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  • Douguine

    2012ju10.jpgEntretien avec Alexandre Douguine

    ♦ Q. : Monsieur Douguine, la Russie subit un feu roulant de critiques occidentales, surtout depuis la réélection de Vladimir Poutine à la présidence de la fédération de Russie. Les politiciens et les médias prétendent que les élections ont été truquées, que Poutine n’est pas un démocrate et qu’il bafoue les “droits de l’Homme”...

    AD : Vladimir Poutine, qu’on le veuille ou non, apprtient aux vrais grands sur la scène politique internationale. Pourtant, il faut dire que la politique qu’il préconise est très spéciale, ce que bon nombre de politiciens et de médiacrates occidentaux ne sont apparemment pas capables de comprendre. D’une part, Poutine est un libéral, un homme politique résolument tourné vers l’Occident ; d’autre part, il est un défenseur acharné de la souveraineté et de l’indépendance russes. C’est pourquoi il s’oppose de front aux États-Unis et à leurs intérêts géopolitiques. Poutine est donc simultanément libéral-démocrate et souverainiste. Il est ensuite un réaliste politique absolu, une personnalité politique non fantasque. Poutine serait par voie de conséquence le partenaire idéal de tout pays occidental qui accorderait à la souveraineté une valeur identitque et aussi élevée. Mais les pays d’Occident ont abandonné depuis longtemps les valeurs du réalisme politique...

    ♦ Que voulez-vous dire par là ?

    Voyez-vous, ce que croit l’Occident aujourd’hui, c’est qu’un jour toutes les démocraties libérales abandonneront leur souveraineté et se fonderont dans une sorte de “super-nation” sous l’hégémonie américaine. Telle est bien l’idée centrale de la globalisation à l’œuvre aujourd’hui. Ce projet est irréalisable avec un Vladimir Poutine car il s’y oppose et défend la souveraineté russe. Ensuite, il ne reconnaît pas la prétention américaine à exercer cette hégémonie en toute exclusivité. C’est là qu’il faut chercher la vraie raison des attaques acharnées que commet l’Occident contre lui et de sa diabolisation. C’est aussi la raison pour laquelle l’Occident soutient de manière aussi spectaculaire l’opposition russe : il s’agit d’acquérir de l’influence et de consolider l’hégémonie occidentale.

    ♦ D’après vous donc, Poutine fait tout ce qu’il faut faire...

    Bien sûr que non. Il a commis des erreurs, notamment lors des dernières élections pour le Parlement. Elles n’ont pas été aussi transparentes qu’elles auraient dû l’être.

    ♦ La critique occidentale s’adresse surtout aux élections présidentielles...

    Pourtant, lors de ces élections-là, c’était le contraire : elles ont été parfaitement transparentes. La grande majorité des électeurs soutient Poutine, voilà tout, même si l’Occident ne peut ni ne veut le comprendre. L’étranger ne soutient qu’une minorité pro-américaine, ultra-libérale et hostile à toute souveraineté russe, pour qu’elle s’attaque à Poutine. Tel est l’enjeu. Voyez-vous, Poutine peut être bon ou mauvais en politique intérieure, cela n’a pas d’importance pour l’Occident. La mobilisation de ses efforts pour maintenir l’idée de souveraineté — et pas seulement la souveraineté russe — et l’existence d’un monde multipolaire fait qu’il est la cible de toutes les attaques occidentales.

    ♦ L’Ukraine aussi subit désormais de lourdes attaques médiatiques en provenance de l’Occident. C’est surtout la détention de Ioulia Timochenko que critiquent les médias. Est-ce que l’enjeu en Ukraine est le même qu’en Russie ?

    La situation en Ukraine est complètement différente, même si les critiques occidentales visent également la souveraineté du pays.

    ♦ Le président ukrainien Viktor Ianoukovitch est considéré par les agences médiatiques occidentales comme “pro-russe”...

    C’est pourtant faux. Ianoukovitch tente de maintenir un équilibre politique entre la Russie et l’Union Européenne. Bien sûr, il n’est pas aussi pro-occidental que ne l’était Mme Timochenko. Ce qui dérange l’Occident, c’est que Ianoukovitch s’est à nouveau rapproché de la Russie. C’est contraire aux intérêts atlantistes. Ioulia Timochenko est aujourd’hui le symbole de ce que l’on a appelé la “révolution orange” — que l’Occident a soutenu matériellement et idéologiquement en Ukraine. C’est pour cette raison que les forces atlantistes la considèrent comme une héroïne.

    ♦ Ce que l’on critique surtout, ce sont les conditions de détention de Ioulia Timochenko. On dit que ces conditions bafouent lourdement les règles convenues quant aux droits de l’Homme...

    L’Occident utilise les droits de l’Homme à tour de bras pour pouvoir exercer influence et chantage sur les gouvernements qui lui déplaisent. Si l’on parle vrai et que l’on dévoile sans détours ses plans hégémoniques et ses véritables intérêts politiques, on obtient moins de succès que si l’on adopte un langage indirect et que l’on évoque sans cesse les droits de l’Homme. Voilà ce qu’il faut toujours avoir en tête.

    ♦ Vous venez d’évoquer la “révolution orange” qui a secoué l’Ukraine en 2004. Les protestations et manifestations contre Poutine à Moscou, il y a quelques mois et quelques semaines, ont-elles, elles aussi, été une nouvelle tentative de “révolution colorée” ?

    Absolument.

    ♦ Pourquoi ces manifestations se déroulent-elles maintnenant et pourquoi cela ne s’est-il pas passé auparavant ?

    Il me paraît très intéressant d’observer le “timing”. Il y a une explication très simple. Le Président Dmitri Medvedev est considéré en Occident comme une sorte de nouveau Gorbatchev. L’Occident avait espéré que Medvedev aurait introduit des réformes de nature ultra-libérales lors de son éventuel second mandat présidentiel et se serait rapproché des États-Unis et de l’UE. Mais quand Medvedev a déclaré qu’il laisserait sa place de président à Poutine et qu’il redeviendrait chef du gouvernement, la “révolution” a aussitôt commencé en Russie.

    ♦ Les protestations et manifestations visaient cependant les fraudes supposées dans le scrutin et le manque de transparence lors des présidentielles...

