Napoléon
Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne :
Aux sources de l'européisme contemporain
Les visions d'une Europe unifiée et autarcique ne datent pas de Locarno et d'Aristide Briand, ni de la Seconde Guerre mondiale ni des pères fondateurs des communautés européennes. Elles ont eu des antécédents dès l'âge de la philosophie des Lumières. Bon nombre de conceptions se sont précisées à l'époque napoléonienne.
L'Europe dans l'optique des philosophes des Lumières est :
• un espace de “civilisation” et de “bon goût”
• une civilisation marquée par le déclin et l'inadaptation (due à l'industrie montante)
• une civilisation où la raison décline
• une civilisation marquée par la gallomanie et déstabilisée par les réactions nationales face à cette gallomanie omniprésente.
Les philosophes des Lumières considèrent déjà que l'Europe est coincée entre la Russie et l'Amérique. Ils se partagent entre russophiles et russophobes.. Tous estiment toutefois que l'Amérique est une Nouvelle Europe, une Europe remise en chantier au-delà de l'Atlantique et où de multiples possibilités sont en jachère.
Les Lumières et Herder
Dans le cadre de la philosophie des Lumières et de la gallomanie ambiante, Herder développe une vision critique de la situation intellectuelle en Europe et réfléchit en profondeur sur le sens de l'individualité historique des constructions collectives, fruits de longues maturations, ciselées et façonnées par le temps. Il jette les bases d'une critique positive de la gallomanie, comme culte artificiel des styles gréco-romains imités, à l'exclusion de tous les autres, notamment du gothique médiéval. Rousseau abonde dans le même sens, voit l'histoire comme une dialectique harmonieuse entre les nations et l'universel, mais estime que l'Europe en déclin, derrière les façades néo-classiques du XVIIIe siècle, est moralement condamnable car perverse et corrompue. Herder veut réhabiliter les cultures populaires plus enracinées, faire revivre les cultures autochtones que les processus d'urbanisation et de rationalisation, propres de la civilisation, ont marginalisées ou taraudées.
Pour lui, l'Europe est une famille de nations (de peuples). Contrairement à Rousseau, il estime que l'Europe n'est pas condamnable en soi, mais qu'elle doit se ressaisir et ne pas exporter en Russie et en Amérique l'européisme abstrait au vernis gréco-romain, expression d'une artificialité sans racines permettant toutes les manipulations et engendrant le despotisme. Herder connaît l'Europe physiquement et charnellement pour avoir voyagé de Riga à Nantes, pérégrinations sur lesquelles il nous a laissé un journal fourmillant d'observations pertinentes sur l'état des mentalités au XVIIIe. Il compare avec minutie les cultures régionales des pays qu'il traverse, pose une série de diagnostics, mêlant constats de déclin et espoirs de guérison d'un peuple passant par la résurrection de sa langue, de ses traditions et des racines de sa littérature. Sur base de cette expérience vécue, il veut faire des Pays Baltes, sa patrie, et de l'Ukraine (avec la Crimée) l'atelier d'une Europe rénovée, tout à la fois :
• respectueuse des modèles grecs classiques (mais surtout homériques ; Herder réhabilite pleinement la Grèce homérique, donnant l'impulsion aux recherches philologiques ultérieures)
• et fidèle à ses héritages non grecs et non romains, médiévaux et barbares (slaves ou germaniques).
Cette Europe rénovée se forgera par le truchement d'un système d'éducation nouveau, nettement plus attentif que ces prédécesseurs aux racines les plus anciennes des choses, des entités politiques, du droit, de l'histoire charnelle des peuples, etc. Dans ce sens, l'Europe espérée par Herder doit être, non pas une société d'États-personnes, mais une COMMUNAUTÉ DE PERSONNALITÉS NATIONALES.
Après les troubles et les bouleversements de la Révolution française, après la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, bon nombre d'observateurs politiques européens commencent à percevoir l'Europe comme un BLOC CONTINENTAL (Bertrand de Jouvenel sortira un maître ouvrage sur cette thématique). Avec le blocus continental, l'idée d'une autarcie économique européenne prend corps progressivement. Elle a surtout des exposants français, mais aussi beaucoup de partisans allemands, comme Dalberg, Krause ou le poète Jean Paul (dont l'héritier direct au XXe siècle sera un autre poète, Rudolf Pannwitz ; cf. R. Steuckers, « Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Imperium europæum et conservation créatrice », in Nouvelles de Synergies Européennes n°19, avril 1996).
Le Baron von Aretin
Le Baron von Aretin (1773-1824), Bavarois se revendiquant d'un héritage celtique, sera un partisan de Napoléon, en qui il voit un champion de la romanité et de la catholicité en lutte contre le “borussisme”, l'“anglicisme” et le “protestantisme”. Cependant, des protestants allemands développeront à leur tour un européisme pro-napoléonien, non pas au nom d'un mélange idéologique de celtitude, de romanité et de catholicisme, mais au nom de l'idéal protestant qui consiste à s'opposer systématiquement à toute puissance universelle, comme entend l'être la thalassocratie britannique.
Le protestantisme, dans cette optique, s'est dressé hier contre les prétentions universalistes de l'Église de Rome ; il se dresse aujourd'hui non plus contre l'universalisme de la Révolution et du Code Napoléon, mais contre l'universalisme économique de la thalassocratie anglaise. Cet idéal, à la fois protestant et européiste, se retrouvait essentiellement dans la bourgeoisie négociante d'Allemagne du Nord (Brème, Hambourg, mais aussi Anvers). Pour cette catégorie d'hommes, il s'agissait de briser les monopoles anglais et de les remplacer par des monopoles européens (ils préfigurent ainsi les théories de l'économiste Friedrich List). L'objectif était l'éclosion d'une industrie autochtone européenne, capable de se développer sans la concurrence des produits coloniaux anglais, vendus à bas prix.
L’économiste libéral allemand Friedrich LIST (1789-1846), auteur de « Système national d’économie politique » (1841), défend une démarche protectionniste. Le cosmopolitisme et le libre-échange de l'école classique ne servent qu'à masquer l'impérialisme britannique, jouant à son profit des inégalités de développement entre nations : il constate que les États-Unis, malgré des richesses naturelles immenses, ne connaissaient pas le décollage économique qu’ils méritaient, en raison de la dépendance structurelle vis-à-vis de l’Angleterre. Le cadre de la réflexion économique doit donc être la nation dont l'économie politique a pour mission de faire l'« éducation » et de l'acheminer à l'état normal ou complexe. Il défend alors la thèse du protectionnisme éducateur, qui consiste, pour un État, à protéger, pour un temps, les industries jeunes et fragiles, les industries « dans l’enfance » qui ne peuvent supporter, à leur début, la concurrence d’industries étrangères déjà mûres. En effet, « C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint afin d’enlever aux autres le moyen d’y monter après soi ». Ces mesures, censées protéger l'appareil industriel national, doivent être temporaires et permettre aux industries naissantes de rattraper leur retard en matière de compétitivité. Il faut accepter de renoncer aux avantages à courte échéance du libre-échange, et privilégier les avantages à plus long terme que procurera un appareil productif solide. En ce sens, le protectionnisme éducateur de F. List est qualifié de protectionnisme offensif.
Le mémorandum de Théremin
Parmi les autres théoriciens allemands de l'autarcie et de l'indépendance continentale européenne, citons le Prussien Charles Théremin*, qui, dans son memorandum de 1795 (Des intérêts des puissances continentales relativement à l'Angleterre, publié à Paris, 12 thermidor an III), constate que l'Angleterre colonise commercialement l'Europe et les Indes et qu'elle constitue de la sorte un despotisme maritime (Théremin est clairement un précurseur du géopolitologue Haushofer). Après 1815, plusieurs théoriciens allemands éprouvent une claire nostalgie de l'autarcie continentale.
