göttingen 1965), pp. 282 à 285.
    8. Curieusement d'ailleurs, cet ancien leader social-démocrate qu'est Niekisch ne manifeste aucune préoccupation sociale : s'il est anti-capitaliste c'est parce que le capitalisme est une expresiion de la pensée occidentale, s'il est "socialiste-révolutionnaire", s'il veut liquider la bourgeoisie occidentalisée, c'est parce que la bourgeoisie est un "ennemi intérieur", un "cheval de Troie" de l'Occident en Allemagne (il ne s'agit donc pas là d'un "social-révolutionnarisme authentique"), cf. p. 200.

     

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    Le "principe Résistance" chez Niekisch

     

    pr_10.jpg• Birgit RÄTSCH-LANGEJÜRGEN, Das Prinzip Widerstand : Leben und Wirken von Ernst Niekisch, Bouvier Verlag, Bonn, 1997.

    Dans cette étude universitaire sur la personnalité et les engagements politiques d'Ernst Nie­kisch, l'auteur ajoute, en fin de volume, une étude sur la réception de Niekisch dans les mi­lieux qualifiés de "nouvelle droite" (
    Neue Rechte) en Allemagne. Force est de constater qu'en Allemagne la distinction entre "nouvelle droite" et "nationalisme révolutionnaire" n'est pas aussi claire qu'en France. Ce qu'il est convenu d'appeler la Neue Rechte, Outre-Rhin, ti­re une bonne part de ses origines du corpus nationaliste révolutionnaire des années 60 et du début des années 70.

    Ce corpus national-révolutionnaire allemand était engagé sur le plan social et fort similaire, dans ses démarches, au mouvement de 67/68, surtout dans sa lut­te contre le duopole impérialiste de Yalta. Birgit Rätsch-Langejürgen retrace l'histoire de la ré­ception de Niekisch par le groupe
    Sache des Volkes (Cause du Peuple), par des au­teurs comme Wolfgang Strauss, Wolfgang Venohr, Michael Vogt et Marcus Bauer.

    Elle mon­tre également que la réception de Nie­kisch par les groupes NR a conduit à un glissement à "gau­che", dans la mesure où, dans une structure comme le NRKA (
    Commission NR de Coordination), d'anciens militants communistes travaillent à déconstruire l'anti-égalitarisme pré­sent dans le NR ouest-allemand, première mouture, afin de donner de la consistance au mes­sage solidariste de ces groupes : ces militants ex-communistes ont notamment analysé les positions de Niekisch dans la République des Conseils de Bavière.

    L'objectif final était de pro­mouvoir une quintuple révolution, tout à la fois, nationale, socialiste, écologiste, culturelle et démocratique. Au début des années 80, en pleine contestation de l'installation de missiles américains sur le sol allemand, la critique traditionnelle des NR contre les deux super­puis­san­ces se mue en une volonté de renouer avec l'URSS, comme au temps de Niekisch, car l'URSS est la seule puissance capable de résister durablement au capitalisme globaliste. Dans la mosaïque très diversifiée des nouvelles droites allemandes, des divers partis natio­na­listes et des groupes NR, la réception de Niekisch a été "ambivalente", conclut Birgit Rätsch-Langejürgen.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°146/148, 1999. 


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    National-bolchevisme et extrême-droite

     

    wider-10.gifRobert Steuckers : Réponse à un étudiant en sciences politiques dans le cadre d’un mémoire (mai 1988)


    • Quelles sont les relations entre “national-bolchevisme” & “extrême-droite” ? Cette dernière a-t-elle le même programme social que les partis révolutionnaires ?

    Question difficile qui oblige à retourner à toute la littérature classique en ce domaine : Sauermann, Kabermann, Dupeux, Jean-Pierre Faye, Renata Fritsch-Bournazel, etc. En résumé, on peut dire que le rapprochement entre nationalistes (militaristes et conservateurs) et le parti communiste allemand en 1923, repose sur le contexte et les faits historiques suivants :

    ♦ 1. L'Allemagne est vaincue et doit payer d'énormes réparations à la France. Son économie est fragilisée, elle a perdu ses colonies, elle n'a pas d'espace pour déverser le trop-plein de sa population ou l'excédent de sa production industrielle, elle n'est pas autonome sur le plan alimentaire (perte de la Posnanie riche en blé au profit du nouvel État polonais), ses structures sociales et industrielles sont ébranlées.

    ♦ 2. L'URSS communiste est mise au ban des nations, est boycottée par les Anglo-Saxons. Elle a du mal à décoller après la guerre civile qui a opposé les Blancs aux Rouges.

    ♦ 3. Par une alliance entre Allemands et Soviétiques, le Reich trouve des débouchés et des sources de matières premières (Sibérie, blé ukrainien, pétrole caucasien, etc. ) et l'URSS dispose d'un magasin de produits industriels finis.