    Non, ça, c’est une “dérivation”. Il s’agissait uniquement d’empêcher tout retour de Poutine à la présidence. Une fois de plus, bon nombre d’ONG et de groupes influencés par l’Occident sont entrés dans la danse. Cela a permis d’accroître l’ampleur des manifestations, d’autant plus que certains déboires el a politique de Poutine ont pu être exploités. La politique de Poutine n’a pas vraiment connu le succès sur le plan social et il restait encore quelques sérieux problèmes de corruption dans son système. C’était concrètement les points faibles de sa politique. Mais répétons-le : la révolte contre Poutine a été et demeure inspirée et soutenue par l’étranger et n’a finalement pas grand chose à voir avec ces faiblesses politique : il s’agissait uniquement de barrer la route au souverainisme qu’incarne Poutine.

    ♦ D’après vous, Medvedev serait pro-occidental...

    La politique russe est plus compliquée qu’on ne l’imagine en Occident. Laissez-moi vous donner une explication simple : d’une part, nous avons le souverainiste et le Realpolitiker Poutine, d’autre part, nous avons les “révolutionnaires (colorés)” et les atlantistes ultra-libéraux soutenus par l’Occident. Medvedev se situe entre les deux. Ensuite, les oligarques comme, par ex., Boris Abramovitch Beresovski qui vit à Londres, jouent un rôle important aux côtés des révolutionnaires ultra-libéraux.

    ♦ À ce propos, on ne fait qu’évoquer la figure de Mikhail Khodorkovski, sans cesse arrêté et emprisonné. Dans les médias occidentaux, il passe pour un martyr du libéralisme et de la démocratie. Comment jugez-vous cela ?

    Il représente surtout le crime organisé en Russie. Dans un pays occidental, on n’imagine pas qu’un individu comme Khodorkovski ne se retrouverait pas aussi en prison. Il est tout aussi criminel que les autres oligarques qui ont amassé beaucoup d’argent en très peu de temps.

    ♦ Et pourquoi les autres ne sont-ils pas en prison ?

    C’est là que je critiquerai Poutine : les oligarques qui se montrent loyaux à son égard sont en liberté.

    ♦ Quelle a été la faute de Khodorkovski ?

    Khodorkovski n’a fait que soutenir les positions pro-occidentales, notamment quand il a plaidé pour un désarmement de grande envergure de l’armée russe. Il a soutenu les forces libérales et pro-occidentales en Russie. Pour Khodorkovski, le “désarmement” de la Russie constituait une étape importante dans l’ouverture du pays au libéralisme et à l’occidentalisation. Il fallait troquer l’indépendance et la souveraineté contre un alignement sur les positions atlantistes. Alors qu’il était l’homme le plus riche de Russie, Khodorkovski a annoncé qu’il était en mesure d’acheter non seulement les parlements mais aussi les électeurs. Il est même allé plus loin : il a fait pression sur Poutine pour faire vendre aux Américains la plus grosse entreprise pétrolière russe, “Ioukos”.

    ♦ Khodorkovski était donc opposé à Poutine en bien des domaines ?

    Effectivement. Khodorkovski a ouvertement déclaré la guerre à Poutine. Et Poutine a réagi, fait traduire l’oligarque en justice, où il a été condamné, non pas pour ses vues politiques mais pour les délits qu’il a commis. Pour l’Occident, Khodorkovski est bien entendu un héros. Parce qu’il s’est opposé à Poutine et parce qu’il voulait faire de la Russie une part du “Gros Occident”. Voilà pourquoi de nombreux gouvernements occidentaux, les agences médiatiques et les ONG prétendent que Khodorkovski est un “prisonnier politique”. C’est absurde et ridicule. Ce qui mérite la critique, en revanche, c’est que dans notre pays un grand nombre d’oligarques sont en liberté alors qu’ils ont commis les mêmes délits que Khodorkovski. Ils sont libres parce qu’ils n’ont pas agi contre Poutine. Voilà la véritable injustice et non pas l’emprisonnement que subit Khodorkovski.

    ♦ Peut-on dire que, dans le cas de Khodorkovski, Poutine a, en quelque sorte, usé du “frein de secours” ?

    Oui, on peut le dire. Avant que Khodorkovski ait eu la possibilité de livrer à l’étranger le contrôle des principales ressources de la Russie, Poutine l’a arrêté.

    ♦ Vous parlez de groupes et d’ONG pro-occidentaux qui soutiennent en Russie les adversaires de Poutine et qui, en Ukraine et aussi en Géorgie, ont soutenu les “révolutions colorées”. Qui se profile derrière ces organisations ?

    Celui qui joue un rôle fort important dans toute cette agitation est le milliardaire américain Georges Soros qui, par l’intermédiaire de ses fondations, soutient à grande échelle les groupements pro-occidentaux en Russie. À Soros s’ajoutent d’autres fondations américaines comme par ex. Freedom House dont les activités sont financées à concurrence de 80% par des fonds provenant du gouvernement américain. Freedom House finance par ex. la diffusion de l’ouvrage de Gene Sharp, politologue américain auteur de The Politics of non violent Action, auquel se réfèrent directement les “révolutionnaires colorés” d’Ukraine. Beaucoup d’autres groupements et organisations sont partiellement financés par le gouvernement américain ou par des gouvernements européens en Russie ou dans des pays qui firent jadis partie de l’Union Soviétique. Nous avons affaire à un véritable réseau. Toutes les composantes de ce réseau sont unies autour d’un seul objectif : déstabiliser la Russie pour qu’à terme le pays deviennent une composante de la sphère occidentale.

    ♦ Est-ce là une nouvelle forme de guerre ?

    On peut parfaitement le penser. Les révolutions colorées représentent en effet une nouvelle forme des guerre contre les États souverains. Les attaques produisent des effets à tous les niveaux de la société. Dans cette nouvelle forme de guerre, on ne se pas pas en alignant et avançant des chars ou de l’artillerie mais en utilisant toutes les ressources des agences de propagande, en actionnant la pompe à finances et en manipulant des réseaux avec lesquels on tente de paralyser les centres de décision de l’adversaire. Et l’une des armes les plus importantes dans le nouvel arsenal de cette nouvelle forme de guerre, c’est la notion des “droits de l’Homme”.

    ♦ Monsieur Douguine, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    ► Propos recueillis par le magazine allemand Zuerst, 23 mai 2012.

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    dug-mu10.jpgEntretien avec Alexandre Douguine, éditeur traditionaliste à Moscou


    podcast

    ◘ Q. : Monsieur Douguine, vous êtes éditeur à Moscou depuis que la perestroïka permet ce genre d'activité indépendante. Vous avez édité ou vous allez éditer les Rig-Véda, La Volonté de puissance de Nietzsche, Le Golem et L'Ange à la fenêtre d'Occident de Gustav Meyrink, Chevaucher le tigre et Impérialisme païen de Julius Evola, La Crise du monde moderne et Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon, Ungern le Baron fou de Jean Mabire, Méphistophélès et l'Androgyne de Mircea Eliade, etc. Tout cela dans le cadre des éditions Aïon et de l'association Arctogaïa. Mais ces textes, m'avez-vous dit lors de notre première rencontre en juillet 1990, circulaient déjà en samizdat depuis longtemps. Pouvez-vous nous raconter brièvement cette odyssée ? Quel impact ont eu ces livres clandestins ?