[* : Employé à la cour à Londres, puis conseiller d'ambassade de Prusse à Paris, Karl Theremin, de lointaine ascendance huguenote, devenu Charles Théremin en récupérant la nationalité française sous le Directoire, est fait membre de la Société libre des Sciences, arts et lettres de Paris. Le séjour à Londres lui avait appris que, malgré la soi-disant “liberté” anglaise, le pays était hostile à la France contre laquelle elle essayait de coaliser les puissances européennes. Ce publiciste (connu aussi pour ses sympathies pour le combat féministe d'O. de Gouges, cf. De la Condition des femmes en République, 1799), devenu sous-préfet de Monaco, et ensuite de l'arrondissement de Birkenfeld, au département de la Sarre, a fourni de nombreux articles à la rubrique “politique intérieure” de la Décade littéraire et philosophique (consultable sur gallica) entre 1794 et 1807, et joué à partir de 1796 – via son frère Anton Ludwig, pasteur à Memel – non sans difficultés, le rôle d’intermédiaire entre les kantiens en Allemagne et en France – not. Sieyès et les Idéologues – sur le problème de la paix en Europe. Théremin ne cessa de chercher les moyens de pacifier une situation instable (cf. De la situation intérieure de la République, Paris, pluviose an V) : on ne se réfère plus aux “aristocrates” car à présent les gens raisonnables sont obligés de louvoyer entre royalistes et terroristes, comme en Angleterre lors de la lutte contre les Stuarts. Voulant éviter une seconde Saint-Barthelémy, il tente de rapprocher les diverses opinions dans un nouvel “esprit public”. Son survol du passé lui révèle que les Français sont devenus silencieux et dociles, du fait de l'autoritarisme de Richelieu, inaugurant le règne des rois absolus. Ainsi s'est formé le caractère national jusqu'à l'éclatement de 1789 – le 17 juin, la première assemblée constituante fut fondée par des députés des États généraux lorsqu'ils s'érigèrent d'eux-mêmes en une « Assemblée nationale » – quand il y eut consensus sur les modalités du changement qu'on espérait voir s'y opérer. Même si la révolution sociale, entraînant une révolution économique, a donné lieu à une très grande instabilité dans les opinions, tout retour au passé, où dominait la “domination arbitraire”, serait néfaste au bien du pays, il faut donc faire confiance au temps pour que l'atmosphère se calme et que “l'esprit public” puisse de nouveau se manifester. On retrouve ce même esprit de réconciliation nationale – animant sous la Restauration le courant des Constitutionnels, partisans de la Charte (Decazes, Cousin, Guizot etc) – dans un écrit tardif qui a cette originalité de se placer dans un cadre européen : De l'état présent de l'Europe, et de l'accord entre la légitimité et le système représentatif , 1816]
Ainsi, Welcker plaide pour une alliance franco-prussienne « pour organiser l'Europe ». Glave, pour sa part, prône une alliance franco-autrichienne pour exclure la Russie et l'Empire ottoman de l'Europe. Paul Buchholz (1768-1843), dans Der neue Leviathan (Le Nouveau Léviathan, 1805), plaide pour l'unification européenne afin de faire face à « l'universalisme thalassocratique ». Le prince Bernhard von Bülow entend promouvoir une « monarchie européenne universelle » qui aura pour tâche de conquérir l'Angleterre, afin qu'elle cesse de nuire aux intérêts du continent, et formule un « projet culturel » d'inspiration européiste afin d'annuler les incohérences et les pressions centrifuges que génèrent les nationalismes locaux.
Le Comte d'Hauterive
Les théoriciens français de l'autarcie européenne à l'époque napoléonienne abandonnent définitivement le romantisme exotique, orientalisant, après le double échec des opérations militaires de Bonaparte en Égypte et en Palestine. Désormais, les protagonistes du grand continent raisonnent en termes exclusivement “européens” voire, avant la lettre, “européo-centrés”. Réactualisant, dans la France impériale de Napoléon, le Testament de Richelieu, ces visionnaires français de l'Europe future, dans leurs projets, font de la France la base de l'unification continentale.
Contre l'Angleterre et sa flotte ubiquitaire et puissante, il faut organiser le blocus, fermer l'Europe au commerce anglais et faire de cette fermeture un « système général ». Ainsi le Comte d'Hauterive, dans son ouvrage, De l'État de la France à la fin de l'an VIII (= 1800), écrit que l'idéal pour la France en Europe avait été la situation de 1648 mais que cette situation avait par la suite été bouleversée par la montée de la Prusse et de la Russie et par la domination navale de l'Angleterre. La France aurait eu intérêt à contrer la montée en puissance de ces 3 facteurs.
Néanmoins, après les guerres de la Révolution, une situation nouvelle émerge : le Continent, dans son ensemble, fait désormais face à la Mer, dominée par l'Angleterre, grâce, notamment, aux victoires de Nelson en Méditerranée (Aboukir et Trafalgar). Dans ce contexte, la France n'est plus simplement une partie de l'Europe, opposée à d'autres parties, mais l'hegemon du Continent, le moteur dynamisant de la nouvelle entité continentale européenne. D'Hauterive, dont l'idéologie n'est nullement révolutionnaire, renoue explicitement avec une perspective carolingienne, également opposée au protestantisme en Europe.
Dans le camp hostile à Napoléon et à l'hegemon de la France, on plaide généralement pour un “équilibre des puissances”, clef de voûte de la diplomatie conservatrice à l'époque. Chaque État doit se limiter, écrivent des auteurs comme Martens, von Gentz ou Ancillon. Si les États ne se limitent pas, ne brident par leur puissance et leurs propensions à l'expansion, l'ensemble européen connaîtra le déclin à la suite de guerres incessantes, épuisant la vitalité des peuples.
Pour ces conservateurs prussiens, il faut élaborer un système de contre-forces et de contre-poids (ce qui, envers et contre leur bonne volonté, s'avèrera bellogène au début du XXe siècle). Le camp des européistes anti-napoléoniens est diversifié, nous y trouvons des monarchistes d'Ancien Régime, des représentants du paysannat (hostiles au Code Napoléon et à certaines de ses règles de droit), des républicains puristes (qui voient dans le bonapartisme un retour à des formes monarchiques), des représentants de la fraction de la bourgeoisie lésée par le blocus, des révolutionnaires déçus parce que l'idéal de fraternité n'a pas été incarné en Europe.
Fichte, Arndt, Jahn
Dans ce contexte, les Romantiques, dont Novalis, Müller et les frères Schlegel, préconisent un retour au christianisme médiéval, c'est-à-dire à un idéal d'avant la fracture de la Réforme et de la Contre-Réforme qu'ils croient capable de surmonter les cruelles divisions internes de l'Europe. Les nationalistes (allemands), comme Fichte et Jahn, sont républicains, hostiles à la forme française de la Révolution, mais tout aussi hostiles à une restauration pure et simple de l'ancien régime. Pour Fichte, Arndt et Jahn, la Prusse est un simple instrument, mais très efficace, pour forger une nouvelle et puissante nation allemande. Fichte est volontariste : la constitution volontaire de cadres étatiques nationaux conduira à un telos [finalité] universel, à un monde organisé selon autant de modalités différentes qu'il y a de peuples. L'harmonie universelle viendra quand chaque espace national aura reçu, à sa mesure, une structure de type étatique. Dans ce sens, l'universalisme fichtéen n'est pas monolithique mais pluriel.
Pour ces nationalistes, la nation, c'est le peuple opposé à l'arbitraire des princes et des monarques. À ce volontarisme et à ce nationalisme centré sur le peuple s'ajoute, notamment chez Arndt, une dialectique Nord/Sud, où le Nord est libertaire et le Sud développe une fâcheuse propension à trop obéir à l'Église et aux Princes. Arndt, par ex., propose pour la future Allemagne unie, qu'il appelle de ses vœux, le modèle suédois, modèle élaboré par une nation homogène, exemple d'une germanité plus authentique et fort puissante, organisé selon des critères étatiques solides, depuis les réformes civiles et militaires du Roi Gustav-Adolf au XVIIe siècle.
Ce roi avait voulu devenir le champion du protestantisme – mais d'un protestantisme organisé et non générateur de sectes impolitiques, comme les dissidents anglais et les puritains américains – contre Rome et l'Empire catholique du fanatique Ferdinand II, qui préférait, disait-il, régner sur un désert plutôt que sur un pays peuplé d'hérétiques ! (On peut parfaitement comparer les réformes de Gustav-Adolf à certaines créations de Richelieu, comme la mise sur pied d'une Académie Royale, destinée à organiser le savoir abstrait et pratique pour consolider l'État).