    ♦ 4. Pour étayer cette alliance qui sera signée à Rapallo en 1922 par les ministres Rathenau et Tchitchérine, il faut édulcorer les différences idéologiques entre les deux États. Pour les Allemands, il s'agit de déconstruire l'idéologie anti-communiste qui pourrait être activée en Allemagne pour ruiner les acquis de Rapallo. Le communisme doit être rendu acceptable dans les médias allemands. Pour les Soviétiques, les Allemands deviennent des victimes de la rapacité capitaliste occidentale et du militarisme français.

    ♦ 5. Les cercles conservateurs autour d'Arthur Moeller van den Bruck élaborent la théorie suivante : Russie et Prusse ont été imbattables quand elles étaient alliées (comme en 1813 contre Napoléon). Sous Bismarck, l'accord tacite qui unissait Allemands et Russes a donné la paix à l'Europe. L'Allemagne est restée neutre pendant la guerre de Crimée (mais a montré davantage de sympathies pour la Russie). L'alliance germano-russe doit donc être un axiome intangible de la politique allemande. Le changement d'idéologie en Russie ne doit rien changer à ce principe. La Russie reste une masse territoriale inattaquable et un réservoir immense de matières premières dont l'Allemagne peut tirer profit. Moeller van den Bruck est le traducteur de Dostoïevski et tire les principaux arguments de sa russophilie pragmatique du Journal d'un écrivain de son auteur favori. Comprendre les mécanismes de l'alliance germano-russe et, partant, du rapprochement entre “bolchéviques” et “nationalistes”, implique de connaître les arguments de Dostoïevski dans Journal d'un écrivain.

    ♦ 6. Côté communiste, Karl Radek engage les pourparlers avec la diplomatie du Reich et avec l'armée (invitée à s'entraîner en Russie ; cf. l'œuvre militaire du Général Hans von Seeckt ; pour comprendre le point de vue soviétiques, cf. l'œuvre de l'historien anglais Carr).

    ♦ 7. L'occupation franco-belge de la Ruhr empêche l'industrie rhénane de tourner à fond pour le Reich et, donc, par ricochet pour l'URSS, dont le seul allié de poids est le Reich, en dépit de ses faiblesses momentanées. Les communistes, nombreux dans cette région industrielle et bien organisés, participent dès lors aux grèves et aux boycotts contre la France. Le Lieutenant Schlageter qui a organisé des sabotages aux explosifs et des attentats est arrêté, condamné à mort et fusillé par les Français : il est un héros des nationalistes et des communistes dans la Ruhr et dans toute l'Allemagne (cf. les hommages que lui rendent Radek, Moeller van den Bruck et Heidegger).

    ♦ 8. Allemands et Russes entendent soulever les peuples dominés dans les colonies françaises et anglaises contre leurs dominateurs. Dans le cadre du “national-bolchevisme”, on voit se développer un soutien aux Arabes, aux Indiens et aux Chinois. L'idéologie anti-colonialiste naît, de même qu'un certain anti-racisme (nonobstant la glorification de la germanité dans les rangs conservateurs et nationaux).

    ♦ 9. Autre facteur dans le rapprochement germano-soviétique : la Pologne qu'Allemands et Russes jugent être instrumentalisée par la France contre Berlin et Moscou. En effet, en 1921, quand les Polonais envahissent l'URSS, à la suite d'une attaque soviétique, ils sont commandés par des généraux français et armés par la France. Dans les années 20 et 30, la France co-finance l'énorme budget militaire de la Pologne (jusqu'à 37% du PNB).

    ♦ 10. L'idéal axiomatique d'une alliance germano-russe trouve son apogée dans les clauses du pacte germano-soviétique d'août 1939. Elles seront rendues nulles et non avenues en juin 1941, quand les armées de Hitler envahissent l'Union Soviétique.

    ♦ 11. Dans les nouvelles moutures de “national-bolchevisme”, après 1945, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte :

    • a) Refuser la logique anti-soviétique des Américains pendant la guerre froide et surtout après l'accession de Reagan à la présidence à la suite des élections présidentielles de novembre 1980. Ce refus culmine lors de la vague pacifiste en Allemagne (1980-85) , où on ne veut pas de guerre nucléaire sur le sol européen. C'est aussi l'époque où les principaux idéologues du national-bolchevisme historique sont redécouverts, commentés et réédités (par ex. Ernst Niekisch).
    • b) Remettre sur pied une forme ou une autre d'alliance germano-soviétique (en Allemagne) ou euro-soviétique (ailleurs, notamment en Belgique avec Jean Thiriart).
    • c) Créer un espace eurasiatique comme ersatz géopolitique de l'internationalisme (prolétarien ou autre).
    • d) Montrer une préférence pour les idéologies martiales contre les idéologies marchandes, véhiculées par l'américanisme.
    • e) Chercher une alternative au libéralisme occidental et au soviétisme (jugé trop rigide : “panzercommunisme”, “capitalisme d'État”, règne des apparatchiks, etc. ) ;
    • f) La recherche de cette alternative conduit à se souvenir des dialogues entre “extrême-droite” et “extrême-gauche” d'avant 1914 en France. Dans cette optique, les travaux du Cercle Proudhon en 1911 où nationalistes maurrasiens et socialistes soréliens avaient confronté leurs points de vue, afin de lutter contre un “marais” politique parlementaire, incapable de résoudre rapidement les problèmes de la société française.
    • g) Ce “néo-national-bolchevisme” retient des années 20 et 30 une option anti-colonialiste ou anti-néo-colonialiste, amenant la plupart des cercles nationaux-révolutionnaires ou nationaux-bolcheviques à prendre fait et cause pour les Palestiniens, pour Khadafi, pour l'Iran, etc. et à partager avec les gauchistes le culte de personnalités comme le Che. De même, à appuyer les guerillas ethnistes en Europe (IRA, Basques, Corses, etc. ).