    [Ci-dessus : C. Mutti en compagnie d'A. Douguine, 1990]

    AD : Le samizdat en général, les Russes le faisaient pour rire. Mais avec Evola et Nietzsche, qui circulaient en samizdat, il y avait rupture. Leurs écrits tranchaient par rapport au samizdat conventionnel, anti-communiste et démocratique. Ces livres étaient agaçants. On nous prenait d'abord pour des “satanistes”, des êtres immoraux, des gens agités par de sombres desseins. L'impact global de nos livres était assez insignifiant parce que la liberté de penser n'a été qu'un résultat de la liberté d'expression. Les gens n'étaient intéressés que par le nom des auteurs qui avaient des relents scandaleux et non par le contenu de leurs œuvres. Aujourd'hui, le public montre davantage d'intérêt pour le contenu. Il s'habitue peu à peu à des idées comme l'inégalité, l'élitisme, la métaphysique, l'aryanité, la métaphysique juive, la tradition indo-européenne, le traditionalisme, l'eschatologie (mot totalement inconnu avant nos interventions éditoriales). Toutes ces réactions du public sont encore superficielles mais le déclic s'est produit. Le public n'est pas encore capable d'opérer des distinctions entre les diverses écoles de pensée (traditionalisme, néo-spiritualisme, nouvelle droite, troisième voie, New Age, catholicisme, etc.). Il est difficile d'évaluer le tirage de nos titres en samizdat. Nous en imprimions 50 ou 100 et les gens les reproduisaient par dactylographie ou tout autre moyen, surtout en Sibérie, à Krasnoïarsk par ex. À l'époque, ce type d'édition clandestine était dangereux. Nous risquions la prison ou le camp. Mais c'est en fait la radicalité des théories de Nietzsche et d'Evola qui nous a sauvés. On nous prenait pour des fous ; personnellement, j'ai été enfermé pendant un mois dans un asile psychiatrique, avec traitement médical approprié de façon à ce que “j'oublie”. Au cours de cette détention, une psychiatre m'a fait administrer un traitement spécial parce que j'avais dit que Heidegger écrivait en allemand, alors qu'elle était persuadée qu'il écrivait en anglais ! J'ai eu aussi des ennuis pour des chansons et chansonnettes que je chantais dans nos cercles...

    ◘ Quels ouvrages comptez-vous éditer dans un avenir très proche ?

    La chronique de l'Oera-Linda (1) ; Le Dominicain blanc de Meyrink et ses contes ; ensuite les contes de Lovecraft ainsi que certains de ses articles. Nous aimerions éditer Jean Ray. Plusieurs ouvrages de Guénon, comme Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues. D'Evola, nous envisageons la publication de la Tradition hermétique et de Révolte contre le monde moderne sans oublier Métaphysique du sexe. Nous éditerons aussi nos propres livres : Les voies de l'Absolu de moi-même, un ouvrage consacré à l'eschatologie et à la cyclologie traditionnelle ; L'Orientation du Nord du grand théoricien musulman Djemal Haïdar.

    ◘ Vous enclenchez une “révolution conservatrice” en Russie. Mais quels sont vos modèles russes ? Leontiev indubitablement... Dostoïevski ? Berdiaev ? Valentin Raspoutine, qui siège dans le Conseil de Gorbatchev ? Soljénitsyne et son projet de confédération grande-slave ?

    im211.gifNous sommes plutôt des traditionalistes métaphysiciens. Mais nous estimons qu'il est nécessaire d'appliquer les éternels principes de la Tradition à la situation actuelle et cela, d'une manière différente de celle imaginée par le scénario conservateur de ces 3 derniers siècles. C'est la raison pour laquelle nous ne nous posons pas comme des “traditionalistes” au sens politique du terme mais comme des révolutionnaires, des innovateurs radicaux. Léontiev nous intéresse beaucoup, parce qu'il envisage l'union des traditionalistes orthodoxes-byzantins et islamiques contre le libéralisme occidental, mais simultanément nous nous intéressons aussi au “critique de la russéité”, Tchadaïev (2). Aujourd'hui, Chafarévitch nous apparaît très intéressant parce qu'il est le seul penseur au vrai sens du terme. Raspoutine nous intéresse moins parce qu'il est un traditionaliste politique sans être un révolutionnaire. Deux choses nous distinguent de la droite russe conventionnelle. D'abord, nous sommes des “patriotes du Nord de l'Europe”, des défenseurs de la spécificité intrinsèque du Nord de l'Europe, et non seulement de la Russie. Ensuite, à rebours des droites, nous ressentons la dimension proprement eschatologique de notre engagement. Ces 2 positions exigent des méthodes radicalement différentes par rapport aux engagements politiques conventionnels. Quant à Dostoïevski, nous ne retenons pas chez lui sa réponse mais son questionner génial. Son personnage Chatov n'est pas pour nous le reflet de sa propre personne ; Dostoïevski se retrouve plutôt dans Kirilov mais aussi, en même temps, dans Stavroguine, Verkovenski et tous les autres. Berdiaev, pour nous, n'incarne pas une pensée profonde mais superficielle, trop éclectique. Soljénitsyne apporte du nouveau, dans une perspective qui n'est pas celle de la droite conventionnelle (qui, elle, est impérialiste) ; son nationalisme est populiste/ethniste, dépourvu de toute arrogance impérialiste. Il veut se débarrasser de l'empire soviétique artificiel, cette construction contre-nature. Nous soutenons ses propositions mais nous souhaiterions les compléter par la célèbre perspective eurasienne/touranienne (3). Le NTS a été intéressant, notamment sur le plan politique, mais il semble avoir été récupéré par quelque force mondialiste, téléguidée depuis Washington.

    ◘ La perestroïka vous a permis d'être éditeur, d'amorcer votre “révolution conservatrice” sur la place publique. Mais vous la jugez négative pour le peuple russe. Pourquoi ?