La Sainte-Alliance et Franz von Baader
Pendant la Restauration, c'est l'Autrichien Metternich qui donne le ton et tente de forger et d'asseoir définitivement une Europe réactionnaire, traquant partout tous les résidus de la Révolution française. L'instance internationale de l'époque est la Sainte-Alliance de 1815 (Grande-Bretagne, Russie, Prusse, Autriche), qui devient la Pentarchie en 1822 (quand la France se joint aux 4 puissances victorieuses de 1814-15). La Restauration permet l'éclosion d'un romantisme contre-révolutionnaire, incarné notamment par Franz von Baader. Elle vise aussi à organiser rationnellement l'Europe sur base des acquis de l'Ancien Régime, remis en selle en 1815.
Franz von Baader envisage une Union religieuse des 3 confessions chrétiennes en Europe (protestantisme, catholicisme, orthodoxie), pour s'opposer de concert aux principes laïcs de la Révolution et pour aplanir les contentieux qui pourraient survenir entre les composantes majeures de la Sainte-Alliance. Ce projet est rejeté par les catholiques les plus intransigeants, qui refusent d'accepter qu'un destin commun les lie aux protestants et aux orthodoxes.
Franz von Baader perçoit la Russie comme le bastion de la restauration et comme l'ultime redoute de la religion face au déferlement de la modernité. La Révolution conservatrice des premières décennies du XXe siècle reprendra cette idée, sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck, traducteur de Dostoïevski, qui prétendra, dans la foulée, que la Russie avait maintenu intacts ses instincts anti-libéraux malgré la révolution bolchevique. De ce fait, aux yeux du conservateur Moeller van den Bruck, la Russie soviétique devenait un allié potentiel de l'Allemagne face à l'Ouest.
Schmidt-Phiseldeck
Dans L'Europe et l'Amérique, ou Les rapports futurs du monde civilisé (1820), le diplomate danois au service de la Prusse Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldeck (1770-1832) prône, dans le contexte de la Restauration, un centrage de l'Europe sur elle-même – même idée que celle du bloc continental napoléonien mais sous des signes idéologiques différents – et avertit les nations européennes contre toute aventure coloniale qui disperserait les énergies européennes aux quatre coins de la planète, déséquilibrerait le continent et provoquerait des rivalités d'origine extra-européennes entre Européens contre l'intérêt même de l'Europe en tant que famille de peuples, unis par un même destin géographique.
Schmidt-Phiseldeck veut une « intégration intérieure », donc une organisation structurelle de l'Europe, et perçoit clairement le danger américain (qui se pointe déjà à l'horizon). Pour lui, la seule possibilité d'expansion de l'Europe est en direction de l'Anatolie turque et de la Mésopotamie. L'ancienne aire byzantine toute entière doit redevenir européenne, par la force si besoin s'en faut et par une union indéfectible de toutes les forces militaires de la Pentarchie, capables de culbuter les armées ottomanes dans une campagne de brève durée. On peut dire a posteriori que Schmidt-Phiseldeck est un précurseur (anti-ottoman) de la ligne aérienne et ferroviaire Berlin-Bagdad, mais sans hostilité à l'égard de la Russie.
Autre théoricien de l'époque, Constantin Frantz (1817-1891, cf. R. Steuckers, « Constantin Frantz », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992 et Cahiers pour l'analyse concrète n°30–31, 1993), critiquera également les expansions coloniales dans des termes analogues, préfigurant ainsi les thèses de Christoph Steding (cf. R. Steuckers, « Christoph Steding », in op. cit.), du géopolitologue Arthur Dix (1875-1935) et de Jäkh, auteur, pendant la Première Guerre mondiale, d'un mémorandum justifiant l'alliance germano-ottomane dans le sens d'une exploitation commune de l'espace entre Constantinople et le Golfe Persique. La Guerre du Golfe est ainsi, à la lumière de ces analyses posées successivement au fil du temps par Schmidt-Phiseldeck, Frantz, Steding, Dix et Jäkh, une guerre préventive contre l'Europe, dont la seule expansion possible est en direction du Sud-Est, comme les principales vagues indo-européennes de la proto-histoire et de l'antiquité se portaient également dans cette direction, fondant successivement la Grèce archaïque, l'Empire Hittite, les Empires perse et mède, les royaumes aryens d'Inde.
[ajout d'avril 2000 : Le sort de l'Europe se tient par le Sud-Est : la puissance qui barre la route de l'Europe dans cette direction est celle qui la maintient la tête sous l'eau, empêche son développement harmonieux. C'est aujourd'hui, clairement, la stratégie choisie par l'alliance américano-turque, qui vient de ré-implanter une présence ottomane dans les Balkans, par Bosnie et Albanie interposées, pour s'opposer aux pénétrations pacifiques et économiques de l'Allemagne, de l'Autriche, puissances civiles et industrielles capables de développer les Balkans, et de la Russie, capable de donner une garantie militaire et nucléaire à ce projet. Pire, il s'agit d'une stratégie qui conteste à la Russie sa présence en Mer Noire, ruinant les acquis de Catherine la Grande]
Görres et l'hegemon allemand
Pour sa part, Joseph Görres (1776-1848), autre théoricien allemand de l'époque de la Restauration, envisage une Allemagne unifiée et re-catholicisée comme hegemon de l'Europe, en lieu et place de la France napoléonienne. Cette Allemagne serait civile et spirituelle et non pas guerrière à la façon bonapartiste. Elle viserait la paix perpétuelle et serait la puissante fédératrice par excellence, ayant des frontières communes avec toutes les autres nations européennes. Le destin géographique de l'Allemagne, la multiplicité de ses voisins, en font la fédératrice de l'Europe par destin géographique.
L'universalité (ou la catholicité au sens étymologique du terme) de l'Allemagne provient justement de la simple existence bien concrète de ces voisinages multiples et diversifiés, permettant à l'intelligentsia allemande de jeter en permanence un regard varié et pluriel sur les événements du monde, sans vouloir les biffer à l'aide d'une idéologie toute faite. Elle seule peut intégrer, assimiler et synthétiser mieux que les autres, grâce à cette proximité territoriale et physique pluri-millénaire.
Leopold von Ranke (1795-1886), historien nationaliste allemand, développe, quant à lui, une vision plus romano-germanique de l'Europe, d'essence chrétienne. Il évoque un « génie occidental », contrairement à von Baader qui valorise la virginité russe face au déclin rationaliste de l'Ouest. Pour von Ranke, l'Orient est « sombre folie », car ni l'État ni l'Église n'y pénètrent au fond du peuple. L'Occident, pour lui, est le système le plus parfait. Ce système est l'élu de Dieu sur la Terre. Ranke est donc à l'origine des options occidentalistes du nationalisme allemand ultérieur.
Constantin Frantz et l'équilibre pentarchique
Constantin Frantz s'oppose à 3 forces politiques majeures, actives dans les États allemands de son époque : l'ultramontanisme, le particularisme catholique en Bavière, le national-libéralisme prussien (et, partant, le capitalisme). Ces forces politiques sont centrifuges, maintiennent la division de l'ensemble mitteleuropéen, parce qu'elles raisonnent en termes partisans et fractionnistes. Pour lui, le Reich moderne, le Reich à venir après l'abrogation en 1806 du Reich historique sous la pression napoléonienne, devra s'étendre à toute l'Europe centrale (la Mitteleuropa) et se donner une organisation fédéraliste, tenant compte des diversités de notre continent. L'équilibre européen, pour Frantz, doit rester pentarchique et centripète dans le cadre géospatial européen.
Toute extraversion colonialiste est un danger, si bien qu'à ses yeux, l'Angleterre n'est plus une nation européenne mais un empire maritime en marge du continent ; la France a, elle aussi, cessé d'être pleinement européenne depuis qu'elle a pris pied en Algérie et en Afrique : elle devient une nation eurafricaine qui l'éloigne a fortiori des problèmes spécifiquement européens et la distrait des tâches structurelles dont le continent a fortement besoin, au moment où l'accroissement de la population et l'industrialisation impliquent un changement d'échelle et impulsent un volontarisme et une imagination politiques pour que les sombres prévisions de Malthus ne deviennent pas le lot inéluctable des grandes masses déracinées, urbanisées et prolétarisées. La politique sociale de Bismarck et le socialisme de la chaire seront des réponses à ce défi.