    La question du programme social est complexe, mais il ne faut pas oublier le contexte. La bourgeoisie allemande est ruinée, elle n'a plus d'intérêts immédiats et peut accepter des revendications sociales extrêmes. Le mark ne vaut plus rien, l'inflation atteint des proportions démesurées. Entre 1924 et 1929, quand la société allemande semble se normaliser, les clivages réapparaissent mais sont à nouveau balayés par le krach de 1929. N'oublions pas que l'Allemagne, contrairement aux États occidentaux, avait mis sur pied un système de sécurité social optimal, avec le concours de la social-démocratie, associée au pouvoir depuis Ferdinand Lassalle (chef de la sociale-démocratie à la fin du XIXe siècle). La notion de justice sociale y est donc mieux partagée qu'en Occident. Droites et gauches rêvaient de concert de remettre en état de fonctionnement le système social wilhelminien. La plupart des débats oscillaient entre redistribution des revenus (des nationalistes aux sociaux-démocrates) et expropriation des biens privés (les ultras de la gauche communiste).

     

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    pièces-jointes :

    ERNST NIEKISCH UN DESTIN ALLEMAND


    fatala10.jpgLe recueil Hitler une fatalité allemande et autres écrits nationaux-bolcheviks dévoile pour la première fois au public français l'œuvre d'un des auteurs les plus troublants et les plus controversés de la Révolution conservatrice allemande : Ernst Niekisch.

    Les premières apparitions du national-bolchevisme se font dans l'Allemagne exsangue, au sortir de la Grande Guerre. Ainsi en est-il du ralliement spectaculaire, en 1919, du professeur Paul Eltzbacher à l'idée bolchevique. Celui-ci, alors membre du parti national-allemand, déclare dans le journal Tag (2 av. 1919) : « Il n'y a qu'un moyen de nous sortir d'affaire. Ce moyen, c'est le bolchevisme. » La consternation est alors totale dans les milieux conservateurs, tandis que la gauche reste méfiante devant un tel ralliement. Seul le communiste Karl Radek y reconnaît l'émergence d'un national-bolchevisme de droite « honnête » auquel les communistes devraient « tendre la main » pour autant que « le souci national puisse aussi être une voie vers le communisme » (Kommunistiche Arbeiter-Zeitung, Hambourg, 24 nov. 1919).

    La deuxième manifestation des tendances national-bolcheviques aura plus d'ampleur. Elle a pour acteurs principaux Heinrich Laufenberg et son ami Fritz Wolffheim, tous deux membres de la Gauche radicale de Hambourg, puis, à partir de janvier 1919, du KPD. Ils avaient pris une part prépondérante lors de la révolution à Hambourg, en novembre 1918. La première République socialiste du Reich y fut proclamée dans l'enthousiasme, et Laufenberg y est élu président du Conseil des ouvriers et des soldats. Mais l'opposition naquit rapidement avec la direction du KPD, principalement Radek et Levi, pour lesquels l'échec du conseillisme comme forme spontanée de la révolution devait amener à la constitution d'un parti centralisé menant une « guerre de position » contre Weimar. Expulsés, Laufenberg et Wolffheim, largement soutenus par les "Hambourgeois", profiteront alors de la signature du traité de Versailles, ressenti par tous comme un insupportable diktat, pour donner une orientation nettement nationaliste à leur mouvement.

    Ils décrivent la nécessité d'une « guerre populaire révolutionnaire » où s'exprime l'unité du peuple (et non plus seulement du prolétariat) contre les forces d'occupation. « L'organisation prolétarienne de classe » est devenue « l'organisation prolétarienne du peuple », aboutissant à l'émancipation de la « totalité du peuple », du « tout national », et les dirigeants proposent la création d'une Armée rouge de libération, qui, tendant la main à la Russie à travers la Pologne, organisera l'unification du bloc oriental. Mais, malgré la création du Parti communiste des ouvriers allemands, cette agitation national-communiste devait rester sans suite. Elle est néanmoins assez significative de ce premier national-bolchevisme, le « national-bolchevisme de la défaite » comme l'appelle Louis Dupeux (in National bolchevisme dans l'Allemagne de Weimar, éd. Champion, 1979), aussi passionnel que le national-bolchevisme d'Ernst Niekisch, qui connaît son essor dix ans plus tard.