    Chez nous, en Russie, la situation politique intérieure bascule dans le grotesque et l'absurdité. Deux courants majeurs s'imposent aujourd'hui à la société soviétique, les droites et les gauches. Tous deux sont des mélanges idéologiques presque impossible à définir. Les droites sont représentées par les communistes conservateurs, staliniens ou brejnéviens, les écrivains patriotiques non communistes voire parfois anti-communistes, le clergé orthodoxe, les groupuscules antisémites et les patriotes radicaux (c'est cette variété hétéroclite que recouvre l'appelation Pamiat). Les gauches représentent les diverses variantes du pro-américanisme, les libéraux, les sociaux-démocrates, les anarchistes, soit, en résumé, les gens qui adhèrent à une philosophie économiste et la représentent dans ses aspects les plus purs. Paradoxalement — c'est un résultat du soviétisme — les droites sont profondément imprégnées par les idéologèmes du gauchisme, du marxisme, du léninisme. À droite, on nie la propriété privée et on cultive une fidélité inconditionnelle au militarisme socialiste. Pire, les droites soviétiques rassemblent les conformistes de tous poils, ceux qui, par le négativisme spirituel soviétique, sont totalement corrompus de l'intérieur. Les droites soviétiques actuelles reconnaissent comme acceptable les pires tares du socialisme soviétique : la servitude personnelle, la castration des volontés, la servilité et la docilité. Le front des droites, par conséquence, défend le système, tout en critiquant ses modifications démocratiques. Dans une telle droite, il n'y a aucun trait de la contestation véritable. Ajoutez-y la germanophobie et la frousse irrationnelle devant tout ce qui est taxé, à tort ou à raison, de fascisme ou de nazisme, et vous aurez devant vous le triste spectacle qu'offre cette parodie qu'est la droite soviétique de l'ère perestroïkiste. Cette droite est schizophrène : elle veut conserver frileusement toute une série de tares du régime soviétique et s'engoue simultanément pour les archaïsmes grotesques, tout en voulant reproduire formellement les attributs de l'époque d'avant 1917. Par ailleurs, autre trait caractéristique : cette droite identifie tout ce qui provient de l'Occident au judaïsme et toute forme d'intellectualité à la “maçonnerie”.

    Quant aux gauches, elles ne sont pas plus cohérentes. Elles pensent que la propriété privée, la valeur de la personnalité, le retour des terres aux paysans, la philosophie ontologique, etc., sont les signes les plus purs du gauchisme radical ! Tous ces hommes de gauche sont des anti-communistes farouches, les ennemis jurés du marxisme, du léninisme, de l'histoire soviétique, de la Révolution d'Octobre. Leur nouveau mot d'ordre : les valeurs communes à toute l'humanité. Ils sont désormais partisans de la religion et du capitalisme.

    De ce bric-à-brac idéologique des gauches et des droites ressort tout de même un clivage : celui induit par la question juive ou, inversement, la question de l'antisémitisme. Pour les droites, le “Juif”, c'est le mal absolu, même si, dans les discours, elles masquent, par démagogie, l'âpreté de cette affirmation. Pour ces droites, donc, l'origine de tous les troubles actuels et passés réside dans le “sionisme”. Dans cet “antisionisme”, toutes les variantes de la droite se rejoignent. Inversement, les gauches pensent que l'origine de tous nos maux vient de l'antisémitisme. Les gauches raisonnent ainsi : “l'anti-sémitisme, c'est la jalousie des pauvres (matériellement, intellectuellement, spirituellement, etc.) pour les riches, de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale pour ceux qui sont en haut”. Cette jalousie, pour eux, explique tout, y compris la révolution d'Octobre, ce qui est le comble de l'absurdité, le stalinisme, le bureaucratisme, le brejnévisme, etc. Un exemple : une femme, le chef du secteur culturel du Conseil du district de Moscou, m'a dit un jour cette sottise incroyable, typique de la gauche perestroïkiste : « Je n'ai pas lu l'article de Soljénitsyne, “Comment devons-nous reconstruire la Russie”. J'ai voulu voir ce qu'il disait de l'avalanche d'antisémitisme sauvage qui nous tombe dessus. Il ne le mentionne même pas. Tout est clair ! C'est un nazi ! Je ne le lirai jamais ! ».

    Mais ce qui est le plus frappant dans la Russie d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a aucune volonté d'indépendance d'esprit dans tous ces mouvements politiques. Aucune sincérité ne ressort de ce magma. Tout y est manipulation habile, manipulation qui calcule et spécule sur l'inertie immense de notre peuple russe, abattu et perverti, incapable de quoi que ce soit qui aille dans le sens d'une restauration nationale. Les manifestations d'extrémisme, comme l'antisémitisme de certains cénacles de droite, restent parfaitement contrôlées et sont donc sans danger. Les communistes les plus à droite de Moscou, donc les plus braillards en matière d'“anti-sionisme”, sont les premiers à fonder des “entreprises mixtes” avec l'aide des monopoles capitalistes et de la Banque mondiale, dont les représentants à Moscou sont de nationalité juive. Pire : les droites sabotent le processus de libéralisation et aident de la sorte les dirigeants actuels de l'URSS à ne libéraliser que ce qu'ils veulent bien libéraliser et à ne privatiser que ce qu'ils veulent s'approprier à leur entier bénéfice. Quand les “conservateurs” s'efforcent de limiter et d'arrêter le processus de libéralisation, ils ne font du tort qu'aux citoyens ordinaires, les habituelles victimes des ignominies soviétiques !

    Les fractions de gauche et de droite se lancent à la tête les injures de “fascistes” et de “nazis” à qui mieux-mieux. Pour les droites le fascisme, c'est la privatisation et la libéralisation proclamées par les gauches, selon la bonne vieille équation instrumentalisée par les patriotes : Occident = sionisme = hitlérisme = capitalisme. Les gauches définissent comme “fascistes” ou “nazies” la “brutalité populiste” des patriotes et leur servilité par rapport au pouvoir.

    Pour résumer ce que je viens de dire, la perestroïka soviétique, c'est le spectacle organisé et orchestré par les dirigeants du parti (qui, aujourd'hui, se sont déplacés dans le Conseil du Président ou ailleurs). Ils ont créé les marionettes monstrueuses que sont les droites et les gauches, de façon à ce qu'elles discutent et argumentent à l'infini, dans une cacophonie idiote qui ne mène nulle part. De l'autre côté, le peuple ne manifeste que de l'inertie et ne prouve que son impotence absolue. Il est sans vigueur, passif, titube comme un somnanbule, incapable de répondre à cette énorme provocation du pouvoir.