L'extraversion colonialiste
Frantz critique sévèrement l'Angleterre et la France, puissances ayant au préalable commis le péché d'extraversion, pour avoir fait la Guerre de Crimée contre la Russie. Elles se sont ainsi opposées à un État constitutif de la Pentarchie européenne au profit d'un État qui n'en faisait pas partie (l'Empire ottoman), ce qui, pour Frantz, constitue une entorse très grave à l'esprit d'unité de la Sainte Alliance, censée apporter une paix définitive en Europe, de façon à faire de celle-ci un bloc civilisationnel cohérent et solide, s'étendant de l'Atlantique au Pacifique. La Guerre de Crimée aliène la Russie vaincue par rapport au reste de l'Europe, car une violente réaction anti-occidentale, entraînant l'Allemagne et l'Autriche neutres dans cet opprobre, se constitue et se consolide chez les intellectuels russes. Ceux-ci ne pardonnent pas aux autres Européens cette trahison abjecte de la Russie, qui s'était longuement battue pour l'Europe en libérant la rive nord de la Mer Noire et le Caucase du joug ottoman entre 1750 et 1820.
L'Allemagne en gestation et l'Autriche deviennent, quant à elles, des empires sans espace, coincés entre des puissances disposant de vastes étendues extra-européennes, centre-asiatiques ou sibériennes. À elles seules incombe désormais la tâche d'organiser en autarcie, comme il se doit, la portion d'Europe qui leur reste, mais sans pouvoir étendre ce principe constructif d'organisation structurelle et territoriale aux marges occidentales et orientales de notre sous-continent. L'Europe est dès lors dangereusement déséquilibrée et déstabilisée. Les guerres inter-européennes deviennent possibles, y compris pour régler des problèmes extra-européens, survenus dans les espaces colonisés. La Guerre de Crimée porte en germe l'horrible tragédie de 1914-1918.
Ernst von Lasaulx
Pour Ernst von Lasaulx (1805–1861), professeur de philologie classique à Würzburg et Munich, les diplomates européens doivent reconnaître les forces à l'œuvre hic et nunc sur le continent, et répondre à la question : « Où nous trouvons-nous aujourd'hui dans le flux de l'histoire ? ». Seule cette interrogation permet de faire des projets cohérents pour l'avenir. Elle implique que l'homme d'État sérieux et efficace doit connaître le maximum de faits historiques (sinon, la totalité !), car tous ont une incidence, même fortuite, sur la structure du présent. L'avenir ne se construit que par recours au passé, à tout le passé. Celui qui l'ignore, ou le connaît mal, ou le connaît à travers le filtre d'images propagandistes, est condamné à faire des essais et des erreurs, à procéder par tâtonnements voués à l'échec.
Catholique d'origine, influencé par Baader, Lasaulx est surtout un mystique germanique et un “pansophique”. Dans cette optique, la vraie religion des époques historiques fortes, est expression de la vie, de la vitalité. En Europe, régulièrement, par cycles, des “peuples jeunes” ont régénéré les peuples vieillissants. Lors de l'effondrement de l'Empire romain, ce rôle a été dévolu aux Germains. Pour Lasaulx, les Slaves (surtout les Russes) prendront le relais. Ils seront le Katechon de l'Europe qui, sans eux, s'engloutirait dans la décadence, accentuée par les idées occidentales et françaises.
Conclusion :
Les visions d'Europe de l'époque napoléonienne et de la Restauration conservent une pertinence politique certaine ; elles expliquent des permanences et des lames de fonds. La connaissance de ce dossier demeure à nos yeux un impératif de “sériosité” pour les hommes d'État. Notre exposé contient 7 idées majeures, toujours actuelles, qu'il faut toujours garder en tête quand on pense ou on veut penser l'Europe, comme espace de civilisation cohérent :
• 1. L'espace s'étendant des Pays Baltes à la Crimée doit être organisé selon des modalités propres sans hostilité au reste de la Russie (Herder).
• 2. L'Europe est une diversité (et le restera). Cette diversité est source de richesse, à condition qu'on l'harmonise sans la stériliser (Herder).
• 3. L'opposition Terre/Mer reste une constante de l'histoire européenne (Théremin, d'Hauterive) et, dans le concert des peuples européens, la France oscille entre les deux, car elle est capable d'être tantôt une puissance navale, tantôt une puissance continentale. Carl Schmitt et Karl Haushofer sont les héritiers intellectuels de Théremin et d'Hauterive. Dans les années 60 de notre siècle, C. Schmitt a toutefois tenu compte d'un changement de donne stratégique et technologique, avec la puissance aérienne et la maîtrise des espaces circum-terrestres.
• 4. L'idée de Baader de forger une Union religieuse et de dépasser, de ce fait, les clivages confessionnels bellogènes, reste un impératif important. Les guerres inter-yougoslaves de 1991 à nos jours montrent clairement que les confessions ne sont pas neutralisées, qu'elles conservent une potentialité conflictuelle certaine. Pour nous, reste à savoir si les christianismes officiels peuvent apporter l'harmonisation du continent ou s'il n'est pas légitime, comme nous le pensons, de retourner aux valeurs pré-chrétiennes, pour donner un socle plus sûr à notre espace civilisationnel.
• 5. Avec Schmidt-Phiseldeck, force est de constater que la présence ottomane est une anomalie à l'Ouest de l'Égée et du Bosphore, empêchant notre continent de se “vertébrer” définitivement [ajout d'avril 2000 : Toute présence ottomane dans les Balkans interdit aux Européens d'organiser le Danube. L'objectif des Ottomans était de contrôler ce grand fleuve, au moins jusqu'à Vienne, la “Pomme d'Or”. Ce projet a échoué grâce à la résistance héroïque des milices urbaines de Vienne, des armées impériales, hongroises et polonaises. Ce projet a failli réussir à cause de la trahison des rois de France, François I et Louis XIV].
• 6. Görres et Frantz ont théorisé clairement la nécessité de conserver à tout prix la cohésion du centre de l'Europe. Cette nécessité géographique doit être la base concrète d'une renaissance du Saint-Empire.
• 7. L'extraversion coloniale a ruiné l'Europe et importé en Europe des conflits dont l'origine était extra-européenne. L'Europe doit d'abord s'auto-centrer puis organiser sa périphérie, par la diplomatie et un dialogue inter-civilisations.
Ces 7 recettes méritent d'être méditées.
► Robert Steuckers, extrait d'une conférence prononcée à l'Université d'été de Synergies Européennes, Lourmarin, 1995.
• Nota bene : cette intervention pourra être utilement complétée par le résumé « Les visions d'Europe à la base de la Révolution conservatrice ». Cf. aussi « La "philosophie allemande" entre les idéologies, 1789-1848 » (D. Losurdo, 1992).
Jean Tulard, professeur à la Sorbonne, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, membre de l’Académie des sciences morales et politiques est le spécialiste incontesté des études napoléoniennes. Durant l'“année Napoléon” [2002], nous l’avions rencontré pour nous entretenir avec lui de la personnalité et du rôle de Napoléon Bonaparte.
• En quoi Napoléon a-t-il préservé l’idéal révolutionnaire ?
C’est Jacques Bainville qui, le premier, a souligné que le 18 Brumaire ne mettait pas fin à la Révolution mais, au contraire, en préservait les conquêtes : la destruction de la féodalité, l’égalité, la vente des biens nationaux
• Dans différents ouvrages, vous affirmez que le 18 Brumaire a permis de conclure la Révolution. Est-ce à dire qu’une révolution appelle presque toujours un coup d'État ?
La violence appelle toujours la violence. D’emblée, dès 1789, on sut que la Révolution se terminerait sur un coup d’État militaire.
• Pensez-vous qu’à la veille du 18 Brumaire, l'État devait être restauré sur des fondements durables ?
À la veille du 18 Brumaire, l’aspiration de tous les profiteurs de la Révolution se portait vers un retour à l’ordre. Napoléon Bonaparte l’a bien compris. La France était livrée à l’anarchie dans tous les domaines au temps du Directoire faute d’une autorité ferme.
• Pourquoi Napoléon Bonaparte sera-t-il choisi, est-ce pour sa popularité ou pour son ambition ?
La gloire de Bonaparte a joué en sa faveur. Il avait vaincu en Italie et conclu lui-même la paix de Campoforrmio. Son expédition d’Égypte avait fait rêver comme le prouvent les mémoires de Lamartine. Vaincre à l’ombre des Pyramides ou à Nazareth, ce n’était pas rien.