    Le parcours politique d'Ernst Niekisch se situe tout entier à gauche. Il adhère au SPD en octobre 1917. Le 8 novembre 1918, il est élu président du Conseil des ouvriers et des soldats de la ville d'Augsbourg. Il est ensuite élu, en 1919, au parlement de Bavière sous l'étiquette USPD (parti sociale-démocrate indépendant). Son opposition à l'aile réformiste du SPD, que dirige Bernstein, le marginalise au sein de ce parti. Il en démissionne au début de l'année 1926 et rejoint alors le parti "vieux-socialiste" (ASP), dont il dirige le quotidien Der Volksstaat jusqu'en 1928, année où il abandonne tout engagement politique.

    widers10.jpgMais, entre-temps, Niekisch a fondé, le 1er juillet 1926, la revue mensuelle qui le rendra célèbre : Widerstand (Résistance). Cette expérience, que Niekisch mène à partir de 1927 en coédition avec August Winnig, le rapproche de la Révolution conservatrice, principalement des milieux jeunes-conservateurs, néonationalistes et bündisch. La rencontre avec Ernst Jünger, en 1927, sera notamment déterminante dans l'évolution idéologique de Niekisch. C'est au sein de la revue Widerstand que s'élabore l'idéologie national-bolchevique.

    Deux thèmes dominent le national-bolchevisme. Dans l'ordre idéologique, il prône tout d'abord la révolution sociale pour libérer les travailleurs allemands de la classe exploitante, tout en rappelant que cette révolution sociale ne peut être complète que si elle s'accompagne d'une révolution nationale et qu'elle emprunte une forme politique, tendue vers la constitution d'un État nouveau : « Seule la volonté de lutte des classes, en tant qu'organe politique et réceptacle national de la volonté de vie, libère les peuples » écrit Niekisch. La conséquence la plus célèbre, et la plus fréquente en ces temps de repositionnements idéologiques intenses, en sera la fusion du nationalisme et du bolchevisme en une seule idéologie prônant l'unité du peuple, de la nation et de l'État.

    Dans l'ordre géopolitique, le national-bolchevisme se tient tout entier dans l'opposition à l'Occident, alors symbolisé par le diktat de Versailles. Ernst Niekisch rappelle l'existence d'une communauté de destin (Schicksalgemeinschaft) germano-russe. On sait que l'orientation à l'Est (Ostorientierung), russophile comme russophobe d'ailleurs, est une donnée permanente de l'histoire allemande tout entière et un grand thème de la Révolution conservatrice en particulier. Elle trouve chez Niekisch de nouvelles dimensions. La « russophilie pragmatique », tout d'abord, veut que les deux exclus de l'ordre de Versailles, l'Allemagne et l'URSS, s'allient pour faire front contre les puissances occidentales du continent européen.

    La révolution bolchévique est ensuite appréciée pour elle-même sous deux angles : d'une part, mise en parallèle de l'esprit bolchévique et du style prussien (« L'orientation vers l'Est et le désembourgeoisement de l'Allemagne se situent sur un même plan » affirme Niekisch : État fort et hiérarchisé, mobilisation du peuple, appel à l'héroïsme, suppression des classes parasitaires, arraisonnement de la technique mise au service du développement de la communauté et non de la seule rentabilité calculante, etc.), et d'autre part affirmation du caractère russe de la Révolution de 1917 dont le marxisme ne fut qu'un habillage internationaliste superficiel.

    Il existe enfin une troisième forme de l’orientation à l'Est, plus tardive mais aussi plus radicale, notamment exprimée dans La Troisième Figure impériale. La publication en 1934 de ce livre correspond à la reformulation en terme idéaliste - notamment dans l'analyse métahistorique - de l'idéologie national-bolchevique. La place centrale y est donnée, comme d'ailleurs dans Le Travailleur de Jünger (paru deux ans auparavant) au concept de Figure (Gestalt), la forme que prend, à une époque donnée de l'histoire, la domination. Pour Niekisch, les deux grandes Figures passées du Romain éternel et du Juif éternel, issues du même moule méditerranéen, sont sur le point de céder la place à la figure du Travailleur, qui, irrigué de la « force neuve » de « l'élément russo-asiatique », va entamer une domination, non plus métaphysique ou économique, mais technique, non plus nationale mais impériale du monde.

    De telles positions ne pouvaient évidemment qu'éloigner Ernst Niekisch du national-socialisme. Il fut d'ailleurs parmi les premiers, au sein de la Révolution conservatrice, à en dénoncer les dangers et à prendre ses distances avec l'organisation d'Adolf Hitler. Cette opposition sera systématisée et exprimée dans le célèbre pamphlet, Hitler, une fatalité allemande publié en 1932. La question russe y est de nouveau déterminante : le national-bolchevisme est évidemment étranger à l'anticommunisme hystérique et à l'antislavisme racialisant défendus par la NSDAP. L'idée de croisade contre la Russie est d'essence romano-chrétienne, rappelle Niekisch. Les empereurs d'Occident s'y sont soumis en échange de la bénédiction papale, tout comme Hitler s'apprête à s'y soumettre en contrepartie de la reconnaissance occidentale : derrière le petit agitateur de Bavière se cache « le gendarme de l'Occident ». La croisade est un détournement de l'idée de « protestation allemande » par laquelle Niekisch désigne la capacité du peuple à résister aux occupations et aux aliénations.