    La lacune principale, c'est l'absence de contestation véritable, de volonté politique et idéologique indépendante. C'est vrai pour toutes les strates du peuple russe ; les autres républiques et nationalités sont différentes mais pas trop différentes ! Dans ce capharnaüm, il n'y a ni clarté ni cohérence idéologique. Un écrivain russe, très profond et très réaliste, Youri Mamleev, m'a dit un jour : « Il ne faut pas craindre l'américanisation de notre peuple. Ce peuple russe si étrange et énigmatique est capable de défigurer tellement l'américanisme que l'on nous aura imposé que lorsque l'Amérique verra le résultat, elle tournera de l'œil ; ce qu'elle aura provoqué aura basculé dans l'horreur. Les Russes ont déjà tué le communisme en l'idiotisant à l'extrême. Si les États-Unis veulent perdre leur MacDonald ou leur Mickey Mouse, qu'ils les envoient en Russie ! Il n'existe pas de force au monde qui soit plus grande que la force gigantesque et lente de l'idiotisme russe ». Ces paroles de Mamleev sont assez brutales mais elles sont réalistes. Elles proviennent d'un écrivain qui porte un grand intérêt à toutes les formes de pathologie.

    Les Occidentaux semblent l'ignorer : au niveau idéologique et politique, il ne se produit rigoureusement rien en Russie, mis à part une petite dose homéopathique de libéralisation. Mais celle-ci n'a aucune utilité pour le commun des mortels en Russie. Donc au lieu d'admirer béatement la politique de Gorbatchev, il faut se méfier plus que jamais des changements troublants d'aujourd'hui. Le “Prince de ce monde” ne rencontre plus le moindre obstacle, sauf peut-être l'inertie ou les résidus archaïques des structures psycho-ethniques. Si on compte sur la Russie pour faire advenir les vraies valeurs positives et traditionnelles ou pour déclencher la révolte contre le monde moderne, on se trompe, on s'illusionne. Les peuples des autres républiques auront peut-être plus de chance que les Russes qui ont assimilé l'idéologie destructrice du communisme importé et en ont fait leur idéologie nationale. La dissolution de l'empire soviétique, les Russes la perçoivent comme la fin de leur mission impériale. Or la nation impériale russe est morte. Peut-être qu'un jour surgira une nouvelle nation russe revivifiée et réveillée... Mais ce ne sont pas les droites soviétiques actuelles qui contribueront à ce réveil. Le réveil de la Russie et de l'Europe se produira non pas grâce à tout cela mais malgré tout cela.

    ◘ Rejoignez-vous Zinoviev qui parle de “catastroïka” ?

    Pas tout à fait. La perestroïka est négative ; elle est une catamorphose. Mais Zinoviev néglige l'action des forces occultes et ignore les lois cycliques. Nous, nous mettons l'accent sur les lois cycliques. Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal. Nous aurons un monde correspondant à ce que l'eschatologie chrétienne et traditionnelle désigne par l'avènement de l'Antéchrist incarné, par l'Apocalypse qui sévira brièvement mais terriblement. Nous pensons que la “deuxième religiosité” et les États-Unis joueront un rôle-clef dans ce processus. Nous considérons l'Amérique, dans ce contexte précis, non pas seulement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspective de la géographie sacrée traditionnelle. Pour nous, c'est l'île qui a réapparu sur la scène historique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale. Tout cela s'aperçoit dans les facettes occultes, troublantes, de la découverte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s'étioler définitivement. Sur ce continent, les positions de l'Orient et de l'Occident s'inversent, ce qui coïncide avec les prophéties traditionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occident et se couchera en Orient. C'est Djemal Haïdar qui, parmi nous, a été le premier à nous le faire remarquer. La perestroïka, pour nous, n'est pas envisageable sans le facteur Amérique qui en est le moteur invisible, sur les plans politique et métapolitique. Zinoviev omet d'étudier le facteur occulte “Amérique” qui, pour nous, est essentiel.

    ◘ Dans la perspective de Léontiev, vous envisagez un grand front traditionnel, alliant les Orthodoxes et les Musulmans et vous y ajoutez la “Tradition nordique”... Pour les Russes et les autres peuples slaves ou baltes, l'idée de la Lumière du Nord est compréhensible... Mais pour les Musulmans ? Comment vos amis musulmans interprètent-ils la Lumière du Nord ?

    Pour vous répondre, j'évoquerais d'abord le livre de Henry Corbin qui montre bien que la lumière spirituelle de l'ésotérisme musulman était exactement le lumière du Nord. Un jour, Djemal Haïdar a rencontré un jeune musulman azéri qui lui a révélé que le sang sacré des 5 Imams est attiré vers le pôle magnétique, donc vers le Nord. Il a affirmé que circule parmi les tarikas azéris une légende qui veut que Hitler était un Imam caché, descendant d'Ali. Cette idée peut paraître bizarre mais certains musulmans du Caucase, plus sérieux, n'excluent pas le rôle géopolitique et mystique du Nord pour l'Umma musulmane dans la dernière phase de notre cycle. Un autre jeune intellectuel azéri, connu pour ses positions radicales et fondamentalistes, Heretchi, affirme que l'eugénisme avait d'abord été inventé par l'imâmat avant d'être repris par le IIIe Reich...

    ◘ Oui, mais les intégristes musulmans n'ont-ils pas oublié la phase ésotériste de l'Islam ? Il existe dans les milieux traditionalistes en Europe occidentale un engouement pour le fondamentalisme musulman, alors que celui-ci se réfère beaucoup plus au Coran qu'à un véritable ésotérisme...

    Le réveil de l'Islam est un phénomène indéniable. Il est évidemment assez confus et porte en soi la tendance wahabitique, c'est-à-dire la tendance moraliste et puritaine, exotériste donc farouchement anti-ésotériste. D'autre part, nous assistons au réveil des tarikas et du soufisme, soit de l'ésotérisme islamique. Ce qui est curieux, c'est que l'on a parfois des Wahabites qui sont en même temps pro-ésotéristes. Cette confusion est bien caractéristique pour tout l'univers de l'Islam soviétique. Parfois certains ésotéristes sont cosmopolites et, dans certains cas, anti-traditionnels. Parmi les représentants de l'Islam populaire, dans ses aspects les plus simples, on rencontre des éléments qui relèvent d'un véritable ésotérisme opératif. Certains tarikas sont devenus de vrais musées et ont cessé d'être des centres spirituels, ce qui joue en faveur des tendances anti-traditionnelles. Il y a comme un renversement des rapports.

    ◘ Quand Gorbatchev parle de “maison commune” européenne, comment réagissez-vous ?