• Selon vous, en quoi Brumaire est-il plus dramatique que glorieux ?
Jusqu’au bout le coup d’État de Brumaire a failli ne pas réussir. Il fut mal préparé et certains acteurs comme Sieyès (qui avait à monter à cheval!) et surtout Bonaparte perdirent leur sang-froid à l’inverse de Fouché qui avait ménagé tous les clans ou de Murat qui n’eut pas d’état d’âme lorsqu’il chassa les députés ; Talleyrand aura, au soir du 18 Brumaire, le mot de la fin : « Il faut dîner ».
• Avec l’arrivée de Napoléon au pouvoir, la France entre-t-elle dans l’ère moderne ?
Oui, la France moderne sort du 18 Brumaire. C’est ce qu’a montré Taine. Nos institutions (Conseil d’État, Inspection des Finances, Cour des Comptes, Recteurs, Préfets) datent de cette époque. Nos notables aussi (cf. Les dynasties bourgeoises de Beau de Loménie).
• Que reste-t-il de l’ère napoléonienne ?
« Sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux fallu que Napoléon n’eût pas existé », disait Bainville. Le jugement est injuste. Il n’en reste pas moins que Napoléon est le Français le plus connu dans le monde.
• Selon vous, qu’est-ce qui a conduit Bonaparte à se faire sacrer Empereur des Français ?
Si Bonaparte choisit le titre d’Empereur des Français, c’est pour éviter celui de roi. La chute de la monarchie était trop proche et la référence aux Carolingiens et à Charlemagne (que l’on connaissait mal) suffisamment lointaine pour n’être pas trop compromettante. La nécessité d’une monarchie héréditaire s’était imposée à la suite des attentats très nombreux contre le Premier Consul. Pitt (Premier ministre britannique) se moquait d’un gouvernement à la merci d’un coup de pistolet.
• Pensez-vous que la réforme juridique est la plus grande œuvre accomplie par Napoléon ?
Le bilan du Consulat et de l’Empire est imposant. N’oublions pas qu’auparavant la France était divisée entre pays de droit écrit et de droit coutumier. Cette unification du droit était indispensable.
• Les 5 codes promulgués préservaient-ils les grands principes de la Révolution ?
Les codes ont été l’œuvre de juristes et de conseillers d’État issus de la Révolution et qui étaient très attachés aux principes de 1789 et notamment à l’idée d’égalité. Les auteurs du code civil ont surtout retenu les acquis de la révolution bourgeoise de 1789 à 1791. On notera la volonté de détruire tout ce qui rappelle la féodalité. La sécularisation complète du droit est confirmée. Tous les corps intermédiaires chers à l’Ancien Régime disparaissent.
• Outre l’organisation centralisée de l’administration française, que nous reste-t-il de l’œuvre de Napoléon ?
N’oublions pas le style de l’Empire, le goût des parades militaires et le musée du Louvre, alors Musée Napoléon.
• Comment expliquez-vous que les conquêtes de Napoléon n’ont duré que le temps de son règne ?
Les conquêtes de Napoléon furent éphémères pour 2 raisons. Elles furent le fruit de la violence et reposèrent sur les baïonnettes de la Grande Armée. Napoléon ne s’est pas préoccupé des aspirations nationales des peuples. Il l’a payé en Espagne, en Italie, en Hollande, en Allemagne.
• Vous sentez-vous bonapartiste ?
Il me semble que le bonapartisme d’aujourd’hui repose plus sur la nostalgie d’une gloire passée que sur un programme politique précis. En ce sens je veux bien passer pour bonapartiste.
► Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Nouvelles de Synergies Européennes n°57/58, 2002.
Sur cette couverture d'éléments n°35 (été 1980) dont nous tirons l'article ci-dessous : Bonaparte, par David. Oswald Spengler disait : « Une génération montante vaut ce que vaut le plus haut degré de puissance auquel on puisse aspirer : c'est ce que signifie la parole mystérieuse de Napoléon sur ce bâton de maréchal que tout soldat porte dans sa giberne ». Le destin singulier du vainqueur d’Austerlitz ne cesse de hanter l'inconscient des peuples européens, et pas seulement en raison des gloires militaires qui y sont attachées. Sur les décombres d'une monarchie emportée au vent de la Révolution, Napoléon Bonaparte a tenté de créer une société fondée sur la subordination de la fonction économique à la fonction souveraine, et sur l'institution d'une aristocratie née sur les champs de bataille et vouée au service de l’État. Le “modèle napoléonien”, dont la nouveauté devait tant fasciner les romantiques, plongeait en réalité ses racines dans les plus anciennes traditions européennes. Et c'est également la raison pour laquelle il demeure toujours aussi “actuel”. Charles Maurras lui-même avouait : « Nous sommes tous un peu bonapartistes... » Dominique Venner, écrivain et historien militaire, évoque ici la carrière fulgurante de ce Corse aux yeux fiévreux. Une aventure qui, rompant avec une monarchie épuisée, fonde la modernité de nos institutions en renouant avec les valeurs de souveraineté propres aux Européens. Et qui, remettant les marchands à leur place, reste un exemple à méditer. [Conseillons le numéro 46 de la Nouvelle Revue d'Histoire proposant un dossier consacré à Napoléon, vu d'Europe, avec des contributions, notamment, de Jean Tulard et de Thierry Lentz. On y trouve, par ailleurs un entretien avec l'historien espagnol Bartholomé Benassar.
Le modèle napoléonien
Pourquoi cette fascination jamais fatiguée du public pour l'aventure napoléonienne ? Parmi les nombreux livres qui lui sont consacrés ces derniers mois, on peut citer en vrac la nouvelle édition des étincelants Mémoires du général baron de Marbot, les Souvenirs moins colorés du commandant Parquin, les superbes albums sur Napoléon et la campagne d'Espagne et Napoléon et l’Autriche, la réédition en plusieurs volumes somptueux de la collection Bucquoy consacrée aux Uniformes du Premier Empire, une biographie du général Lasalle et une autre de Murat, le livre de Louis Chadigny dédié aux Maréchaux de Napoléon, celui de Georges Blond sur les soldats de La Grande Armée, la curieuse biographie de Phélippeaux, l'homme qui faillit faire Échec à Bonaparte, et l'ouvrage définitif de Jean Tulard sur Napoléon.
Tout n'a-t-il donc pas été dit, examiné, disséqué, pesé, comparé, imaginé sur l'homme et son temps ? Diverses écoles intellectuelles ont distillé l'explication du personnage dans leurs alambics et l'ont soumis à leurs lectures déformantes : cadet frustré pour Freud, tombeur de la féodalité pour Marx. La légende, puis la contre-légende, ont brouillé la véritable figure de l'Empereur, surestimant tour à tour ses qualités ou ses défauts. Ses adversaires eux-mêmes n'ont pu s'accorder. Usurpateur pour les royalistes, tyran pour les républicains. Renvoyant dos à dos ses censeurs dans le Mémorial, il confisquait à son profit le libéralisme et le nationalisme, les deux forces montantes du XIXe siècle, qu'il avait combattu durant son règne... Il faut convenir que Napoléon se prête à toutes les interprétations. Sa vie, elle-même, montre une succession de visages qui ne se ressemblent pas.
Jusqu'à 24 ans – 1793 –, il ne songe pas que sa vie puisse connaître d'autre théâtre que la Corse. Né l'année de l'annexion de l'île par la France, il voue une passion brûlante à sa patrie insulaire. Un amour qui n'a d'égal que sa haine pour la France. Jeune noble de condition modeste, chétif et taciturne, il est élevé aux frais du roi à Brienne puis à l'École militaire de Paris. Il ne conçoit aucune gratitude pour ce bienfait. Au contraire, il ne voit dans la monarchie française que la puissance destructrice de la république idéale établie en Corse par Paoli et célébrée par Rousseau. Avant même la prise de la Bastille, l'adolescent sombre et renfermé est républicain, par nationalisme corse et soif de revanche. Reçu officier d'artillerie en 1785, il végète tout d'abord pendant quatre ans. Survient la Révolution. Aussitôt, il obtient un congé. N'est-ce pas en Corse que son destin doit se jouer ? Sur les 4 premières années de la Révolution, de l'été 1789 à l'été 1793, il en passe 3 en Corse, ne faisant que de brèves apparitions sur le continent pour se faire octroyer le grade de capitaine. Il tire plus de fierté de celui de lieutenant-colonel de la garde nationale corse. Dérision... Au moment de Valmy, il livre d'obscures escarmouches pour affirmer les droits de la Corse sur un îlot désert appartenant à la Sardaigne. Le petit officier au regard dévorant grandit dans l'ombre de Paoli.