    Ernst Niekisch raille ensuite le caractère « romain » du national-socialisme, décelable autant dans les origines méridionales d'Adolf Hitler que dans l'héritage du fascisme italien. L'obsession raciale, le culte « oriental » du chef, la sympathie souvent réaffirmée pour les puissances occidentales, et notamment l'Angleterre, les compromissions avec l'Église catholique et les puissances financières (distinction démagogique du capital spéculatif et du capital créateur), le messianisme national et le salutisme petit-bourgeois, l'absence de toute contenance prussienne et protestante dans les grands-messes du national-socialisme : telles sont les marques les plus repérables du caractère occidental de l'idéologie hitlérienne. Et Niekisch de lancer une prophétie dont l'histoire devait retenir la lucidité : « Les forces obscures de l'Allemagne se répandirent dans cette voie erronée. Déjà, le jour s'annonce où, dans une exaltation stérile, elles se perdront en fumée jusqu'au dernier sursaut. Il restera alors un peuple las, épuisé, sans espoir. Fatigué, il doutera du sens de toute nouvelle résistance allemande. Mais l'ordre de Versailles sera plus fort que jamais ».

    Niekisch paiera son audace de sa liberté. Il est arrêté le 22 mars 1937 par la Gestapo et immédiatement incarcéré. Les Cercles Widerstand sont, comme les autres mouvements politiques, dissous et réduits à la clandestinité. Jugé 2 ans plus tard, Niekisch se voit condamné à la détention à perpétuité, à la confiscation de ses bien et à la déchéance de ses droits civiques. Libéré en janvier 1945 du camp de Mauthausen où il avait été déporté un an plus tôt, Niekisch adhère en août au KPD est-allemand. Mais la RDA ne lui sera guère plus favorable. L'Institut d'études sur l'impérialisme qu'il y fonde est brutalement fermé en 1951. Son premier livre publié après la guerre et mûri en détention, Europäische Bilanz, y reçoit un accueil glacial. Le second, Das Reich der niederen Dämonen, est interdit quelques semaines après sa mise en vente. Il rejoint en 1953 la RFA, où l'accueil est des plus réservés. Il y mourra, solitaire, le jour de son 78ème anniversaire, le 23 mai 1967.

    C'est au fond dans l'idée de résistance que se tiennent tout entières la vie et l'œuvre de Niekisch, dans cet appel à l'éternelle « protestation allemande » contre les occupations et les colonisations. Résistance à l'Allemagne de Weimar, qui l'a emprisonné, à l'Allemagne de Hitler, qui l'a déporté, à l'Allemagne de l'Est, qui l'a refoulé, comme à l'Allemagne de l'Ouest, qui l'a détesté. Ernst Niekisch sera mort sans que jamais l'Allemagne de ses rêves ne devienne une réalité.


    ► François Lapeyre, éléments n°73, 1992.

     

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    Ernst Jünger et le national-bolchevisme

     

    anb110.jpgEn face du national-socialisme, dans l'Allemagne des années 20, se développa le national-bolchevisme, autour de Ernst Niekisch et de la revue Vormarsch. Jünger y apporta sa réflexion sur la primauté de la nation, et écrivit Der Arbeiter, avant que disparaisse le mouvement, écrasé par le national-socialisme, dont Jünger se détourna avec horreur.


    Le "national-bolchevisme" est un courant politique marginal mais du plus haut intérêt théorique, apparu au printemps 1919 dans l'extrême-droite allemande. Son point de départ est la conviction d'après laquelle les valeurs fondamentales de la Droite, comme la Nation, l'État ou la hiérarchie, sont autant de réalités éternelles que les révolutions peuvent, certes, occulter passagèrement, mais qui n'en ressurgissent que plus fortes, régénérées au feu de l'épreuve. Ainsi, la Russie bolchevique n'est-elle qu'un avatar de la Russie éternelle ; l'État russe est plus fort que jamais et ne dépérira pas ; la nation russe, débarrassée de l'influence occidentale, a retrouvé son identité ; le matérialisme marxiste dissimule mal un grand élan d'idéalisme ; Lénine puis Staline sont des "Tsars rouges", etc.

    Cette interprétation, alors très répandue (et pas seulement à droite et en Allemagne), ne constitue pas à elle seule un raisonnement "national-bolcheviste". Pour qu'il y ait "national-bolchevisme", il faut que des activistes en tirent les conséquences pratiques, c'est-à-dire décident d'appliquer la recette à leur propre pays, "contaminé" par le libéralisme et la démocratie. Il faut qu'ils acceptent la révolution socio-économique intégrale, non pas pour le bonheur des individus ou des groupes, mais pour le renforcement de la nation et de son État. Il faut d'autre part qu'ils acceptent non seulement l'alliance "russe", mais aussi celle des communistes allemands et même, en toute logique, leur éventuelle hégémonie, puisqu'aussi bien le mouvement naturel de l'Histoire ne fera qu'utiliser le communisme allemand pour faire naître une nouvelle Allemagne — ou plus exactement une « nouvelle Prusse ».