    Les Russes en général pensent qu'il s'agit de l'abolition de leur empire soviétique, donc de quelque chose de destructeur. Les gens doutent de la capacité de la population soviétique à devenir membre à part entière de la communauté des peuples européens. L'isolement du monde soviétique, du temps de Staline à Brejnev, a donné aux Russes le sentiment d'être normaux parce qu'il n'y avait aucun repère. Aujourd'hui, avec l'ouverture des frontières, les Russes ont un sentiment d'infériorité ; ils se sentent comme des idiots, des inférieurs, des “Asiatiques”, des sauvages. Moi, personnellement, je suis pour l'unité des peuples européens mais sur la base de la restauration de la Tradition commune spirituelle et nordique. On peut interpréter la “maison commune” de Gorbatchev dans notre sens. C'est sans doute différent de ses intentions mais c'est cela qui est important. De l'Europe unie spirituellement, on pourra passer à l'Eurasie unie spirituellement. Et parler alors de “maison commune” eurasienne.

    ◘ Quels rapports entretenez-vous, traditionalistes russes, avec des traditionalistes chinois ou japonais ?

    AD: À présent, nous n'en avons aucun. Mais nous l'envisageons avec intérêt. Ces contacts devront s'opérer sur la base d'études communes de la Tradition primordiale.

    ◘ Vous utilisez l'expression “Kontinent Rossiya” (Continent Russie). Pouvez-vous nous le préciser ?

    Il s'agit de visualiser la Russie d'une manière nouvelle. Comme un phénomène en soi, énigmatique, que nous devrons examiner petit à petit dans la perspective d'un bloc continental eurasien.

    ◘ Vous envisagez donc une réorganisation géopolitique de la planète ?

    La logique eschatologique postule nécessairement un changement brusque et global, objectif en quelque sorte, de l'état géopolitique du monde. Notre propos serait d'instaurer à travers tous ces cataclysmes, l'orientation septentrionale et, de ce fait, transcendantale.

    ◘ Plusieurs revues se sont créées à Moscou : Kontinent Rossiya, Miliy Anguel, Posledniy Polus, Tawhid, Wahdad ainsi qu'une association, Arctogaïa ; quels sont leurs objectifs, leurs thèmes ?

    Pour ce qui concerne l'association Arctogaïa, votre revue Vouloir a publié, dans son numéro 68/70, la déclaration de principe. Je viens de vous remettre celles des revues Kontinent Rossiya et Miliy Anguel (cf. encarts, ndlr). Posledniy Polus est un supplément à Kontinent Rossiya, où paraissent des textes plus actuels, politiques et artistiques. Tawhid est la revue de l'avant-garde métaphysique islamique fondamentaliste, fondée et animée par le grand penseur et métaphysicien de notre époque, Djemal Haïdar. On y considère l'Islam sous la lumière initiatique et géopolitique, eschatologique, raciale, ethnique, économique, scientifique, artistique. C'est un curieux et génial mélange d'a-vant-garde intellectuelle et de traditionalisme radical. Wahdad est le journal édité par le parti musulman Renaissance, mouvement fondamentaliste de la plus grande envergure en URSS aujourd'hui.

    ◘ Monsieur Douguine, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    ► Propos recueillis par Robert Steuckers et Arnaud Dubreuil, Vouloir n°71/72, 1991.

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    ♦ Entretiens :

    ♦ Articles archivés :

    ♦ Bibliographie :

    [Александр Гельевич Дугин]

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     Evola, Révolution conservatrice et Métaphysique

    (Intervention d'Alexandre Douguine au colloque de la Fondation Evola)

    En juin de cette année, Alexandre Douguine s'est rendu en France, en Es­pagne et en Italie. Accueilli par la police dès sa descente d'avion à Paris, Ale­xandre Douguine a été interrogé pendant trois heures par des pandores gros­siers, a dû remettre les numéros de sa revue Elementy (pour qu'ils soient sou­mis à la censure!!!), privant de la sorte plusieurs instituts officiels français (CNRS, etc.) de ces textes, qu'ils avaient demandés en service de presse ! La police a-t-elle le droit d'interdire à des chercheurs de se fournir en documenta­tion ? En Italie, il a été reçu triomphalement à l'Institut des relations internatio­nales à Milan, par le Général Jean au ministère de la défense nationale ita­lien, par plusieurs organisations culturelles. Nos lecteurs apprécieront la diffé­rence entre un pays gouverné par des hommes politiques normaux et un pays gouverné par des brutes incultes, des mufles et des goujats.

    Pour nos lecteurs, l'intervention d'Alexandre Douguine lors du Colloque de la Fondation Julius Evola de Rome, en juin 1994. C'est au titre de traducteur russe de textes d'Evola qu'Alexandre Douguine a été invité à cette tribune où pre­naient place les meilleurs spécialistes universitaires italiens de l'œuvre évolienne.

    ◘ 1. Il est certain que Julius Evola est l'une des figures centra­les de ce phénomène idéologique que l'on nomme la Révo­lution conservatrice. En effet, il était très proche des repré­sentants de ce courant idéologique et politique en Alle­magne. À titre d'exemple, on peut citer des hommes comme Heinrich von Gleichen, le Prince Karl Anton Rohan du Her­renklub, filiation du Juniklub fondé par Arthur Moeller van den Bruck, grande figure fondatrice de la Révolution conser­vatrice allemande.

    ◘ 2. La participation d'Evola à la politique italienne peut égale­ment être qualifiée de "révolutionnaire-conservatrice". La for­mule même de "Révolution conservatrice" définit parfaite­ment l'essence de la Weltanschauung évolienne, au-delà des aspects plus contingents de son œuvre.

    ◘ 3. Il faut préciser que la RC n'a jamais été un phénomène réactionnaire. Les 2 éléments lexicaux de l'expression "RC", expression en apparence paradoxale, sont très significatifs et reflètent la profonde originalité de ce phénomène qui dépasse considérablement le cadre du mouvement alle­mand, plus généralement connu sous ce nom.

    ◘ 4. La RC est une vision conservatrice de la Révolution, c'est­-à-dire une Révolution vue de droite, et aussi la vision révolu­tionnaire du conservatisme, c'est-à-dire le conservatisme vu de gauche.

    ◘  5. Politiquement, Evola se positionne sur l'aile droite de la Révolution conservatrice et se qualifie volontairement de "réactionnaire". Mais l'ensemble de l'œuvre d'Evola et sur­tout ses premiers et ses derniers livres, montre clairement et incontestablement la présence en lui d'une sensibilité au­thentiquement révolutionnaire. Cette sensibilité ne peut être comprise que comme étant de gauche dans la terminologie actuelle.