Au printemps 1793, la rupture du clan familial avec le vieux chef nationaliste met fin à l'ambition de jouer les premiers rôles en Corse. Contraint de fuir, Bonaparte embarque pour le continent. Le destin tourne. À défaut de la Corse, c'est en France qu'il faudra le jouer. Il épouse la fortune de sa famille, ralliée aux jacobins. Il va même jusqu'à commettre un pamphlet politique, Le Souper de Beaucaire, qui développe, non sans habileté, les positions montagnardes. Enfin, la chance s'offre à lui. Son compatriote et protecteur, le représentant Salicetti, lui confie le commandement de la maigre artillerie du siège de Toulon. Il en fait bon usage. Les Anglais déguerpissent. Les Conventionnels applaudissent et le nomment général de brigade. Il a 25 ans ! Sa réputation est faite : général jacobin, l'homme de Robespierre. Catastrophe ! Thermidor provoque sa disgrâce et la ruine de ses nouveaux espoirs. Il est menacé, emprisonné même et rayé des cadres de l'artillerie.
Des mois durant, Bonaparte traîne dans Paris sa figure jaune, sa courte taille, son sabre inutile et son ambition sans emploi. Il flaire quand même la porte où diriger ses pas. On le voit faire antichambre chez Barras, l'homme fort du moment, le tombeur de Robespierre, le chef des Thermidoriens. Il courtise la maîtresse vieillissante et quelque peu délaissée de ce personnage important, Joséphine de Beauharnais. Une année passe. Aux élections de 1795, une majorité monarchiste submerge le pays. Les Thermidoriens craignent d'être balayés. Ils votent le décret qui accorde les deux tiers des sièges du nouveau Corps législatif aux députés sortants. Pour prévenir un soulèvement des monarchistes, ils vont lâcher sur ces derniers leurs ennemis naturels, les “patriotes” enragés, emprisonnés ou en disgrâce depuis Thermidor.
Barras appelle Bonaparte. Le petit général saute à cheval. Contrairement à la légende, il ne fait pas tirer le canon sur le parvis de Saint-Roch, mais il défend efficacement les Tuileries où siège la Convention. Paris lui donne un surnom : général Vendémiaire. Qu'importe, il est remis en selle. Après Paoli, Salicetti, Robespierre, le voici sous la protection de Barras, avec le titre de commandant en chef de l'armée de l'Intérieur. Puis, Joséphine aidant, il obtient le commandement de l'armée d'Italie en prévision de la nouvelle campagne contre l'Autriche. Mars 1796. À Nice, une heure suffit à ce général de 27 ans, au passé militaire modeste, pour s'imposer à des subordonnés ombrageux, autrement chevronnés et prévenus contre lui : Masséna, Augereau, Sérurier. Trois futurs maréchaux.
Commence la fameuse campagne d'Italie. Un autre homme apparaît. Sans doute le général Bonaparte est-il un arriviste forcené, un politicien opportuniste, mais avec quelque chose en plus : le génie militaire et le talent politique. La campagne d'Italie est un modèle, un futur classique qu'étudieront des générations d'élèves-officiers à Potsdam, Sandhurst, Petersbourg ou West Point. Mais elle prouve beaucoup plus qu'un don pour la conduite de la guerre. Ce général ne gagne pas seulement avec ses canons ou les jambes de ses soldats. Il invente une nouvelle forme de propagande. Avec ses prises de guerre, il finance des gazettes qui chantent ses mérites à une armée d'Italie bientôt fanatisée et à une France sous le charme. Ce général se révèle diplomate et homme d'État. Contre les ordres du Directoire, il crée la République cisalpine et dicte à l'Autriche le traité de Campo Formio...
Surtout, ses victoires ont révélé Bonaparte à lui-même. « Après Lodi, je ne me regardais plus comme un simple général, dira-t-il, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d'un peuple ». Désormais, il a les yeux fixés sur Paris. Le Directoire grince des dents. Ce général maigrichon en fait trop. Lui, feint la modestie. De retour à Paris, il ne se montre en modeste équipage que pour être reçu à l'Institut, section des sciences. Manœuvre qui lui assure le soutien des idéologues, “conscience” de la Révolution. Flairant la disgrâce, il prend du champ. Il propose une expédition en Égypte sous prétexte de gêner l'Angleterre. Le Directoire approuve, trop heureux de l'expédier au loin. Mais le vainqueur d'Italie ménage ses effets. Il partira, sans doute, mais en compagnie d'un aréopage de savants et d'artistes qui feront l'escorte la plus flatteuse à sa renommée. Cette conquête de l'Égypte est avant tout une opération de politique intérieure et le rêve d'Alexandre ne le tiendra pas longtemps assoupi. Quand l'affaire tourne mal, Bonaparte plaque son armée sans hésiter. Suivi d'une poignée de fidèles, il saute dans un bateau et cingle vers la France. Une légende savamment entretenue de conquérant de l'Orient l'y a précédé.
La chance, une fois encore, est au rendez-vous. Il arrive à point nommé pour mettre fin à une révolution que ses profiteurs ne savent comment terminer sans revenir à la monarchie. Brumaire, ce coup d'État mal conduit, naît de leur alliance. Napoléon paraît. En quelques mois, ce général de 30 ans redresse la situation militaire, pacifie les factions, ranime l'économie, fonde de nouvelles institutions. L'ordre succède à l'anarchie, la victoire aux défaites, l'entente à la discorde. En 4 ans, Bonaparte passe du titre de consul provisoire à celui d'Empereur. En sept ans, il débarrasse la France révolutionnaire de ses ennemis continentaux. À Tilsit, en 1807, la Révolution a gagné. Consolidée à l'intérieur, elle est reconnue par l'Europe, Gœthe peut célébrer la Révolution « consommée dans ce qu'elle a de raisonnable, de légitime, d'européen ».
Jamais peut-être dans son histoire, la France ne fut – et ne sera – aussi puissante, aussi respectée. Malgré les fautes des années suivantes, le poids d'une guerre sans fin, le joug d'une dictature personnelle étouffante, les invasions de 1814 et 1815, il restera de cette brève époque comme le souvenir d'un âge d'or. Le martyr de Sainte-Hélène fera oublier le souverain autoritaire et le conquérant insatiable. Sa fin cruelle sur un rocher solitaire battu par les flots fascinera les romantiques qui fourniront un support littéraire à sa légende. Balzac, Stendhal, Hugo, Vigny, Musset, Berlioz ou Delacroix se sont formés sous l'Empire et leur imagination s'est enflammée à la lecture des Bulletins de la Grande Armée. Ils ont été les témoins de la mort d'un monde et de l'accouchement d'une société nouvelle.
La société monarchique, société patriarcale, fondée, suivant le mot de Montesquieu, sur l'honneur, sur les valeurs du rang, liées à la naissance, ignorant l'ambition, immuable dans ses comportements, a été balayée par la soif d'égalité, la disparition du cloisonnement de caste, l'ambition insufflée à tous, la ruée aux places, les coalitions d'intérêt. Un monde sans limites s'est ouvert aux fils des anciens serfs, des boutiquiers et des clercs de basoche. Acquéreurs de biens nationaux, spéculateurs de guerre, accapareurs de grands emplois publics, ils sont devenus banquiers, notaires, préfets, juges. D'autres qui n'étaient rien se sont fait un nom par les voies plus risquées de la guerre. Les sergents Augereau, Masséna ou Bernadotte sont devenus généraux de la Révolution, maréchaux d'Empire, duc, prince et roi ! Et au-dessus, leur maître en toutes choses, le ci-devant sous-lieutenant Bonaparte, symbole de la réussite fulgurante, de la gloire immense. Celui qui fera rêver des générations de jeunes ambitieux impécunieux.