    Telle est la solution proposée, en avril 1919, par le premier des "nationaux-bolchevistes", le député national-allemand Paul Eltzbacher, qui appela ses compatriotes à « se placer en toute honnêteté sur le terrain du bolchevisme », pour échapper à « l'esclavage » promis par le futur traité de paix, mais aussi pour parvenir à « une reconstruction complète de l'État » selon les plus purs critères de l'idéalisme allemand traditionnel...

    Ernst Jünger a été taxé de "national-bolchevisme" par différents observateurs, dont le plus notable est certainement Hermann Rauschning, l'auteur de cette Révolution du Nihilisme qui a longtemps passé pour un ouvrage essentiel à l'interprétation du phénomène totalitaire.

    En réalité, il est inexact de considérer Jünger comme un "national-bolcheviste", tout aussi inexact que de le considérer comme un national-socialiste au sens "hitlérien" du terme... Ce qui est vrai, c'est que Jünger a été fasciné par la problématique du bolchevisme ; c'est qu'en sa qualité de théoricien d'une certaine extrême-droite moderniste, il s'est senti infiniment plus proche du totalitarisme stalinien que du libéralisme "occidental". C'est aussi que, sans s'engager à fond lui-même, il s'est fait le chantre d'une attitude politique "jusqu'au-boutiste", qui a multiplié les vocations "national-bolchevistes" parmi ses très nombreux admirateurs. Il est d'ailleurs significatif que la plupart des leaders "nationaux-bolchevistes", à commencer par le plus célèbre d'entre eux, Ernst Niekisch, aient été des amis, parfois même des intimes de Jünger.

    En 1925, Jünger avait tenté, pour la première et dernière fois de sa vie, de se lancer dans la politique active. Il avait appelé les ligues d'anciens combattants à s'unir pour fonder un État « national, social, armé et autoritairement structuré », dont la formule trahit une évidente admiration pour le modèle fasciste. L'appel échoua. Convaincu du « fiasco des ligues », Jünger décida alors de se consacrer à la formation d'une « élite intellectuelle ». À la tête d'une petite phalange d'écrivains anciens combattants, il apporta sa collaboration à un grand nombre de revues ultra-nationalistes, comme le Vormarsch, en s'efforçant particulièrement d'influencer le noyau dur des Ligues de Jeunes. Son talent lui permit très vite de s'imposer comme « le chef spirituel incontesté » de ce qu'on appela le "jeune nationalisme" ou "néo-nationalisme", c'est-à-dire d'une variante particulièrement dure de l'idéologie globale de l'extrême-droite allemande — une extrême-droite où les nationaux-socialistes n'étaient encore qu'un petit groupe parmi bien d'autres...

    Les principales caractéristiques de ce "néo-nationalisme" tenaient à son origine paramilitaire ainsi qu'à une forte imprégnation nietzschéenne. Antirationalistes militants, pénétrés d'une vision darwinienne et "vitaliste" du monde, les écrivains "néonationalistes" se complaisaient dans l'expression d'une brutalité dite "soldatique". Mais tout en exaltant le Sang, la Force et la Fatalité, la barbarie féconde et le primitivisme, ils se révélaient fascinés par la puissance de la technique, dont ils avaient fait l'expérience sur le champ de bataille. Ces ultra-réactionnaires étaient donc en même temps des modernistes, attentifs à tous les aspects des sociétés industrielles et convaincus que « la ville est le front » à une époque où beaucoup d'autres exaltaient encore ou déjà les vertus du retour à la terre... Au niveau de la politique pratique, ils cultivaient "l'esprit de suite", c'est-à-dire le radicalisme, qui est le nom allemand de l'extrémisme. Un de leurs maîtres-mots était la "décision", une décision « sans égards », pour personne ni soi-même, dès lors que la patrie était en cause.

    Dans ce magma souvent fort pâteux, Jünger se distinguait par une subtilité et une ampleur de vue toutes personnelles — sans parler du talent de plume. Il aimait à présenter son nationalisme non comme une fin en soi mais comme le moyen privilégié d'une sorte de révolution culturelle. « Le nationalisme, écrivait-il par ex., est la contre-critique de la critique dirigée contre la Vie dans le contexte d'une foi affaiblie. Comme tel, il s'apparente à la Contre-Réforme... Il exprime une conversion résolue vers le sol, étonnante après 150 ans d'Aufklärung ».