    ◘ 6. À ce propos, on parle souvent d'un anarchisme de droite, ce qui revient au même puisque l'anarchisme est un concept indissociablement lié à la gauche.

    ◘ 7. Le paradoxe de la RC chez Evola est beaucoup plus mar­qué au niveau métaphysique qu'au niveau politique. Si, au niveau politique, Evola semble attiré par la droite ou l'extrê­me-droite conservatrice (exemple : sa collaboration à la re­vue Contre-révolution avec Emmanuel Malynski et Léon de Poncins), au niveau métaphysique, il est indéniable que ses sympathies vont à des courants spirituels nettement moins orthodoxes. Contrairement à des conservateurs politiques et religieux comme Léon de Poncins et Heinrich von Gleichen, Evola reste fidèle à la voie de la spiritualité, voie profondé­ment non conformiste, que l'on pourrait parfaitement qualifier de "gauche métaphysique". L'expression indienne "voie de la main gauche" est très significative à cet égard, surtout quand Evola se définit explicitement comme un adepte de cette voie.

    ◘ 8. La célèbre équation personnelle d'Evola, qui se définissait lui-même comme un "brahmane-kschatrya", entre elle aussi dans le cadre de cette "gauche métaphysique".

    ◘ 9. S'il reste à droite sur le plan politique, au niveau métaphy­sique, il reste fidèle à la Révolution. Et quand je parle de "ré­volution métaphysique" chez Evola, je pense non seulement à Chevaucher le Tigre, mais aussi et surtout à des œuvres comme Yoga della potenza et La Doctrine de l'Éveil, voire à d'autres textes sur le tantrisme, sur la magie ou le zen.

    ◘ 10. Evola voit dans le tantrisme la forme traditionnelle qui re­flète sa propre nature spirituelle. Le vīra tantrique (*) est son propre archétype. Mais la figure du vīra tantrique qui nie les liens traditionnels védiques, qui s'occupe de pratiques ob­scures et terrifiantes dans les cimetières, est-elle vraiment orthodoxe ? Parler ici d'orthodoxie stricte est impossible. Il s'agit bien plutôt d'une certaine "orthodoxie hétérodoxe" et donc de "Révolution conservatrice", soit d'une métaphysique paradoxale. On peut également rappeler l'attitude plutôt po­sitive qu'Evola a eue à l'endroit de personnages fort sus­pects tels Aleister Crowley, Giuliano Kremmerz, Gustav Meyrinck, etc.

    (*) Littéralement "héros". Le terme vīra désigne une catégorie spé­ciale d'initiés tantriques caractérisés par une qualification virile, le courage et une inclination vers les rites outrés à caractère "diony­siaque".

    ◘ 11. La voie de la main gauche consiste essentiellement en une négation totale de la sacralité extérieure (c'est là une at­titude foncièrement révolutionnaire) dans le but d'atteindre et de réaliser une sacralité intérieure (c'est là une affirmation conservatrice). Paradoxalement, ce sont là la négation et l'affirmation qui coïncident dans les synthèses supranatio­nales et paradoxales. Pour cette raison, le vīra tantrique (comme les moines bouddhistes) nie les castes, les liens tra­ditionnels, les normes, les règles. La voie tantrique est la ré­volution conservatrice par excellence.

    ◘ 12. Selon moi, l'essence du message évolien consiste préci­sément en une "troisième voie" spirituelle, en une "orthodo­xie hétérodoxe", en une révolution conservatrice métaphysi­que.

    ◘ 13. Qualifier Evola d'homme de droite (c'est-à-dire affirmer qu'il est implicitement orthodoxe) est une erreur. Le qualifier d'homme de gauche (c'est-à-dire un vecteur de la subver­sion de l'orthodoxie) en est une autre.

    ◘ 14. Pour comprendre Evola, il faut rejeter la dichotomie en­tre politique et spirituel. L'essence de son message est avant toute chose paradoxale. D'après le conseil que nous ont donné les maîtres antiques de l'alchimie occidentale, il faut expliciter le paradoxe par le paradoxe, comprendre l'ob­scur par l'obscur.

    ◘ 15. La lecture d'Evola qu'a faite la droite est désormais épui­sée. Considérer Evola comme un penseur de droite est ba­nal et c'est en raison même de cette banalité que ce raison­nement n'est pas vrai. Il faut redécouvrir la dimension "gau­chiste" d'Evola, surtout la gauche métaphysique qu'il véhi­cule, pour comprendre la vraie nature de la RC chez l'un des personnages les plus grands de notre siècle.

    ► Alexandre Douguine, Nouvelles de Synergies Européennes n°6, 1994.

    (version italienne parue dans Orion n°9/1994)

     

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    pièce-jointe :

     

    Les positions philosophiques d’Alexandre Douguine

    (Synergies Européennes, nov 2005) – À la suite des 2 conférences données à Anvers et à Bruxelles par Alexandre Douguine, les 11 et 12 novembre 2005, plusieurs participants aux congrès de “Tekos” et du “Pôle Identitaire” ont réclamé des précisions quant aux positions de ce philosophe russe contemporain. Voici, pour ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de le lire, l’article de Denis Carpentier, paru à son sujet dans les colonnes de la revue Terre & Peuple.

    dugin010.jpgAlexandre Douguine, qui avait pris la parole au colloque du GRECE en 1991, aux côtés d’Alain de Benoist, de Jacques Marlaud et de Charles Champetier, a fait un sacré bonhomme de chemin depuis lors. Incroyablement actif sur internet, écrivain très prolifique, homme orchestre de plusieurs média audio-visuels russes où on l’appele le “disk-jockey de la métaphysique”, il a creusé son trou dans l’entourage du Président Poutine et participe, intellectuellement, au réarmement moral et politique de sa patrie russe. Le Chilien Sergio Fritz, de la Nueva Derecha Chilena, et son ami italien Daniele Scalea, qui participe à son site Eurazia, ont brossé en quelques paragraphes clairs et succincts la pensée de ce Russe étonnant, sorti de la marginalité dissidente des années 80 pour se hisser, petit à petit, sans jamais se renier ou se dédouaner, aux plus hautes sphères du pouvoir russe actuel. Examinons en bref les idées qui l’animent depuis toujours :

    ◘ Douguine développe des idées géopolitiques “eurasiennes”, dans la mesure où il inverse la thèse énoncée par Mackinder en 1904, qui prévoyait l’endiguement et l’encerclement de la Russie ; comme Carl Schmitt, il conçoit l’histoire comme l’affrontement éternel entre un “Léviathan” et un “Béhémoth”, soit entre la “Terre” et la “Mer”. L’Allemagne et la Russie sont, pour le juriste allemand d’hier comme pour le traditionaliste russe actuel, les forces de la Terre en lutte contre les forces malfaisantes et déliquescentes de la Mer, représentées aujourd’hui par les Etats-Unis.