Stendhal avec Julien Sorel, Balzac avec Rastignac ont cerné ce type d'aventurier, d'arriviste de haute stature inspiré par le modèle napoléonien. « Depuis bien des années, Julien Sorel ne passait peut-être pas une heure sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs... » Rastignac médite la méthode de l'Autre : « Avoir la cervelle cerclée de fer dans un crâne d'airain, avoir assez d'énergie sur soi-même, et on marche sur l'humanité comme sur un tapis ». En bons élèves de Napoléon, ils ont déchiffré la loi du monde. Froids, calculateurs, sceptiques, dissimulateurs, fermés aux sentiments, concentrant leur énergie pour l'action, ils sont prompts à saisir les rares occasions que la chance présente aux hommes.
Ce sont les précurseurs de l'homme d'action moderne, dont la silhouette glacée se nimbe d'esthétisme. Ce sont les prédateurs sociaux cernés par Pareto, à la fois renards et lions. Ils annoncent, suivant la formule de Malraux dans sa postface aux Conquérants, « un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité ». La férocité de leur ambition peut susciter l'effroi, jamais le mépris. Ils ne sont pas asservis à l'argent, mais au goût de la conquête et de la gloire. Ils font leur la maxime de Napoléon : « La mort n'est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c'est mourir tous les jours ». Stendhal et Balzac, peintres ironiques ou désespérés de la société française du XIXe s., se gardent de les confondre avec les parvenus de la Révolution, dont la figure odieuse de Malin de Gondreville, personnage central d'Une ténébreuse affaire, montre la face la plus noire. Jacobin enrichi par la Révolution, rallié à Napoléon, comblé d'honneurs par Louis XVIII, c'est l'homme du double jeu. Entretenant sous l'Empire des relations secrètes avec le comte de Provence, il fait condamner les jeunes Simeuse, naïfs conspirateurs royalistes, dont il a spolié la famille, volé les terres et le château.
Napoléon était sans illusion sur cette nouvelle classe de parvenus : « On ne peut faire un titre de la richesse. Qui est-ce qui est riche ? L'acquéreur de biens nationaux, le fournisseur (des armées), le voleur. Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité ? » Sous l'Empire, la fortune décide pourtant de la désignation des notables. Les membres des collèges départementaux sont élus à vie parmi les 600 citoyens les plus imposés du département. Mais après les avoir institués, l'Empereur s'en désintéressera et restreindra leur rôle (à de la pure figuration). Inversement, il favorise l'ascension sociale des fonctionnaires membres des grands corps. En haussant le prestige de la fonction publique, il entend privilégier le service de l'État face au pouvoir de l'argent. Sous sa férule sévère et attentive, la fonction publique se voit interdire d'évoluer, comme elle le fera par la suite, en grasse sinécure et en féodalité inexpugnable.
Une préoccupation analogue l'incite à instituer une noblesse d'Empire pour compenser ce que les notables devaient uniquement à la fortune. Cette noblesse se recrute en priorité chez les soldats (59 %), puis les hauts-fonctionnaires (22 %), enfin chez les notables occupant des fonctions officielles (17 %). La part de l'activité proprement commerciale ou industrielle est infime. « Les financiers étaient mécontents, note un contemporain, parce que les distinctions sociales fondées sur des souvenirs et des services les renvoient en troisième ligne ». Le mot est modeste, car les hommes d'argent, les spéculateurs, en sont exclus : « Jamais, confie Napoléon dans le Mémorial, je n'en voulus élever aucun aux honneurs : de toutes les aristocraties, celle-là me semblait la pire ». C'est cependant celle-là et celle-là seule qui lui survivra. La part éminente réservée aux militaires n'est pas seulement due à la permanence de la guerre. Le soldat, même grossier, même pillard (que d'exemples chez les maréchaux !) n'a pas la mentalité du faiseur d'argent. Sa vocation est le service de l'État. Les préoccupations du négoce ne commandent pas son comportement. Il est dressé à lire l'avenir sur la carte de la puissance. La partie qui se joue à ses yeux dans l'univers est hautement politique.
En honorant la fonction militaire, Napoléon restaure la signification originelle de la noblesse : le service des armes et l'impôt du sang. Nul doute qu'à ses yeux l'épée anoblisse. La fonction militaire est une composante de la souveraineté. Mais il n'a garde de la considérer comme exclusive. Cela apparaît clairement dans l'institution de la Légion d'honneur, conçue initialement comme une sorte de noblesse de service non héréditaire. La place réservée aux soldats dans les attributions est grande, mais les civils y ont également accès. « Pourquoi l'institution ne serait-elle pas commune aux hommes de guerre et aux hommes de l'État civil ? » s'écrie le Premier Consul lors d'un débat houleux au Conseil d'État.
La tradition de l'ancienne monarchie voulait que le souverain reçût une éducation militaire, qu'il fût roi, donc homme de guerre capable de commander l'armée. Elle s'inscrivait en cela dans l'antique triade européenne qui associait la fonction militaire à la fonction souveraine tout en les distinguant. Elle observait cette vérité que la puissance est l'attribut indispensable de la souveraineté. Un seul roi, Louis XVI, fit exception pour son malheur. Il paya de son trône cette rupture de tradition. Après l'intermède révolutionnaire, Napoléon renoua dans sa personne avec cette tradition et cette nécessité. Devenu souverain parce qu'il était soldat, il tint à renverser l'équation dès son accession au pouvoir : souverain donc soldat.
Nul doute qu'à ses yeux la fonction militaire fût le moyen et non la source de la souveraineté. À la veille de Brumaire, on disait déjà de Bonaparte : « C'est le général le plus civil de l'armée ». Lui-même confiait à Thibaudeau en 1802 : « Le général qui fait de grandes choses est celui qui réunit les qualités civiles ». Lorsqu'il relève en 1804 le maréchalat supprimé par la Convention en 1793, il signifie ses intentions aux nouveaux promus : « Le titre de Maréchal est une dignité purement civile qui vous donne dans ma cour le rang qui vous est dû, mais qui n'entraîne après lui aucune autorité. Généraux sur le champ de bataille, soyez de grands seigneurs autour de moi, et tenez à l'État par les liens purement civils que j'ai su vous créer en vous décorant du titre que vous portez ».
Dans sa volonté déclarée de tenir l'argent en lisière et de lui substituer la primauté du service de l'État, Napoléon opérait une sorte de restauration des valeurs de l'ancienne monarchie mais avec les hommes issus de la Révolution et avec des formes nouvelles adaptées à des temps nouveaux. Cette gageure devait attirer l'hostilité conjuguée des nouveaux riches et des ci-devant. L'expérience fut trop courte pour porter des fruits appréciables. 1815 apparaît comme la revanche des parvenus sur les soldats. « Le sort de l'État, écrit en 1815 l'un des ministres de Louis XVIII, est maintenant dans ses finances ». On ne saurait mieux résumer l'avènement d'un nouveau système de valeurs.
Il entre naturellement dans l'aversion contre le soldat qui se développe jusque vers 1850 plusieurs sentiments : discrédit qui s'attache aux choses militaires dans les périodes de paix, réaction contre le régime défunt, souvenir du poids excessif des guerres interminables et désastreuses, vengeance contre l'arrogance de la cohorte empanachée et tapageuse qui rossait les bourgeois, courtisait leurs femmes et tenait le haut du pavé. Désir des nouveaux riches de jouir en paix de leur fortune et de gouverner les affaires de la nation au mieux de leurs intérêts. La répugnance pour l'armée est partagée par l'ancienne aristocratie qui voit en elle le symbole de la révolution bottée. Et pourtant, passées quelques décennies, chacune des convulsions des XIXe et XXe siècles, poussera les foules françaises vers l'homme à l'épée qui, dans la profondeur de l'instinct collectif, semble dépositaire de la légitimité souveraine. Louis-Napoléon, Mac-Mahon, Boulanger, Pétain ou de Gaulle sont les jalons les plus saillants – et de qualité inégale – de ces mouvements sismiques venus des profondeurs de la géologie nationale.
La signification de ces engouements périodiques dépasse de beaucoup ce que l'on appelle généralement le “mythe du sauveur”. Dans les périodes de crise ou de péril extrême, aucune catégorie sociale, culturelle ou idéologique n'échappe à ce mouvement grégaire, à cette quête du sabre, symbole de ferme et forte autorité. La gauche comme la droite y a cédé, les intellectuels comme les manuels, les riches comme les pauvres. On attend de cette force apparente ou réelle qu'elle apporte la sécurité dans le danger, l'ordre dans l'anarchie, l'équité dans l'injustice, l'unité dans la discorde. On en attend la souveraineté qui sait quant tout est incohérence et qui, peut quand tout est impuissance.