    Il reste que, d'après Jünger lui-même, un moyen essentiel de parvenir à cette contre-révolution était de conférer à des idées comme celle de Nation « une puissance telle qu'elles échappent à toute discussion ». La Nation devait donc être présentée comme une « valeur centrale » et le nationalisme utilisé comme une sorte d'explosif, susceptible de provoquer le renversement des valeurs. Mieux même, et pour aller plus vite, on devait utiliser tous les moyens du nihilisme, exalter le chaos, la "table rase" et le "nettoyage par le vide", étant bien entendu qu'il s'agissait là d'un nihilisme provisoire, "responsable" ou, pour tout dire, "prussien", visant à reconstruire, mais sur de nouvelles bases. Comme le disait Jünger lui-même, après le déploiement de « ce qui reste en nous de nature, d'élémentaire, de sauvagerie vraie, de langue originelle, de pouvoir de conception vraie avec le sang et la semence, après seulement sera donnée la possibilité de nouvelles formes »...

    Approfondissant sa réflexion, Jünger parvint en 1929 à 3 idées fondamentales qui soulevèrent l'enthousiasme des plus hardis de ses admirateurs. Il constatait d'abord l'existence de ce qu'il appelait une « alliance invisible », c'est-à-dire une solidarité objective entre nationalisme et communisme dans la lutte contre le monde "bourgeois". Il découvrait aussi, en particulier grâce à l'exemple russe, que le fait national est assez fort pour « triompher de tous les dogmes » et se mêler sans risques aux idées les plus différentes, y compris celle de la révolution sociale. Dans cette compénétration, qui était en même temps « une monstrueuse concentration de force », il voyait même « la pierre philosophale que doit trouver le maître de la politique moderne »... Enfin, il apercevait une identité entre nationalisme et socialisme — tout simplement parce qu'il donnait au mot "socialisme" le même sens "organiciste" que la quasi-totalité de la nouvelle droite allemande.

    Ces idées (ou ces images)-choc, exprimées dans une langue très pure et illustrée : par des exemples fort subtils — renforcé aussi par l'argumentation plus directe d'hommes comme Friedrich-Georg Jünger qui exigeait pour sa part l'avènement d'un « État d'acier » — allaient pousser les disciples les plus déterminés au "national-bolchevisme" selon un processus finalement très simple. Bien loin de considérer le nationalisme comme le simple instrument d'une vaste révolution culturelle, un certain nombre d'ultras, jeunes ou moins jeunes allaient se poser en "nationalistes absolus" et considérer la Nation non pas comme "une" mais comme "la" valeur centrale.

    Dans le même temps où l'esthétique de "table rase" faisait d'eux des révolutionnaires — ou des rebelles — "antibourgeois", la volonté de "conséquence ultime" allait les entraîner dans une remise en cause radicale de tout ce qui semblait s'opposer à la puissance de la nation et de l'État. Or, il se trouve qu'à cette époque, c'est-à-dire en pleine "Prospérité" aussi bien qu'au cœur de la Grande Crise, l'extrême-droite allemande était traversée par un violent courant anticapitaliste. Dans le revues des ligues activistes comme dans le multiples débats du Mouvement de Jeunesse, des analystes plus ou moins adroit, mais généralement très sincères, démontraient que l'économie avait désormais pris le pas sur la Politique (donc sur l'État).

    Ils reprochaient au capitalisme d'être étrange à "l'esprit allemand" et l'accusaient de compromettre à la fois l'indépendance et la cohésion nationales... Mais les esprits se séparaient au niveau de la solution du problème. Alors que les purs hitlériens s'en prenaient au seul capital "juif", les "nazis de gauche" et assimilés proposaient pour leur part un vaste système de nationalisation partielle. Quant aux néo-nationalistes les plus "conséquents", ils allaient jusqu'au bout de l'analyse et se découvraient "nationaux-bolchevistes". Un moment troublés par le réformisme sincère des frères Strasser, ils refusaient bientôt de s'en tenir à des demi-solutions. Ils exigeaient l'éradication pure et simple du capitalisme par étatisation de tout le système productif. Ce choix les entraînait à prôner l'alliance communiste — toujours "pour l'amour de la nation" — et à défendre par tous les moyens l'expérience soviétique, alors illustrée par le "Plan", interprété par eux comme un extraordinaire exemple d'affirmation du Politique et comme un instrument essentiel de construction d'une « Communauté nationale » hiérarchisée, structurée et dotée d'un idéal.

    Cependant Jünger poussait sa réflexion, en l'orientant de plus en plus vers l'examen de la dynamique des sociétés industrielles contemporaines. Observant que le "progressisme" atteint, dans les pays occidentaux, à la valeur d'une "foi" et à la force d'un mouvement de masse (donc irrationnel), il voyait dans la manipulation des techniques démocratiques un moyen de parvenir au renversement des valeurs et à une mobilisation totale, à laquelle il consacra un petit livre, en 1931. Il s'engageait ainsi dans une voie qui devait faire de lui l'un des tout premiers théoriciens du totalitarisme, avec son ami Carl Schmitt. En 1932, il publiait Le Travailleur (Der Arbeiter), ouvrage fondamental qui fournit le schéma d'une société rigoureusement totalitaire.