    ◘ Douguine s’inscrit dans la tradition de la “politique hermétique” : ce sont en effet des forces spirituelles qui guident le monde et l’ont toujours guidé. Originalité de sa position : le communisme russe, après l’éviction des comploteurs “atlanto-trotskistes” (selon sa terminologie), est devenu une sorte de “voie de la main gauche”. Cette expression un peu énigmatique est tirée de l’œuvre d’Evola et de la tradition indienne ; elle signifie qu’une force en apparence anti-traditionnelle peut en réalité dissimuler une puissance active et positive qui va subrepticement dans le sens de la Tradition, donc de l’esprit de la “Terre” par opposition à celui de la “Mer”. On songe au tantrisme indien, en apparence débauché, mais poussant la débauche si loin qu’elle se mue en force rénovatrice et restauratrice.

    ◘ Douguine se place tout naturellement dans le sillage de la Révolution conservatrice allemande des années 20 et 30. Il est l’homme qui a réintroduit en Russie les thèses énoncées par le néo-nationalisme soldatique allemand d’après 1918, période de défaite pour Berlin, comme l’effondrement de l’URSS était, finalement, une période de défaite pour la puissance russe. Douguine est évidemment séduit par la russophilie des “révolutionnaires conservateurs”, dont la première source d’inspiration a été l’œuvre de Dostoïevski, traduite à l’époque en allemand par l’exposant principal de la Révolution conservatrice, Arthur Moeller van den Bruck, dont toutes les idées politiques dérivent de l’œuvre du grand romancier russe du XIXe siècle. La Révolution conservatrice allemande est donc essentiellement “dostoïevskienne” pour le Russe Douguine. Il est donc naturel et licite de la ramener en Russie, où, espère-t-il, elle trouvera un terreau plus fécond.

    ◘ Douguine a introduit ensuite la “pensée traditionaliste” en Russie en y vulgarisant, en y traduisant et en y publiant les œuvres de René Guénon et Julius Evola. Dans cette optique, Douguine n’adopte pas entièrement les mêmes positions que ses homologues ouest-européens. À l’influence des 2 traditionalistes français et italien, il ajoute celle du Russe Constantin Leontiev pour qui la Tradition est ou bien othodoxe ou bien islamique. Pour Leontiev, le catholicisme et le protestantisme sont des voies résolument anti-traditionnelles, produits de “l’Occident dégénéré” (Leontiev, Danilevski). L’autre objectif de Douguine, en diffusant la pensée d’Evola et de Guénon, est de lutter contre toutes les entreprises de vulgarisation spirituelle du “New Age” californien, qui risquait fort bien de s’abattre sur une Russie déboussolée et tentée par toutes les expériences occidentales, dont cette confusion des genres, ce bazar de pseudo-spiritualités de pacotille qu’est ce New Age.

    freda◘ Douguine plaide en politique pour une “convergence des extrêmes”, à l’instar de l’activiste italien des années 70, Giorgio Freda, auquel les journalistes mal intentionnés avaient collé l’étiquette de “nazi-maoïste”. Les activistes et les militants considérés par les bien-pensants comme des “extrémistes” veulent tous, quelles que soient les étiquettes dont ils s’affublent, la “désintégration du système” (Freda). Il faut unir ces forces et non pas les maintenir en un état de division, où des antagonismes artificiels vont les faire s’exterminer mutuellement. La figure emblématique de cette “convergence des extrêmes” est l’irlando-argentin Che Guevara, que Jean Cau avait chanté en son temps, pourtant après sa rupture avec Sartre !

    ◘ Douguine travaille certes dans l’entourage de l’actuelle présidence russe mais ce soutien apporté à Poutine n’est pas a-critique et inconditionnel. Pour Douguine, Poutine est pour le moment un “moindre mal” (explique-t-il dans un entretien accordé à Scalea pour le site et le journal Italia Sociale). Il reproche au Président russe d’avoir laissé tomber Chevarnadze en Géorgie et Yanoukovitch en Ukraine, ce qui pourrait inquiéter les présidences fidèles à Moscou en Biélorussie (Loukatchenko), au Kazakstan (Nazarbaïev) et ailleurs. Il préférerait voir l’ancien militaire Pavel Ivanov au pouvoir à Moscou mais Poutine, selon lui, a eu le mérite insigne de mettre fin à l’ère de totale déliquescence qu’avait provoquée le clan Eltsine. Pour Douguine, Poutine avance toutefois trop lentement : il n’est pas assez ferme contre les “oligarques”, il ne cherche pas à créer une élite alternative mentalement bien structurée, prête à prendre les rênes du pouvoir et à barrer la route à tous les charlatans sans cervelle et sans tripes que manipulent les services américains via les “révolutions colorées”, rose ou orange. Le risque de cette faiblesse chronique est de voir la Russie exposée à une “menace orange” en 2008, lors des prochaines présidentielles.

    Autre danger : la reconstitution tacite d’un cordon sanitaire autour de la Russie et la création d’antagonismes de pure fabrication pour susciter des conflits permanents, retardateurs, à l’intérieur même de l’espace eurasiatique, qui doit s’unir s’il veut rester libre. La stratégie du “divide ut impera”, pratiquée par Washington, implique dans un premier temps, par ex., un soutien à Sakachvili en Géorgie contre la Russie, puis un soutien à Poutine contre Sakachvili, de façon à maintenir et à entretenir un désordre permanent dans la région, permettant toutes les politiques manipulatoires. Après la Géorgie et l’Ukraine, le scénario de “révolution spontanée” ou de “révolution colorée” se répète au Kirghizistan, où le président Akaïev, ni pro-russe ni pro-américain mais “eurasien”, est déstabilisé parce que l’US Army entend, à terme, utiliser le territoire kirghize comme base pour encercler la Chine. Alors qu’Akaïev voulait que son pays soit la plaque tournante des communications routières et ferroviaires entre la Russie, l’Inde et la Chine. Dès lors est-ce un hasard s’il est dans le collimateur... et tout d’un coup considéré comme “corrompu” par notre bonne presse... ?

    Suivre Douguine sur internet est captivant. La matière est vaste et apporte chaque jour son bon petit lot d’informations originales et explosives. En parfaite contradiction avec la pensée dominante, “politiquement correcte”.

    ► Denis Carpentier, Terre & peuple n°24, 2005.

    ♦ Bibliographie :