Bonaparte, en son temps, avait été tout cela. Tirant son pouvoir d'un coup d'État appuyé par des révolutionnaires fatigués, il ne pouvait renouer avec la légitimité rompue de l'ancienne monarchie. Il chercha donc dans le soutien populaire personnel, par le moyen du plébiscite, le fondement d'une légitimité nouvelle. Il établissait ainsi une véritable alternative moderne à la monarchie héréditaire, le principe d'un pouvoir conciliant démocratie, autorité et continuité. Principe redécouvert après l’échec répété des tentatives de pouvoir parlementaire, par les fondateurs de la Ve République, à travers l'élection du président de la République au suffrage universel et le recours au référendum. Il est tout à fait prodigieux que si peu de temps après le typhon révolutionnaire, il se soit trouvé un génie capable de réaliser la synthèse parfaite de l'ancienne société monarchique et des apports positifs de la Révolution. Peut-être le fait de réunir en lui l'hérédité d'un gentilhomme et l'ambition d'un révolutionnaire l'y a-t-il aidé.
◘ Napoléon face à la bourgeoisie
Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas, comme le croit béatement la Critique sur la foi d'un certain M. von Rotteck et Welker, le mouvement révolutionnaire en général ; ce fut la bourgeoisie libérale. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire les discours des législateurs d'alors. On se croirait transplanté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d'aujourd'hui. Napoléon, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise, également proclamée par la Révolution, et contre sa politique.
Certes, Napoléon comprenait déjà l'essence de l'État moderne ; il se rendait compte qu'il est fondé sur le développement sans entraves de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à le défendre. Il n'avait rien d'un mystique de la Terreur. Mais en même temps, Napoléon considérait encore l'État comme sa propre fin, et la société bourgeoise uniquement comme bailleur de fonds, comme un subordonné auquel toute volonté propre était interdite. Il accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il satisfit, jusqu'à saturation, l'égoïsme du nationalisme français, mais il exigea, d'autre part, que la bourgeoisie sacrifiât ses affaires, ses plaisirs, sa richesse, etc., toutes les fois que l'exigeaient les buts politiques, les conquêtes, qu'il voulait réaliser.
S'il opprimait despotiquement le libéralisme de la société bourgeoise — dans ses formes pratiques quotidiennes — il ne ménageait pas davantage les intérêts matériels essentiels de cette société, le commerce et l'industrie, chaque fois qu'ils entraient en conflit avec ses intérêts politiques à lui. Le mépris qu'il vouait aux hommes d'affaires industriels venait compléter son mépris des idéologues. À l'intérieur aussi, en se battant contre la société bourgeoise, il combattait l'adversaire de l'État qui, dans sa personne, conservait la valeur d'une fin en soi absolue. C'est ainsi qu'il déclara, au Conseil d'État, qu'il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines puissent, suivant leur bon plaisir, les cultiver ou les laisser en friche. C'est ainsi encore qu'il projeta, en instituant le monopole du roulage, de soumettre le commerce à l'État. Ce sont les négociants français qui préparèrent l'événement qui porta le premier coup à la puissance de Napoléon. Ce sont les agioteurs parisiens qui, en provoquant une disette artificielle, obligèrent l'empereur à retarder de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie et à la repousser en conséquence à une date trop reculée. En la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale trouvait encore une fois dressée contre elle la Terreur révolutionnaire : sous les traits des Bourbons, de la Restauration, elle trouva encore une fois en face d'elle la contre-révolution.
►Les jeunes Marx & Engels dans La sainte famille (1844)
◘ L'Empereur & l'Europe de l'avenir
C'est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la « fraternité » des peuples et à d'universelles effusions fleuries) que l'on doit de pouvoir s'attendre désormais à une succession de siècles belliqueux sans précédent dans l'histoire, en un mot d'être entré dans l'ère classique de la guerre, de la guerre à la fois savante et populaire, de grande envergure (quant aux moyens, aux talents, à la discipline) [...] Ce sera donc à lui qu'un jour on reconnaitra le mérite d'avoir restitué à l'homme en Europe la supériorité sur l'homme d'affaires et le Philistin ; peut-être même sur « la femme » que le christianisme et l'esprit enthousiaste du XVIIIe siècle et davantage les « idées modernes » n'ont cessé de cajoler. Napoléon qui tenait la civilisation avec ses idées modernes pour une ennemie personnelle, s'est affirmé par cette hostilité comme l'un des plus grand continuateurs de la Renaissance ; c'est lui qui a ramené au jour tout un morceau de nature antique, le morceau décisif peut-être, le morceau de granit. Et qui sait si morceau de nature antique ne parviendra pas à reprendre le dessus égaulement sur le mouvement national, pour hériter et le continuer au sens positif l'effort de Napoléon : – lui qui voulait une seule Europe, comme on sait, et cela en tant que maîtresse de la terre. –
► Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir § 362 (tr. Klossowski)
◘ Ni anges ni démons
Comme l'écrivait Hegel, « il n'y a pas de héros pour son valet de chambre, non point parce que le premier n'est pas un héros, mais parce que le second est un valet de chambre ». On aimerait que cette formule célèbre soit adaptée à la vague de critiques suscitée par l'anniversaire de la bataille d'Austerlitz. Mais ce à quoi nous avons aujourd'hui affaire n'est pas le fruit de l'histoire vue de l'antichambre. Il s'agit d'une tendance de plus en plus forte à exiger des grands hommes la preuve de leur grandeur et de leurs vertus, et à les vouer aux gémonies lorsqu'ils échouent à l'examen de passage. Tout cela resterait insignifiant si ce n'était insensé : les grands hommes ne sont pas, n'ont jamais été, des modèles de vie ou de sagesse.
Organiser des procès afin de canoniser les saints a un sens ; chercher à savoir si tel ou tel sage fut effectivement un exemple, également. Mais pourquoi devrait-il en être de même des grands hommes ? Lorsque nous commémorons Austerlitz, ou l'appel du 18 juin 1940, nous ne prétendons pas célébrer des êtres parfaits mais des actions mémorables. Ces actions elles-mêmes n'ont pas à être univoques : l'œuvre de Napoléon n'est pas sans tache, ni celle du général de Gaulle. Reste qu'ils ont marqué notre histoire d'une manière rare et inégalée.
Les taches et les ambivalences de leur action sont aussi celles de leur époque. Napoléon incarne les contradictions de son temps : la Révolution, sa grandeur, mais aussi ses échecs, la question longtemps douloureuse de son achèvement. Avant même que Napoléon n'ait percé sous Bonaparte, les guerres révolutionnaires furent tout à la fois la nécessité de défendre la patrie en danger et l'occasion d'exporter la démocratie nouvelle en Europe. Napoléon exprima son époque, comme de Gaulle plus d'un siècle après. Il n'y a rien à redire à cela sauf à vouloir absolument retenir une partie de l'histoire contre l'autre. « La Révolution est un bloc », disait Clemenceau.
Vouloir déposséder l'histoire et ceux qui la font de leurs ambiguïtés est voué à l'échec. En outre, cette tendance traduit un désir de perfection devenu presque maladif. Elle est portée par la croyance que nul ne peut mériter la louange et le blâme s'il n'est absolument bon ou mauvais. Ni l'histoire ni le monde des hommes ne sont pourtant habités par des anges ou par des démons. Célébrer Napoléon ou de Gaulle, c'est aussi se souvenir de cela, c'est se rappeler que la grandeur des hommes est toujours menacée par les hommes eux-mêmes. Commémorer leur action, c'est donc aussi redire que la noblesse d'une nation n'est jamais absolue. Ici encore, les grands hommes sont les témoins de notre humanité, et cette leçon est irremplaçable. Elle seule peut nous conduire à poursuivre notre propre histoire sans nous bercer de rêves et sans nous complaire dans nos désillusions. L'absolu est hors de notre portée. Il nous reste à trouver les voies du meilleur possible pour notre temps. Cela seul devrait nous permettre de juger avec sérénité l'œuvre de nos grands hommes. Puissions-nous les égaler à défaut de les imiter.
► Nicolas Castoldi, Le Monde (21/12/2005).
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