    Le "Travailleur" selon Jünger n’est pas spécialement un ouvrier ni (surtout) un "bourgeois". Il est absurde de l’interpréter en termes d’économie et (surtout) de rationalité. Il représente un "type" humain, le type de l'Homme Nouveau tel qu'il surgit en résonance profonde avec les tendances de la société technicienne de masse, subsumées sous le nom de "Travail". À ce "Travail", Jünger confère d'ailleurs un caractère "cosmique", "total" et donc inéluctable. Dans l'univers ainsi défini ou estampillé, tout homme, chaque "travailleur" voit ou verra sa place rigoureusement déterminée par son degré d'adéquation à la tendance universelle. Il prendra rang sur les degrés d'une pyramide socio-politique idéale. Ainsi se trouvera réalisée une « mobilisation totale », c'est-à-dire un totalitarisme sans failles, permettant une monstrueuse concentration de puissance à l'intérieur de ce que Jünger appelle non pas des nations mais des « espaces planifiés ».

    Dans ces espaces, l'économie ne sera pas nécessairement collectivisée, mais elle sera totalement contrôlée par l'État, qui pourra se contenter de maîtriser les nœuds stratégiques de la puissance : par ex., les centrales électriques et les stations de radio. Ce Léviathan moderne s'épanouira par différents moyens, en particulier par la guerre considérée comme une forme supérieure du "Travail" (c'est-à-dire, en fait, de l'activité ou de l'Action...). La planète en viendra progressivement à se trouver partagée en un petit nombre d'unités politiques, au sein desquelles les petits peuples trouveront protection, en attendant que l'avènement d'une domination planétaire procure à tous une forme de sécurité supérieure, « dépassant tous les processus de travail guerriers et pacifiques »...

    Il est clair que les idées développées dans l'Arbeiter ne répondaient pas aux critères du "national-bolchevisme" tel que nous l'avons défini plus haut. Certains "nationaux-bolchevistes" reprochèrent en particulier à Jünger d'avoir adopté une optique planétaire (qui n'était d'ailleurs pas incompatible avec un impérialisme allemand éventuel). Mais ce qui distinguait vraiment la conception de Jünger du "national-bolchevisme", c'était d'abord son caractère abstrait. Les auteurs, comme Niekisch et Rauschning, qui ont vu dans l'Arbeiter l'archétype du "national-bolchevisme" n'ont pu le faire que parce qu'ils voyaient dans le bolchevisme russe la forme particulière d'un processus mondial "anti-occidental", qui s'exprimait aussi bien dans le fascisme italien. C'est d'ailleurs ce que pensait Jünger lui-même, puisqu'il interprétait le bolchevisme comme « la forme barbaro-scythique du processus universel de restauration des valeurs »...

    Si l'on s'en tient à ces généralités (ou à cette confusion), il est bien vrai que l'on peut faire de Jünger une sorte de "national-bolcheviste" des nuées. Mais dans la politique concrète, la sympathie qu'il portait à l'Union Soviétique se doublait d'une solide méfiance, fort éloignée de l'enthousiasme des militants "nationaux-bolchevistes" et prolongée par une méfiance encore plus grande à l'égard des communistes allemands. Enfin — et surtout — le caractère abstrait ou vague des solutions proposées par l'Arbeiter dans le domaine économique différait fondamentalement du radicalisme concret professé par les activistes "nationaux-bolchevistes". Un incontestable malaise se fit sentir entre Jünger et certains de ses admirateurs — aussi enthousiasmés qu'ils aient été d'autre part par l'idée d'un « État total ». L'un d'entre eux lui reprocha même d'ouvrir la voie à des expériences "néo-fascistes" de capitalisme d'État — et il est vrai que le vague modèle économique esquissé dans l'Arbeiter évoque la pratique du fascisme italien... et la future pratique nazie.

    Que par ailleurs Jünger (que nous considérons personnellement comme le plus grand écrivain allemand contemporain) ait été sincèrement et profondément révulsé par la vulgarité et la barbarie nazies (une "barbarie" dont il avait lui-même conjuré le spectre), c'est là une tout autre affaire. On touche là au domaine de la responsabilité de l'intellectuel ou de l'esthète, responsabilité qui n'aurait sans doute pas été moins engagée dans le cas plus qu'hypothétique d'une cristallisation "national-bolcheviste" de l'extrême-droite allemande... Jünger a mis son immense talent au service d'une tendance globale dont le "national-bolchevisme" ne représentait, répétons-le, qu'une expression marginale, mais la plus "conséquente", ou la plus radicale, sinon la plus logique. Ni vraiment "national-bolcheviste", ni "nazi de gauche", ni surtout hitlérien, il n'a que trop bien su se situer au carrefour de tous les totalitarismes, avant d'en réaliser toute l'horreur. Non pas "national-bolcheviste", mais un temps découvreur cynique des tendances les plus néfastes des sociétés de masse contemporaines.


    ► Louis Dupeux, Magazine littéraire n°130, nov. 1977.